Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 15/Histoire du second capitaine


HISTOIRE RACONTÉE PAR LE SECOND
CAPITAINE DE POLICE


Sache, ô mon seigneur le sultan, qu’avant de m’accepter pour époux, la fille de mon oncle — qu’Allah l’ait en Sa miséricorde ! — me dit : « Ô fils de l’oncle, si Allah veut, nous nous marierons ; mais je ne pourrai te prendre pour époux que si tu acceptes par avance mes conditions, qui sont au nombre de trois, pas une de plus, pas une de moins ! » Et moi je répondis : « Il n’y a point d’inconvénient ! Mais quelles sont-elles ? » Elle me dit : « Tu ne prendras jamais de haschich, tu ne mangeras point de pastèque, et tu ne t’asseoiras jamais sur une chaise ! » Et moi je répondis : « Par ta vie, ô fille de l’oncle, ces conditions sont dures. Mais, telles qu’elles sont, je les accepte d’un cœur sincère, bien que je n’en comprenne pas le motif. » Elle me dit : « C’est comme ça. Et c’est à prendre ou à laisser ! » Et moi je dis : « Je les prends, et de tout cœur amical ! »

Et donc notre mariage fut célébré, et l’affaire fut faite, et tout se passa comme ça doit se passer. Et nous vécûmes ensemble plusieurs années en parfaite union et tranquillité.

Mais un jour vint où invinciblement mon esprit fut hanté par la recherche du motif des trois fameuses conditions, au sujet du haschich, des pastèques et de la chaise ; et je me disais : « Quel intérêt peut-elle tout de même avoir, la fille de ton oncle, à te défendre ces trois choses-là, dont l’usage ne saurait en rien la léser ? Certes, il doit y avoir là-dessous quelque mystère que j’aimerais beaucoup éclaircir ! » Et, ne pouvant plus résister aux sollicitations de mon âme et à l’intensité de mes désirs, j’entrai dans la boutique d’un de mes amis, et, pour commencer, je m’assis sur une chaise rembourrée de paille. Puis je me fis apporter une pastèque excellente, préalablement rafraîchie dans l’eau. Et, l’ayant mangée avec délices, j’absorbai dans sa pâte un grain de haschich, et m’envolai vers le rêve et le plaisir tranquille. Et je me sentais parfaitement heureux ; et mon estomac était heureux, à cause de la pastèque ; et, à cause de la chaise rembourrée, également était bien heureux mon derrière, si longtemps sevré du plaisir des chaises.

Mais, ô mon seigneur le sultan, lorsque je rentrai chez moi, ce fut le fifre et la clarinette. Car, dès que je fus en sa présence, ma femme se leva vivement, et ramena son voile sur son visage, comme si, au lieu d’être son époux, je n’étais plus pour elle qu’un homme étranger, et, me regardant avec courroux et mépris, elle me cria : « Ô chien fils de chien, est-ce ainsi que tu tiens tes engagements ? Allons, suis-moi ! De ce pas, nous nous rendons chez le kâdi pour le divorce ! » Et moi, le cerveau encore grisé par le haschich, et le ventre encore alourdi par la pastèque, et le corps reposé d’avoir senti, après un si long temps, une chaise rembourrée sous mes fesses, j’essayai de payer d’audace, en niant mes trois forfaits. Mais je n’avais encore qu’ébauché le geste de la négation, que mon épouse me cria : « Musèle ta langue, ô proxénète ! Vas-tu oser nier l’évidence ? Tu pues le haschich, et mon nez te sent. Tu t’es gavé d’une pastèque, et j’en vois les traces sur tes vêtements. Et tu as, enfin, assis ton sale derrière goudronné sur une chaise, et j’en vois les marques sur ta robe, là où t’es assis, et où la paille a laissé des raies visibles. Donc, je ne suis plus rien pour toi, et tu n’es plus rien pour moi…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUARANTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et tu as, enfin, assis ton sale derrière goudronné sur une chaise, et j’en vois les marques sur ta robe, là où tu t’es assis, et où la paille a laissé des raies visibles. Donc, je ne suis plus rien pour toi, et tu n’es plus rien pour moi ! »

Et, ayant ainsi parlé, elle acheva de s’envelopper de ses voiles, et me traîna, malgré mon nez, chez le kâdi. Et lorsque nous fûmes en sa présence, elle lui dit : « Ô mon seigneur le kâdi, ta servante est unie en légitime mariage avec cet homme abject qui est là devant toi. Or moi, avant notre mariage, je lui ai posé trois conditions essentielles, qu’il a acceptées et respectées pendant un certain laps de temps ; mais aujourd’hui il vient de les transgresser. Or donc, conformément à mon droit, j’entends cesser, à partir de ce moment, d’être son épouse ; et je viens te demander le divorce et réclamer mon trousseau et la pension. » Et le kâdi demanda à connaître les conditions. Et elle les lui détailla, en ajoutant : « Or, ce fils de pendu s’est assis sur une chaise, a mangé une pastèque et a absorbé du haschich. » Et elle fit la preuve de son dire contre moi, alors que je n’osais point nier l’évidence, et me contentais de baisser la tête avec confusion.

Alors le kâdi, qui avait de bons sentiments et s’apitoyait sur mon état, dit à mon épouse, avant de rendre sa sentence : « Ô fille des gens de bien, tu es certainement dans ton droit, mais il t’appartient d’être miséricordieuse. » Et, comme elle s’emportait et tempêtait et ne voulait rien écouter ni entendre, le kâdi et les assistants se mirent à la prier, avec insistance, de me pardonner pour cette fois. Et, comme elle paraissait toujours impitoyable, ils finirent par la prier de suspendre simplement sa poursuite en divorce, pour qu’elle eût le temps de réfléchir sur le point de savoir si, en présence de l’unanimité des prières, il ne lui paraîtrait pas plus raisonnable de différer pour le moment sa demande, quitte à la reprendre une autre fois, en cas de besoin. Alors mon épouse, de guerre lasse, finit par dire : « Ça va bien, je consens à me réconcilier avec lui, mais à la condition expresse que le seigneur kâdi trouve réponse à une question que je lui poserai. » Et le kâdi dit : « Je veux bien. Pose la question, ô femme ! » Et elle dit : « Je suis d’abord un os ; puis je deviens un nerf ; puis je suis chair. Qui suis-je ? » Et le kâdi baissa la tête pour méditer. Mais il eut beau réfléchir en se caressant la barbe, il resta coi. Et il finit par se tourner vers mon épouse, et lui dit : « Ouallahi, aujourd’hui je ne saurais, étant fatigué de ma longue séance de justice, trouver la solution d’un pareil problème. Mais je te prie de revenir ici demain matin, et je te répondrai, ayant eu le temps de consulter mes livres de jurisprudence. »

Là-dessus, il leva la séance de justice, et se retira chez lui. Et il était si préoccupé du problème en question, qu’il ne pensa même pas à toucher au repas que sa fille, une adolescente de quatorze ans et demi, venait de lui servir. Et, hanté par son obsession, il se répétait à demi-voix : « Je suis d’abord un os ; puis je deviens un nerf ; puis je suis chair. Qui suis-je ? Hé, ouallahi, qui suis-je ? Oui, qui est-il ? Qu’est-ce que c’est que ça ? » Et il feuilleta tous ses livres de jurisprudence, et des ouvrages de médecine, et des grammaires, et des traités scientifiques, et nulle part il ne put trouver la solution de ce problème, ni quelque chose qui, de près ou de loin, pût le résoudre ou mettre sur la voie de son explication. Aussi finit-il par s’écrier : « Non, par Allah, je renonce ! Et jamais aucun ouvrage ne m’éclairera là-dessus. »

Et sa fille, qui l’observait et remarquait sa préoccupation, l’entendit qui prononçait ces dernières paroles, et lui dit : « Ô père, tu me parais soucieux et tracassé, qu’as-tu, par Allah sur toi ! Et quel est le motif de ton tracas et de tes soucis ? » Et il répondit ; « Ô ma fille, c’est un motif qui ne peut être expliqué, et c’est une affaire sans aboutissant. » Elle dit : « Explique toujours. Rien n’est caché à la science du Très-Haut. » Alors il se décida à lui raconter toute l’affaire, et à lui soumettre le problème que lui avait posé la jeune femme, mon épouse. Et elle se mit à rire, et dit : « Maschallah ! est-ce là ce problème insoluble ? Mais, ô père, c’est aussi aisé que la marche de l’eau courante. En effet, cette solution est claire et se réduit à ceci : pour la vigueur, la dureté et la résistance, le zebb de l’homme, de quinze à trente-cinq ans, est comparable à un os ; de trente-cinq à soixante, à un nerf ; et après soixante, ce n’est plus qu’une pendeloque de chair sans vertu. »

En entendant ces paroles de sa fille, le kâdi se dilata et s’épanouit, et dit : « Louanges à Allah, dispensateur de l’intelligence ! Tu sauves mon honneur, ô fille bénie, et tu empêches un bon ménage de se désunir. » Et, à peine il fut jour, qu’il se leva, à la limite de l’impatience, et courut à la maison de la loi, où il présidait la séance de justice, et, après une longue attente, il vit enfin entrer la femme qu’il attendait, à savoir mon épouse, et l’esclave que voici, à savoir moi-même. Et, après les salams de part et d’autre, mon épouse dit au kâdi : « Ya sidi, te souviens-tu de ma question, et as-tu résolu le problème ? » Et il répondit : « El hamdou lillah ! la louange à Allah qui m’a éclairé ! Ô fille des gens de bien, tu aurais pu me poser une question un peu plus difficile, car celle-ci est résolue sans difficulté. Et tout le monde sait que le zebb de l’homme, de quinze à trente-cinq, est pareil à un os ; de trente-cinq à soixante, il devient semblable à un nerf ; et après soixante, il n’est plus qu’un morceau de chair sans conséquence. »

Or mon épouse, qui connaissait fort bien la jeune fille et son intelligence, devina ce qui s’était passé, et dit au kâdi d’un air narquois : « Elle n’a que quatorze ans et demi ta fille, mais sa tête en a le double ou davantage. Compliments ! compliments ! où s’arrêtera-t-elle de ce train-là ? Ouallahi, bien des femmes de métier n’en sauraient faire autant ! Ses dispositions sont excellentes pour les sciences, et son avenir est assuré. »

Et, là-dessus, elle me fit signe de quitter la salle des séances de justice, et sortit, en laissant le kâdi morfondu, interdit, et couvert de confusion, en présence de toute l’assistance, jusqu’à la fin de ses jours.

— Et, ayant ainsi parlé, le second capitaine de police se retira dans son rang. Et le sultan Baïbars lui dit : « Les mystères d’Allah sont insondables. Cette histoire est une étonnante histoire ! » Alors s’avança le troisième capitaine de police, qui s’appelait Ezz Al-Dîn, et, après avoir embrassé la terre entre les mains de Baïbars, il dit : « Pour moi, ô roi du temps, rien de saillant ne m’est arrivé au cours de ma vie, qui mérite de parvenir aux oreilles de Ta Hautesse. Mais, si tu me le permets, je te raconterai une histoire qui, pour impersonnelle qu’elle soit, n’en est pas moins attrayante et prodigieuse. D’ailleurs, la voici :