Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 15/Histoire du troisième capitaine


HISTOIRE RACONTÉE PAR LE TROISIÈME
CAPITAINE DE POLICE


Sache, ô notre seigneur le sultan, que la mère de ton esclave savait bon nombre de contes des âges anciens. Et, entre autres histoires que j’ai entendues, elle me raconta un jour celle-ci :

Il y avait une fois, dans une contrée proche de la mer salée, un pêcheur qui était marié avec une belle. Et cette belle le rendait heureux ; et lui, également, la rendait heureuse. Et ce pêcheur descendait tous les jours pêcher, et vendait les poissons, dont le prix était juste suffisant pour leur nourriture à tous deux. Or, un jour, il tomba malade, et la journée se passa sans nourriture. Aussi, le lendemain, son épouse lui dit : « Ça va bien ! est-ce que tu ne vas pas aller aujourd’hui à la pêche ? Sinon, de quoi allons-nous vivre ? Voyons, lève-toi seulement ; et moi, comme tu es fatigué, je porterai à ta place le filet de pêche et le panier. Et, dans ce cas, si même nous ne prenions que deux poissons, nous les vendrions et nous aurions de quoi souper. » Et le pêcheur dit : « C’est bon ! » Et il se leva, et sa femme porta le panier et le filet de pêche, en marchant derrière lui. Et ils arrivèrent sur le rivage de la mer, à un endroit fertile en poissons, au pied du palais du sultan.

Or le sultan, ce jour-là, était précisément à sa fenêtre et regardait la mer. Et il aperçut la femme du pêcheur, cette belle, et approfondit sur elle ses yeux, et en devint, à l’instant même, amoureux. Et il appela sur l’heure son grand-vizir, et lui dit : « Ô mon vizir, je viens de voir la femme de ce pêcheur, qui est là, et j’en suis passionnément épris, parce qu’elle est belle et qu’il n’y a pas sa pareille, de près ou de loin, dans mon palais. » Et le vizir répondit : « L’affaire est délicate, ô roi du temps. Aussi qu’allons-nous faire ? » Et le sultan répondit : « Il n’y a pas à hésiter ; il faut que tu fasses saisir le pêcheur par les gardes du palais, et que tu le tues. Alors, moi, j’épouserai sa femme. » Et le vizir, qui était un homme judicieux, lui dit : « Il n’est pas licite que tu le tues sans délit de sa part, sinon le monde dira du mal sur ton compte. On dira, par exemple : « Le sultan a tué le pêcheur, ce pauvre, en vue d’une femme. » Et le roi répondit au vizir : « C’est vrai, ouallahi ! Que faut-il donc que je fasse, pour satisfaire mon désir sur cette belle sans pareille ? » Et le vizir dit : « Tu peux arriver à ce but par les moyens licites. Tu sais, en effet, que la salle des audiences, au palais, est longue d’un arpent et large d’un arpent. Nous allons donc faire venir le pêcheur, dans la salle, et je lui dirai : « Notre maître le sultan veut mettre un tapis dans cette salle-ci. Et ce tapis doit être d’une seule pièce. Si tu ne l’apportes pas, nous te tuerons. » De cette manière, sa mort aura un motif. Et on ne dira pas que c’est à cause d’une femme. » Et le sultan répondit : « Bien. »

Alors le vizir se leva et envoya mander le pêcheur. Et quand il arriva, il le prit et l’amena dans la salle en question, en présence du sultan, et lui dit : « Ô pêcheur, notre maître le roi veut que tu lui mettes dans cette salle, longue d’un arpent et large d’autant, un tapis qui soit d’une seule pièce. Dans ce but, il te donne un délai de trois jours, au bout desquels, si tu n’apportes pas le tapis, il te brûlera dans le feu. Écris donc un engagement, à ce sujet, sur ce papier, et apposes-y ton cachet. »

En entendant ces paroles du vizir, le pêcheur répondit : « Bien. Mais, est-ce que je suis un homme de tapis ? Je suis un homme de poissons. Demande-moi des poissons de toutes les couleurs et de différentes variétés, et moi je te les apporterai. Mais, pour ce qui est des tapis, ils ne me connaissent pas, par Allah ! et je ne les connais pas, et je n’en connais même pas l’odeur ni la couleur. Quant aux poissons, je m’engagerai ; et je cachetterai. » Mais le vizir répondit : « Inutile d’augmenter tes paroles oiseuses. Le roi a ordonné la chose. » Et le pêcheur dit : « Hé, par Allah ! tu peux prendre cent cachets, et non pas un cachet, du moment que me voici fournisseur de tapis ! » Et il frappa ses mains l’une contre l’autre, et sortit du palais, et s’en alla chez sa femme, fâché.

Et sa femme, le voyant en cet état, lui demanda : « Pourquoi es-tu fâché ? » Il répondit : « Tais-toi. Et, sans parler davantage, lève-toi et ramasse le peu de hardes que nous possédons, et fuyons de ce pays-ci. » Elle demanda : « Pourquoi ? » Il répondit : « Parce que le roi veut me tuer dans trois jours. » Elle lui dit : « Pourquoi ? » Il répondit : « Il veut de moi un tapis long d’un arpent et large d’un arpent, pour la salle de son palais ! » Elle demanda : « Rien que ça ? » Il répondit : « Oui. » Elle dit : « Bien. Dors tranquille, et moi, demain, je t’apporterai le tapis en question, et tu le développeras dans la salle du roi. » Alors il dit : « Il ne me manquait plus que ça ! c’est parfait, maintenant. Es-tu donc devenue folle comme le vizir, ô femme, ou bien sommes-nous des gens de tapis ? » Mais elle répondit : « Le veux-tu maintenant, ce tapis ? Et t’enverrai-je tout de suite le prendre et l’apporter ici ? » Il dit : « Oui, je préfère tout de suite, au lieu de demain, pour me rassurer. De la sorte je pourrai dormir tranquille. » Elle lui dit : « Puisqu’il en est ainsi, ô homme, yallah, lève-toi et va à tel endroit, près des jardins. Là tu trouveras un arbre tordu, au-dessous duquel se trouve un puits. Et toi, tu te pencheras sur ce puits et tu regarderas au dedans, et tu crieras : « Ô une telle, ton amie chérie une telle t’envoie le salam avec moi, et te dit de me remettre, pour que je le lui donne, le fuseau qu’elle a oublié chez toi hier, dans sa hâte de rentrer à la maison avant la nuit, car nous voulons meubler et tapisser une chambre avec ce fuseau-là. » Et le pêcheur dit à sa femme : « Bien. »

Il alla donc, sans retard, au puits en question, sous l’arbre tordu, regarda vers le fond, et cria : « Ô une telle, ton amie chérie une telle t’envoie le salam avec moi, et te dit : « Donne le fuseau qu’elle a oublié chez toi, car nous voulons meubler une chambre avec ce fuseau-là. » Alors celle qui était dans le puits — Allah seul la connaît ! — lui répondit, disant : « Est-ce que je puis refuser quelque chose à mon amie chérie ? Tiens, voici le fuseau ! Prends-le et va meubler et tapisser avec lui la chambre, comme tu voudras. Puis tu me le rapporteras ici. » Il dit : « Bien. » Et il prit le fuseau, qu’il vit sortir du puits, le mit dans sa poche, et s’en alla sur la route, dans la direction de sa maison, en se disant : « Cette femme-là m’a rendu aussi fou qu’elle. » Et il continua son chemin, et arriva auprès de sa femme, et lui dit : « Ô fille de l’oncle, voilà que je t’ai apporté le fuseau ! » Elle lui dit : « Bien. Va maintenant chez le vizir qui veut ta mort, et dis-lui : « Donne-moi un gros clou ! » Et il te donnera un clou, et tu le planteras à un bout de la grande salle, tu y attacheras le fil de ce fuseau, et tu étendras le tapis selon telle longueur et telle largeur que tu voudras ! » Et le pêcheur se récria, disant : « Ô femme, veux-tu donc qu’avant ma mort prochaine les gens rient de ma raison et se moquent de moi, me prenant pour un fou ? Est-ce qu’il y aurait un tapis d’un arpent dans l’intérieur de ce fuseau-ci ? » Elle lui dit en se fâchant : « Veux-tu partir au plus vite ou ne veux-tu pas ? Tais-toi, ô homme, et va seulement, comme je te l’ai dit. » Et le pêcheur s’en alla au palais, avec le fuseau, en se disant : « Il n’y a de recours et de force qu’en Allah l’Omniscient. Voilà, ô pauvre, le dernier jour de ta vie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUARANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

« … Voilà, ô pauvre, le dernier jour de ta vie ! » Et il alla trouver le roi et le vizir. Et celui-ci lui dit, en regardant ailleurs : « Où est le tapis, ô pêcheur ? » Et il répondit : « Je l’ai là ! » Ils lui demandèrent : « Où ça ? » Il leur dit : « Ici, dans ma poche ! » Et ils se mirent à rire de lui, disant : « Voilà quelqu’un qui plaisante avant sa mort ! » Et le vizir lui demanda, en se moquant : « Est-ce qu’un tapis d’un arpent est une balle d’enfant qu’on peut mettre en poche ? » Il répliqua : « En quoi cela vous regarde-t-il ? Vous me demandez un tapis, et je vous l’apporte, vous n’avez rien d’autre à me réclamer. Au lieu donc de rire de moi, ô vizir, lève-toi et donne-moi un gros clou. Et le tapis sera devant vous autres dans cette salle-ci ! »

Alors le vizir se leva, en riant de la folie du pêcheur, prit le clou, et dit à l’oreille du porte-glaive : « Ô porte-glaive, tu vas rester là, près de la porte de la salle. Et, comme le pêcheur ne va pas pouvoir, quand je lui aurai remis le clou, tapisser la salle comme je le désire, tu tireras le sabre, sans attendre d’autre ordre de moi, et, d’un coup, tu feras voler sa tête. » Et le porte-glaive répondit : « Bien ! » Et le vizir alla remettre le clou au pêcheur, en lui disant : « Fais-nous voir le tapis maintenant. »

Alors le pêcheur planta le clou à une extrémité de la salle, y attacha le bout du fil du fuseau, et fit tourner le fuseau, en se disant : « Tourne ma mort, ô maudit ! » Et voici qu’un tapis magnifique s’étendit et se développa le long de la salle, dans tous les sens, dont il ne se trouvait pas le pareil dans le palais. Et le roi et le vizir se regardèrent avec stupéfaction pendant une heure de temps, tandis que le pêcheur se tenait tranquille, sans rien dire. Puis le vizir cligna de l’œil au roi, d’un air entendu, et se tourna vers le pêcheur et lui dit : « Le roi est content, et te dit : « Bien. » Mais il te demande encore une chose. » Il lui dit : « Et quelle chose est-ce ? » Il répondit : « Le roi te demande, et exige de toi, que tu lui apportes un petit garçon. Et ce garçon ne doit être âgé que de huit jours. Et il faut qu’il raconte à notre maître le roi une histoire. Et cette histoire doit commencer par un mensonge et finir par un mensonge ! »

Et le pêcheur, en entendant cela, dit au vizir : « Rien que ça ? Par Allah ! ce n’est pas beaucoup demander. Seulement je ne savais pas jusqu’à présent que les enfants de huit jours pouvaient parler, et parler pour raconter des histoires dont le commencement est un mensonge, et la fin un mensonge, ces enfants fussent-ils même des fils d’éfrits. » Et le vizir répondit : « Tais-toi ! La parole et le désir du roi doivent marcher. Nous te donnons, pour cela, un délai de huit jours, au bout desquels, si tu n’apportes pas le petit garçon en question, tu connaîtras la mort rouge. Écris donc un engagement sur cela, et appose ton cachet. » Et le pêcheur dit : « Bien, voilà mon cachet, ô vizir. Cachète toi-même à ma place, car moi je ne sais pas. Moi je sais seulement raccommoder mon filet. Il est entre tes mains, fais-en ce que tu veux, et cachète avec lui cent fois au lieu d’une ! Quant au petit garçon, Allah le Généreux y pourvoira ! » Et le vizir prit le cachet du pêcheur et cacheta l’engagement en question. Et le pêcheur le reprit, et s’en alla fâché.

Et il arriva chez sa femme, et lui dit : « Lève-toi, et fuyons de ce pays-ci ! Je te l’avais déjà dit, et tu n’avais pas voulu m’écouter. Lève-toi, moi je m’en vais ! » Elle lui dit : « Pourquoi ? Pour quelle raison ? Est-ce que le tapis n’est pas sorti du fuseau ? » Il répondit : « Il est sorti. Mais ce proxénète, ce vizir de mon cul, ce fils de chien, me demande maintenant un petit garçon, âgé de huit jours, qui devra raconter une histoire ; et cette histoire doit être mensonge sur mensonge sur mensonge. Et ils ont bien voulu me donner, pour ce faire, un délai de huit jours. » Et sa femme lui dit : « Bien. Mais ne te fâche pas, ô homme ! Les huit jours ne sont pas encore écoulés, et jusque-là nous avons le temps d’y songer, et de trouver la porte du salut ! »

Or, au matin du huitième jour, le pêcheur dit à sa femme : « As-tu oublié le garçon que j’ai à fournir ? C’est aujourd’hui la fin du délai ! » Elle lui dit : « Bien. Va au puits que tu connais, sous l’arbre tordu. Tu commenceras par rendre le fuseau à celle qui habite dans le puits, et par la remercier gentiment. Puis tu lui diras : « Ô une telle, ton amie chérie une telle t’envoie le salam et te dit de lui prêter l’enfant qui est né hier, parce que nous en avons besoin pour une affaire. »

À ces paroles, le pêcheur dit à son épouse : « Ouallahi, je ne connais personne d’aussi stupide et d’aussi fou que toi, si ce n’est peut-être ce vizir de goudron. Comment, ô femme ! le vizir me réclame un garçon de huit jours, et toi tu renchéris là-dessus en offrant de me livrer un enfant d’un jour sachant parler avec éloquence et raconter des histoires ! » Elle répondit : « De quoi te mêles-tu ? Va-t’en seulement comme je t’ai dit ! » Et il s’écria : « Bien. Voici le dernier jour de ma vie sur la terre. »

Et il sortit de sa maison, et marcha jusqu’à ce qu’il arrivât au puits. Et il y jeta le fuseau, en criant : « Voici le fuseau ! » Et il ajouta : « Ô une telle, ton amie chérie une telle t’envoie le salam et te dit de lui donner le petit garçon âgé d’un jour, parce que nous en avons besoin pour une affaire. Seulement fais vite, sinon ma tête va s’envoler de dessus mes épaules ! » Alors celle qui habitait le puits — Allah seul la connaît ! — répondit : « Le voici : prends-le ! » Et le pêcheur prit le petit enfant d’un jour qui lui était tendu, alors que celle qui habitait le puits lui disait : « Prononce sur lui la formule contre le mauvais œil ! » Et il prononça sur lui, en le prenant, le bismillah, disant : « Bismillah errahmân errahim ! » Et, le tenant dans ses bras, il s’en alla.

Et, en marchant, il se dit : « Y a-t-il des enfants, fussent-ils même âgés de trente jours, et non d’un jour comme celui-ci, qui sachent parler et raconter des histoires, même parmi les fils des plus étonnants éfrits ? » Puis, pour en avoir le cœur net à ce sujet, il s’adressa à l’enfant emmailloté qu’il portait dans ses bras, et lui dit : « Voyons, mon enfant, parle-moi un peu, que je voie et m’assure si c’est aujourd’hui le jour de ma mort ! » Mais l’enfant, en entendant la grosse voix du pêcheur, eut peur et se contracta quant à sa figure et à son ventre, et fit comme tous les petits enfants, à savoir qu’il se mit à pleurer avec d’horribles grimaces et à pisser tant qu’il put. Et le pêcheur arriva tout mouillé et fâché chez sa femme, et lui dit : « Voilà que j’ai apporté l’enfant. Qu’Allah me sauvegarde ! Son savoir consiste à pleurer et à pisser, le fils de chien ! Regarde en quel état il m’a mis ! » Mais elle lui dit : « De quoi te mêles-tu ? Prie sur le Prophète, ô homme, et fais ce que je te dis ! Va porter sans retard cet enfant chez le roi. Et tu verras bien s’il sait parler ou s’il ne sait pas. Seulement, tu demanderas pour lui trois coussins, et tu le mettras au milieu du divan, et tu le soutiendras avec ces coussins, en lui en mettant un du côté droit, un du côté gauche et un derrière le dos ! Et prie sur le Prophète ! » Et il répondit : « Sur Lui la prière et la paix ! » Puis il s’en alla, portant le nouveau-né sur son bras, trouver le roi et le vizir.

Lorsque le vizir vit arriver le pêcheur avec ce petit enfant emmailloté, il se mit à rire, et lui dit : « C’est là l’enfant ? » Et il répondit : « Oui. » Et le vizir se tourna vers l’enfant, et lui dit avec la voix qu’on prend pour parler aux bambins : « Mon enfant ! » Mais l’enfant, au lieu de parler, se contracta quant à son nez et à sa bouche, et se mit à faire : « Oua ! oua ! » Et le vizir alla très content chez le roi, et lui dit : « J’ai parlé à l’enfant, mais il ne m’a pas répondu, et s’est contenté de pleurer et de faire « Oua ! oua ! » Or c’est là la fin de la vie du pêcheur. Mais la preuve ne doit être faite que devant l’assemblée des vizirs, des émirs et des notables, car je leur lirai les clauses du contrat que nous avons fait avec le pêcheur ; et après, nous le tuerons. Et alors tu pourras te réjouir avec la belle, sans que le monde ait le droit de parler sur ton compte ! » Et le roi dit : « C’est cela même, ô vizir ! » Et ils entrèrent tous deux dans la salle ; et les émirs et les fonctionnaires s’assemblèrent. Et on fit venir le pêcheur ; et le vizir lut devant lui et devant tous les assistants le contrat cacheté, et dit : « Maintenant, ô pêcheur, apporte l’enfant qui va nous parler. » Et le pêcheur dit : « Qu’on me donne d’abord trois coussins, puis l’enfant parlera ! » Et on lui apporta les trois coussins ; et le pêcheur mit l’enfant au milieu du divan et le consolida avec les trois coussins. Et le roi demanda au pêcheur : « Est-ce là l’enfant qui va nous raconter l’histoire, laquelle est mensonge sur mensonge sur mensonge ? »

Or, avant que le pêcheur eût le temps de répliquer, l’enfant d’un jour répondit : « Avant tout, le salam sur toi, ô roi ! » Et les vizirs et les émirs et tous les autres s’étonnèrent prodigieusement de l’enfant. Et le roi, aussi stupéfait que les assistants, rendit à l’enfant son salut, et lui dit : « Raconte-nous, l’Avisé, l’histoire qui est une confiture de mensonges ! » Et l’enfant lui répondit, disant : « Voici ! Une fois, j’étais alors dans la force de la jeunesse, comme je marchais hors de la ville dans les champs, au temps de la chaleur, je rencontrai un vendeur de pastèques ; et, comme j’avais bien chaud et bien soif, j’achetai une pastèque pour un dinar d’or. Et je pris la pastèque et j’en coupai une tranche que j’avalai et qui me rafraîchit. Puis, comme je regardais dans l’intérieur de la pastèque, j’y trouvai une ville avec sa citadelle. Alors moi, sans hésiter, je levai mes pieds l’un après l’autre, et j’entrai dans la pastèque. Et je me mis à me promener là-dedans, en regardant autour de moi les boutiques, et les maisons et les habitants de cette ville contenue dans la pastèque. Et je continuai à marcher de la sorte jusqu’à ce que je fusse arrivé dans les champs. Et là je vis un dattier qui portait un régime de dattes, longues chacune d’une aune. Aussi mon âme, qui désirait ces dattes, me poussa avec violence vers elles, et je ne pus résister à ses sollicitations ; et je montai sur le dattier pour cueillir une ou deux ou trois ou quatre dattes, et les manger. Mais je trouvai sur le dattier des fellahs qui semaient le grain sur le dattier, et coupaient les épis, tandis que d’autres fellahs battaient le blé et l’égrainaient. Et moi, ayant marché encore quelque temps sur le dattier, je rencontrai quelqu’un qui battait des œufs sur une aire, et je regardai plus attentivement et je vis que, de tous les œufs battus sur l’aire, sortaient des petits poussins. Et les coquelets allaient d’un côté et les poulettes de l’autre. Et moi je restai là à les regarder, et les vis qui grandissaient à vue d’œil. Alors je mariai ensemble les petits coqs et les jeunes poules ; puis je les laissai contents ensemble, et m’en allai sur une autre branche du dattier. Et là je rencontrai un âne qui portait des gâteaux de sésame ; et comme, précisément, mon âme raffolait des gâteaux de sésame, je pris un de ces gâteaux et l’avalai en deux ou trois bouchées. Et, l’ayant ainsi mangé, je levai les yeux, et me trouvai hors de la pastèque. Et la pastèque se referma et redevint complète, comme elle était. Et telle est l’histoire que j’avais à vous raconter ! »

Lorsque le roi eut entendu ces paroles du nouveau-né emmailloté, il lui dit : « Hé, hé, ô cheikh des menteurs et leur couronne, hé, hé, l’Avisé ! en voilà un tissu de faussetés ! Penses-tu vraiment que nous avons cru un mot à cette histoire diabolique ! Aïe, ouallah ! Depuis quand, par exemple, les pastèques contiennent-elles des villes ? Et depuis quand les œufs, une fois qu’on les a battus sur l’aire, produisent-ils des poulets ? Avoue, l’Avisé, que tout ça est un composé de mensonges sur mensonges ! » Et l’enfant répondit : « Je ne nie rien ! Mais toi aussi, ô roi, tu devrais ne point nier ni cacher tes vrais sentiments au sujet de ce pauvre homme de pêcheur, que tu veux tuer uniquement pour lui ravir sa femme, la belle, que tu as aperçue sur le rivage ! Eh oui, n’as-tu pas honte devant le visage d’Allah qui nous voit, de désirer, étant roi et sultan, ce qui ne t’appartient pas, et de voler le bien de ton semblable, moins riche et moins puissant, comme l’est ce pauvre pêcheur ? Par Allah et les mérites du Prophète — sur Lui la prière et la paix ! — je jure que si, à l’heure et à l’instant, tu ne laisses pas tranquille ce pêcheur et ne te désistes de tes mauvaises intentions à l’égard de sa femme, je ferai disparaître votre trace, à toi et à ton vizir, de la terre des hommes, de sorte que même les mouches ne sauront plus vous trouver. »

Et, ayant ainsi parlé d’une voix terrifiante, l’enfant emmailloté laissa tout le monde saisi de stupeur, et dit au pêcheur : « Maintenant, mon oncle, reprends-moi et porte-moi hors d’ici, dans ta maison. » Et le pêcheur prit le nouveau-né d’un jour, l’Avisé ; et, sans être inquiété par personne, il sortit du palais, et s’en alla content chez sa femme. Et lorsqu’elle eut appris ce qu’elle avait à apprendre, elle lui dit : « Il te reste à aller, sans retard, reporter l’enfant où tu l’as pris. Et ne manque pas de transmettre mon salam à mon amie chérie et mes mercis, et demande-lui des nouvelles de sa santé ! » Et le pêcheur dit : « Bien ! » Et il fit ce qu’elle lui avait dit de faire. Après quoi il revint à sa maison et s’acquitta de ses ablutions et de la prière, et fit sa chose ordinaire avec sa femme, la belle. Et, depuis lors, ils vécurent ensemble heureux et prospères.

Et voilà pour eux ! »

— Et, ayant ainsi raconté cette histoire, le troisième capitaine de police regagna sa place, et le sultan Baïbars dit : « Ô l’admirable histoire ! Quel dommage, ô capitaine Ezz Al-Dîn, que tu ne nous aies pas dit ce qui arriva par la suite des jours entre le roi et le pêcheur ! » Alors s’avança le quatrième capitaine de police, qui s’appelait Mohii Al-Dîn. Il dit : « Moi, ô roi, si tu me le permets, je te raconterai la suite de cette histoire, qui est bien plus étonnante que son commencement ! » Et le sultan Baïbars dit : « Certes ! et de tout cœur et de tout esprit ! » Alors le capitaine Mohii Al-Dîn dit :