Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 15/Histoire du premier capitaine

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 15p. 195-216).


HISTOIRE RACONTÉE PAR LE PREMIER
CAPITAINE DE POLICE


Sache, ô mon seigneur et la couronne de ma tête, que lorsque je suis entré au service de la police du Caire, sous les ordres de notre chef Alam Al-Dîn Sanjar, j’avais une grande réputation, et tout fils d’entremetteur, de chien ou de pendu, voire même de putain, me craignait et me redoutait à l’égal d’une calamité, et me fuyait comme le mal d’air jaune. Et lorsque je circulais à cheval à travers la ville, les gens entre eux me montraient du doigt, et me faisaient des clignements d’yeux entendus, tandis que d’autres ramassaient jusque sur le sol, avec leurs mains, les salams respectueux dont ils me saluaient au passage. Et moi je ne me souciais pas plus de leurs gestes que d’une mouche qui m’aurait effleuré le zebb. Et je passais mon chemin, avec une âme rengorgée.

Or, un jour, j’étais assis dans la cour du wali, appuyé du dos contre le mur, et je pensais à ma grandeur et à mon importance, quand soudain je vis tomber du ciel, dans mon giron, quelque chose de pesant comme l’arrêt du jugement dernier. Et c’était une bourse pleine et cachetée. Et je la pris dans mes mains et l’ouvris et en versai le contenu dans le pli de ma robe. Et je comptai jusqu’à cent drachmes, pas un de plus, pas un de moins. Et j’eus beau regarder de tous côtés, au-dessus de ma tête et autour de moi, je ne pus découvrir la personne qui l’avait laissé tomber. Et je dis : « Louanges au Seigneur, Roi des royaumes du Visible et de l’Invisible ! » Et je fis disparaître la fille dans le sein de son père. Et voilà pour elle !

Et, le lendemain, mon service m’avait appelé au même endroit que la veille ; et j’étais là depuis un certain moment, et voici qu’un objet me tomba lourdement sur la tête et me mit de fort mauvaise humeur. Et je regardai d’un air furieux, et je vis, par Allah ! que c’était une bourse pleine, en tous points la sœur de la chérie de son père, à qui j’avais accordé le droit d’asile contre mon cœur. Et je l’envoyai se réchauffer à la même place, pour tenir compagnie à son aînée et protéger sa pudeur contre les désirs indiscrets. Et, comme la veille, je levai ma tête et la baissai, et tournai mon cou et le retournai, et pirouettai sur moi-même et m’immobilisai, et regardai à ma droite et à ma gauche, mais sans réussir à trouver trace de l’expéditeur de cette charmante bienvenue. Et je me demandai : « Dors-tu ou ne dors-tu pas ? » Et je répondis : « Je ne dors pas. Non, par Allah ! le sommeil n’est pas sur moi. » Et, comme si de rien n’était, je serrai les pans de ma robe, et sortis du palais d’un air indifférent, en crachant par terre tous les quelques pas.

Mais la troisième fois, je pris mes précautions. En effet, dès que je fus arrivé au mur en question, où d’ordinaire je me prélassais en m’admirant, je m’étendis par terre et, faisant semblant de dormir, je me mis à ronfler avec autant de bruit qu’une compagnie de chameaux révoltés. Et soudain, ô mon seigneur le sultan, je sentis une main sur mon nombril, qui cherchait je ne sais plus quoi. Et, comme je n’avais rien à perdre dans cette perquisition-là, je laissai la main en question fureter dans la marchandise de haut en bas ; et lorsque je jugeai qu’elle était engagée dans le chemin étroit, au milieu du détroit, je la saisis brusquement, en disant : « Pour où, ô ma sœur ? » Et je me levai sur mon séant, en ouvrant les yeux, et vis que la propriétaire de la gentille main, ornée de bagues de diamant, qui s’était fourvoyée dans cette voie de perdition, était une adolescente féerique, ô mon seigneur le sultan, qui me regardait en riant. Et elle était comme le jasmin. Et je lui dis : « Aisance et amitié, ô ma maîtresse ! Le marchand et sa marchandise sont ta propriété. Dis-moi seulement de quel parterre tu es la rose, de quel bouquet la jacinthe, et de quel jardin le rossignol, ô la plus désirable des jeunes filles ? » Et, parlant ainsi, je me gardais bien de lâcher prise.

Alors, l’adolescente, sans aucune gêne dans le geste ou dans la voix, me fit signe de me lever et me dit : « Ya Si-Moïn, lève-toi et suis-moi, si tu désires savoir qui je suis et quel est mon nom. » Et moi, sans hésiter un instant, tout comme si je la connaissais depuis longtemps, ou comme si j’avais été son frère de lait, je me levai, et, après avoir secoué ma robe et ajusté mon turban, je marchai à dix pas derrière elle, pour ne pas attirer sur nous l’attention, mais sans la quitter un instant des yeux ; Et nous arrivâmes de la sorte au fond d’une impasse retirée, où elle me fit signe que je pouvais approcher sans crainte. Et je l’abordai en souriant et voulus, sans retard, faire respirer l’air, à côté d’elle, à l’enfant de son père. Et, pour ne point paraître un sot ni un idiot, je fis sortir l’enfant en question, et lui dis : « Il est présent, ô ma maîtresse ! » Mais elle me regarda d’un air méprisant, et me dit : « Rentre-le, ô capitaine Moïn, car il va attraper un coup d’air. » Et moi je répondis par l’ouïe et l’obéissance, et ajoutai : « Il n’y a point d’inconvénient, et tu es la maîtresse, et je suis le comblé de tes faveurs. Mais, ô fille légitime, puisque ce qui te tente n’est pas ce gros nerf de confiture, ni ce zebb avec sa garniture, pourquoi m’as-tu gratifié de deux bourses pleines, et m’as-tu chatouillé le nombril, et m’as-tu amené jusqu’ici, dans cette impasse obscure favorable aux sauts et aux assauts ? » Et elle me répondit : « Ô capitaine Moïn, tu es l’homme en qui j’ai le plus de confiance en cette ville, et c’est pourquoi je me suis adressée à toi de préférence à tout autre. Mais c’est pour un tout autre motif que celui que tu croyais ! » Et moi je dis : « Ô ma maîtresse, quel que soit le motif, il est agréé. Parle, quel service réclames-tu de l’esclave que tu as acheté moyennant deux bourses de cent drachmes ? » Et elle sourit, et me dit : « Puisses-tu vivre longtemps ! Voici ! Sache, ô capitaine Moïn, que je suis une femme éperdument éprise d’une jouvencelle. Et son amour est dans mes entrailles à l’égal d’un feu pétillant. Et j’aurais mille langues et mille cœurs, que cette passion ne serait pas plus vive tant j’en suis imbue. Or, cette adorée n’est autre que la fille du kâdi de la ville. Et entre elle et moi est arrivé ce qui est arrivé. Et c’est là un mystère d’amour. Et entre elle et moi un pacte passionné est conclu par traité, par promesses et par serment. Car elle brûle pour moi d’une égale ardeur. Et jamais elle ne se mariera, et jamais un homme ne me touchera. Et nos relations duraient déjà depuis un certain temps, et nous étions devenues inséparables, mangeant ensemble, et buvant à la même gargoulette, et dormant dans le même lit, quand un jour le kâdi, son père, cette barbe maudite, s’aperçut de nos relations et y coupa court en isolant complètement sa fille, et en me disant qu’il me casserait les mains et les pieds si je rentrais dans sa demeure. Et depuis lors je n’ai pu voir l’adorée, qui, je l’ai appris indirectement, est devenue comme folle en raison de notre séparation. Et c’est précisément pour soulager mon cœur et lui rendre quelque joie, que je me suis décidée à venir te trouver, ô inégalable capitaine, sachant que de toi seul peuvent venir la joie et le soulagement ! »

Or moi, ô mon seigneur le sultan, en entendant ces paroles de l’incomparable adolescente que j’avais devant mes yeux, je fus stupéfait à la limite de la stupéfaction, et je me dis en moi-même : « Ô Allah Tout-Puissant ! Et depuis quand les jouvencelles se transforment-elles en jouvenceaux, et les chevreaux en boucs ? Et quelle sorte de passion et quelle espèce d’amour peuvent être la passion et l’amour d’une femme pour une autre femme ? Et comment le concombre peut-il pousser, du jour au lendemain, avec sa garniture, là où le terrain n’est pas disposé pour sa culture ? » Et je frappai mes mains l’une dans l’autre de surprise, et je dis à l’adolescente : « Ô ma maîtresse, par Allah ! je ne comprends rien à l’affaire de ta grâce ! Explique-la-moi d’abord en détail, par le commencement. Car, ouallahi ! je n’ai jamais entendu dire que d’ordinaire les biches soupiraient pour les biches et les poules pour les poules ! » Et elle me dit : « Tais-toi, ô capitaine, car c’est là un mystère d’amour, et peu de personnes sont faites pour le comprendre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT TRENTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Tais-toi, ô capitaine, car c’est là un mystère d’amour, et peu de personnes sont faites pour le comprendre. Qu’il te suffise de savoir que je compte sur toi pour m’aider à pénétrer chez le kâdi ; et, ce faisant, tu auras acheté la gratitude d’une femme qui ne t’oubliera pas. » Et moi, entendant cela, je m’émerveillai à l’extrême, et pensai : « Hé, ouallahi, ô maître Moïn, te voilà maintenant choisi comme proxénète d’une femme sur une autre femme ! C’est là une aventure qui n’a pas eu sa pareille dans l’histoire du proxénétisme ! Il n’y a point d’inconvénient, tu peux prendre la chose sur ta conscience ! » Et je dis à l’adolescente dorée : « Ma pigeonne, ton affaire est une bien délicate affaire ; et, bien que je n’en comprenne ni les tenants ni les aboutissants, mon obéissance t’est acquise, ainsi que mon dévouement. Mais, par ta vie ! comment puis-je t’être utile en tout cela ? » Elle dit : « En me facilitant l’entrée auprès de mon adorée, la fille du kâdi ! » Et je répondis : « Hé, hé ! ô ma tourterelle, où suis-je, moi, et, où est-elle, la fille du kâdi, cette bienheureuse-là ? Par la vérité de ta grâce, la distance est grande qui nous sépare ! » Et elle me dit, d’un ton agacé : « Ô pauvre, ne va pas croire que je serai assez dénuée de bon sens pour t’introduire auprès de la jouvencelle, non, par Allah ! Mais je veux simplement que tu me serves de bâton d’appui dans ma marche vers la ruse et le stratagème. Et j’ai trouvé que toi seul, ô capitaine, pouvais faire ce que je souhaite ! » Et je dis : « J’écoute et j’obéis, et je suis un bâton aveugle, et sourd entre tes mains, mon agneau. » Alors elle me dit : « Écoute donc et obéis. Cette nuit, j’irai, parée comme un paon de mes plus beaux vêtements, et voilée de façon à ce que nul autre que toi ne me reconnaisse dans le quartier, m’asseoir auprès de la maison du kâdi, père de mon amante. Alors, toi et les gardes qui sont sous tes ordres, attirés par le parfum pénétrant que j’exhalerai, vous vous dirigerez de mon côté. Et toi tu t’avanceras respectueusement vers moi, et tu me demanderas : « Que fais-tu là, à cette heure tardive, toute seule dans la rue, ô dame de haut rang ? » Et je te répondrai : « Ouallahi, ô vaillant capitaine, moi je suis une jeune fille du quartier de la citadelle, et mon père est un des émirs du sultan. Or, aujourd’hui je suis sortie de notre maison et de notre quartier, et me suis rendue en ville pour faire quelques achats. Et une fois que j’eus acheté ce que je voulais, et commandé ce que j’avais à commander, je me suis trouvée en retard ; car, arrivée à notre quartier de la citadelle, j’en vis les portes déjà fermées. Et alors, espérant trouver quelque personne de ma connaissance chez qui passer la nuit, je redescendis en ville ; mais, pour mon mauvais sort, je ne rencontrai personne. Et désolée de me trouver ainsi, moi une fille de notable, sans gîte au milieu de la nuit, je vins m’asseoir au seuil de cette demeure-ci, qu’on m’a dit être celle du kâdi, afin que son ombre me protège. Et, avec le matin, je m’en retournerai chez mes parents, qui doivent me considérer maintenant comme morte ou, pour le moins, comme perdue. » Alors toi, ô capitaine Moïn, comme tu es intelligent, tu verras que je suis, en effet, vêtue de riches vêtements, et tu penseras : « Il n’est pas permis à un musulman de laisser dans la rue une femme si belle et si jeune, toute couverte de perles et de bijoux, qui pourrait être violentée et volée par les vauriens. D’ailleurs, si pareille chose se produisait dans le quartier, c’est moi-même, capitaine Moïn, avec mon œil, qui serais responsable de l’attentat, devant notre maître le sultan. Il faut donc que, d’une manière ou d’une autre, je prenne sous ma protection cette charmante personne. Je vais donc placer près d’elle un de mes hommes armés, pour la garder jusqu’au matin, ou plutôt, il serait préférable, et de beaucoup, — car je n’ai point assez confiance en mes gardes, — de faire choix, sans retard, de quelque demeure de gens respectables qui l’hébergeraient en tout honneur jusqu’au matin. Et, par Allah ! je ne vois pas où elle pourrait se trouver mieux, à tous égards, que dans la maison de notre maître le kâdi, à la porte duquel le sort l’a fait asseoir. Mettons-la donc chez lui ! Et j’en recueillerai, sans aucun doute, tout le bénéfice, sans compter que la gratitude pourra faire pencher vers moi le foie de cette adolescente, dont les yeux ont déjà allumé dans mes entrailles un incendie. » Et, ayant ainsi justement pensé, tu feras raisonner l’anneau de la porte du kâdi, et tu me feras entrer dans son harem. Et je me trouverai ainsi réunie avec mon amante. Et mon désir sera satisfait. Et tel est mon plan, ô capitaine. Et telle est mon explication. Ouassalam ! »

Alors moi, ô mon seigneur le sultan, je répondis à l’adolescente : « Qu’Allah augmente Ses faveurs sur ta tête, ô ma maîtresse. C’est là un plan étonnant et facile à exécuter. L’intelligence est un don du Rétributeur. » Et là-dessus, m’étant mis d’accord avec elle sur l’heure de la rencontre, je lui baisai la main ; et chacun de nous s’en alla en sa voie.

Et donc vint le soir, puis l’heure du repos, puis celle de la prière ; et, quelques moments après, je sortis, à la tête de mes hommes armés de glaives nus, pour ma ronde nocturne. Et, de quartier en quartier, nous arrivâmes, vers minuit, dans la rue où devait se trouver la jeune femme aux amours étranges. Et l’odeur riche et étonnante que je sentis dès l’entrée de la rue me fit présager sa présence. Et bientôt j’entendis le cliquetis de ses bracelets de mains et de chevilles. Et je dis à mes hommes : « Je crois bien, ô fils, que je vois là une ombre ! Mais, quelle riche odeur ! » Et ils regardèrent de tous côtés, pour en découvrir la source. Et nous vîmes la belle en question, couverte de soieries et lourde de brocarts, qui nous regardait venir, penchée et l’oreille tendue. Et je m’approchai d’elle, faisant l’ignorant, et lui adressai la parole, disant : « Quelle dame, belle et parée, et toute seule à pareille heure, ô ma maîtresse, es-tu donc pour ne rien redouter de la nuit et des passants ? » Sur ce, elle me fit la réponse dont nous étions la veille convenus ; et je me tournai vers mes hommes, comme pour leur demander leur avis. Et ils me répondirent : « Ô notre chef, nous allons, si tu veux bien, conduire cette femme dans ta maison, où elle sera mieux que partout ailleurs. Et elle t’en saura gré, nous n’en doutons pas, car elle est riche certainement, et belle, et parée de précieuses choses. Et tu en feras ce que tu en feras ; et le matin tu la rendras à sa mère qui l’aime ! » Et je leur criai : « Taisez-vous ! Je me réfugie en Allah contre vos paroles ! Est-ce que ma maison est digne de recevoir une pareille fille d’émir ? Et puis, vous savez que je demeure fort loin d’ici ! Le mieux serait de demander pour elle l’hospitalité au kâdi du quartier, dont c’est ici précisément la maison. » Et mes hommes me répondirent par l’ouïe et l’obéissance, et se mirent à frapper à la porte du kâdi, qui s’ouvrit aussitôt. Et le kâdi lui-même, appuyé sur les épaules de deux esclaves nègres, apparut à l’entrée. Et, après les salams de part et d’autre, je lui racontai l’affaire et lui soumis le cas, tandis que l’adolescente se tenait debout, soigneusement enveloppée de ses voiles. Et le kâdi me répondit : « Qu’elle soit ici la bienvenue ! Ma fille la soignera et veillera à ce qu’elle soit contente ! » Et, là-dessus, je lui mis entre les mains ce dépôt dangereux, et lui confiai le péril vivant. Et il l’emmena dans son harem, et je m’en allai en ma voie.

Or, le lendemain, je retournai chez le kâdi, pour reprendre le dépôt à lui confié ; et je me disais en moi-même : « Hé, oullahi ! la nuit a dû être toute de blancheur pour ces deux jeunes filles ! Mais, certes ! ma cervelle s’userait, que je ne saurais jamais ce qui a dû se passer entre ces deux gazelles enamourées. A-t-on jamais entendu parler d’une aventure pareille ! » Et, sur ces entrefaites, j’arrivai à la maison du kâdi ; et, dès l’entrée, je tombai au milieu d’une rumeur extraordinaire et de serviteurs épouvantés et de femmes affolées. » Et soudain le kâdi en personne, ce cheikh à barbe blanche, se précipita de mon côté, et me cria : « Honte aux hommes de rien ! Tu as amené dans ma maison une personne qui a dérobé toute ma fortune ! Il faut que tu la retrouves, sinon j’irai me plaindre de toi au sultan, qui te fera goûter la mort rouge. » Et, comme je lui demandais de plus amples détails, il m’expliqua, avec force interjections, tumulte, menaces et injures à l’adresse de la jeune fille, que, vers le matin, celle à qui il avait donné asile, sur ma requête, avait disparu, sans prendre congé de son harem ; et, avec elle, avait disparu sa ceinture, à lui, kâdi, qui contenait six mille dinars, tout son avoir. Et il ajouta : « Toi, tu connais cette femme, et, par conséquent, c’est de toi que je réclame mon argent ! »

Or moi, ô mon seigneur, je fus tellement stupéfait de cette nouvelle, qu’il me fut impossible d’articuler une parole. Et je me mordis l’extrémité de ma paume, en me disant : « Ô proxénète, te voilà dans la poix et le goudron. Où es-tu, et où est-elle ? » Puis, au bout d’un moment, je pus parler et répondis au kâdi : « Ô notre maître le kâdi, si la chose s’est passée ainsi, c’est qu’elle devait arriver, car ce qui doit arriver ne peut être évité. Accorde-moi seulement trois jours de délai pour voir si je pourrai apprendre quelque chose sur cette personne prodigieuse. Et si je ne réussis pas, tu mettras alors à exécution ta menace concernant la perte de ma tête. » Et le kâdi me fixa attentivement, et me dit : « Je t’accorde les trois jours que tu demandes ! » Et je sortis de là, tout pensif, en me disant : « Il n’y a pas, cette fois ! Ah, certes ! tu es un idiot ; pis, un lourdaud et un imbécile. Comment vas-tu t’y prendre pour reconnaître, au milieu de toute la ville du Caire, une femme voilée ! Et comment feras-tu pour voir dans les harems, sans y pénétrer ! Tiens, il vaut mieux pour toi que tu ailles dormir ces trois jours de délai, et qu’au matin du troisième tu te présentes chez le kâdi, pour rendre compte de ta responsabilité. » Et, en ayant ainsi décidé dans mon esprit, je rentrai chez moi, et m’étendis sur ma natte, où je passai les trois jours en question, refusant de sortir, mais ne pouvant fermer l’œil, tant j’étais préoccupé de cette mauvaise affaire. Et à l’expiration de mon délai, je me levai et sortis, pour aller chez le kâdi. Et, la tête penchée, je m’acheminais vers ma condamnation, quand, en passant par une rue située non loin de la demeure du kâdi, j’aperçus soudain, derrière la fenêtre grillagée à demi-ouverte, l’adolescente de mes tribulations. Et elle me regarda en riant, et me fit avec ses paupières un signe qui voulait dire : « Monte vite ! » Et moi je me hâtai de profiter de cette invitation, à laquelle était attachée ma vie, et, en un clin d’œil, je fus auprès d’elle et, oublieux du salam, je lui dis : « Ô ma sœur, et moi qui suis à tourner et à te chercher dans tous les coins de la ville ! Ah, vers quelle mauvaise affaire tu m’as dirigé ! Par Allah ! tu me fais descendre les marches de la mort rouge ! » Et elle vint à moi, et m’embrassa, et me serra contre sa poitrine : « Comment peux-tu, étant le capitaine Moïn, avoir une si grande peur ? Va, ne me raconte rien de ce qui t’est arrivé, car je sais tout. Mais comme il m’est aisé de te tirer d’embarras, j’ai attendu, pour le faire, le dernier moment. Et c’est précisément pour te sauver que je t’ai appelé, alors que je pouvais si facilement te laisser continuer ta route vers la condamnation sans recours ! » Et moi je la remerciai et ne pus, tant elle était charmante, m’empêcher de baiser sa main, cause de ma présente calamité. Et elle me dit : « Sois tranquille, et calme ton inquiétude, car il ne t’arrivera rien de mal. D’ailleurs, lève-toi et regarde ! » Et elle me prit par la main et m’introduisit dans une chambre où se trouvaient deux coffres remplis de joyaux, de rubis, d’autres pierres précieuses et d’objets rares et somptueux. Puis elle ouvrit un autre coffre, qui se trouvait être plein d’or, et, le plaçant devant moi, elle me dit : « Eh bien, tu peux, si tu le désires, prendre dans ce coffre les six mille dinars qui ont disparu de la ceinture de ce kâdi de bitume, père de mon adorée. Mais, ô capitaine, sache bien qu’il y a mieux à faire qu’à rendre l’argent à cette barbe de malheur. D’ailleurs, cet argent, je ne le lui ai enlevé que pour qu’il meure de rage rentrée, le sachant avare et intéressé autant qu’il est encombrant. Ce n’est donc point par convoitise que j’ai agi ; et quand on est riche comme moi, on ne vole pas pour voler. D’ailleurs, sa fille sait bien que je n’ai fait ce coup que pour hâter l’arrêt de son destin. Quoi qu’il en soit, voici mon plan pour achever de lui faire perdre la raison à ce vieux bouc perclus. Écoute bien mes paroles, et retiens-les. » Et elle s’arrêta un moment, et dit : « Voici. Tu vas aller tout de suite chez le kâdi, qui doit t’attendre sur le gril de l’impatience, et tu lui diras : « Seigneur kâdi, c’est simplement par acquit de conscience que j’ai passé ces trois jours à faire des recherches dans toute la ville, concernant cette jeune femme à qui, sur ma prière, tu as accordé pour une nuit l’asile, et que tu accuses maintenant de t’avoir volé six mille dinars d’or. Or moi, capitaine Moïn, je sais pertinemment que cette femme n’est pas sortie de ta demeure depuis qu’elle y est entrée ; car, malgré les investigations en tous sens de nos hommes, et de tous les capitaines de police des autres quartiers, on n’a trouvé d’elle ni trace ni vestige. Et aucune des femmes espionnes que nous avons envoyées dans les harems n’en a eu de nouvelles. Or toi, ya sidi El-Kâdi, tu viens nous dire et nous déclarer que la jeune femme t’a volé. Cette affirmation devra être prouvée. Car je ne sais pas, par Allah ! si, dans cette affaire extraordinaire, cette jeune femme n’a pas été, dans ta propre maison, victime de quelque attentat, ou tout au moins l’objet d’une noire machination. Et, puisqu’il est à peu près prouvé par nos recherches qu’elle ne se trouve pas en ville, il serait utile, ô seigneur kâdi, de faire une perquisition dans ta maison, en vue de vérifier si on ne trouvera pas là une trace de cette perdue, et de s’assurer si ma supposition est exacte ou erronée. Et Allah est plus savant ! »

« Et de la sorte, ô capitaine Moïn, continua l’adolescente prodigieuse, d’accusé tu deviens accusateur ! Et le kâdi verra le monde noircir devant ses yeux, et il se mettra dans une grande colère ; et son visage sera comme le poivre, et il s’écriera : « Tu es bien osé, maître Moïn, de faire de telles suppositions ! Mais qu’à cela ne tienne ! tu peux tout de suite commencer tes perquisitions. Mais ensuite, quand il sera bien prouvé que tu es dans ton tort, ton châtiment par le sultan n’en sera que plus mérité. » Alors toi, accompagné de tes hommes comme témoins, tu feras une perquisition dans la maison. Et, bien entendu, tu ne me trouveras pas. Et lorsque tu auras ainsi perquisitionné d’abord sur la terrasse, puis dans les chambres, dans les coffres et dans les armoires, sans résultat, tu baisseras la tête, occupé par un cruel embarras, et tu te mettras à te lamenter et à t’excuser. Et, à ce moment, tu te trouveras dans la cuisine de la maison. Alors, comme par hasard, tu regarderas au fond d’une grande jarre à huile, dont tu soulèveras le couvercle, et tu t’écrieras : « Hé, un instant ! attention ! je vois quelque chose là-dedans. » Et tu enfonceras ton bras dans la jarre, et tu sentiras là-dedans quelque chose comme un paquet de vêtements. Et tu le retireras, et tu verras, et tous les assistants verront avec toi, mon voile, ma chemise, mon caleçon et le reste de mes habits. Et le tout sera taché de sang coagulé. À cette vue, tu triompheras, et le kâdi sera confondu ; et son teint sera jaune, et ses jointures trembleront ; et il s’effondrera et peut-être mourra. Et, s’il ne meurt pas du coup, il fera tout son possible, afin que son nom ne soit pas mêlé à cette singulière aventure, pour étouffer l’affaire. Et il achètera ton silence par beaucoup d’or. Et c’est là ce que je te souhaite, ô capitaine Moïn ! »

À ce discours, je compris quel plan merveilleux elle avait combiné pour se venger du kâdi. Et j’admirai son esprit ingénieux, sa rouerie et son intelligence. Et je me considérai comme hors de peine désormais, et en restai stupéfait et comme étourdi. Mais je ne tardai pas à prendre congé de l’adolescente, pour suivre la marche convenue. Et, comme je lui baisais la main, elle me glissa entre les doigts une bourse de cent dinars, en me disant : « C’est pour tes dépenses d’aujourd’hui, ô mon maître. Mais, inschallah ! tu connaîtras mieux bientôt la générosité de ton obligée. » Et moi je la remerciai vivement, et ne pus, tant j’étais conquis par elle, m’empêcher de lui dire : « Par ta vie, ô ma maîtresse, lorsque cette affaire sera terminée à ta satisfaction, ne consentiras-tu pas à m’épouser ? » Et elle se mit à rire, et me dit : « Mais tu oublies, ya saïed Moïn, que je suis déjà mariée et liée par promesses, par foi et par serment avec celle qui possède mon cœur. Mais Allah seul connaît l’avenir ! Et rien n’arrivera que ce qui doit arriver. Ouassalam…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT TRENTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … je suis déjà mariée et liée par promesses, par foi et par serment avec celle qui possède mon cœur. Mais Allah seul connaît l’avenir. Et rien n’arrivera que ce qui doit arriver. Ouassalam ! »

Et moi je sortis de chez elle, en la bénissant, et me rendis sans retard, avec mes hommes, auprès du kâdi, qui, dès qu’il m’eut aperçu, s’écria : « Bismillah ! voilà mon débiteur ! mais où est mon bien ? » Et je répondis : « Ô seigneur kâdi, ma tête n’est rien à côté de la tête du kâdi, et je n’ai personne pour me soutenir en haut lieu. Mais si le droit est de mon côté, il apparaîtra clairement. » Et le kâdi, furieux, me cria : « Que parles-tu de droit ! Penses-tu donc pouvoir te disculper ou échapper à ce qui t’attend, si tu n’as pas retrouvé la femme et mon bien ? Hé, par Allah ! entre le droit et toi, la distance est considérable. » Alors moi, avec une grande assurance, je le regardai fixement dans les yeux, et lui débitai l’étonnante histoire que j’avais apprise, et qui, d’accusé, me rendait accusateur. Et son effet fut exactement tel que l’avait prévu la jeune femme. Car le kâdi, d’indignation, vit le monde noircir devant ses yeux ; et sa poitrine fut occupée par une grande colère ; et son visage fut comme le piment ; et il s’écria : « Que dis-tu là, ô le plus insolent d’entre les soldats ? Ne crains-tu pas de faire de telles suppositions à mon sujet, devant moi et dans ma maison. Mais, qu’à cela ne tienne ! Puisque tu as des soupçons, tu peux tout de suite faire tes perquisitions. Et quand il sera bien prouvé que tu as agi arbitrairement, alors ton châtiment par le sultan n’en sera que plus important. » Et, en parlant ainsi, il était devenu semblable à une marmite rougie où l’on aurait versé de l’eau froide.

Alors nous envahîmes sa maison, et nous perquisitionnâmes partout, dans tous les coins et recoins, de haut en bas, sans faire grâce d’un coffre, d’un trou ou d’une armoire. Et, au milieu de ces recherches, je ne manquai pas d’apercevoir à la dérobée, à mesure qu’elle s’enfuyait d’une pièce dans l’autre, pour échapper aux regards étrangers, la charmante gazelle dont sa pareille était enamourée. Et je pensai en moi-même : « Maschallah ! oua bismillah ! Et le nom d’Allah sur elle et autour d’elle ! Quel rameau et quelle flexibilité ! Quelle élégance et quelle beauté ! Béni soit le sein qui l’a portée, et louanges au Créateur qui l’a moulée dans le moule de la perfection ! » Et je compris un peu comment une telle adolescente pouvait en subjuguer une autre, semblable à elle, car je me dis : « Le bouton de rose se penche parfois vers le bouton de rose, et le narcisse vers le narcisse ! » Et j’étais si parfaitement heureux de cette trouvaille, que j’eusse voulu la soumettre sans retard à l’adolescente prodigieuse, afin qu’elle me donnât l’approbation et ne me considérât pas comme un tout à fait dénué de pensées délicates et de discernement.

Or, nous arrivâmes de la sorte jusqu’à la cuisine, accompagnés du kâdi plus furieux que jamais, sans rien trouver de suspect, et sans découvrir aucune trace ni aucun vestige de la femme.

Alors moi, selon les instructions de ma docte maîtresse, je feignis d’avoir grandement honte de mon procédé arbitraire, et je m’excusai devant le kâdi qui jubilait de mon embarras ; et je m’humiliai devant lui. Mais tout cela était ans le but de ne pas dévoiler le coup préparé. Et le kâdi à l’esprit épais ne manqua pas de se laisser prendre dans le filet de l’araignée, et profita de cette occasion pour m’accabler de ce qu’il croyait être son triomphe. Et il me dit : « Eh bien, insolent et fils de menteur, et menteur toi-même de génération en génération, que sont maintenant devenues tes accusations menaçantes et tes imputations offensantes ? Mais sois tranquille, tu verras bientôt ce qu’il en coûte de manquer de respect à l’égard du kâdi de la ville ! » Et moi, pendant ce temps, appuyé à une énorme jarre d’huile, dont le couvercle était retiré, j’avais la tête basse et l’air contrit. Mais soudain je relevai la tête et m’écriai : « Par Allah ! je ne sais pas, mais je sens sortir de cette jarre-ci comme une odeur de sang ! » Et je regardai dans la jarre et y plongeai mon bras, et le retirai en disant : « Allah akbar ! bismillah ! » Et je ramenai de la sorte le paquet de vêtements tachés de sang qu’avait jeté dans cette jarre, avant de disparaître, l’adolescente ma maîtresse. Et il y avait là son voile, son mouchoir de tête, son mouchoir de sein, son caleçon, sa chemise, ses babouches et d’autres linges que je ne me rappelle pas, le tout sanglant.

À cette vue, le kâdi, comme l’avait prévu l’adolescente, parut confondu et plein de stupeur ; et il devint fort jaune de teint ; et ses jointures tremblèrent ; et il s’effondra sur le sol, sa tête précédant ses pieds, évanoui. Et moi, dès qu’il eut repris ses sens, je ne manquai pas de triompher de la tournure des événements, et je lui dis : « Hé bien, ya sidi El-Kâdi, qui d’entre nous est le menteur, et qui le véridique ? Louanges à Allah ! Me voici, je pense, justifié d’avoir perpétré le prétendu vol, de connivence avec la jeune femme ! Mais toi, qu’as-tu fait de ta sagesse et de ta jurisprudence ! Et comment, riche comme tu l’es, et nourri dans les lois, as-tu pris sur ta conscience de donner asile à une pauvre femme pour la trahir, en la volant et l’assassinant après l’avoir probablement violentée de la pire façon. C’est là, par ma vie ! un acte épouvantable dont il faut, sans retard, que j’instruise notre maître le sultan. Car je ne remplis pas mon devoir, en lui taisant l’affaire ; et comme rien ne reste caché, il ne manquerait pas de l’apprendre d’un autre côté ; et j’y perdrais du coup ma place et ma tête. »

Et l’infortuné kâdi, à la limite de la stupeur, se tenait là, devant moi, les yeux large ouverts, semblant ne rien entendre, ni rien comprendre à tout cela. Et, plein de trouble et d’angoisse, il restait immobile, semblable à un arbre mort. Car la nuit s’étant faite dans son esprit, et il ne savait plus distinguer son bras droit de son bras gauche, ni le vrai du faux. Et lorsqu’il fut revenu quelque peu de son hébétude, il me dit : « Ô capitaine Moïn, c’est là une affaire obscure qu’Allah seul peut comprendre. Mais, si tu veux ne pas l’ébruiter, tu ne le regretteras pas ! » Et, ce disant, il se mit à me combler de prévenances et d’égards. Et il me remit un sac qui contenait, en quantité, autant de dinars d’or qu’il en avait perdus. Et il acheta de la sorte mon silence et éteignit un feu dont il redoutait les dégâts.

Alors je pris congé du kâdi, que je laissai anéanti, et allai rendre compte de l’affaire à l’adolescente, qui me reçut en riant, et me dit : « Il est certain qu’il n’y survivra pas ! » Et, de fait, ô mon seigneur le sultan, trois jours ne se passèrent point que je n’apprisse la nouvelle que le kâdi était mort par rupture de sa poche à fiel. Et, comme je ne manquai pas de rendre visite à l’adolescente pour la mettre au courant de ce qui s’était passé, les servantes m’apprirent que leur maîtresse venait de partir avec la fille du kâdi, pour une propriété qu’elle possédait sur le Nil, près de Tantah. Et moi, émerveillé de tout cela, sans parvenir à comprendre ce que pouvaient bien faire ensemble ces deux gazelles sans clarinette, je fis mon possible pour me mettre sur leurs traces, mais sans y parvenir. Et, depuis lors, j’attends qu’un jour ou l’autre elles veuillent bien me donner de leurs nouvelles et éclaircir pour mon esprit une affaire aussi difficile à comprendre.

Et telle est mon histoire, ô mon seigneur le sultan, et telle est l’aventure la plus singulière qui me soit arrivée depuis que j’exerce les fonctions dont ta confiance m’a investi.

— Lorsque le capitaine de police Moïn Al-Dîn eut fait ce récit, un second capitaine s’avança entre les mains du sultan Baïbars, et, après les souhaits et les vœux, il dit : « Moi, ô notre seigneur le sultan, je te raconterai également une aventure qui m’est personnelle, et qui, si Allah veut, dilatera ta poitrine. » Et il dit :