Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Histoire du maître d’école


HISTOIRE DU MAÎTRE D’ÉCOLE ESTROPIÉ À LA BOUCHE FENDUE


Sache, ô émir des Croyants, que pour ma part je débutai dans la vie comme maître d’école, et j’avais sous ma main quelque quatre-vingts jeunes garçons. Et mon histoire avec ces garçons-là est prodigieuse.

Je dois commencer par te dire, ô mon seigneur, que j’étais sévère à leur égard à la limite de la sévérité, et strict et rigoureux, au point que, même pendant les heures de récréation, j’exigeais qu’ils continuassent à travailler, et je ne les renvoyais à leurs maisons qu’une heure après le coucher du soleil. Et, même alors, je ne manquais pas de les surveiller, en les suivant à travers les souks et les quartiers, pour les empêcher de jouer avec les jeunes vauriens qui les eussent débauchés.

Or, ce fut précisément ma rigueur qui attira sur ma tête les calamités, comme tu vas le voir, ô émir des Croyants !

En effet, étant entré un jour d’entre les jours dans la salle de lecture, au moment où tous mes élèves étaient assemblés, je les vis soudain se lever tous sur leurs deux jambes et s’écrier d’une seule voix : « Ô notre maître, que ton visage est jaune aujourd’hui ! » Et moi je fus bien surpris de cela ; mais comme je ne me sentais aucun mal intérieur qui pût jaunir de la sorte mon visage, je ne fus point affecté outre mesure de cette nouvelle, et j’ouvris la classe comme d’habitude, en leur criant : « Commencez, ô vauriens ! c’est l’heure du travail. » Mais voici que l’élève moniteur s’avança vers moi, avec un air fort soucieux, et me dit : « Par Allah ! ô maître, tu es bien jaune de visage aujourd’hui, et qu’Allah éloigne tout mal ! Je ferais bien la classe à ta place aujourd’hui, si tu es trop malade. » Et en même temps, tous les élèves, l’air empreint d’une grande inquiétude, me regardaient avec commisération, comme si j’étais déjà sur le point de rendre l’âme. Et moi je finis par être fort impressionné, et je dis en moi-même : « Ô un tel, tu dois certes aller très mal sans t’en rendre compte. Et les pires maladies sont celles qui entrent dans le corps subrepticement, sans que leur présence se révèle par des malaises trop marqués. » Et je me levai à l’heure et à l’instant, confiai la direction à l’élève moniteur, et entrai dans mon harem où je me couchai tout de mon long, en disant à mon épouse : « Prépare-moi ce qu’il y a à préparer pour me garantir des atteintes de la jaunisse ! » Et je dis cela en poussant force soupirs et en geignant, tout comme si j’étais déjà sous la puissance de toutes les pestes et rouges maladies.

Sur ces entrefaites, l’élève moniteur frappa à la porte et demanda la permission d’entrer. Et il me remit la somme de quatre-vingts drachmes, en me disant : « Ô notre maître, tes bons élèves viennent de se cotiser entre eux pour te faire ce présent, afin que notre maîtresse puisse te soigner tout à son aise, sans se préoccuper de la dépense. »

Et moi, je fus bien sensible à ce procédé de mes élèves, et pour leur montrer ma satisfaction, je leur donnai un jour de congé, sans me douter que tout cela n’avait été combiné qu’à cette seule fin. Mais qui peut jamais deviner toute la malice qui se cache dans la poitrine des enfants ?

Quant à moi, je passai toute cette journée-là dans les transes, bien que la vue de l’argent qui m’était venu d’une manière si inattendue me donnât quelque plaisir. Et le lendemain, l’élève moniteur revint me voir, et, en m’apercevant, il s’écria : « Qu’Allah éloigne de toi tout mal, ô notre maître ! Mais tu es encore bien plus jaune de teint que dans la journée d’hier ! Repose-toi ! repose-toi ! Et ne te préoccupe pas du reste…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Qu’Allah éloigne de toi tout mal, ô notre maître ! Mais tu es encore bien plus jaune de teint que dans la journée d’hier. Repose-toi, repose-toi ! Et ne te préoccupe pas du reste ! » Et moi, fort impressionné des paroles du malin garçon, je dis en moi-même : « Soigne-toi bien, ô maître, soigne-toi bien aux frais de tes élèves. » Et, pensant ainsi, je dis au moniteur : « Tu feras la classe, comme si j’étais là ! » Et je me mis à geindre et à me lamenter sur moi-même. Et le garçon, me laissant dans cet état, se hâta d’aller rejoindre les autres élèves, pour les mettre au courant de la situation.

Et cet état de choses dura une semaine entière, au bout de laquelle l’élève moniteur m’apporta encore une somme de quatre-vingt drachmes, en me disant : « C’est la cotisation de tes bons élèves, afin que notre maîtresse te puisse bien soigner. » Et moi je fus encore bien plus touché que la première fois, et je dis en moi-même : « Ô un tel, ta maladie est une maladie bénie, en vérité, qui te rapporte tant d’argent sans peine ni efforts, et qui, en somme, ne te fait guère souffrir. Puisse-t-elle durer longtemps encore, pour ton plus grand bien ! »

Et, dès ce moment, je résolus de feindre la maladie, persuadé à la longue que mon intérieur n’était pas réellement atteint, et me disant : « Jamais tes leçons ne te rapporteront autant que ta maladie. »

Et, à partir de ce moment, ce fut à mon tour de faire croire à ce qui n’était pas. Et, chaque fois que l’élève moniteur revenait me voir, je lui disais : « Je vais mourir d’inanition, car mon estomac refuse la nourriture ! » Or, cela n’était pas vrai, car jamais je n’avais mangé avec autant d’appétit et ne m’étais mieux porté.

Et je continuai à vivre de la sorte pendant un certain temps, quand un jour l’élève entra juste au moment où je m’apprêtais à manger un œuf. Et mon premier mouvement, en le voyant, fut de cacher l’œuf dans ma bouche, dans la crainte que, me trouvant en état de manger, il ne soupçonnât la vérité et s’aperçût de ma duplicité. Et l’œuf qui était brûlant me faisait éprouver des douleurs intolérables. Et le mauvais sujet, qui devait, sans aucun doute, savoir à quoi s’en tenir sur la situation, au lieu de s’en aller, persista à me regarder avec un air de compassion, et en me disant : « Ô notre maître, que tes joues sont enflées et que tu dois souffrir ! Ce doit être sûrement un abcès malin. » Puis, comme mes yeux me sortaient de la tête, dans ma torture, et que je ne répondais pas, il me dit : « Il faut le crever ! il faut le crever ! » Et il s’avança vivement de mon côté, et voulut m’enfoncer une grosse aiguille dans la joue. Mais alors je sautai vivement sur mes deux pieds, et je courus à la cuisine, où je crachai l’œuf, qui déjà m’avait gravement brûlé les joues. Et c’est à la suite de cette brûlure, ô émir des Croyants, qu’un véritable abcès se déclara dans ma joue et me fit voir la mort rouge. Et on fit venir le barbier, qui me taillada la joue, pour vider l’abcès. Et c’est à la suite de cette opération que ma bouche resta fendue et déformée.

Et voilà pour ce qui est de la fente et de la déformation de ma bouche. Mais pour ce qui est de mon estropiement, voici !

Lorsque je fus quelque peu reposé des suites de ma brûlure, je revins à l’école, où, plus que jamais, je fus rigoureux et sévère à l’égard de mes élèves, dont la turbulence devait être réprimée. Et, quand la conduite de l’un d’eux laissait quelque peu à désirer, je ne manquais pas de le corriger à coups de trique. Aussi avais-je fini par leur enseigner à me respecter tellement, que lorsqu’il m’arrivait d’éternuer, ils quittaient à l’instant leurs livres et leurs cahiers, se mettaient debout sur leurs deux pieds, les bras croisés, et s’inclinaient devant moi jusqu’à terre, en s’écriant d’un commun accord : « La bénédiction ! la bénédiction ! » Et moi je répondais, comme de raison : » Et sur vous le pardon ! et sur vous le pardon ! » Et je leur enseignais également mille autres choses, plus profitables les unes que les autres et aussi instructives. Car je ne voulais pas que l’argent fût dépensé en vain, que me donnaient leurs parents pour leur éducation. Et j’espérais de la sorte en faire d’excellents sujets et des commerçants respectables.

Or, un jour je les menai à la promenade, le jour de la sortie, un peu plus loin que de coutume. Et d’avoir longtemps marché, nous fûmes tous grandement altérés. Et comme nous étions précisément arrivés devant un puits, je résolus d’y descendre pour étancher ma soif à l’eau fraîche qu’il contenait, et en rapporter un seau, si je le pouvais, pour les élèves.

Et donc, comme il n’y avait pas de corde, je pris tous les turbans des élèves et, en ayant fait une corde assez longue, je m’y attachai par le milieu du corps, et ordonnai à mes élèves de me descendre dans le puits. Et ils m’obéirent aussitôt. Et je me vis suspendu à l’orifice du puits. Et ils me descendirent avec précaution, de peur que ma tête ne se heurtât à la pierre. Et voici que le passage de la chaleur à la fraîcheur et de la lumière à l’obscurité me fit éternuer. Et je ne pus réprimer mon éternuement. Et mes écoliers, soit involontairement, soit par habitude, soit par malice, d’un même mouvement lâchèrent la corde et, ainsi qu’ils le faisaient à l’école, croisèrent leurs bras et s’écrièrent tous à la fois : « La bénédiction ! la bénédiction ! » Mais je ne pus guère leur répondre, en l’occurrence, car je tombai lourdement au fond du puits. Et, comme l’eau n’était guère profonde, je ne me noyai pas, mais me cassai les deux jambes et l’épaule, tandis que les élèves, épouvantés de leur méfait ou de leur étourderie, je ne sais, s’enfuyaient livrant leurs jambes au vent. Et je jetai de tels cris de douleur que quelques passants, attirés de ce côté-là, me retirèrent du puits. Et, comme j’étais dans un état pitoyable, ils me placèrent sur un âne, et me ramenèrent à la maison, où je languis pendant un temps considérable. Mais jamais je ne guéris de mon accident. Et je ne pus guère me remettre à exercer ma profession de maître d’école.

Et c’est pourquoi, ô émir des Croyants, je fus obligé de mendier pour faire subsister ma femme et mes enfants.

Et c’est ainsi que tu as pu me voir et me secourir généreusement sur le pont de Baghdad.

Et telle est mon histoire !

Et lorsque le maître d’école estropié à la bouche fendue, eut fini de raconter de la sorte la cause de son estropiement et de son infirmité, Massrour le porte-glaive le fit rentrer dans le rang. Et l’aveugle qui se faisait souffleter sur le pont s’avança, en tâtonnant, entre les mains du khalifat, et, sur l’ordre qui lui en fut donné, raconta ainsi ce qu’il avait à raconter. Il dit :