Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Histoire du cheikh à la paume généreuse

Après quoi, Al-Rachid se tourna vers le troisième personnage, qui était le vénérable cheikh à la paume généreuse, et lui dit : « Ô cheikh, je t’ai rencontré hier sur le pont de Baghdad, et ce que j’ai vu de ta générosité, de ta modestie et de ton humilité devant Allah m’a incité à te connaître de plus près. Et je suis persuadé que les voies, dont il a plu au Rétributeur de se servir pour te gratifier de Ses dons, doivent être extraordinaires. Je suis curieux à l’extrême de les apprendre de toi-même ; et c’est pour me donner cette satisfaction que je t’ai fait venir. Parle-moi donc avec sincérité, afin que je me réjouisse en prenant part à ton bonheur avec plus de connaissance. Et sois assuré que, quoi que tu puisses dire, tu es d’avance couvert par le mouchoir de ma protection et de ma sauvegarde ! »

Et le cheikh à la paume généreuse répondit, après avoir embrassé la terre entre les mains du khalifat : « Ô émir des Croyants, je te ferai le récit fidèle de ce qui mérite d’être raconté dans ma vie. Et si mon histoire est étonnante, la puissance et la munificence du Maître de l’univers est plus étonnante encore ! »

Et il raconta comme suit son histoire :


HISTOIRE DU CHEIKH À LA PAUME GÉNÉREUSE


Sache, ô mon seigneur et le seigneur de toute bienfaisance, que j’ai exercé toute ma vie le métier de pauvre cordier, travaillant dans le chanvre, comme avaient travaillé avant moi mon père et mes ancêtres. Et ce que je gagnais de ce métier suffisait à peine à me faire subsister avec mon épouse et mes enfants. Mais, faute de capacités pour exercer une autre profession, je me contentais, sans trop murmurer, du peu que nous octroyait le Rétributeur, et je n’attribuais ma misère qu’à mon manque de savoir et à la lourdeur de mon esprit. Et en cela je ne me trompais pas, je dois l’avouer en toute humilité devant le Maître de l’intelligence. Mais, ô mon seigneur, l’intelligence n’a jamais été l’apanage des cordiers, travaillant dans le chanvre, et sa place d’élection ne pouvait être sous le turban d’un cordier, travaillant dans le chanvre. C’est pourquoi, de toutes manières, je n’avais qu’à manger le pain d’Allah sans émettre des souhaits plus irréalisables que d’enjamber d’un bond le sommet de la montagne Kaf.

Or, un jour d’entre les jours, comme j’étais assis dans ma boutique, avec une corde de chanvre attachée à mon orteil et que j’achevais de confectionner, je vis s’avancer deux riches habitants de mon quartier, qui avaient coutume de venir s’asseoir sur le devant de ma boutique, pour s’entretenir de choses et d’autres, en respirant l’air du soir. Et ces deux notables de mon quartier étaient liés d’amitié, et aimaient à discuter entre eux tantôt sur un point, tantôt sur un autre, en égrenant leur chapelet d’ambre. Mais jamais il ne leur était arrivé, dans l’animation de leurs entretiens, de prononcer un mot plus haut que l’autre ou de se départir de l’aménité que, dans les rapports de la vie, les amis doivent aux amis. Bien au contraire ! Quand l’un parlait, l’autre écoutait, et réciproquement. Ce qui faisait que leurs discours étaient toujours sensés, et que moi-même, malgré mon peu d’intelligence, je pouvais faire mon profit de si belles paroles.

Et ce jour-là, une fois qu’ils m’eurent donné le salam, et que je le leur eus rendu comme il fallait, ils prirent leur place habituelle, devant ma boutique, et continuèrent un entretien qu’ils avaient déjà commencé durant leur promenade. Et l’un d’eux, qui s’appelait Si Saâd, dit à l’autre, qui s’appelait Si Saâdi : « Ô mon ami Saâdi, ce n’est pas pour te contredire, mais par Allah ! un homme ne peut être heureux en ce monde qu’autant qu’il a des biens et de grandes richesses pour vivre hors de la dépendance de qui que ce soit. Et d’ailleurs les pauvres ne sont pauvres que parce qu’ils sont nés dans la pauvreté, de père en fils, ou que, nés avec des richesses, ils les ont perdues par prodigalité, par débauche, par quelque mauvaise affaire ou simplement par une de ces fatalités contre lesquelles est impuissante la créature. En tout cas, ô Saâdi, mon opinion est que les pauvres ne sont pauvres que parce qu’ils ne peuvent parvenir à amasser une somme d’argent assez grosse qui leur permette, par quelque affaire commerciale entreprise au bon moment, de s’enrichir définitivement. Et mon sentiment est que si, devenus riches de la sorte, ils font un usage convenable de leur richesse, ils ne resteront pas seulement riches, mais ils deviendront fort opulents avec le temps. »

Ce à quoi Si Saâdi répondit, disant : « Ô mon ami Saâd, ce n’est pas pour te contredire, mais, par Allah ! je suis fâché de n’être pas de ton avis. Et d’abord il est certain qu’il vaut mieux, généralement, être dans l’aisance que dans la pauvreté. Mais la richesse, par elle-même, n’a rien qui puisse tenter une âme sans ambition. Elle est tout au plus utile pour faire des libéralités autour de nous. Mais qu’elle a d’inconvénients ! N’en savons-nous pas nous-mêmes quelque chose, nous qui avons journellement tant de tracas et tant d’ennuis ? Et le sort de notre ami Hassân le cordier, que voici, n’est-il point préférable au nôtre, en somme ? Et puis, ô Saâd, le moyen que tu proposes pour faire qu’un pauvre devienne riche ne me paraît pas aussi certain qu’à toi. Considère, en effet, que ce moyen est fort aléatoire, car il dépend d’une quantité de circonstances et de chances aussi aléatoires que lui-même, et qu’il serait trop long de discuter. Pour ma part, je crois qu’un pauvre dénué de tout argent préalable a, pour le moins, autant de chances de devenir riche que s’il en avait un peu ; je veux dire qu’il peut, sans première mise de fonds, devenir immensément riche du jour au lendemain, sans se donner la moindre peine, simplement parce cela est dans sa destinée. C’est pourquoi je trouve qu’il est fort inutile de faire des économies en prévision des mauvais jours, car les mauvais jours comme les bons nous viennent d’Allah, et c’est fort mal calculer que de lésiner sur les biens que nous octroie le Rétributeur au jour le jour, en essayant de mettre le surplus de côté. Le surplus, ô Saâd, s’il existe, doit aller aux pauvres d’Allah ; et le garder pour soi-même c’est manquer de confiance dans la générosité du Rétributeur. Quant à moi, ô mon ami, il n’y a pas de jour que je ne me réveille en me disant : « Réjouis-toi, ya Si Saâdi, car qui sait ce que va être aujourd’hui le bienfait de ton Seigneur ! » Et jamais ma foi dans le Rétributeur n’a été trompée. Et c’est pourquoi, de ma vie, je n’ai jamais travaillé, ni ne me suis jamais préoccupé du lendemain. Et tel est mon sentiment. »

En entendant ces paroles de son ami, le notable Si Saâd répondit : « Ô Saâdi, je vois bien que, pour aujourd’hui, il serait vraiment inutile de persister à soutenir mon opinion contre la tienne. C’est pourquoi, au lieu de discuter sans espoir, je préfère tenter une expérience qui puisse te convaincre de l’excellence de ma façon de considérer la vie. Je veux, en effet, sans retard, aller à la recherche d’un homme vraiment pauvre, né d’un père aussi gueux que lui, à qui je donnerai, en pur don, une somme importante qui lui servira de première mise de fonds. Et, comme l’homme que je choisirai devra avoir fait ses preuves d’honnêteté, l’expérience nous prouvera qui de nous deux a raison : si c’est toi, qui attends tout de la destinée, ou si c’est moi, qui pense qu’il faut bâtir soi-même sa propre maison. »

Et Si Saâdi répondit : « C’est cela même, ô mon ami ! Et, pour trouver l’homme pauvre et honnête dont tu parles, nous n’avons pas besoin d’aller bien loin. Voici notre ami Hassân le cordier, qui est vraiment dans les conditions requises. Et ta libéralité ne saurait tomber sur une tête plus digne…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … Voici notre ami Hassân le cordier, qui est vraiment dans les conditions requises. Et ta libéralité ne saurait tomber sur une tête plus digne ! »

Et Si Saâd répondit : « Par Allah ! tu dis vrai. Et c’est un simple oubli de ma part que d’avoir voulu chercher ailleurs ce que nous ayons sous la main. »

Puis il se tourna vers moi, et me dit : « Ya Hassân, je sais que tu as une nombreuse famille, qui a elle-même des bouches nombreuses et des dents nombreuses, et que pas un des cinq enfants dont t’a gratifié le Donateur n’est encore en âge de t’aider en la moindre chose. Je sais, d’autre part, que bien que le chanvre brut ne soit pas trop cher, au cours actuel du souk, il faut tout de même avoir quelque argent pour en acheter. Et, pour avoir de l’argent, il faut avoir fait des économies. Et les économies ne sont guère possibles dans un ménage comme le tien, où l’apport est plus faible que la dépense. Donc, ya Hassân, pour t’aider à sortir de la misère, je veux te faire don d’une somme de deux cents dinars d’or, qui te servira de mise de fonds pour élargir ton commerce de cordier. Dis-moi donc si tu penses pouvoir, avec cette somme de deux cents dinars, te tirer d’affaire en faisant fructifier l’argent avec habileté et sagacité ! »

Et moi, ô émir des Croyants, je répondis : « Ô mon maître, qu’Allah allonge ta vie et te fasse récupérer au centuple ce que m’offre ta munificence ! Et, puisque tu condescends à m’interroger, j’ose te dire que le grain, dans ma terre, tombe sur une couche de fertilité, et que, sans trop présumer de mes moyens, une somme beaucoup moindre suffirait, entre mes mains, non seulement pour que je devienne aussi riche que les principaux cordiers de ma profession, mais même pour que je devienne plus opulent, à moi seul, que ne le sont tous les cordiers réunis de cette ville de Baghdad, toute peuplée et toute grande qu’elle est, ― si toutefois Allah me favorise — inschallah ! »

Et Si Saâd, fort satisfait de ma réponse, me dit : « Tu m’inspires grandement confiance, ya Hassân ! » Et il tira de son sein une bourse qu’il me mit entre es mains, et me dit : « Prends cette bourse. Elle contient les deux cents dinars en question. Et puisses-tu en faire un usage heureux et judicieux et y trouver le germe de la richesse ! Et sache bien que, moi et mon ami Si Saâdi, nous serons extrêmement réjouis d’apprendre un jour que tu es devenu, dans la prospérité, plus heureux que tu ne l’es dans les privations ! »

Alors moi, ô mon seigneur, ayant pris la bourse, je fus à la limite des transports de joie. Et mon émotion était telle que je fus incapable de faire dire à ma langue les paroles de gratitude qu’il était séant de prononcer en une pareille circonstance ; et c’est tout juste si je pus arriver à avoir assez de présence d’esprit pour m’incliner jusqu’à terre et prendre le bord de la robe de mon bienfaiteur, que je portai à mes lèvres et sur mon front. Mais il se hâta de la retirer avec modestie et prit congé de moi. Et, accompagné de son ami Si Saâdi, il se leva pour continuer sa promenade interrompue.

Quant à moi, lorsqu’ils se furent éloignés, la première pensée qui se présenta naturellement à mon esprit, fut de chercher où je pourrais bien mettre la bourse de deux cents dinars, pour qu’elle fût tout à fait en sûreté. Et comme, dans ma pauvre petite maison, composée d’une unique pièce, je n’avais ni armoire, ni odeur d’armoire, ni tiroir, ni coffre, ni rien de semblable, où cacher un objet à cacher, je fus extrêmement perplexe, et pensai un moment à aller enterrer cet argent dans quelque endroit désert, hors de la ville, en attendant de trouver le moyen de Le faire fructifier. Mais je me ravisai, en songeant que ma cachette pourrait, par malechance, être découverte ou que moi-même je pourrais être aperçu par quelque laboureur. Et aussitôt l’idée me vint que ce que j’avais encore de mieux à faire, c’était de cacher cette bourse dans les plis de mon turban. Et, à l’heure et à l’instant, je me levai, je fermai sur moi la porte de la boutique, et déroulai mon turban dans toute sa longueur. Et je commençai par tirer de la bourse dix pièces d’or que je mis à part pour les dépenses, et j’enveloppai le reste, avec la bourse, dans les plis de la toile, en la prenant par son bout extrême. Et, appliquant ce bout, noué sur la bourse, contre mon bonnet, je disposai de nouveau mon turban sur quatre tours parfaitement combinés. Et je pus alors respirer plus à mon aise.

Or, ce travail achevé, je rouvris la porte de ma boutique, et me hâtai d’aller au souk pour m’approvisionner de tout ce dont j’avais besoin. Je commençai d’abord par m’acheter une bonne quantité de chanvre, que je portai à ma boutique. Après quoi, comme il y avait longtemps qu’on n’avait vu de viande dans ma maison, j’allai à la boucherie, et j’achetai une épaule d’agneau. Et je pris le chemin de la maison, pour porter à ma femme cette épaule d’agneau, afin qu’elle nous l’accommodât aux tomates. Et d’avance je me réjouissais de la joie des enfants à la vue de ce mets succulent.

Mais, ô mon seigneur, ma présomption était trop notoire pour qu’elle restât sans châtiment. Car cette épaule, je l’avais posée sur ma tête, et je m’acheminais les bras ballants, l’esprit perdu dans mes rêves d’opulence. Et voici qu’un épervier affamé fondit soudain sur l’épaule d’agneau et, avant que je pusse lever le bras ou faire le moindre mouvement, il me l’enleva, ainsi que mon turban avec ce qu’il contenaît, et s’envola en tenant l’épaule dans son bec et le turban dans ses griffes.

Et moi, à cette vue, je me mis à pousser des cris si affreux que les hommes, femmes et enfants du voisinage en furent émus, et joignirent leurs cris aux miens pour effrayer le voleur et lui faire lâcher prise. Mais nos cris, au lieu de produire cet effet, ne firent qu’exciter l’épervier à accélérer ses battements d’ailes. Et il disparut bientôt dans les airs, avec mon bien et mes chances.

Et moi, fort dépité et attristé, je dus me résoudre à acheter un autre turban, ce qui fit une nouvelle diminution aux dix dinars d’or que j’avais pris soin de tirer de la bourse, et qui étaient maintenant tout mon avoir. Or, comme j’en avais déjà dépensé une bonne partie pour l’achat de mes provisions de chanvre, ce qui me restait était loin de suffire à me faire concevoir désormais de solides espérances sur mon avenir d’opulence. Mais, certes ! ce qui me causa le plus de peine et assombrit le monde devant mes yeux fut la pensée que mon bienfaiteur Si Saâd aurait une piètre satisfaction d’avoir si mal choisi l’homme à qui confier le placement de son argent et la réussite de l’expérience projetée. Et je me disais, en outre, que lorsqu’il apprendrait la malheureuse aventure, il la regarderait peut-être comme une invention de ma part, et m’accablerait de son mépris.

Quoi qu’il en soit, ô mon seigneur, tant que durèrent les quelques dinars qui me restaient, après le rapt de l’épervier, nous ne fûmes pas trop à plaindre à la maison. Mais quand les dernières petites monnaies en furent épuisées, nous retombâmes bientôt dans la même misère qu’auparavant, et je fus dans la même impuissance de me tirer de mon état. Pourtant je me gardai bien de murmurer contre les décrets du Très-Haut, et je pensai : « Ô pauvre, le Rétributeur t’a donné du bien dans le temps que tu t’y attendais le moins, et Il te l’a ôté presque dans le même temps, parce qu’Il lui a plu ainsi, et que ce bien était à Lui ! Résigne-toi devant Ses décrets, et soumets-toi à Sa volonté ! » Et pendant que moi j’étais dans ces sentiments, ma femme, à qui je n’avais pu m’empêcher de faire part de la perte que j’avais faite, et par quel endroit elle m’était venue, était tout à fait inconsolable. Et pour comble d’infortune, comme il m’était également échappé, dans le trouble où j’étais, de dire à mes voisins qu’en perdant mon turban je perdais la valeur de cent quatre-vingt-dix dinars d’or, mes voisins, à qui ma pauvreté était dès longtemps connue, ne firent que rire de mes paroles, avec leurs enfants, persuadés que la perte de mon turban m’avait rendu fou. Et les femmes, sur mon passage, disaient en riant : « Voilà celui qui laissa s’envoler sa raison avec son turban ! »

Tout cela !

Or, ô émir des Croyants, il y avait environ dix mois que l’épervier m’avait causé ce malheur, lorsque les deux seigneurs amis Si Saâd et Si Saâdi songèrent à venir me demander des nouvelles de l’usage que j’avais fait de la bourse de deux cents dinars. Et, tout en s’en venant de mon côté, Si Saâd disait à Si Saâdi : « Il y a déjà quelques jours que je pensais à notre ami Hassân, en me faisant un grand plaisir de la satisfaction que je vais avoir en te rendant témoin de la réussite de notre expérience ! Tu vas voir en lui un si grand changement, que nous aurons de la peine à le reconnaître. » Et, comme ils étaient déjà tout proches de la boutique, Si Saâdi répondit en souriant : « Il me semble, par Allah ! ô mon ami Saâd, que tu manges le concombre avant sa maturité. Quant à moi, avec mon propre œil, je vois déjà Hassân assis comme à l’ordinaire, avec du chanvre attaché à son orteil, mais aucun changement notable n’étonne ma vue en sa personne. Car le voici aussi pauvrement vêtu que par le passé, et la seule différence que je vois en lui, c’est que son turban est un peu moins dégoûtant et crasseux qu’il y a six mois. D’ailleurs regarde par toi-même, et tu verras que ce que je dis ne peut être contredit. »

Là-dessus Si Saâd, qui était déjà devant la boutique, m’examina et vit, lui aussi, que mon état était sans altération, et mon aspect sans amélioration. Et les deux amis entrèrent chez moi et, après les salams d’usage, Si Saâdi me dit : « Eh bien, Hassân, pourquoi cette mine défaite et ce visage de travers ? Sans doute, tes affaires te donnent du tracas, et le changement de vie t’attriste quelque peu ! » Et moi, les yeux baissés, je répondis : « Ô mes maîtres, qu’Allah prolonge votre vie, mais le destin est toujours mon ennemi, et les tribulations du présent sont pires que celles du passé. Quant à la confiance que mon maître Si Saâd a placée en son esclave, elle est trahie, non point il est vrai du fait de son esclave, mais du fait de l’hostilité du destin ! » Et je leur racontai mon aventure dans tous ses détails, telle que je te l’ai racontée, ô émir des Croyants. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Lorsque j’eus terminé mon récit, je vis que Si Saâdi souriait avec malice, en regardant Si Saâd, fort désappointé. Et il y eut un moment de silence, au bout duquel Si Saâd me dit : « Certes, le succès n’est pas tel que je l’attendais. Mais je ne te ferai point de reproches, bien que cette histoire d’épervier soit quelque peu étrange, et que je puisse, à bon droit, la contester et te soupçonner de t’être diverti, de t’être régalé et d’avoir fait bonne chère avec l’argent que je t’ai donné pour un tout autre usage. Quoi qu’il en soit, je veux, encore une fois, tenter l’expérience avec toi, et te remettre une seconde somme, égale à la première. Car je ne veux pas que mon ami Saâdi ait gain de cause sur une seule tentative de ma part ! »

Et, ayant ainsi parlé, il me compta deux cents dinars, en me disant : « J’aime à croire que cette fois tu ne cacheras pas cette somme dans ton turban…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … J’aime à croire que cette fois tu ne cacheras pas cette somme dans ton turban. » Et, comme déjà je lui prenais les mains pour les porter à mes lèvres, il me quitta et s’en alla avec son ami.

Or, moi, je ne repris pas mon travail après leur départ, et je me hâtai de fermer la boutique et de rentrer à la maison, sachant qu’à cette heure je ne risquais pas d’y rencontrer ma femme et les enfants. Et je mis à part dix dinars d’or, sur les deux cents, et j’enveloppai les cent quatre-vingt-dix autres dans un linge que je nouai. Et il ne s’agissait plus que de trouver le lieu sûr où cacher ce dépôt. Aussi, après y avoir longtemps réfléchi, je m’avisai de le mettre au fond d’une jarre pleine de son, où je m’imaginais bien que personne ne songerait à aller le chercher. Et, ayant replacé la jarre dans son coin, je sortis, tandis que ma femme rentrait pour préparer le repas. Et je lui dis, en la quittant, que j’allais faire une emplette de chanvre, mais que je serais rentré pour l’heure du repas.

Or, pendant que j’étais dans le souk pour faire cette emplette, un vendeur de cette terre à décrasser les cheveux dont les femmes se servent au hammam, vint à passer par la rue et se fit annoncer par son cri. Et ma femme, qui depuis longtemps ne s’était décrassé les cheveux, appela le vendeur. Mais comme elle n’avait point d’argent sur elle, elle ne savait comment faire pour le payer, et elle pensa, se disant en elle-même : « Cette jarre de son, qui est ici depuis longtemps, ne nous est pour le moment d’aucune nécessité. Je vais donc la donner au vendeur en échange de sa terre à décrasser les cheveux. » Et il en fut ainsi. Et le vendeur, ayant consenti à ce troc, le marché fut conclu. Et il emporta la jarre, avec son contenu.

Quant à moi, à l’heure du repas, je revins chargé de chanvre, autant que j’en pouvais porter, et je le mis dans la soupente que j’avais ménagée à cet effet dans la maison. Puis je me hâtai d’aller, sans en avoir l’air, jeter un coup d’œil du côté de la jarre qui contenait mes chances. Et je vis ce que je vis. Et je demandai avec précipitation à ma femme pourquoi elle avait enlevé la jarre de sa place habituelle. Et elle me répondit tranquillement en me racontant le troc en question. Et, du coup, la mort rouge entra dans mon âme. Et je m’affalai sur le sol comme un homme pris de vertige. Et je m’écriai : « Éloigné soit le Lapidé, ô femme ! Tu viens d’échanger ma destinée, ta destinée et la destinée de nos enfants contre un peu de terre à décrasser les cheveux. Nous sommes, cette fois, perdus sans recours ! » Et, en peu de mots, je la mis au courant de l’affaire. Et, dans son désespoir, elle se mit à se lamenter, à se frapper la poitrine, à s’arracher les cheveux et à se déchirer les habits. Et elle s’écriait : « Ô notre malheur par ma faute ! J’ai vendu la chance des enfants à ce vendeur de terre à décrasser, que je ne connais pas. C’est la première fois qu’il passe par notre rue, et je ne pourrai jamais plus le trouver, surtout maintenant qu’il aura fait la découverte de la bourse. » Puis, avec la réflexion, elle se mit à me reprocher mon manque de confiance en elle, dans une affaire de cette importance, en me disant que ce malheur aurait été sûrement évité si je lui avais fait part de mon secret. Et d’ailleurs il serait trop long de te rapporter, ô mon seigneur, toi qui n’ignores point combien les femmes sont éloquentes dans l’affliction, tout ce que la douleur lui mit alors dans la bouche. Et je ne savais comment faire pour la calmer. Je lui disais : « Ô fille de l’oncle, modère-toi, de grâce ! Tu ne vois pas que tu vas attirer tous les voisins par tes cris et par tes pleurs, et il n’est vraiment pas besoin qu’ils soient informés de cette seconde disgrâce, alors que déjà ils n’ont pas assez de paroles moqueuses et de sourires pour nous tourner en dérision et nous humilier, à cause de l’épervier. Et, cette fois, à nous railler de notre simplicité, ils doubleront leur plaisir. Aussi est-il préférable pour nous, qui avons goûté déjà à leurs railleries, de dissimuler cette perte, et de la supporter patiemment, en nous soumettant aux décrets du Très-Haut. D’ailleurs bénissons-le de ce qu’il a bien voulu ne retirer de Ses dons que deux cent quatre-vingt-dix pièces en nous laissant ces dix dont l’emploi ne laissera pas de nous apporter quelque soulagement. » Mais, quelque bonnes que fussent mes raisons, ma femme eut bien de la peine à s’y rendre. Et ce ne fut que peu à peu que je réussis à la consoler, en lui disant : « Nous sommes des pauvres, c’est vrai. Mais, en somme, les riches, qu’ont-ils dans la vie de plus que nous ? Ne respirons-nous pas le même air ? Ne jouissons-nous pas du même ciel et de la même lumière ? Et ne meurent-ils pas, en fin de compte, comme nous-mêmes ? » Et, de parler ainsi, ô mon seigneur, je finis, non seulement par la convaincre, mais par me convaincre moi-même. Et je continuai mon travail, avec un esprit aussi libre que si ces deux affligeantes aventures ne nous étaient pas arrivées.

Pourtant une seule chose restait qui continuait à me chagriner : j’étais inquiet quand je me demandais à moi-même comment je pourrais soutenir la présence de Si Saâd, mon bienfaiteur, lorsqu’il viendrait me demander compte de l’emploi des deux cents dinars d’or. Et cette idée noircissait le monde et la vie devant mon visage.

Enfin, le jour tant redouté arriva, qui me mit en présence des deux amis. Et Si Saâd, d’avoir ainsi tardé à venir prendre de mes nouvelles, devait sans aucun doute dire à Si Saâdi : « Ne nous pressons pas d’aller trouver Hassân le cordier. Car plus nous différerons notre visite, plus il se sera enrichi, et plus la satisfaction que j’en aurai sera grande. » Et Si Saâdi devait, je suppose, lui répondre en souriant : « Par Allah ! je ne demande pas mieux que d’être de ton avis. Seulement je crois fort que le pauvre Hassân aura encore beaucoup de chemin à parcourir avant d’arriver à l’endroit où l’attend l’opulence. Mais nous voici arrivés. Et il va lui-même nous dire où en sont ses affaires ! »

Et moi, ô émir des Croyants, j’étais si confus que je n’avais qu’une envie, et c’était d’aller me cacher à leur vue ; et je souhaitais de toutes mes forces voir la terre s’entr’ouvrir et m’avaler. Aussi, quand ils furent devant la boutique, je fis semblant de ne pas les apercevoir, et je continuai à avoir l’air d’être fort attaché à mon travail de cordier. Et je ne levai les yeux, pour les regarder, que lorsqu’ils m’eurent donné le salam et que je fus obligé de le leur rendre. Et, pour que mon supplice et ma gêne ne durassent pas longtemps, je ne voulus même pas attendre qu’ils me questionnassent, et je me tournai résolument vers Si Saâd et lui racontai, tout d’une haleine, le second malheur qui m’était arrivé, à savoir le troc fait par ma femme de la jarre de son, où j’avais caché la bourse, contre un peu de terre à décrasser les cheveux. Et, m’étant soulagé quelque peu de la sorte, je baissai les yeux, regagnai ma place et repris mon travail en attachant de nouveau l’écheveau de chanvre à mon orteil gauche. Et je pensai : « J’ai dit ce que j’avais à dire. Et Allah seul sait ce qui arrivera ! »

Or, loin de se fâcher contre moi ou de m’injurier, en me traitant de menteur et d’homme de mauvaise foi, Si Saâd sut se contenir, sans rien trahir du dépit où il était de voir que la destinée lui donnait tort avec une telle persistance. Et il se contenta de me dire : « Après tout, Hassân, il est possible que tout ce que tu me racontes là soit la vérité, et que véritablement la seconde bourse soit partie, comme était partie sa sœur. Pourtant, en vérité, il est quelque peu étonnant que l’épervier et le vendeur de terre à décrasser se soient trouvés là juste au moment précis où tu étais distrait ou absent, pour enlever ce qui était si bien caché. Quoi qu’il en soit, je renonce désormais à tenter de nouvelles expériences ! » Puis il se tourna vers Si Saâdi, et lui dit : « Mais, ô Saâdi, je ne persiste pas moins à penser que sans argent rien n’est possible, et qu’un pauvre restera pauvre tant qu’il n’a pas, par son travail, forcé le destin à lui être favorable. »

Mais Si Saâdi répondit : « Quelle erreur est la tienne, ô généreux Saâd ! Tu n’as pas hésité, pour faire triompher ton opinion, à jeter quatre cents dinars moitié à un épervier et moitié à un vendeur de terre à décrasser les cheveux. Eh bien, pour ma part, je ne serai pas aussi généreux que tu l’as été. Mais je veux seulement, à mon tour, essayer de te prouver que le jeu du destin est la seule règle de notre vie, et que les décrets du destin sont les seuls éléments de chance ou de malechance sur lesquels nous puissions compter. » Puis il se tourna vers moi et, me montrant un gros morceau de plomb qu’il venait de ramasser à terre, il me dit : « Ô Hassân que la chance a fui jusqu’à présent, je voudrais bien te venir en aide, comme l’a fait mon généreux ami Si Saâd. Mais Allah ne m’a pas favorisé d’autant de richesses, et tout ce que je puis te donner c’est ce morceau de plomb, qu’a sans doute perdu quelque pêcheur en traînant à terre ses filets. »

À ces paroles de Si Saâdi, son ami Si Saâd se mit à rire aux éclats, croyant qu’il voulait me faire quelque plaisanterie. Mais Si Saâdi n’y prêta pas attention, et me tendit, d’un air grave, le morceau de plomb, en me disant : « Prends-le, et laisse rire Si Saâd. Car un jour viendra où ce morceau de plomb, si tel est le décret du destin, te sera plus utile que tout l’argent des mines. »

Et moi, sachant quel homme de bien était Si Saâdi, et combien grande était sa sagesse, je ne voulus point le froisser en faisant la moindre observation. Et je pris le morceau de plomb qu’il me tendait, et le serrai soigneusement dans ma ceinture vide de toute monnaie. Et je ne manquai pas de le remercier chaleureusement et pour ses bons souhaits et pour ses bonnes intentions. Et là-dessus les deux amis me quittèrent pour continuer leur promenade, tandis que je me remettais à mon travail.

Et lorsque, le soir, je fus rentré à la maison, et qu’après le repas je me déshabillai pour me coucher, je sentis soudain quelque chose rouler à terre. Et, l’ayant cherché et ramassé, je trouvai que c’était le morceau de plomb qui avait glissé de ma ceinture. Et, sans y attacher la moindre importance, je le mis dans le premier endroit venu, et m’étendis sur le matelas, où je ne tardai pas à m’endormir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… sur le matelas, où je ne tardai pas à m’endormir.

Or cette nuit-là, en se réveillant de fort bonne heure selon son habitude, un pêcheur de mes voisins s’aperçut, en inspectant ses filets avant de les charger sur son dos, qu’il y manquait un morceau de plomb, juste à une place où l’absence de plomb était un grave défaut pour le bon fonctionnement de son gagne-pain. Et, comme il n’en avait pas de rechange sous la main, et que ce n’était guère l’heure d’aller en acheter au souk, vu que toutes les boutiques étaient fermées, il fut dans une grande perplexité en songeant que s’il ne partait pas à la pêche deux heures avant le jour, il n’aurait pas de quoi nourrir sa famille le lendemain. Et il se décida alors à dire à sa femme d’aller, malgré l’heure inopportune et le dérangement, réveiller ses plus proches voisins, et leur exposer la situation en les priant de lui trouver un morceau de plomb qui suppléât à celui qui manquait à son filet.

Et comme nous étions précisément les plus proches voisins du pêcheur, la femme vint frapper à notre porte, tout en pensant, sans doute : « Je veux bien essayer de demander du plomb à Hassân le cordier, bien que je sache par expérience que c’est justement chez lui qu’il faut aller quand on n’a besoin de rien. » Et elle continua à frapper à la porte, jusqu’à ce que je fusse réveillé. Et je criai : « Qui est à la porte ? » Elle répondit : « C’est moi, la fille de l’oncle du pêcheur un tel, ton voisin ! Ô Hassân, mon visage est noirci de te déranger de la sorte dans ton sommeil, mais il s’agit du gagne-pain du père des enfants, et j’ai contraint mon âme à cet acte d’incivilité. Excuse-nous, de grâce ! et dis-moi, afin que je ne te retienne pas plus longtemps hors de ton lit, si tu n’as pas un morceau de plomb à prêter à mon époux pour qu’il en accommode ses filets. »

Et aussitôt je me rappelai le morceau de plomb que m’avait donné Si Saâdi, et je pensai : « Par Allah ! je ne saurais mieux l’utiliser qu’en rendant service à mon voisin, le père des enfants. » Et je répondis à la voisine que j’en avais précisément un morceau qui pourrait faire l’affaire, et j’allai chercher à tâtons le morceau en question, et le remis à ma femme afin qu’elle le donnât elle-même à la voisine.

Et la pauvre femme, ravie de n’être pas venue en vain et de ne pas rentrer sans résultat à sa maison, dit à ma femme : « Ô notre voisine, c’est là un bien grand service que le cheikh Hassân nous rend cette nuit. Aussi, en retour, tout le poisson que mon époux amènera du premier jet de ses filets sera écrit à votre chance, et nous vous l’apporterons demain sur notre tête ! » Et elle se hâta d’aller remettre le morceau de plomb à notre voisin le pêcheur qui en accommoda aussitôt ses filets, et partit pour la pêche deux heures avant le jour, selon la coutume.

Or, le premier coup de filet, à notre chance, n’amena qu’un seul poisson. Mais ce poisson était long de plus d’une coudée, et gros à proportion. Et il nous le mit de côté dans son panier, et continua sa pêche. Mais de tout le poisson qu’il amena pas un n’égalait le premier en beauté et en grosseur. Aussi, quand il eut achevé sa pêche, son premier soin, avant d’aller vendre au souk le produit de sa pêche, fut de mettre le poisson réservé sur une couche de feuillage odorant et de nous l’apporter, en nous disant : « Qu’Allah vous le rende délicieux et réjouissant ! » Et il ajouta : « Je vous prie d’agréer ce don, bien qu’il ne soit pas suffisant et convenable. Et excusez-nous du peu, ô voisins ! Car c’est là votre chance, et c’est là tout mon premier coup de filet. » Et moi je répondis : « C’est là un marché où tu es notre dupe, ô voisin ! Car c’est la première fois qu’on vend un poisson de cette beauté et de ce prix pour un morceau de plomb qui vaut à peine une petite monnaie de cuivre. Mais nous recevons cela en cadeau de ta part, pour ne pas te faire de déplaisir, et parce que tu le fais d’un cœur amical et généreux. » Et nous échangeâmes encore quelques civilités, et il s’en alla.

Et moi je remis à mon épouse le poisson du pêcheur, en lui disant : « Tu vois, ô femme, que Si Saâdi n’avait pas tort, qui m’avait dit qu’un morceau de plomb pourrait m’être plus utile, si Allah veut, que tout l’or du Soudan. Voici un poisson comme jamais n’en ont eu sur leurs plateaux les émirs et les rois. » Et mon épouse, bien que fort réjouie à la vue de ce poisson, ne laissa pas néanmoins de me répondre : « Oui, par Allah ! mais comment m’y prendrai-je pour l’accommoder ? Nous n’avons pas de gril, et nous n’avons pas, non plus, de vase assez grand pour le faire cuire en son entier. » Et je répondis : « Qu’à cela ne tienne, nous le mangerons bien, qu’il soit entier ou en morceaux ! N’aie donc pas de scrupules pour sacrifier sa vue extérieure, et ne crains pas de le couper en morceaux pour nous le faire cuire en ragoût. » Et ma femme, l’ayant fendu par le milieu, retira les entrailles, et vit au milieu de ces entrailles quelque chose qui brillait d’un vif éclat. Elle le retira, le lava dans le seau, et nous vîmes que c’était un morceau de verre, gros comme un œuf de pigeon, et transparent comme l’eau du rocher. Et, après que nous l’eûmes regardé quelque temps, nous le donnâmes à nos enfants, pour qu’ils s’en fissent un jouet, et qu’ils ne gênassent pas leur mère qui préparait l’excellent poisson.

Or, le soir, au moment du repas, ma femme s’aperçut que bien qu’elle n’eût pas encore allumé sa lampe à huile, une lumière, qu’elle n’avait pas elle-même produite, éclairait la chambre. Et elle regarda de tous côtés pour voir d’où venait cette lumière, et elle vit qu’elle était projetée par l’œuf de verre laissé à terre par les enfants. Et elle prit cet œuf, et le posa sur le bord de l’étagère, à la place ordinaire de la lampe. Et nous fûmes à la limite de l’étonnement en voyant la vivacité de la lumière qui en sortait, et je m’écriai : « Par Allah ! ô fille de l’oncle, voici que le morceau de plomb de Si Saâdi non seulement nous nourrit, mais nous éclaire, et nous épargnera désormais l’achat de l’huile à brûler. »

Et, à la clarté merveilleuse de cet œuf de verre, nous mangeâmes le délectable poisson, en nous entretenant de notre double aubaine en ce jour béni, et en glorifiant le Rétributeur pour Ses bienfaits. Et nous nous couchâmes, cette nuit-là, satisfaits de notre sort, et ne souhaitant rien de mieux que la continuation d’un tel état de choses.

Or, le lendemain, le bruit de notre découverte de ce verre lumineux dans le ventre du poisson, ne tarda pas, grâce à la longue langue de la fille de l’oncle, à se répandre dans le quartier. Et bientôt ma femme reçut la visite d’une juive de nos voisines, dont le mari était joaillier dans le souk. Et, après les salams et salutations de part et d’autre, la juive, après avoir longtemps considéré l’œuf de verre, dit à mon épouse : « Ô ma voisine Aischah, remercie Allah qui m’a conduite aujourd’hui chez toi. Car, comme ce morceau de verre me plaît, et que j’ai un morceau de verre à peu près semblable dont je me pare quelquefois et qui ferait la paire avec celui-ci, j’aimerais te l’acheter, et je t’en offre, sans marchander, l’énorme somme de dix dinars en or neuf ! » Mais nos enfants, qui entendirent parler de vendre leur jouet, se mirent à pleurer, en priant leur mère de le leur garder. Et pour les apaiser, et parce qu’aussi cet œuf nous tenait lieu de lampe, elle éluda l’offre si tentante, au grand dépit de la juive qui s’en alla fort marrie.

Sur ces entrefaites, je rentrai de mon travail, et ma femme me mit au courant de ce qui venait de se passer. Et je lui répondis : « Certes, ô fille de l’oncle, si cet œuf de verre n’avait pas quelque valeur, cette fille des juifs ne nous aurait pas offert cette somme de dix dinars. Je prévois donc qu’elle reviendra à la charge, pour nous en offrir davantage. Mais, suivant ce que je verrai, je tiendrai bon, afin de faire monter l’offre. » Et cela me fit aussitôt penser aux paroles de Si Saâdi qui m’avait prédit qu’un morceau de plomb pouvait faire sûrement la fortune d’un homme, si telle était sa destinée. Et j’attendis en toute confiance que ma destinée se montrât enfin, après m’avoir fui si longtemps.

Or, le soir même, selon mes prévisions, la juive, épouse du joaillier, vint faire une seconde visite à mon épouse ; et, après les salams et salutations d’usage, elle lui dit : « Ô ma voisine Aischah, comment peux-tu mépriser les dons du Rétributeur ? Et n’est-ce point les mépriser que de repousser le pain que je t’offre pour un morceau de verre ! Mais, puisque c’est pour le bien de tes enfants, sache que j’ai parlé à mon mari de cet œuf-là, et il a consenti, parce que je suis enceinte et qu’il ne faut pas que le désir des femmes enceintes rentre en elle inexaucé, à me laisser t’offrir vingt dinars d’or, en or neuf, en échange de ton morceau de verre ! »

Mais ma femme, qui avait reçu mes instructions à ce sujet, répondit : « Eh, ouallah ! ô voisine, tu me fais rentrer en moi-même. Mais moi je n’ai point de parole à la maison, c’est le fils de mon oncle qui est le maître de la maison et de son contenu, et c’est à lui qu’il faut s’adresser. Attends donc son retour pour lui faire ton offre ! »

Et donc, lorsque je fus rentré, la juive me répéta ce qu’elle avait dit à mon épouse, et ajouta : « Je t’apporte le pain de tes enfants, ô homme, pour un morceau de verre. Mais mon désir de femme enceinte doit être satisfait, et mon époux ne veut pas charger sa conscience de la rentrée du désir des femmes enceintes. C’est pourquoi il a consenti à me laisser te proposer cet échange et cette vente, avec une si grande perte pour lui ! »

Et moi, ô mon seigneur, ayant laissé cette juive me débiter tout ce qu’elle voulait me débiter, je pris mon temps pour lui répondre, et je finis, pour toute réponse, par la regarder sans dire un mot, en hochant simplement la tête.

À cette vue, la fille des juifs devint bien jaune de teint, me regarda avec des yeux pleins de défiance et me dit : « Prie sur ton Prophète, ô musulman ! » Et je répondis aussi : « Sur Lui la prière et la paix, ô mécréante, et les plus choisies des bénédictions du Dieu unique ! » Et elle reprit : « Pourquoi cet œil vide, ô père des enfants, et ce hochement de la négation devant les bienfaits du Rétributeur sur ta maison, par notre entremise ! » Je répondis : « Les bienfaits d’Allah sur Ses croyants, ô fille des mécréants, sont déjà incalculables ! Qu’il soit glorifié, sans l’entremise de ceux qui errent hors de la voie droite ! » Et elle me dit : « Alors, tu refuses les vingt dinars d’or ? » Et moi ayant fait de nouveau le signe du refus, elle me dit ; « Eh bien, ô voisin, je t’offre pour ton verre cinquante dinars d’or ! Es-tu satisfait ? » Et, de nouveau, de mon air le plus détaché, je fis un hochement négatif de tête. Et je regardai ailleurs…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et de nouveau, de mon air le plus détaché, je fis un hochement négatif de tête. Et je regardai ailleurs.

Alors la femme du joaillier ramassa ses voiles, comme pour s’en aller, se dirigea vers la porte, fit le geste de l’ouvrir et, comme se ravisant tout d’un coup, se tourna vers moi et me dit : « La dernière parole ! Cent dinars d’or ! Et encore je ne sais si mon mari voudra m’accorder cette formidable somme ! »

Et moi je condescendis alors à répondre et je lui dis, non sans un air de profond détachement : « Ce n’est pas pour te voir t’en aller mécontente, ô voisine, mais tu es bien loin de compte. Car cet œuf de verre, dont tu m’offres ce prix dérisoire de cent dinars, est une chose merveilleuse, et son histoire est aussi merveilleuse que lui-même. C’est pourquoi, et uniquement pour te faire plaisir à toi et à notre voisin, et ne point faire rentrer le désir d’une femme enceinte, je me bornerai à réclamer, comme prix de cet œuf lumineux, la somme de cent mille dinars d’or, pas un de plus, pas un de moins. Et c’est à prendre ou à laisser, car d’autres joailliers m’en offriront davantage, qui sont plus au courant que ton mari de la valeur réelle des belles choses uniques ! Quant à moi, je jure devant Allah l’Omniscient que je ne reviendrai point sur cette estimation, soit pour l’augmenter, soit pour la diminuer. Ouassalam ! »

Lorsque la femme du juif eut entendu ces paroles et qu’elle en eut compris la signification, elle ne trouva rien à répliquer, et me dit, en s’en allant : « Moi, je ne vends point ni n’achète. Mais c’est mon mari qui est la tête. Si la chose lui convient, il t’en parlera. Promets-moi seulement d’avoir la patience, avant d’engager avec d’autres des pourparlers, d’attendre qu’il ait vu lui-même cet œuf de verre ! » Et je lui en fis la promesse. Et elle s’en alla.

Or, moi, ô émir des Croyants, après ce débat, je ne doutai plus que cet œuf que je croyais être de verre ne fût une gemme d’entre les gemmes de la mer, tombée de la couronne de quelque roi marin. Et d’ailleurs je savais, comme tout le monde, quels trésors gisent dans les profondeurs, dont se parent les filles de la mer et les reines de la mer. Et cette trouvaille était pour me confirmer dans ma croyance. Et je glorifiai le Rétributeur qui, par l’entremise du poisson du pêcheur, avait mis entre mes mains ce merveilleux échantillon des parures des adolescentes marines. Et je résolus de ne point démordre du chiffre de cent mille dinars, que j’avais fixé à la femme du juif, tout en pensant que j’aurais mieux fait de ne point me hâter de fixer de la sorte mon estimation, alors que j’aurais pu, peut-être, en obtenir davantage du joaillier juif. Mais comme j’avais fixé ce chiffre solennellement, je ne voulus point me dédire, et me promis de m’en tenir à ce que j’avais indiqué.

Et, comme je l’avais prévu, le joaillier juif, en personne, ne tarda pas à se présenter chez moi. Et il avait un air retors qui ne m’annonçait vraiment rien de bon, et m’avertissait plutôt que le fils des cochons allait se servir de toute sa rouerie pour me subtiliser la gemme, comme si de rien n’était. Et moi, de mon côté, je me mis sur mes gardes, tout en prenant l’air le plus souriant et le plus accueillant, et je le priai de prendre place sur la natte. Et, après les salams et salutations d’usage, il me dit : « J’espère, ô voisin, que le chanvre n’est pas trop cher, ces temps-ci, et que les affaires de ta boutique sont bénies ! » Et moi, sur le même ton, je répondis : « La bénédiction d’Allah ne fait point défaut à Ses Croyants, ô voisin. Mais j’espère que les affaires dans le souk des joailliers te sont favorables. » Et il me dit : « Par la vie d’Ibrahim et de Yacoub, ô voisin, elles périclitent ! elles périclitent ! Et c’est à peine si nous avons de quoi manger du pain et du fromage. » Et nous continuâmes à parler de la sorte, pendant un bon moment, sans aborder la question qui seule nous intéressait, jusqu’à ce que le juif, voyant qu’il n’obtenait rien de moi par ce moyen, finît par me dire, le premier : « La fille de mon oncle, ô voisin, m’a parlé d’un certain œuf de verre, d’ailleurs sans grande valeur, qui sert de jouet à tes enfants, et tu sais que lorsqu’une femme est enceinte, comme l’est la mienne, des désirs lui viennent qui sont étranges et bizarres. Mais malheureusement il nous faut satisfaire ces désirs, même s’ils sont irréalisables, faute de quoi l’objet désiré pourrait s’imprimer sur le corps de l’enfant et le déformer. Et, dans le cas actuel, comme le désir de ma femme s’est porté sur cet œuf de verre, je crains beaucoup, si je ne la satisfais pas, de voir cet œuf se reproduire avec toute sa grosseur sur le nez de notre enfant, à sa naissance, ou sur telle autre partie plus délicate encore et que la décence m’empêche de nommer. Je te prie donc, ô voisin, de me montrer d’abord cet œuf de verre, et, au cas où je verrais qu’il m’est impossible d’en acquérir un pareil au souk, de vouloir bien me le céder, moyennant tel prix raisonnable que tu m’indiquerais, sans trop profiter de la situation. »

Et moi, à ces paroles du juif, je répondis : « J’écoute et j’obéis. » Et je me levai et allai vers mes enfants, qui jouaient dans la cour avec l’œuf en question, et le pris d’entre leurs mains, malgré leurs cris et leurs protestations. Puis je revins dans la chambre, où le juif m’attendait assis sur la natte, et j’en fermai la porte et les fenêtres de façon à y faire l’obscurité complète, tout en m’excusant du procédé. Et, cela fait, je tirai l’œuf de mon sein, et le posai, bien en vue, sur un tabouret, devant le juif.

Et aussitôt la chambre fut illuminée, comme si quarante flambeaux y eussent brûlé. Et le juif, à cette vue, ne put s’empêcher de s’écrier : « C’est la gemme de Soleïmân ben Daoud, une de celles qui ornent sa couronne ! » Et, s’étant exclamé de la sorte, il s’aperçut qu’il en avait trop dit, et se rattrapa, en ajoutant : « Mais j’en ai déjà eu de semblables entre les mains. Et, comme elles n’étaient pas de vente courante, je m’étais hâté de les revendre, avec perte ! Hélas, pourquoi faut-il maintenant que la fille de l’oncle soit enceinte et m’oblige à acquérir une chose invendable ? » Puis il me dit : « Combien, ô voisin, demandes-tu pour la vente de cet œuf marin ? » Et je répondis : « Il n’est pas à vendre, ô voisin ! mais je pourrais te le donner, pour ne point faire rentrer le désir de la fille de ton oncle ! Et j’ai déjà fixé le prix de cette cession. Je ne me dédirai pas, Allah m’est témoin ! » Et il me dit : « Sois raisonnable, ô fils des gens de bien, et ne ruine pas ma maison ! Si je vendais ma boutique et ma maison, et si je me vendais moi-même au souk des crieurs, avec ma femme et mes enfants, je ne pourrais arriver à réaliser le chiffre exorbitant que tu as fixé, par manière de plaisanterie, sans aucun doute ! Cent mille dinars d’or, ya Allah ! cent mille dinars d’or, ô cheikh, pas un de plus, pas un de moins ! C’est ma mort que tu réclames ! » Et moi, ayant rouvert la porte et les fenêtres, je répondis tranquillement : « Cent mille dinars, pas un de plus ! l’augmentation serait illicite. Mais pas un de moins ! C’est à prendre ou à laisser ! » Et j’ajoutai : « Et encore ! si j’avais su que cet œuf merveilleux était une gemme d’entre les gemmes marines de la couronne de Soleïmân ben Daoud — sur eux deux la prière et la paix ! — ce n’est point cent mille dinars que j’eusse demandés, mais dix fois cent mille, et, en outre, quelques colliers et bijoux de ta boutique comme présent à ma femme qui a amorcé l’affaire en ébruitant notre découverte. Estime-toi donc bien heureux d’en être quitte à ce prix dérisoire, ô homme, et va chercher ton or. »

Et le joaillier juif, le nez bien allongé, voyant qu’il n’y avait rien à faire, se recueillit un instant, puis me regarda avec résolution, et dit, en poussant Un grand soupir : « L’or est à la porte ! Donne la gemme ! » Et, ce disant, il mit la tête à la fenêtre, et cria à un esclave nègre qui stationnait dans la rue et tenait par la bride un mulet chargé de plusieurs sacs : « Ho ! Moubarak, monte ici les sacs et la balance ! »

Et le nègre monta chez moi les sacs remplis de dinars, et le juif les éventra l’un après l’autre et me pesa les cent mille dinars, comme je les avais demandés, pas un de plus et pas un de moins. Et la fille de mon oncle vida notre grand coffre en bois, le seul que nous possédions, de toutes les hardes qu’il contenait, et nous le remplîmes avec l’or du juif. Et alors seulement je tirai de mon sein, où je l’avais mise en sûreté, la gemme alomonique, et la remis au juif en lui disant : « Puisses-tu la revendre dix fois plus cher que tu ne viens de l’acheter ! » Et il se mit à rire jusqu’aux oreilles, en me disant : « Par Allah ! ô cheikh, elle n’est pas à vendre. Elle est destinée à satisfaire le désir de ma femme enceinte. » Et il prit congé de moi et me fit voir la largeur de ses épaules.

Et voilà pour lui !

Mais pour ce qui est de Si Saâd, de Si Saâdi et de ma destinée par l’entremise du poisson, voici…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Mais pour ce qui est de Si Saâd, de Si Saâdi et de ma destinée par l’entremise du poisson, voici !

Lorsque je me vis ainsi, du jour au lendemain, riche bien plus que ne l’eût souhaité mon âme, et enfoui dans l’or et l’opulence, je n’oubliai point que je n’étais en somme qu’un ancien pauvre cordier, fils de cordier, et je remerciai le Rétributeur pour Ses bienfaits, et je réfléchis à l’usage que je devais faire désormais de mes richesses. Mais j’eusse voulu d’abord aller embrasser la terre entre les mains de Si Saâdi, pour lui témoigner ma gratitude, et en user de même à l’égard de Si Saâd, à qui, en fin de compte, et bien qu’il n’eût pas réussi comme Si Saâdi dans les bonnes intentions qu’il avait eues pour moi, je devais d’être ce que j’étais. Mais la timidité m’en empêcha ; et, d’ailleurs, je ne savais pas exactement où ils demeuraient tous les deux. C’est pourquoi je préférai attendre qu’ils vinssent de leur propre mouvement demander des nouvelles du pauvre cordier Hassân, — qu’Allah l’ait en Sa compassion, celui-là, puisqu’il est déjà trépassé et que sa jeunesse fut misérable !

Et, en attendant, je résolus de faire le meilleur usage possible de la fortune qui m’avait été écrite. Et mon premier acte fut, non point de m’acheter de riches habits ou des affaires somptueuses, mais d’aller trouver tous les pauvres cordiers de Baghdad, qui vivaient dans le même état de misère que celui dans lequel j’avais si longtemps vécu, et, les ayant assemblés, je leur dis : « Voici que le Rétributeur m’a écrit l’aisance et m’a envoyé Ses bienfaits alors que j’étais le dernier à les mériter. Et c’est pourquoi, ô frères musulmans, je tiens à ce que les faveurs du Très-Haut ne restent point accumulées sur la même tête, et que vous puissiez en bénéficier selon vos besoins. Aussi, dès aujourd’hui, je vous prends tous à mon service, en vous engageant à travailler pour moi aux ouvrages de corderie, avec la certitude d’être largement payés, selon votre habileté, à la fin de votre journée. De cette manière, vous avez la certitude de gagner largement le pain de votre famille, sans jamais être en peine du lendemain. Et voilà pourquoi je vous ai assemblés dans ce local. Et c’est là ce que j’avais à vous dire. Mais Allah est plus généreux et plus magnanime ! »

Et les cordiers me remercièrent et me louèrent pour mes bonnes intentions à leur égard, et acceptèrent ce que je leur proposais. Et depuis lors ils continuèrent à travailler pour mon compte, dans la tranquillité, heureux d’assurer leur vie et celle de leurs enfants. Et moi-même, grâce à cette organisation, je ne fis qu’accroître mes revenus et consolider ma situation.

Or, il y avait déjà quelque temps que j’avais abandonné mon ancienne pauvre maison pour m’établir dans une autre que j’avais fait bâtir à grands frais, au milieu des jardins, quand Si Saâd et Si Saâdi pensèrent enfin à venir prendre des nouvelles du pauvre cordier Hassân qu’ils connaissaient. Et leur étonnement fut extrême quand nos anciens voisins, qu’ils interrogèrent en voyant ma boutique fermée comme si j’étais mort, leur eurent annoncé que non seulement j’étais encore vivant mais que j’étais devenu l’un des marchands les plus riches de Baghdad, que j’habitais un merveilleux palais au milieu des jardins, et qu’on ne m’appelait plus Hassân le cordier, mais Si Hassân le Magnifique.

Alors, s’étant fait donner des indications précises sur le lieu où se trouvait mon palais, ils s’y dirigèrent et ne tardèrent pas à arriver devant le grand portail qui donnait accès aux jardins. Et le portier leur fit traverser une forêt d’orangers et de citronniers chargés de fruits et dont les racines se rafraîchissaient à une eau vive qui coulait perpétuellement dans une rigole prenant sa source à la rivière. Et quand ils arrivèrent à la salle de réception, ils étaient déjà sous l’enchantement de la fraîcheur, de l’ombrage, du murmure de l’eau et du chant des oiseaux.

Et moi, dès que l’un de mes esclaves m’eut annoncé leur arrivée, je vins à leur rencontre avec empressement et voulus leur prendre le bord de la robe pour la baiser. Mais ils m’en empêchèrent, et m’embrassèrent comme si j’étais leur frère, et je les invitai à prendre place dans le kiosque qui avançait sur le jardin, en les priant de s’asseoir à la place d’honneur, qui leur était due. Et je m’assis un peu plus loin, comme il fallait.

Et, après leur avoir fait servir les sorbets et les rafraîchissements, je leur racontai tout ce qui m’était arrivé, de point en point, sans oublier le moindre détail. Mais il n’y a point d’utilité à le répéter. Et Si Saâdi, à la limite de l’épanouissement, se tourna vers son ami et lui dit : « Tu vois, ô Si Saâd ! » Et il ne lui dit rien de plus.

Et ils n’étaient pas encore revenus de l’émerveillement où les avait jetés mon histoire, que deux de mes enfants, qui s’amusaient dans le jardin, entrèrent soudain en tenant entre leurs mains un grand nid d’oiseau que venait de dénicher à leur intention, au haut d’un dattier, l’esclave qui surveillait leurs jeux. Et nous fûmes fort étonnés de voir que ce nid, qui contenait quelques jeunes éperviers, était installé dans un turban. Et moi, ayant examiné de plus près ce turban, je reconnus, à n’en pouvoir douter, qu’il était celui même que m’avait enlevé autrefois l’épervier voleur. Et je me tournai vers mes hôtes, et leur dis : « Ô mes maîtres, vous souvenez-vous encore du turban que je portais le jour que Si Saâd me fit don des premiers deux cents dinars ? » Et ils répondirent : « Non, par Allah ! nous ne nous en souvenons pas exactement. » Et Si Saâd ajouta : « Mais je le reconnaîtrais certainement si les cent quatre-vingt-dix dinars s’y trouvaient ! » Et je répondis : « Ô mes maîtres, n’en doutez pas ! » Et j’enlevai les petits oiseaux, que je donnai aux enfants, et défis le nid, et déroulai le turban dans toute sa longueur. Et, tout au bout, intacte et nouée comme je l’avais nouée, pendait la bourse de Si Saâd avec les dinars qu’elle contenait.

Et mes deux hôtes n’étaient pas encore revenus de leur étonnement, qu’un de mes palefreniers entra en tenant entre les mains un vase de son, que je reconnus aussitôt pour celui que ma femme avait autrefois cédé au marchand de terre à décrasser les cheveux. Et il me dit : « Ô mon maître, ce vase, que j’ai acheté aujourd’hui au souk, car j’avais oublié de prendre avec moi la pitance du cheval que je montais, contient un sac noué que j’apporte entre tes mains. » Et nous reconnûmes la seconde bourse de Si Saâd.

Et, depuis ce temps-là, ô émir des Croyants, nous vécûmes tous trois en amis, convaincus désormais de la puissance de la destinée et émerveillés des voies dont elle se sert pour accomplir ses décrets.

Et, comme les biens d’Allah doivent revenir à Ses pauvres, je ne manquai point d’en user pour faire les largesses et les aumônes prescrites. Et c’est pourquoi tu m’as vu donner cette aumône au mendiant, sur le pont de Baghdad.

Et telle est mon histoire !

Lorsque le khalifat eut entendu ce récit du cheikh généreux, il lui dit : « Certes, ô cheikh Hassân, les voies de la destinée sont merveilleuses, et, comme preuve à l’appui de ce que tu m’as raconté, je vais te montrer quelque chose ! » Et il se tourna vers le vizir du Trésor et lui dit quelques mots à l’oreille. Et le vizir sortit, mais pour rentrer au bout de quelques instants, avec un petit étui à la main. Et le khalifat le prit, l’ouvrit, et en montra le contenu au cheikh, qui reconnut aussitôt la gemme salomonique cédée au joaillier juif. Et Al-Rachid lui dit : « Elle est entrée dans mon trésor, le jour même que tu l’as vendue au juif. »

Puis il se tourna vers le quatrième personnage, qui était le maître d’école estropié à la bouche fendue, et lui dit : « Raconte ce que tu as à nous raconter. » Et l’homme, après avoir embrassé la terre entre les mains du khalifat, dit :