Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Histoire du cavalier

… Lorsque le khalifat se fut tourné vers le beau cavalier qui était debout entre ses mains, et qu’il avait rencontré caracolant sur un cheval qui portait sa race dans son allure, il lui dit : « Ô jeune homme, j’ai jugé à ta mine que tu devais être un noble étranger ; et, pour te faciliter l’accès de mon palais, je t’ai fait venir en ma présence afin que notre ouïe et notre vue se réjouissent de toi. Si donc tu as quelque chose à nous demander, ou quelque chose d’admirable à nous raconter, ne tarde pas davantage. » Et le jeune homme, après avoir embrassé la terre entre les mains du khalifat, s’inclina et répondit : « Ô émir des Croyants, le motif de ma venue dans Baghdad n’est point un motif d’ambassade ou de députation, pas plus que ce n’est un motif de curiosité, mais simplement le désir de revoir le pays où je suis né, et d’y vivre jusqu’à ma mort. Mais mon histoire est si étonnante, que je ne veux point hésiter à la raconter à notre maître l’émir des Croyants ! »

Et il dit :


HISTOIRE DU CAVALIER DERRIÈRE QUI L’ON JOUAIT DES AIRS INDIENS ET CHINOIS


Sache, ô mon maître et la couronne de notre tête, que, de mon ancien métier, qui était également le métier de mon père et du père de mon père, j’étais un bûcheron et le plus pauvre d’entre les bûcherons de Baghdad. Et ma misère était grande, et elle était journellement aggravée par la présence, dans ma maison, de la fille de mon oncle, ma propre épouse, une femme acariâtre, avare, querelleuse, douée d’un œil vide et d’un esprit mesquin. Avec cela elle n’était bonne à rien du tout, et le balai de notre cuisine aurait pu lui être comparé en tendreté et en souplesse. Et, comme elle était plus tenace qu’une mouche de cheval et plus criarde qu’une poule offusquée, je m’étais décidé, après bien des disputes et des déboires, à ne jamais lui adresser la parole et à exécuter, sans discuter, tous ses caprices, afin d’avoir quelque repos à ma rentrée du travail fatigant de la journée. Ce qui faisait que lorsque le Donateur rétribuait mes peines par quelques drachmes d’argent, la maudite ne manquait jamais d’accourir s’en emparer, dès le seuil franchi. Et c’est ainsi que s’écoulait ma vie, ô émir des Croyants.

Or, un jour d’entre les jours, ayant eu besoin de m’acheter une corde à lier les fagots, vu que celle que je possédais était tout effilochée, je me décidai, malgré toute la terreur que m’inspirait l’idée d’adresser la parole à mon épouse, à lui faire part du besoin où j’étais de l’achat de cette corde neuve. Et à peine les mots d’achat et de corde furent-ils sortis de ma bouche, ô émir des Croyants, que je crus entendre s’ouvrir sur ma tête toutes les portes des tempêtes. Et ce fut un orage lâché d’injures et de récriminations qu’il n’est point urgent de répéter en présence de notre maître. Et elle mit fin à tout cela, en me disant : « Ah ! le pire des vauriens et des mauvais sujets ! Sans doute tu ne me réclames cet argent que pour aller le dépenser en compagnie des gueuses de Baghdad. Mais sois tranquille, j’ai l’œil ouvert sur ta conduite. Et si réellement c’est pour une corde que tu réclames cet argent, eh bien, je vais sortir avec toi, afin que tu l’achètes en ma présence. Et d’ailleurs, désormais, tu ne sortiras plus sans moi de la maison ! » Et, ce disant, elle m’entraîna véhémentement dans le souk, et paya elle-même au marchand la corde qui était nécessaire à mon gagne pain. Mais Allah seul sait au prix de quels marchandages et de quels yeux de travers, jetés alternativement de mon côté et du côté du marchand épouvanté, fut conclu cet achat mouvementé.

Mais, ô mon seigneur, tout cela n’était que le commencement de mon infortune, ce jour-là. Car, au sortir du souk, comme je voulais prendre congé de mon épouse, pour aller à mon travail, elle me dit : « Où ça ? où ça ? Je suis avec toi, et je ne te quitte pas ! » Et, sans plus, elle sauta sur le dos de mon âne, et ajouta : « Désormais je t’accompagnerai à la montagne, où tu prétends passer tes journées à fagoter, afin de surveiller ton travail. »

Et moi, à cette nouvelle, ô mon seigneur, je vis le monde entier noircir devant mon visage, et je compris que je n’avais plus qu’à mourir. Et je me dis : « Voici, ô pauvre, que la calamiteuse ne va plus laisser de répit à ta religion ! Du moins, auparavant, tu avais quelque tranquillité tant que tu étais seul à la forêt. Maintenant c’est bien fini ! Meurs dans ta misère et dans ton désespoir ! Il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah le Miséricordieux ! De Lui nous venons, et vers Lui nous retournons ! » Et je résolus, une fois arrivé à la forêt, de me coucher sur le ventre, et de me laisser mourir de la mort noire.

Et, ayant ainsi pensé, sans répondre une parole, je marchai derrière l’âne qui portait sur son dos le poids qui pesait sur mon âme et sur ma vie.

Or, en chemin, l’âme de l’homme, qui est chère à la vie, me suggéra, afin d’éviter la mort, un projet auquel je n’avais point songé jusque-là. Et je ne manquai pas de le mettre aussitôt à exécution. En effet, dès que nous fûmes arrivés au pied de la montagne, et que mon épouse, fut descendue de dessus le dos de l’âne, je lui dis : « Écoute, ô femme ! puisqu’il n’y a plus moyen de te rien cacher, je veux t’avouer que la corde que nous venons d’acheter n’est point destinée, dans mon esprit, à lier mes fagots, mais elle doit servir à nous enrichir à jamais ! » Et, pendant que mon épouse était sous le coup de la surprise où la jetait cette déclaration inattendue, je la conduisis vers l’orifice d’un puits ancien, desséché depuis des années, et je lui dis : « Tu vois ce puits ! Eh bien, il contient notre destinée ! Et, avec la corde, je vais aller la recueillir. » Et, comme la fille de l’oncle était de plus en plus perplexe, j’ajoutai : « Eh oui, par Allah ! il y a longtemps que j’ai eu la révélation d’un trésor caché dans ce puits, et qui est écrit sur ma destinée. Et c’est aujourd’hui le jour où il faut que je descende le chercher ! Et c’est pourquoi je me suis décidé à te prier de m’acheter cette corde-là ! »

Or, à peine eus-je prononcé ces mots de trésor et de descente dans le puits, que ce que j’avais prévu se réalisa pleinement. Car mon épouse s’écria : « Non, par Allah ! c’est moi qui descendrai là-dedans ! Car toi, tu ne sauras jamais ouvrir le trésor et t’en emparer. Et puis je n’ai guère confiance dans ton honnêteté. » Et elle rejeta aussitôt son voile, et me dit : « Allons, hâte-toi de m’attacher à cette corde, et de me faire descendre dans ce puits. » Et moi, ô mon seigneur, après avoir fait quelques difficultés, rien que pour la forme, et essuyé quelques injures pour mon hésitation, je soupirai : « Qu’il soit fait selon la volonté d’Allah et selon ta volonté, Ô fille des hommes de bien ! » Et je l’attachai solidement avec la corde, la lui ayant fait passer sous les bras, et je la laissai glisser le long du puits. Et quand je sentis qu’elle était arrivée au fond, je lâchai tout, jetant la corde au fond du puits. Et je poussai un soupir de satisfaction comme il ne s’en était exhalé de ma poitrine depuis ma sortie du sein de ma mère. Et je criai à la calamiteuse : « Ô fille des hommes de bien, aie la complaisance de rester là jusqu’à ce que je vienne t’en tirer ! » Et, sans me soucier de sa réponse, je retournai tranquillement à mon travail, et je me mis à fagoter en chantant, ce qui ne m’était pas arrivé depuis bien longtemps. Et, dans mon bonheur, je croyais qu’il m’avait poussé des ailes, tant je me sentais léger comme les oiseaux.

Et, délivré ainsi de la cause de mes tribulations, je pus enfin goûter la saveur de la tranquillité et de la paix. Mais, au bout de deux jours, je pensai en mon âme : « Ya Ahmad, la loi d’Allah et de Son Envoyé — sur Lui la prière et les bénédictions ! — ne permet pas à la créature d’ôter la vie à une créature à son image. Et toi, ayant abandonné la fille de ton oncle au fond du puits, tu risques de la laisser mourir d’inanition. Certes ! une pareille créature mérite le pire des traitements. Mais toi, ne va pas charger ta conscience de sa mort, et retire-la du puits. Et d’ailleurs il y a des chances pour que cette leçon l’ait corrigée à jamais de son mauvais caractère ! »

Et, ne pouvant résister à cet avis de ma conscience, je me dirigeai vers le puits, et je criai à la fille de mon oncle, en glissant vers elle une nouvelle corde : « Allons, hâte-toi de t’attacher, que je te retire. J’espère que cette leçon t’aura corrigée. » Et, comme je sentais que la corde venait d’être saisie au fond du puits, j’attendis un moment pour donner le temps à mon épouse de s’y attacher solidement. Après quoi, sentant qu’elle imprimait des secousses à la corde pour me signifier qu’elle était prête, je la hissai à grand’peine, tant le poids était lourd qui était au bout de cette corde. Et quelle ne fut pas mon épouvante, ô émir des Croyants, en voyant attaché à cette corde, au lieu de la fille de l’oncle, un genni géant d’aspect peu rassurant…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Et quelle ne fut pas mon épouvante, ô émir des Croyants, en voyant attaché à cette corde, au lieu de la fille de l’oncle, un genni géant d’aspect peu rassurant, qui, aussitôt qu’il eut touché terre, s’inclina devant moi et me dit : « Que j’ai de remerciements à te faire, ya Sidi Ahmad, pour le service que tu viens de me rendre ! Sache, en effet, que je suis du nombre des genn qui n’ont pas la faculté de voler dans les airs, et qui ne peuvent que ramper sur terre, bien que de cette manière leur vitesse soit très grande et leur permette d’aller aussi vite que les genn aériens. Et donc, moi, un genni terrien, j’avais, depuis des années, élu ce puits ancien pour en faire ma demeure. Et j’y vivais en toute paix quand, il y a deux jours, est descendue chez moi la plus méchante femme de l’univers. Elle n’a cessé de me tourmenter depuis que je l’ai eue pour compagne, et m’a obligé, durant tout ce temps, à œuvrer en elle sans répit, moi qui depuis des années vivais dans le célibat et avais perdu l’habitude de la copulation. Ya Allah ! ce que je te sais bon gré de m’avoir délivré de cette calamiteuse. Ah, certes ! un service aussi important ne restera pas sans récompense, car il est tombé dans l’âme de qui en connaît le prix. Voici donc ce que je peux et veux faire pour toi ! ».

Et il s’arrêta un moment, pour reprendre haleine, tandis que moi, rassuré par ses bonnes intentions à mon égard, je pensais : « Par Allah ! cette femme est une chose effroyable, qui a réussi à effrayer les genn eux-mêmes, et les plus géants d’entre les genn. Comment ai-je pu résister si longtemps à sa malice et à sa méchanceté ! » Et, plein de commisération pour moi-même et pour mon semblable en malheur, je l’écoutai alors que déjà il continuait : « Oui, ya Sidi Ahmad, de bûcheron que tu es, je veux faire de toi l’égal des plus puissants rois. Et voici comment. Je sais que le sultan de l’Inde a une fille unique, qui est une adolescente comme la lune à son quatorzième jour. Et elle est précisément pubère, âgée de quatorze ans et quart, et vierge comme la perle dans sa nacre. Et moi je veux te la faire donner en mariage par le sultan de l’Inde, son père, qui l’aime plus que sa propre vie. Et, pour réussir dans ce projet, je vais aller de ce pas, à ma plus grande vitesse, au palais du sultan, dans l’Inde, et j’entrerai dans le corps de l’adolescente princière et prendrai momentanément possession de son esprit. Et de la sorte, devenue possédée, elle paraîtra folle à tout son entourage, et le sultan son père cherchera à la faire guérir par les médecins les plus habiles de l’Inde. Mais aucun d’eux ne pourra deviner la cause réelle de son mal, qui sera ma présence dans son corps ; et tous leurs soins échoueront sous mon souffle et de par ma volonté. Et c’est alors que toi tu surviendras, et tu seras le guérisseur de la princesse. Et, pour cela, je vais t’en indiquer les moyens ! » Et, ayant ainsi parlé, le genni tira de sa poitrine quelques feuilles d’un arbre inconnu qu’il me remit, en ajoutant : « Une fois que tu auras été introduit auprès de la jeune princesse malade, tu l’examineras comme si son mal t’était complètement inconnu, tu prendras des airs penchés et pensifs, pour en imposer à l’entourage, et tu finiras par prendre une de ces feuilles que tu tremperas dans l’eau, et dont tu frotteras le visage de la jeune fille. Et moi, aussitôt, je serai forcé de sortir de son corps ; et, à l’heure et à l’instant, elle recouvrera la raison et reviendra à son état premier. Et du coup, pour récompense de la guérison opérée, tu deviendras l’époux de l’adolescente, fille du roi. Et telle est, ya Sidi Ahmad, la manière dont je veux reconnaître le service capital que tu m’as rendu, en me délivrant de cette femme effrayante qui est venue me rendre impossible le séjour de mon puits, de cet excellent endroit tranquille où j’espérais couler mes jours dans la retraite. Et qu’Allah maudisse la calamiteuse ! »

Et, ayant ainsi parlé, le genni prit congé de moi, en me pressant de me mettre aussitôt en route pour le pays de l’Inde, me souhaita bon voyage, et disparut à mes yeux, en courant à la surface de la terre, comme un navire poussé par la tempête.

Alors moi, ô mon seigneur, sachant que ma destinée m’attendait dans l’Inde, je n’hésitai pas à suivre les instructions du genni, et à me mettre aussitôt en route pour ce pays lointain. Et Allah m’écrivit la sécurité et, après un long voyage plein de fatigues, de privations et de dangers, qu’il est sans aucune utilité de narrer à notre maître, j’arrivai sans encombre dans le pays de l’Inde, là où régnait le sultan, père de la princesse, ma future épouse.

Et arrivé de la sorte au terme de mon voyage, j’appris qu’en effet la folie de la princesse avait été déclarée depuis déjà un certain temps, qu’elle avait jeté la cour et tout le pays dans la plus grande consternation, et qu’après avoir vainement employé la science des plus habiles médecins, le sultan avait promis la princesse en mariage à celui qui la guérirait.

Alors moi, ô émir des Croyants, fort des instructions que m’avait données le genni, et sans aucune inquiétude sur la réussite, je me présentai à l’audience qu’une fois par jour le sultan accordait à ceux qui voulaient essayer une cure sur l’esprit de la princesse. Et j’entrai en toute confiance dans la chambre où la jeune fille était enfermée, et je ne manquai pas de mettre en pratique la leçon du genni, en prenant toutes sortes d’airs importants, pour que l’on me prît tout à fait au sérieux. Puis, une fois que j’en eus bien imposé à tout l’entourage, et sans avoir posé aucune question sur l’état de la malade, je mouillai l’une des feuilles que je possédais, et j’en frottai le visage de la princesse.

Et, à l’instant, la jeune fille fut prise de convulsions, jeta un grand cri et tomba évanouie. Or, c’était le genni qui, par l’impétuosité de sa sortie du corps de la jeune fille, avait produit cet état, qui aurait pu effrayer tout autre que moi. Mais, loin de me montrer ému, j’aspergeai d’eau de roses le visage de la jeune fille, et la fis revenir à elle-même. Et elle se réveilla avec toute sa raison, et se mit à parler à tout le monde avec sagesse, douceur et pondération, en reconnaissant ceux qui l’entouraient, et en appelant chacun par son nom.

Et la joie fut immense au palais et dans toute la ville. Et le sultan de l’Inde, reconnaissant du service rendu, ne renia pas sa promesse, et m’accorda sa fille. Et nos noces furent célébrées le jour même avec la plus grande pompe, au milieu des réjouissances et du bonheur de tout un peuple.

Et voilà comment je devins l’époux de la princesse, fille du roi de l’Inde.

Quant à la seconde princesse, que tu as vue assise sur le côté gauche du palanquin, ô émir des Croyants, voici !

Lorsque le genni géant eut quitté le corps de la princesse de l’Inde, grâce au pacte conclu entre nous, il chercha dans son esprit pour savoir où il irait habiter désormais, puisqu’il n’avait plus de logis, et que le puits était toujours occupé par la calamiteuse, fille de mon oncle. D’ailleurs, pendant son séjour dans le corps de l’adolescente, il avait fini par prendre goût à cette sorte de retraite, et il s’était promis qu’à sa sortie de là il irait choisir un autre corps d’adolescente. Ayant donc réfléchi un instant, il prit son élan, et se dirigea à toute vitesse vers le royaume de la Chine, comme un grand navire chassé par la tempête.

Et il ne trouva rien de mieux que d’aller se loger dans le corps de la fille du sultan de la Chine, une jeune princesse de quatorze ans et quart, belle comme la lune à son quatorzième jour, et vierge comme la perle dans sa nacre. Et, du coup, la princesse possédée se livra à une série de contorsions, de mouvements désordonnés, et à un débordement de paroles incohérentes, qui firent croire à sa folie. Et le malheureux sultan de la Chine eut beau appeler auprès de sa fille les plus habiles médecins chinois, il ne réussit guère à faire revenir sa fille à son état premier. Et il fut plongé, avec son palais et son royaume, dans la désolation et le désespoir, vu que la princesse était sa fille unique et qu’elle était aimable autant que charmante et belle. Mais enfin Allah l’eut en pitié, et fit parvenir jusqu’à ses oreilles le bruit de la guérison merveilleuse, grâce à mes soins, de la princesse indienne qui était devenue mon épouse. Et il envoya aussitôt un ambassadeur auprès du père de mon épouse, pour qu’il me priât d’aller guérir sa fille, la princesse de Chine, me la promettant en mariage, en cas de succès.

Alors moi, j’allai trouver ma jeune épouse, fille du sultan de l’Inde, et la mis au courant de la demande et de la proposition qu’on me faisait. Et je réussis à la convaincre qu’elle pouvait fort bien accepter pour sœur la princesse de la Chine qu’on m’offrait, en cas de guérison, pour épouse. Et je partis pour la Chine,

Or, ô émir des Croyants, tout ce que je viens de te raconter au sujet de la possession par le genni de la princesse chinoise, je ne l’appris qu’en arrivant en Chine, et de la bouche même du genni en question. Car jusque-là je ne connaissais pas exactement la nature du mal dont souffrait la princesse chinoise, et je me disais que mes feuilles arriveraient à la guérir de n’importe quoi. C’est pourquoi j’étais parti plein de confiance, sans me douter que c’était mon ancien ami, le genni géant, qui, ayant élu domicile dans le corps de la fille du sultan, était la cause du mal.

Aussi, mon étonnement fût-il extrême, une fois entré dans la chambre de la princesse chinoise, où j’avais demandé à être laissé seul avec la malade, de reconnaître la voix de mon ami le genni géant, qui me disait par la bouche de la princesse : « Comment, c’est toi, ya Sidi Ahmad ! C’est toi que j’ai comblé de mes bienfaits, qui viens me chasser de la demeure que j’ai choisie pour mon retour d’âge ? N’as-tu pas honte de reconnaître le bien par le mal ? Et n’as-tu pas peur, si tu me forces à sortir d’ici, que j’aille en droite ligne aux Indes, pendant ton absence, me livrer à diverses copulations extrêmes sur la personne de ton épouse indienne, et que je la tue ensuite ? »

Et, comme je n’étais pas médiocrement effrayé de cette menace, il en profita pour me raconter son histoire à partir du jour où il était sorti du corps de mon épouse indienne, et m’adjura, pour mon bien, de le laisser vivre tranquillement dans le nouveau logement qu’il avait choisi.

Alors moi, bien perplexe, et ne voulant pas manquer de gratitude à l’égard de cet excellent genni qui, en somme, avait été la cause de ma fortune, j’allais déjà me décider à retourner auprès du sultan de la Chine pour lui déclarer que j’étais incapable, de par ma science, de débarrasser la princesse de son mal, quand Allah souffla dans mon esprit un stratagème. Je me tournai donc vers le genni, et je lui dis : « Ô chef des genn et leur couronne, ô excellent, ce n’est pas pour guérir la princesse de Chine que je suis venu ici, mais j’ai fait tout ce voyage pour te prier, au contraire, de venir à mon secours. Tu te rappelles sans doute cette femme avec laquelle tu as passé dans le puits quelques vilains moments. Eh bien, cette femme était mon épouse, la fille de mon oncle. Et c’était moi qui l’avais jetée dans ce puits, pour avoir la paix. Or, la calamité me poursuit, car je ne sais qui a pu tirer de là cette fille de chien. Mais enfin elle est libre, et s’attache à mes pas. Elle me suit partout, et, ô notre malheur ! dans un instant, elle sera ici même. Et je l’entends déjà qui crie de sa voix abhorrée dans la cour du palais. De grâce, ô mon ami, aide-moi ! Je viens implorer ton assistance…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et je l’entends déjà qui crie de sa voix abhorrée dans la cour du palais. De grâce, ô mon ami, aidemoi ! Je viens implorer ton assistance ! »

Lorsque le genni eut entendu mes paroles, il fut pris d’une terreur inexprimable, et s’écria : « Mon assistance ! ya Allah ! mon assistance ! Que mes frères les genn me préservent de me retrouver jamais face à face avec une pareille femme ! Mon ami Ahmad, tire-t’en comme tu pourras ! Quant à moi, je n’y saurais rien faire. Et je me sauve à l’instant. »

Il dit, et sortit avec fracas du corps de la princesse, pour livrer ses jambes au vent et anéantir sous ses pas la distance : tel, sur la mer, un grand navire chassé par la tempête.

Et la princesse chinoise revint à la raison. Et elle devint ma seconde épouse.

Et depuis lors je vécus avec les deux adolescentes royales dans les délices de toutes sortes et les plaisirs délicats.

Et je songeai alors, avant de devenir sultan de l’Inde ou de la Chine, et d’être dans l’impossibilité de voyager, à revoir le pays où je suis né, et où je vécus en bûcheron, cette ville de Baghdad, la cité de paix.

Et voilà comment, ô émir des Croyants, tu m’as rencontré sur le pont de Baghdad, à la tête de mon cortège, suivi du palanquin qui portait mes deux épouses, les princesses de l’Inde et de la Chine, en l’honneur desquelles les musiciens jouaient sur leurs instruments des airs indiens et chinois.

Et telle est mon histoire.

Mais Allah est plus savant !

Lorsque le khalifat eut entendu le récit du noble cavalier, il se leva en son honneur, et l’invita à venir s’asseoir auprès de lui, sur le lit du trône. Et il le félicita d’avoir été choisi par les décrets du Tout-Puissant pour devenir, de pauvre bûcheron qu’il était, l’héritier du trône de l’Inde et du trône de la Chine. Et il ajouta : « Qu’Allah scelle notre amitié, et te garde et te conserve pour le bonheur de tes futurs royaumes ! »