Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Histoire du jeune homme


HISTOIRE DU JEUNE HOMME MAÎTRE DE LA JUMENT BLANCHE


Sache, ô émir des Croyants, que je suis connu dans mon quartier où l’on m’appelle Sidi Némân. Et l’histoire qui est mon histoire et que je vais, sur ton ordre, te raconter, est un mystère de la foi musulmane. Et si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, elle servirait d’enseignement à quiconque la lirait d’une âme attentive.

Et le jeune homme se tut un instant, pour ramener vers son esprit tous ses souvenirs, et reprit :

Lorsque mon père mourut, il me laissa ce qu’Allah m’avait écrit en héritage. Et je constatai que les bienfaits d’Allah sur ma tête étaient plus nombreux et plus choisis que mon âme ne l’eût jamais souhaité. Et je vis, en outre, que, du jour au lendemain, je me trouvais être l’homme le plus riche et le plus considéré de mon quartier. Mais ma nouvelle vie, loin de me donner de la suffisance et de l’orgueil, ne fit que développer en moi mes goûts très accentués pour le calme et la solitude. Et je continuai à vivre en célibataire, me félicitant, tous les matins d’Allah, de n’avoir point de soucis de famille ni de responsabilités. Et tous les soirs je me disais : « Ya Sidi Némân, que ta vie est modeste et tranquille ! Et que la solitude du célibat est délectable ! »

Mais, un jour d’entre les jours, ô mon seigneur, je me réveillai avec le désir violent et incompréhensible de changer soudain de vie. Et ce désir entra en mon âme sous la forme du mariage. Et je me levai à l’heure et à l’instant, mû par les mouvements intérieurs de mon cœur, en me disant : « N’as-tu pas honte, ya Sidi Némân, de vivre de la sorte, seul dans cette demeure, comme un chacal dans sa tanière, sans aucune présence douce à tes côtés, sans un corps toujours frais de femme pour te rafraîchir les yeux, et sans une affection qui te fasse sentir que tu vis réellement du souffle de ton Créateur ? Attends-tu donc, pour connaître les avantages de nos adolescentes, que les années t’aient rendu impotent et bon tout au plus à voir sans pouvoir ? »

À ces pensées toutes naturelles, qui se présentaient à mon esprit pour la première fois, je n’hésitai plus à suivre les sollicitations de mon âme — vu que l’âme est chère et que tous ses souhaits méritent d’être satisfaits. Mais comme je ne connaissais point de femmes marieuses qui pussent me trouver une épouse parmi les filles des notables de mon quartier et des riches marchands du souk, et que d’ailleurs j’étais bien résolu à me marier en connaissance de cause, c’est-à-dire en me rendant compte par mes propres yeux des charmes et des qualités de mon épouse, et en ne suivant pas la coutume qui veut qu’on ne connaisse le visage de l’épousée que seulement après l’écriture du contrat et les cérémonies du mariage, je me décidai à choisir mon épouse simplement parmi les belles esclaves que l’on vend et que l’on achète. Et je sortis immédiatement de ma maison et me dirigeai vers le souk des esclaves, en me disant : « Ya Sidi Némân, ta résolution est excellente de prendre épouse parmi les adolescentes esclaves, au lieu de rechercher une alliance avec les filles notables. Car tu éludes de la sorte bien des ennuis et bien des tracas, non seulement en évitant d’avoir sur ton dos la nouvelle famille de ton épouse, et sur ton estomac les regards continuellement ennemis de la mère de ton épouse, une vieille calamiteuse certainement, et sur tes épaules le fardeau des frères, grands et petits, de ton épouse, et des parents, vieux et jeunes, de ton épouse, et des relations ennuyeuses et lourdes de ton oncle, père de ton épouse, mais encore en écartant de toi les futures récriminations de la fille des notables, qui ne manquerait, en toute occasion, de te faire sentir qu’elle est d’extraction supérieure, et que tu n’as sur elle ni droit ni autorité, et que tu n’as vis-à-vis d’elle que des devoirs, et lui dois tous les égards et toutes les obligations. Et c’est alors que tu pourrais regretter ta vie de célibataire et te mordre les doigts jusqu’au sang. Tandis qu’en choisissant toi-même une épouse, contrôlée par tes yeux et par tes doigts, et qui soit sans attaches et toute seule avec sa beauté, tu simplifies ton existence, tu évites les complications, et tu as tous les avantages du mariage sans en avoir les inconvénients ! »

Et c’est nourri, ce matin-là, de ces pensées nouvelles, ô émir des Croyants, que j’arrivai au souk des esclaves femmes, pour me choisir une épouse agréable avec qui vivre, dans les douceurs de toutes sortes, le mutuel amour et les bénédictions. Car, comme de ma nature j’étais capable d’affection, je souhaitais de toutes mes forces trouver en l’adolescente de mon choix les qualités de l’âme et du corps qui me permissent de placer en elle les réserves accumulées d’une tendresse dont je n’avais encore placé la moindre parcelle chez aucun être vivant.

Or, ce jour-là était précisément jour de marché, et un nouvel arrivage était fraîchement amené à Baghdad de jeunes filles de la Circassie, de l’Ionie, des Îles de l’extrême Nord, de l’Éthiopie, de l’Irân, du Korassân, de l’Arabie, du pays des Roums, du rivage anadolien, de Serendib, de l’Inde et de la Chine. Et quand j’arrivai au centre du marché, les courtiers et les crieurs y avaient déjà rassemblé les divers lots séparément, pour éviter les désordres qu’aurait occasionnés le mélange de ces races diverses. Et dans chacun de ces lots, chaque jeune fille était placée bien en valeur, de façon à ce qu’on pût l’examiner sur toutes ses faces et que chaque marché fût conclu à bon escient et sans duperie.

Et le destin voulut — nul ne saurait échapper à son destin ! — que mes pas premiers se dirigeassent d’eux-mêmes vers le groupe des adolescentes venues des Îles de l’extrême Nord. Et d’ailleurs mes pas ne se fussent-ils point d’eux-mêmes dirigés de ce côté-là que c’est de ce côté-là que mes yeux eussent immédiatement regardé. Car ce groupe tranchait sur les groupes plus sombres qui l’avoisinaient par sa clarté et par un écroulement de lourdes chevelures, jaunes comme l’or, sur des corps d’une blancheur de vierge argent. Et les adolescentes debout qui composaient ce groupe se ressemblaient toutes étrangement, comme des sœurs ressemblent à leurs sœurs quand elles sont du même père et de la même mère. Et toutes avaient des yeux bleus comme la turquoise iranique quand elle est encore humide du rocher…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et toutes avaient des yeux bleus comme la turquoise iranique quand elle est encore humide du rocher.

Et moi, ô mon seigneur, qui de ma vie n’avais eu l’occasion de voir des jeunes filles d’une beauté si étrange, j’étais dans l’émerveillement, et je sentais mon âme qui s’élançait de ma poitrine vers ce spectacle émouvant. Et, au bout d’une heure de temps, ne pouvant arriver à fixer mon choix sur l’une d’elles, tant elles étaient également belles, je pris par la main celle qui me paraissait être la plus jeune et j’en fis rapidement l’acquisition, sans marchander ni lésiner. Car les grâces la ceignaient tout entière, et elle était comme l’argent dans la mine et comme l’amande décortiquée, claire et pâle excessivement, avec sa toison de soie jaune, avec d’immenses yeux magiciens, bleus sous des cils sombres recourbés comme les lames des cimeterres, et abritant un regard d’une douceur marine. Et à sa vue je me remémorai ces vers du poète :

Ô toi, dont le teint précieux est nuancé d’ambre comme le teint de la rose chinoise,

Et dont la petite bouche avec son contenu est une pourpre camomille, fleurie sur deux rangs de grêlons,

Ô propriétaire de deux yeux d’agate ombrés de pétales d’hyacinthe, et plus longs que ceux d’une antique pharaonne,

Ô splendide ! À te comparer aux plus belles que nous aimons, je me tromperais, car tu es belle sans comparaison.

Car ne serait-ce que le grain de beauté logé dans le creux aimable de ta commissure, et voici que les humains tituberaient dans la folie ;

Ne serait-ce que tes jambes sveltes qui se regardent, debout, au miroir de tes pieds nus, et voici surpassés les joncs qui se mirent dans l’eau ;

Ne serait-ce que ta taille docile au rythme de tes splendeurs, que voici jaloux les jeunes rameaux de l’arbre bân.

Et ne serait-ce que ton port plus magnifique que celui d’un navire sur la mer, quand il est monté par des pirates, et voici tous les cœurs meurtris par tes prunelles.

Et moi, ô mon seigneur, je pris donc l’adolescente claire par la main, et, après avoir protégé avec mon manteau sa nudité, je l’emmenai à ma demeure. Et elle me plut par sa douceur, son silence et sa modestie. Et je sentis combien elle m’attirait par sa beauté étrangère, sa pâleur, ses cheveux jaunes comme l’or en fusion, et ses yeux bleus toujours baissés qui, par timidité sans aucun doute, évitaient toujours les miens. Et, comme elle ne parlait point notre langue et que je ne parlais point la sienne, j’évitai de la fatiguer de questions qui devaient rester sans réponse. Et je remerciai le Donateur qui avait conduit dans ma demeure une femme dont la vue à elle seule m’était déjà un enchantement.

Mais, le soir même de son entrée à la maison, je ne fus point sans remarquer combien ses allures étaient singulières. Car, dès que tomba la nuit, ses yeux bleus se firent plus sombres, et leur regard devint, de noyé dans la douceur qu’il était pendant le jour, étincelant comme d’un feu intérieur. Et elle fut en proie à une sorte d’exaltation qui se traduisait sur ses traits par une pâleur plus grande encore, et par un léger tremblement des lèvres. Et de temps en temps elle regardait du côté de la porte, comme si elle avait envie de sortir prendre l’air. Mais comme l’heure nocturne n’était guère favorable à la promenade, et que d’ailleurs il était temps de prendre notre repas du soir, je m’assis et la fis s’asseoir à mes côtés.

Et, en attendant qu’on nous servît le repas, je voulus profiter de notre tête-à-tête pour lui faire comprendre combien sa venue m’était une bénédiction, et quels tendres sentiments germaient dans mon cœur à sa vue. Et doucement je la caressai, et essayai de la câliner et d’apprivoiser son âme étrangère. Et doucement je lui pris la main et la portai à mes lèvres et à mon cœur. Et, avec autant de soin que si je touchais quelque très ancienne étoffe prête à se désagréger au moindre contact, je passai légèrement mes doigts sur la soie tentante de sa chevelure. Et ce que j’éprouvai à ce contact, ô mon seigneur, je ne l’oublierai plus. Au lieu de sentir la tiédeur des cheveux vivants, ce fut comme si les crins jaunes de ses tresses étaient tirés de quelque métal glacé, ou comme si ma main, sur cette toison, avait passé sur de la soie trempée dans la neige fondante. Et je ne doutai pas qu’elle ne fût tout entière nativement tissée en filets de filigrane d’or.

Et je pensai en mon âme à la toute puissance infinie du Maître des créatures, qui, sous nos climats, faisait don à nos adolescentes de leurs chevelures noires et chaudes comme l’aile de la nuit, et couronnait le front des filles claires du Nord de cette couronne de flamme glacée.

Et je ne pus, ô mon seigneur, m’empêcher d’être ému d’une émotion mêlée d’effarement à la fois et de délices, en me sachant l’époux d’une créature si rare et si différente des femmes de nos climats. Et j’eus même le sentiment qu’elle n’était ni de mon sang ni de notre commune extraction. Et je ne fus pas éloigné de lui attribuer soudain des dons surnaturels et des vertus inconnues. Et je la regardai avec admiration et stupeur.

Mais bientôt entrèrent les esclaves avec, sur leur tête, les plateaux qu’ils déposaient chargés de mets devant nous. Et je remarquai qu’aussitôt, à la vue de ces mets, s’était accentuée la gêne de mon épouse, et que des alternances de rougeur et de pâleur passaient sur ses joues de satin mat, tandis que ses yeux, fixant les objets sans les voir, se dilataient.

Et moi, attribuant tout cela à sa timidité et à son ignorance de nos usages, je voulus l’encourager à toucher aux mets servis, et je commençai par un plat de riz gonflé au beurre, dont je me mis à manger, cemme nous le faisons d’ordinaire, en me servant de mes doigts.

Mais cette vue, au lieu d’inviter l’âme de mon épouse à l’appétit, dut lui occasionner, à n’en pas douter, un sentiment voisin de la répulsion, sinon de la nausée. Et, loin de suivre mon exemple, elle détourna la tête, et regarda autour d’elle comme pour chercher quelque chose. Puis, après un long moment d’hésitation, comme elle voyait que mon regard la suppliait de toucher aux mets, elle prit dans son sein un mince étui taillé dans un os d’enfant, et en tira une très fine tige de chiendent, semblable à ces tiges menues dont nous nous servons comme cure-oreilles. Et elle tint délicatement entre deux doigts cette petite tige pointue et se mit à en piquer le riz lentement et à le porter plus lentement encore et grain par grain à ses lèvres. Et, entre chacune de ces bouchées minuscules, elle laissait s’écouler un assez long intervalle de temps. De telle sorte que j’avais déjà achevé mon repas, qu’elle n’avait pas encore pris plus d’une douzaine de grains de riz, de cette manière. Et ce fut tout ce qu’elle voulut manger ce soir-là. Et je crus comprendre, à un geste vague, qu’elle était rassasiée. Et je ne voulus point augmenter sa gêne ou l’effaroucher en insistant pour lui faire prendre quelque autre nourriture.

Et cela ne fit que me raffermir dans la croyance que mon épouse étrangère était un être différent des habitants de nos pays. Et je pensai en moi-même : « Comment ne serait-elle pas différente des femmes d’ici, cette adolescente qui n’a besoin, pour se nourrir, que de la pitance d’un petit oiseau ? Et s’il en est ainsi pour les besoins de son corps, que doit-il en être pour les besoins de son âme ? » Et je résolus de me consacrer entièrement à essayer de deviner son âme qui me paraissait impénétrable.

Et je m’imaginai, ce soir-là, pour tâcher de me donner à moi-même une explication plausible de sa manière d’agir, qu’elle n’avait pas l’habitude de manger avec les hommes, encore moins avec un mari, devant qui on lui avait peut-être, enseigné qu’elle devait avoir de la retenue. Et je me dis : « Oui, c’est cela même ! Elle a poussé trop loin la retenue, parce qu’elle est simple et naïve. Ou peut-être qu’elle a déjà dîné ! Ou bien, si elle ne l’a pas encore fait, elle se réserve de manger seule et en liberté. »

Et aussitôt je me levai, et la pris par la main avec des précautions infinies, et la conduisis à la chambre que je lui avais fait préparer. Et là, je la laissai seule, afin qu’elle fût libre d’agir à sa guise. Et je me retirai discrètement.

Et, pour cette nuit-là, je ne voulus point, de peur de la déranger ou de lui paraître importun, entrer dans la chambre de mon épouse, comme font d’ordinaire les hommes lors de la nuit nuptiale ; mais, au contraire, je pensai que je m’attirerais par ma discrétion les bonnes grâces de mon épouse, et que je lui prouverais par là que les hommes de nos pays sont loin d’être des brutaux et des gens dénués de savoir-vivre, et qu’ils savent, quand il le faut, se montrer délicats et réservés. Pourtant, par ta vie, ô émir des Croyants ! ce n’est point que l’envie m’ait manqué cette nuit-là de pénétrer auprès de mon épouse claire, l’adolescente, fille de ceux du Nord, qui était douce à ma vue, et qui avait su charmer mon cœur par sa grâce étrange et le mystère où elle se mouvait. Mais mon plaisir était trop précieux pour aller se compromettre en brusquant les choses, et je ne pouvais que gagner en préparant le terrain et en laissant le fruit perdre son acidité et arriver à la pleine maturité dans la fraîcheur propice. Toutefois, je passai cette nuit-là dans l’insomnie, en pensant à la beauté blonde de la jeune étrangère qui parfumait ma demeure, et dont le corps lustral me paraissait savoureux comme l’abricot cueilli sous la rosée, et duveté comme lui, et comme lui désirable…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… en pensant à la beauté blonde de la jeune étrangère qui parfumait ma demeure, et dont le corps lustral me paraissait savoureux comme l’abricot cueilli sous la rosée, et duveté comme lui, et comme lui désirable.

Et le lendemain, quand nous fûmes réunis pour le repas, je l’accueillis avec un visage souriant et en m’inclinant devant elle comme je l’avais vu faire autrefois aux émirs d’Occident arrivés ici ou envoyés de la part du roi des Francs. Et je la fis s’asseoir à mes côtés devant les plateaux de mets, au nombre desquels il y avait, comme la veille, un plat de riz gonflé au beurre, et dont les grains se détachaient, merveilleusement cuits et parfumés à la cannelle. Mais mon épouse se comporta exactement comme la veille, ne touchant qu’au seul plat de riz, à l’exclusion de tous les autres mets, et piquant les grains un à un avec le cure-oreille, lentement, pour les porter à sa bouche.

Et moi, encore plus surpris que la veille de cette manière de manger, je pensai : « Par Allah ! où a-t-elle bien pu apprendre à manger le riz de cette manière ? Peut-être que c’est dans sa famille, au milieu de son pays. Ou bien fait-elle ainsi parce qu’elle est une petite mangeuse ? Ou bien veut-elle compter les grains de riz afin de n’en pas manger plus une fois que l’autre ? Mais si elle agit de la sorte par esprit d’épargne et pour m’apprendre l’économie et m’enseigner à ne pas être prodigue, par Allah ! elle se trompe, car nous n’avons rien à craindre de ce côté-là, et ce n’est point par cet endroit-là que nous pourrons nous ruiner jamais. Car nous avons, grâce au Rétributeur, de quoi vivre dans une grande aisance et sans nous priver ni du nécessaire ni du superflu. »

Mais mon épouse, qu’elle eût compris ou non mes pensées et ma perplexité, ne continua pas moins à manger toujours de cette manière incompréhensible. Et même, comme si elle eût voulu me faire encore plus de peine, elle ne piqua plus les grains de riz que de loin en loin, et finit même par essuyer, sans me dire un seul mot ni me regarder, la petite tige pointue et la serrer dans son étui en os. Et ce fut tout ce que je la vis faire ce matin-là. Car, le soir, au souper, ce fut exactement la même chose, ainsi d’ailleurs que le lendemain et toutes les fois que nous nous mettions devant la nappe tendue pour manger ensemble.

Lorsque je vis qu’il n’était pas possible qu’une femme pût vivre du peu de nourriture que je la voyais prendre, je ne doutai plus qu’il n’y eût là-dessous quelque mystère encore plus étrange que l’existence même de mon épouse. Et cela me fit prendre le parti de patienter encore, dans l’espérance qu’avec le temps elle s’accoutumerait à vivre avec moi comme mon âme le souhaitait. Mais je ne tardai pas à constater que mon espoir était vain, et qu’il fallait me résoudre à trouver coûte que coûte l’explication de cette manière de vivre si dissemblable de la nôtre. Or, l’occasion se présenta d’elle-même, alors que je ne l’attendais pas.

En effet, au bout de quinze jours de patience et de discrétion de ma part, je résolus de tenter une visite dans la chambre nuptiale, pour la première fois. Et donc une nuit que je croyais mon épouse endormie depuis longtemps, je me dirigeai tout doucement vers l’appartement qu’elle occupait du côté opposé au mien, et j’arrivai à la porte de sa chambre, en étouffant mes pas de crainte de la déranger dans son sommeil. Car je voulais ne pas la réveiller trop brusquement, afin de pouvoir à mon aise la contempler endormie, me la figurant, avec ses paupières fermées et ses longs cils recourbés, aussi belle que les houris du Ciel.

Et voici qu’arrivé à cette porte, j’entendis au-dedans les pas de mon épouse. Et, comme je ne pouvais comprendre le dessein qui la tenait encore éveillée à cette heure tardive de la nuit, je fus poussé par la curiosité à me blottir derrière le rideau de la porte, pour essayer de voir quelle pouvait bien être l’affaire.

Et bientôt la porte s’ouvrit, et mon épouse apparut sur le seuil, vêtue de ses habits de sortie, et glissant sur les dalles de marbre sans faire le moindre bruit. Et je la regardai, comme elle passait devant moi dans le noir, et de stupeur mon sang se figea dans mon cœur. Sa face tout entière apparaissait au milieu des ténèbres éclairée par deux tisons qui étaient ses yeux, semblables aux yeux des tigres qui brûlent, dit-on, dans l’obscurité et éclairent la route à suivre pour le meurtre et le carnage. Et elle était pareille à ces figures d’épouvante que nous envoient les genn malfaisants durant le sommeil, quand ils veulent nous faire prévoir les catastrophes qu’ils trament contre nous. Mais elle-même déjà me semblait une gennia de l’espèce la plus cruelle, avec sa face de pâleur, ses yeux incendiaires, et ses cheveux jaunes qui se hérissaient sur sa tête terriblement !

Et moi, ô mon seigneur, je sentais mes mâchoires se serrer à se briser, et ma salive se dessécher dans ma bouche, et mon souffle s’anéantir. Et d’ailleurs j’eusse été capable de me mouvoir, que je me fusse bien gardé de donner le moindre signe de ma présence derrière ce rideau, à cette place qui n’était pas la mienne. J’attendis donc qu’elle se fût éloignée pour me lever de ma cachette, en rattrapant mon souffle perdu. Et je me dirigeai vers la fenêtre qui donnait sur la cour de la maison, et regardai à travers le grillage. Et j’eus le temps d’apercevoir, par une fenêtre qui donnait sur la cour, qu’elle ouvrait la porte de la rue et qu’elle sortait, foulant à peine le sol de ses pieds nus.

Et je la laissai s’éloigner quelque peu, et je courus à la porte, qu’elle avait laissée entr’ouverte, et la suivis de loin, en tenant mes sandales à la main.

Et le dehors était éclairé par la lune décroissante, et le ciel tout entier se déployait sublime comme toutes les nuits, avec le tressaillement de ses clartés. Et, malgré mon émotion, j’élevai mon âme vers le Maître des créatures, et mentalement je dis : « Ô Seigneur, Dieu d’exaltation et de vérité, sois témoin que j’ai agi avec discrétion et honnêteté à l’égard de mon épouse, cette fille des étrangers, bien que tout d’elle me soit inconnu, et qu’elle appartienne peut-être à une race mécréante qui offense Ta face, Seigneur ! Et maintenant je ne sais ce qu’elle va faire, dans cette nuit, sous la clarté bienveillante de Ton ciel. Mais que, de près ou de loin, je ne paraisse pas complice de ses actions. Car je les réprouve d’avance, si elles sont contraires à Ta Loi et à l’enseignement de Ton Envoyé — sur Lui la paix et la prière ! »

Et, ayant apaisé de la sorte mes scrupules, je n’hésitai plus à suivre mon épouse, où qu’elle allât.

Et voici qu’elle traversa toutes les rues de la ville, se dirigeant avec une sûreté remarquable, comme si elle était née parmi nous et avait grandi dans nos quartiers. Et moi je la suivais de loin au vacillement de sa chevelure, qui fuyait derrière elle sinistrement dans la nuit. Et elle arriva aux dernières maisons, et traversa les portes de la ville, et pénétra dans les champs inhabités qui servent depuis des centaines d’années de demeure aux morts. Et elle laissa derrière elle le premier cimetière, dont les tombes étaient excessivement anciennes, et se hâta vers celui où l’on continuait à enterrer journellement. Et moi je pensai : « Sûrement, elle doit avoir ici une amie ou une sœur morte, de celles qui sont venues avec elle des pays étrangers. Et elle aime à remplir vis-à-vis d’elle ses devoirs, pendant la nuit, à cause de la solitude et du silence. » Mais je me rappelai soudain son air terrible et ses yeux enflammés, et de nouveau mon sang retourna vers mon cœur.

Et voici que d’entre les tombes une forme s’éleva dont je ne pouvais encore deviner l’espèce, et qui vint à la rencontre de mon épouse. Et à l’horreur de sa physionomie et à sa tête d’hyène de proie, je reconnus en cette forme sépulcrale une goule.

Et je tombai à terre, derrière une tombe, mes jambes ayant fui sous moi en tremblant. Et je pus ainsi, grâce à cette circonstance, malgré la surprise épouvantable où j’étais, voir la goule, qui ne me voyait pas, s’approcher de mon épouse et la prendre par la main, pour l’emmener vers le bord d’une fosse. Et elles s’assirent toutes deux, l’une en face de l’autre, sur le bord de cette fosse. Et la goule se baissa vers le sol, et se releva en tenant entre ses mains un objet rond qu’elle remit en silence à mon épouse. Et je reconnus en cet objet un crâne humain fraîchement coupé sur quelque corps sans vie. Et mon épouse, poussant un cri de bête féroce, enfonça ses dents à même cette chair morte et se mit à grignoter dedans affreusement.

Alors moi, ô mon seigneur, à cette vue, je sentis que le ciel s’effondrait de tout son poids sur ma tête. Et je dus, dans mon épouvante, jeter un cri d’horreur qui trahit ma présence. Car je vis soudain mon épouse debout sur la tombe qui m’abritait. Et elle me regardait avec les yeux de la tigresse affamée, quand elle va fondre sut sa proie. Et je ne doutai plus de ma perte sans recours. Et, avant que j’eusse le temps de faire le moindre mouvement pour me défendre, ou pour prononcer une formule invocatoire qui me prémunît contre les maléfices, je la vis étendre le bras au-dessus de moi, et crier quelques syllabes en une langue inconnue dont les accents étaient semblables aux rugissements que l’on entend dans les déserts. Et à peine eut-elle vomi ces syllabes diaboliques, que tout-à-coup je me vis métamorphosé en chien…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… Et à peine eut-elle vomi ces syllabes diaboliques, que tout-à-coup je me vis métamorphosé en chien. Et mon épouse se précipita sur moi, suivie de l’effroyable goule. Et toutes deux tombèrent sur moi à coups de pied, si violemment que je ne sais comment je ne demeurai pas mort sur place. Pourtant, le danger extrême où je me trouvais et l’attachement de l’âme à la vie me donnèrent la force et le courage de sauter sur mes quatre jambes et de m’enfuir, la queue ramenée sous mon ventre, poursuivi avec la même fureur par mon épouse et par la goule. Et ce ne fut que lorsqu’elles m’eurent chassé bien loin du cimetière, qu’elles cessèrent de me maltraiter et qu’elles cessèrent de courir derrière moi, qui, de douleur, aboyais lamentablement et qui roulais sur le dos tous les dix pas. Et je les vis s’en retourner vers le cimetière. Et je me hâtai de franchir les portes de la ville, comme un chien perdu et malheureux.

Et le lendemain, après une nuit passée à rôder en boitant à travers la ville, et à éviter les morsures des chiens de quartier, qui poursuivaient en moi l’intrus, j’eus l’idée, pour échapper à leurs attaques cruelles, de me réfugier dans quelque abri. Et je me jetai vivement dans la première boutique qui s’était ouverte à cette heure matinale. Et j’allai me fourrer dans un coin, où je me dérobai à leur vue.

Or, c’était la boutique d’un vendeur de têtes et de pieds de mouton. Et mon hôte prit d’abord mon parti contre mes agresseurs, qui voulaient pénétrer à ma poursuite jusque dans l’intérieur de la boutique. Et il parvint à les chasser et à les éloigner ; mais ce fut pour revenir de mon côté, dans le but évident de me faire déguerpir. Et, en effet, je vis bien que je ne devais point compter sur l’asile et la protection que j’avais espérés. Car ce tripier était un de ces gens formalistes à outrance et superstitieusement fanatiques, qui considèrent les chiens comme des bêtes immondes, et ne trouvent pas assez d’eau ni de savon pour laver leurs vêtements quand, par hasard, un chien les a touchés en passant près d’eux. Il s’approcha donc de moi, et m’enjoignit du geste et de la voix d’avoir à déguerpir au plus vite de sa boutique. Mais moi je me roulai encore davantage en rond, geignant d’une voix lamentable, et le regardant par en dessous avec des yeux qui demandaient grâce. Alors, quelque peu apitoyé, il lâcha le bâton dont il me menaçait, et, comme il tenait absolument à débarrasser sa boutique de ma présence, il prit un de ces admirables morceaux odorants de pieds cuits, et, le tenant au bout des doigts de façon à me le montrer ostensiblement, il sortit dans la rue. Et moi, ô mon seigneur, attiré par le fumet de ce bon morceau-là, je me levai de mon coin et suivis le tripier qui, dès qu’il me vit hors de sa boutique, me jeta le morceau et remonta chez lui. Et moi, aussitôt que j’eus avalé cette excellente viande, je voulus rentrer en toute hâte dans mon coin. Mais j’avais calculé sans mon hôte, le vendeur de têtes, qui, prévoyant en effet mon mouvement, se tenait d’un air impitoyable sur le seuil, le terrible bâton noueux à la main. Et moi, en posture de suppliant, je le regardai en remuant la queue, de manière à lui bien marquer que je l’implorais de m’accorder la faveur de ce refuge. Mais il resta inflexible, et se mit même à brandir son bâton, en me criant d’une voix qui ne me laissait plus de doutes sur ses intentions : « Va-t’en, ô proxénète ! »

Alors moi, fort humilié et, d’un autre côté, redoutant les attaques des chiens du quartier qui commençaient déjà à foncer sur moi de tous les points du souk, je livrai mes jambes au vent et détalai en toute hâte vers la boutique ouverte d’un boulanger, toute proche de celle du tripier.

Or, à première vue, ce boulanger, tout au contraire du vendeur de têtes de mouton dévoré de scrupules et hanté par les superstitions, me parut un homme gai et de bon augure. Et il l’était, en effet. Et au moment où j’arrivai devant sa boutique, il était assis sur sa natte en train de déjeuner. Et tout de suite son âme compatissante le poussa, bien que je ne lui eusse donné aucune marque de mon besoin de manger, à me jeter un gros morceau de pain trempé dans de la sauce aux tomates, en me disant d’une voix très bonne : « Tiens, ô pauvre ! mange avec délices ! » Mais moi, loin de me jeter avec avidité et gloutonnerie sur le bien d’Allah, comme font d’ordinaire les autres chiens, je regardai le généreux boulanger en lui faisant un signe de tête et un mouvement de queue, pour bien lui témoigner ma gratitude. Et il dut être touché de ma civilité et m’en savoir quelque gré, car je le vis me sourire avec bonté. Et moi, bien que je ne fusse plus torturé par la faim et que je n’eusse pas besoin de manger, je ne laissai point, uniquement pour lui faire plaisir, de prendre le morceau de pain avec mes dents, et de le manger assez lentement pour lui faire comprendre que je le faisais par égards pour lui et par honneur. Et il remarqua tout cela, et m’appela et voulut bien me faire signe de m’asseoir près de sa boutique. Et je m’assis, en faisant entendre de petits gémissements de plaisir, et en me tournant du côté de la rue, pour lui marquer que, pour le présent, je ne lui demandais autre chose que sa protection. Et, grâce à Allah qui l’avait doué d’intelligence, il comprit toutes mes intentions, et me fit des caresses qui m’encouragèrent et me donnèrent de l’assurance : j’osai donc m’introduire dans sa maison. Mais je m’y pris d’une manière assez habile pour lui faire sentir que je ne le faisais qu’avec sa permission. Et, loin de s’opposer à mon entrée, il fut, au contraire, plein d’affabilité et me montra un endroit où je pouvais m’installer sans lui être incommode. Et je pris possession de cette place, que je conservai depuis lors pendant tout le temps que je demeurai dans la maison.

Et mon maître, à partir de ce moment, fut pris pour moi d’un grand attachement, et me traita avec une extrême bienveillance. Et il ne pouvait déjeuner, ni dîner, ni souper, que je ne fusse à ses côtés et n’eusse ma part au delà de mon rassasiement. Et, de mon côté, j’avais pour lui toute la fidélité et tout le dévouement dont pouvait être capable la plus belle âme de chien. Et, dans ma reconnaissance pour ses bons soins, j’avais constamment les yeux attachés sur lui, et je ne le laissais pas faire un pas dans la maison ou dans la rue que je ne fusse derrière lui, fidèlement, d’autant plus que j’avais remarqué que mon attention lui plaisait, et que si, par hasard, il avait dessein de sortir sans que j’eusse été au préalable averti par quelque signe, il ne manquait pas de m’appeler familièrement, en me sifflant. Et, moi, aussitôt je m’élançais de ma place dans la rue ; et je sautais, et je gambadais en faisant mille courses en un instant, et mille allées et venues devant la porte. Et je ne cessais tous ces jeux que lorsqu’il était déjà dans la rue. Et alors je l’accompagnais fort exactement, en le suivant ou en courant devant, et en le regardant de temps en temps, pour lui marquer ma joie et mon contentement.

Or, il y avait déjà un certain temps que j’étais dans la maison de mon maître le boulanger, lorsqu’un jour d’entre les jours entra dans la boutique une femme qui acheta une galette de pain qui venait de sortir toute soufflée du four. Et la femme, ayant payé mon maître, prit le pain et se dirigea vers la porte. Mais mon maître, qui s’aperçut que la pièce de monnaie qu’il venait de recevoir était fausse, rappela la femme et lui dit : « Ô tante, qu’Allah allonge ta vie ! mais, si cela ne t’offusque pas, je préfère une autre pièce à celle-ci ! » Et, en même temps, mon maître lui tendit la pièce de monnaie en question. Mais la femme, qui était une vieille endurcie, refusa, avec force protestations, de reprendre sa monnaie, prétendant qu’elle était bonne, et disant : « D’ailleurs ce n’est pas moi qui l’ai faite, et dans les monnaies il n’y a pas à choisir entre pastèques et concombres ! » Et mon maître fut loin d’être convaincu par les arguments sans consistance de cette vieille, et lui dit d’une voix calme et non sans quelque mépris : « Ta pièce est si visiblement fausse, que même mon chien que voici, et qui n’est qu’un animal muet sans discernement, ne s’y tromperait pas. » Et, simplement dans le but d’humilier cette calamiteuse, et sans nullement croire au résultat de l’acte qu’il allait faire, il me cria en m’appelant par mon nom : « Bakht ! Bakht ! viens ! viens ici ! » Et moi, à sa voix, j’accourus vers lui, en remuant la queue. Et aussitôt il prit le tiroir en bois où il mettait son argent et le renversa sur le sol en répandant devant moi toutes les pièces qu’il contenait. Et il me dit : « Ici ! ici ! vois tout cet argent ! Regarde bien toutes ces pièces ! Et dis-moi si dans le nombre il n’y pas une pièce fausse ! » Et moi j’examinai attentivement toutes les pièces d’argent, l’une après l’autre, en les poussant légèrement du bout de ma patte, et je ne tardai pas à tomber sur la pièce fausse. Et je la mis de côté, en la séparant du tas, et en mettant dessus ma patte de façon à bien faire comprendre à mon maître que je l’avais trouvée. Et je le regardai, en poussant de petits cris, et en frétillant.

À cette vue, mon maître, qui était loin de s’attendre à cette preuve de perspicacité chez un animal de mon espèce, fut à l’extrême limite de la surprise et de l’émerveillement, et s’écria : « Allah est le plus grand ! Et il n’y a de toute-puissance qu’en Allah ! » Et la vieille, ne pouvant cette fois contester le témoignage de ses propres yeux, et d’ailleurs épouvantée de ce qu’elle voyait, se hâta de reprendre sa pièce fausse et d’en donner une bonne en échange. Et elle déguerpit en trébuchant dans sa traîne.

Quant à mon maître, encore tout ému de ma perspicacité, il appela ses voisins et tous les boutiquiers du souk…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Quant à mon maître, encore tout ému de ma perspicacité, il appela ses voisins et tous les boutiquiers du souk. Et il leur raconta, avec admiration, ce qui s’était passé, non sans exagérer mon mérite, qui était déjà assez étonnant par lui-même.

À ce récit de mon maître, tous les assistants s’exclamèrent sur mon intelligence en disant qu’ils n’avaient jamais rencontré de chien aussi merveilleux. Et, pour contrôler par eux-mêmes les paroles de mon maître, non point qu’ils soupçonnassent sa bonne foi, mais à seule fin de me louer davantage, ils voulurent faire la preuve de ma sagacité. Et ils allèrent chercher toutes les pièces fausses qu’ils avaient chez eux, et me les montrèrent mêlées avec d’autres de bon aloi. Et moi, voyant cela, je pensai : « Ya Allah ! c’est étonnant ce qu’il y a de pièces fausses chez tous ces gens ! »

Néanmoins, ne voulant pas, par mon abstention, faire noircir le visage de mon maître devant ses voisins, j’examinai avec attention tous les pièces qu’ils me mirent sous les yeux. Et il ne s’en présenta pas une seule, parmi les fausses, que je ne misse la patte dessus et ne la séparasse d’avec les autres.

Et ma renommée se répandit à travers tous les souks de la ville, et même dans les harems, grâce à la loquacité de l’épouse de mon maître. Et, du matin au soir, la boulangerie fut assiégée par la foule des curieux qui voulaient expérimenter mon habileté à distinguer la fausse monnaie. Et je ne manquais pas ainsi d’occupation, toute la journée, devant contenter les clients qui venaient, plus nombreux de jour en jour, chez mon maître, des quartiers les plus éloignés de la ville. Et, de la sorte, ma réputation procura à mon maître plus de pratiques que n’en avaient tous les boulangers réunis de la ville. Et mon maître ne cessait de bénir ma venue qui lui avait été aussi précieuse qu’un trésor. Et sa fortune, due à ses sentiments pitoyables, ne fut pas sans chagriner le marchand de têtes de moutons, qui se mordit les doigts de désappointement. Et, dans sa jalousie, il ne manqua pas de me dresser des embûches soit pour m’enlever, soit pour m’occasionner des désagréments, en excitant contre moi, dès que je sortais, les chiens du quartier. Mais je n’avais plus rien à craindre ; car, d’un côté, j’étais bien gardé par mon maître, et, de l’autre, j’étais bien défendu par les boutiquiers, admirateurs de mon petit savoir.

Et il y avait déjà quelque temps que je vivais de la sorte, entouré par la considération générale ; et j’eusse été vraiment heureux de ma vie, si, dans ma mémoire, le souvenir ne me fût revenu sans cesse de mon état ancien de créature humaine. Et ce qui me faisait surtout souffrir, ce n’était pas tant d’être un chien d’entre les chiens, mais c’était d’être privé de l’usage de la parole et d’en être réduit à m’exprimer par le regard seulement et par le jeu des pattes ou par des cris inarticulés. Et, des fois, quand je me souvenais de la nuit terrible du cimetière, mes poils se hérissaient sur mon dos, et je frissonnais.

Or, un jour d’entre les jours, une vieille femme d’aspect respectable vint, comme tout le monde, acheter du pain à la boulangerie, attirée par ma réputation. Et, comme tout le monde, elle ne manqua pas, une fois qu’elle eut pris le pain et qu’il fallut le payer, de jeter devant moi quelques pièces de monnaie parmi lesquelles elle avait mis exprès une pièce fausse, pour tenter l’expérience ; Et moi aussitôt je débrouillai la pièce de mauvais aloi d’avec les autres, et je mis la patte dessus, en regardant la vieille dame, comme pour l’inviter à contrôler. Et elle retira la pièce, en disant : « Tu as excellé ! c’est bien la fausse ! » Et elle me considéra avec une grande admiration, paya à mon maître le pain qu’elle avait acheté, et, en se retirant, elle me fit un signe imperceptible qui signifiait clairement : « Suis-moi ! »

Or, moi, ô émir des Croyants, je devinai que cette dame s’intéressait à moi d’une façon toute particulière ; car l’attention avec laquelle elle m’avait examiné était très différente de la manière dont les autres me regardaient. Toutefois, par mesure de prudence, je la laissai s’en aller, me contentant seulement de la regarder. Mais elle, au bout de quelques pas, se retourna de mon côté, et voyant que je ne faisais que la regarder sans bouger de ma place, me fit un second signe plus pressant que le premier. Alors moi, mû par une curiosité plus forte que ma prudence, je profitai de ce que mon maître était au fond de la boutique, occupé à une cuisson de pain, pour sauter dans la rue et suivre cette dame. Et je marchai derrière elle, en m’arrêtant de temps en temps, pris d’hésitation et remuant la queue. Mais encouragé par elle, je finis par surmonter mon incertitude, et j’arrivai avec elle devant sa maison.

Et elle ouvrit la porte de la maison, entra la première et m’invita d’une voix fort douce à faire comme elle, me disant : « Entre, entre, ô pauvre ! tu ne t’en repentiras pas ! » Et j’entrai derrière elle.

Alors, ayant refermé la porte, elle me mena vers l’appartement intérieur, et ouvrit une chambre où elle m’introduisit. Et je vis, assise sur un divan, une jeune fille comme la lune, qui brodait. Et cette jeune fille se voila vivement à ma vue ; et la vieille dame lui dit : « Ô ma fille, je t’amène le chien fameux du boulanger, celui-là même qui sait si bien distinguer les pièces bonnes d’avec les pièces fausses. Et tu sais déjà que je t’ai fait part de mes doutes, dès le premier bruit qui s’est répandu à son sujet. Et je suis allée aujourd’hui acheter du pain chez le boulanger, son maître, et j’ai été témoin de la vérité des faits ; et je me suis fait suivre par ce chien si rare qui émerveille Baghdad. Dis-moi donc toute ta pensée, ô ma fille, afin que je sache si je me suis trompée dans mes conjectures ! » Et la jeune fille répondit aussitôt : « Par Allah ! ô mère, tu ne t’es pas trompée. Et je vais tout de suite t’en donner la preuve. »

Et la jeune fille se leva à l’heure et à l’instant, prit un bassin de cuivre rouge plein d’eau, marmonna dessus quelques mots que je n’entendis pas, et, m’aspergeant avec quelques gouttes de cette eau, elle dit : « Si tu es né chien, demeure chien, mais si tu es né être humain, secoue-toi et reprends ta forme d’être humain, par la vertu de cette eau ! » Et à l’instant je me secouai. Et l’enchantement fut rompu, et je perdis la forme de chien pour redevenir homme, selon mon état de naissance.

Alors, pénétré de reconnaissance, je me jetai aux pieds de ma libératrice, pour la remercier d’un si grand bienfait ; et je baisai le bas de sa robe ; et je lui dis : « Ô jeune fille bénie, qu’Allah te rende, par les meilleurs de Ses dons, le bienfait sans égal dont je te suis redevable, et dont tu n’as pas hésité à faire bénéficier un homme inconnu de toi, un étranger à ta maison. Comment pourrais-je trouver des mots pour te remercier et te bénir comme tu le mérites ? Sache du moins que je ne m’appartiens plus, et que tu m’as acheté pour un prix qui dépasse, et de beaucoup, ma valeur. Et afin que tu connaisses exactement l’esclave qui est maintenant ta propriété et ta possession, je vais, sans peser sur tes oreilles et sans fatiguer ton entendement, te raconter en peu de mots mon histoire. »

Et alors je lui dis qui j’étais et comment, de célibataire que j’étais, j’avais subitement décidé de prendre femme, et de choisir, non point parmi les filles des notables de Baghdad, notre ville, mais parmi les étrangères esclaves que l’on vend et que l’on achète. Et, tandis que ma libératrice et sa mère m’écoutaient avec attention, je leur racontai également comment j’avais été séduit par l’étrange beauté de l’adolescente du Nord, et mon mariage avec elle, et ma complaisance et mes égards pour elle, et ma délicatesse de procédés, et ma patience à supporter ses manières extraordinaires. Et je leur fis le récit de l’épouvantable découverte nocturne, et de tout ce qui s’en suivit, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans leur en cacher un détail. Mais il n’y a point d’utilité à le répéter.

Lorsque ma libératrice et sa mère eurent entendu mon récit, elles furent à la limite de l’indignation contre mon épouse, l’adolescente du Nord. Et la mère de ma libératrice me dit : « Ô mon fils, quel étrange errement a été ton errement ! Comment ton âme a-t-elle pu se pencher vers la fille des étrangers, quand notre ville est si riche en adolescentes de toutes les couleurs, et quand les bienfaits d’Allah sur la tête de nos jeunes filles sont si choisis et si nombreux ? Certes ! il a fallu que tu fusses ensorcelé pour avoir ainsi choisi sans discernement, et confié ta destinée aux mains d’une personne qui différait de toi par le sang, par la race, par la langue et par l’origine. Et tout cela a été, je le vois bien, l’instigation du Cheitân, du Malin, du Lapidé. Mais rendons grâces à Allah qui, par l’entremise de ma fille, t’a délivré de la méchanceté de l’étrangère, et t’a rendu à ta forme ancienne d’être humain ! » Et moi je répondis, après lui avoir baisé les mains : « Ô ma mère bénie, je me repens, devant Allah et devant ta face vénérable, de mon action inconsidérée. Et je ne souhaite rien de plus que d’entrer dans ta famille comme je suis entré dans ta miséricorde. Si donc tu veux bien m’accepter comme époux légitime de ta fille à l’âme noble, tu n’as qu’a prononcer la parole de l’acceptation. » Et elle répondit : « Pour ma part, je ne trouve pas d’inconvénient ! Mais toi, ma fille, qu’en penses-tu ? Cet excellent jeune homme, qu’Allah a mis sur notre route, te convient-il ? » Et ma jeune libératrice répondit : « Oui, par Allah ! il me convient, ô mère mienne. Mais ça n’est pas tout ça ! Il faut d’abord que nous le mettions à l’abri désormais des mauvais coups et de la méchanceté de son ancienne épouse. Car ce n’est pas assez que d’avoir rompu l’enchantement par lequel elle l’avait exclu de la société des êtres humains, il faut que nous la mettions pour toujours dans l’impossibilité de lui nuire ! » Et, ayant ainsi parlé, elle sortit de la chambre où nous nous tenions, mais pour revenir au bout d’un instant avec un flacon entre les doigts. Et elle me remit ce flacon, qui était rempli d’eau, et me dit : « Sidi Némân, mes livres anciens, que je viens de consulter, m’apprennent que la méchante étrangère n’est pas dans ta maison à l’heure qu’il est, mais qu’elle ne va pas tarder à y rentrer. Et ils m’apprennent également que la dissimulée fait semblant, devant tes serviteurs, d’être dans une grande inquiétude de ton absence. Hâte-toi donc, pendant qu’elle est dehors, de retourner à ta maison avec le flacon que je viens de te mettre entre les mains, et de l’attendre dans la cour, de façon qu’à sa rentrée elle se rencontre avec toi brusquement face à face. Et dans la stupeur où elle sera de te revoir, contre son attente, elle tournera le dos pour prendre la fuite. Et toi, aussitôt, tu l’aspergeras avec l’eau de ce flacon, en lui criant : « Quitte ta forme humaine, et deviens jument ! » Et aussitôt elle se muera en jument d’entre les juments. Et tu sauteras sur son dos, et tu la saisiras au crin et, malgré sa résistance, tu lui feras mettre dans la bouche un double mors à toute épreuve. Et, pour la punir comme elle le mérite, tu la châtieras à grands coups de fouet, aussi longtemps que la lassitude ne t’obligera pas de cesser. Et tous les jours d’Allah tu lui feras subir un pareil traitement. Et de la sorte tu la domineras. Sans quoi, sa méchanceté finira par prendre le dessus. Et tu en pâtirais. »

Et moi, ô émir des Croyants, je répondis par l’ouïe et l’obéissance, et je me hâtai d’aller à ma maison attendre l’arrivée de mon ancienne épouse, en me dissimulant de façon à la voir venir de loin, et à pouvoir me présenter à elle face à face et brusquement. Or, elle ne tarda pas à se montrer. Et moi, malgré le saisissement qui me tint à sa vue et à la vue de sa beauté émouvante, je ne manquai de faire ce pourquoi j’étais venu. Et je réussis pleinement à la changer en jument.

Et depuis lors, m’étant uni par les liens licites avec ma libératrice, qui était de mon sang et de ma race, je ne manquai pas de faire subir à la jument que tu as vue sur le meidân, ô émir des Croyants, le traitement cruel, sans aucun doute, qui a offusqué ta vue, mais qui a sa justification dans la méchanceté si pernicieuse de l’étrangère. Et telle est mon histoire !

Lorsque le khalifat eut entendu ce récit de Sidi Némân, il s’étonna en son âme grandement, et dit au jeune homme : « Certes, ton histoire est singulière, et le traitement est mérité que tu fais subir à cette jument blanche. J’aimerais toutefois te voir intercéder auprès de ton épouse pour qu’elle consentît à trouver le moyen, tout en conservant à cette jument sa forme de jument, de ne pas la châtier journellement avec tant de rigueur. Mais si la chose n’est pas possible, Allah est le plus grand ! »

Et, ayant ainsi parlé, Al-Rachid se tourna vers le second personnage, qui était le beau cavalier rencontré à la tête du cortège sur un cheval qui portait sa race dans son allure, ce cavalier qui caracolait comme un émir ou quelque fils de roi, et dont le cortège était suivi par un palanquin où étaient assises deux adolescentes princières, et par des musiciens qui jouaient des airs indiens et chinois, et lui dit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-SIXIÈME NUIT

La petite Doniazade s’écria : « Ô ma sœur, de grâce ! hâte-toi de nous dire ce qui se passa lorsque le khalifat se fut tourné vers le jeune cavalier, derrière qui l’on jouait des airs indiens et chinois ! » Et Schahrazade répondit : « De tout cœur amical ! » Et elle continua de la sorte :