Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Les Rencontres d’Al-Rachid

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 14p. 7-15).


LES RENCONTRES D’AL-RACHID
SUR LE PONT DE BAGHDAD


Et Schahrazade, voyant que le roi Schahriar, au souvenir des tribulations anciennes, fronçait déjà les sourcils, se hâta de commencer la nouvelle histoire, disant :

Il m’est revenu, ô Roi du temps, ô la couronne sur ma tête, que le khalifat Haroun Al-Rachid — Allah l’ait en Ses bonnes grâces ! — était, un jour d’entre les jours, sorti de son palais, en compagnie de son vizir Giafar et de Massrour, son porte-glaive, tous deux déguisés, comme il l’était lui-même, en nobles marchands de la cité. Et il était déjà arrivé avec eux au pont de pierre qui unit les deux rives du Tigre, quand il vit, assis à terre sur ses jambes repliées, à l’entrée même du pont, un aveugle d’âge très ancien qui demandait l’aumône pour Allah ! aux passants sur la route de la générosité. Et le khalifat s’arrêta dans sa promenade devant le vieil infirme, et déposa un dinar d’or dans la paume qu’il tendait. Et le mendiant l’arrêta brusquement par la main, comme il voulait poursuivre son chemin, et lui dit : « Ô généreux donateur, qu’Allah te rende cet acte de ton âme pitoyable par les plus choisies de Ses bénédictions. Mais je te supplie, avant de t’en aller, de ne point me refuser la grâce que je te demande. Lève ton bras et donne-moi un coup de poing ou un soufflet sur le lobe de mon oreille. » Et, ayant ainsi parlé, il se dessaisit de la main qu’il tenait, afin que l’étranger pût lui appliquer le soufflet en question. Toutefois il prit soin, de crainte qu’il ne passât outre sans lui donner satisfaction, de le saisir par le pan de sa longue robe.

En voyant et en entendant cela, le khalifat devint fort perplexe, et dit à l’aveugle : « Ô oncle, qu’Allah me préserve d’obéir à ton injonction ! Car celui qui fait une aumône pour Allah ne doit point en effacer le mérite en maltraitant celui qui bénéficie de cette aumône. Et le mauvais traitement auquel tu m’enjoins de te soumettre est une action indigne d’un Croyant. »

Et, ayant ainsi parlé, il fit un effort pour faire lâcher prise à l’aveugle. Mais il avait calculé sans la vigilance de l’aveugle qui, prévoyant le mouvement du khalifat, fit de son côté un effort bien plus grand pour ne point le lâcher. Et il lui dit : « Ô mon généreux maître, pardonne-moi mon importunité et la hardiesse de mon procédé. Et laisse-moi t’implorer encore de me donner ce soufflet sur le lobe de mon oreille. Sinon, j’aime mieux que tu reprennes ton aumône. Car je ne puis l’accepter qu’à cette seule condition, sans me parjurer devant Allah et contrevenir au serment que j’ai fait devant la face de Celui qui te voit et me voit. » Puis il ajouta : « Si tu savais, ô mon seigneur, la cause de mon serment, tu n’hésiterais pas à me donner raison. »

Et le khalifat se dit : « Il n’y a de recours qu’en Allah le Tout-Puissant contre l’importunité de ce vieil homme aveugle ! » Et comme il ne voulait pas être plus longtemps en butte à la curiosité des passants, il se hâta de faire ce que lui demandait l’aveugle qui, aussitôt qu’il eut reçu le soufflet, lâcha prise en le remerciant et en levant les deux mains vers le ciel pour appeler sur sa tête les bénédictions.

Et Al-Rachid, délivré de la sorte, s’éloigna avec ses deux compagnons, et il dit à Giafar : « Par Allah ! l’histoire de cet aveugle doit être une étonnante histoire, et son cas un bien étrange cas ! Ainsi donc, retourne vers lui, et dis-lui que tu viens de la part de l’émir des Croyants pour lui ordonner de se trouver demain au palais, à l’heure de la prière de l’après-midi. » Et Giafar retourna auprès de l’aveugle, et lui communiqua l’ordre de son maître.

Puis il revint rejoindre le khalifat. Et ils n’avaient pas fait quelques pas, qu’ils aperçurent sur le côté gauche du pont, assis presque en face de l’aveugle, un second mendiant estropié des deux jambes et la bouche fendue. Et Massrour, le porte-glaive, sur un signe de son maître, s’approcha de l’estropié des deux jambes à la bouche fendue, et lui donna l’aumône qui était écrite dans sa chance, pour ce jour-là. Et l’homme releva la tête et se mit à rire en disant : « Hé, ouallah ! de toute ma vie de maître d’école, je n’ai gagné autant que ce que je viens de recevoir de la main de ta générosité, ô mon maître ! » Et Al-Rachid, qui avait entendu la réponse, se tourna vers Giafar, et lui dit : « Par la vie de ma tête ! si c’est là un maître d’école, et qu’il soit réduit à mendier sur les chemins, c’est que son histoire doit être étrange, certainement. Hâte-toi d’aller lui ordonner de se trouver demain, à l’heure de l’aveugle, à la porte de mon palais. » Et l’ordre fut exécuté. Et ils continuèrent leur promenade.

Mais ils n’avaient pas encore eu le temps de s’éloigner de l’estropié, qu’ils l’entendirent appeler à grands cris les bénédictions sur la tête d’un cheikh qui s’était approché de lui. Et ils regardèrent de son côté, pour voir quelle pouvait être l’affaire. Et ils virent que le cheikh essayait de s’esquiver, tout confus des bénédictions et des louanges auxquelles il était en butte. Et ils comprirent, aux paroles de l’estropié, que l’aumône que le cheikh venait de lui remettre était encore plus considérable que celle de Massrour, et telle que le pauvre homme n’avait jamais reçu la pareille. Et Haroun exprima à Giafar son étonnement de voir un simple particulier faire preuve d’une plus grande largesse de paume que la sienne propre, et ajouta : « J’aimerais connaître ce cheikh, et approfondir le motif de sa générosité. Va donc, ô Giafar, lui dire qu’il ait à se présenter entre mes mains, dans l’après-midi de demain, à l’heure de l’aveugle et de l’estropié. » Et l’ordre fut exécuté.

Et ils allaient poursuivre leur chemin, quand ils virent s’avancer sur le pont un magnifique cortège, comme n’en peuvent d’ordinaire déployer que les rois et les sultans. Et des crieurs à cheval le précédaient, qui criaient : « Place à notre maître, l’époux de la fille du puissant roi de la Chine et de la fille du puissant roi du Sind et de l’Inde ! » Et à la tête du cortège, sur un cheval qui portait sa race dans son allure, caracolait un émir ou, peut-être, un fils de roi, dont l’aspect était brillant et plein de noblesse. Et derrière lui, immédiatement, s’avançaient deux saïs qui conduisaient, par un licou de soie bleue, un chameau merveilleusement harnaché et chargé d’un palanquin où étaient assises, une à droite et l’autre à gauche, sous un dais de brocart rouge, et le visage recouvert d’un voile en soie orange, les deux adolescentes princières, épouses du cavalier. Et le cortège se fermait par une troupe de musiciens qui jouaient sur leurs instruments aux formes inconnues des airs indiens et chinois.

Et Haroun, émerveillé à la fois et surpris, dit à ses compagnons : « Voilà un notable étranger, comme il en vient rarement dans ma capitale. Et pourtant j’ai déjà reçu les rois et les princes et les émirs les plus fiers de la terre. Et les chefs des mécréants d’au delà des mers, ceux du pays des Francs et ceux des régions de l’extrême Occident, m’ont envoyé des ambassades et des députations. Mais nul de tous ceux que nous avons vus n’était comparable à celui-ci en faste et en beauté. » Puis il se tourna vers Massrour, son porte-glaive, et lui dit : « Hâte-toi, ô Massrour, de suivre ce cortège, afin de voir ce qu’il y a à voir, et de revenir me renseigner sans retard, au palais, après avoir toutefois pris soin d’inviter ce noble étranger à se présenter demain entre mes mains, à l’heure de l’aveugle, de l’estropié et du cheikh généreux. »

Et Massrour étant parti exécuter l’ordre, le khalifat et Giafar traversèrent enfin le pont. Mais à peine étaient-ils arrivés à son extrémité, qu’ils aperçurent, au milieu du meidân qui s’ouvrait en face d’eux, et qui servait aux joutes et aux tournois, un grand rassemblement de spectateurs qui regardaient un jeune homme monté sur une belle jument blanche qu’il poussait à toute bride de çà et de là, en la maltraitant à grands coups de fouet et d’éperon, sans répit et de manière qu’elle était tout en écume et tout en sang, et que ses jambes et tout son corps étaient en proie au tremblement.

À cette vue, le khalifat, qui aimait les chevaux et ne souffrait pas qu’on les maltraitât, fut à la limite de l’indignation, et demanda aux spectateurs : « Pourquoi ce jeune homme agit-il d’une façon si barbare à l’égard de cette belle jument docile ? » Et ils répondirent : « Nous ne le savons pas, et Allah seul le sait. Mais tous les jours, à la même heure, nous voyons arriver le jeune homme avec sa jument, et nous assistons à cet exercice inhumain ! » Et ils ajoutèrent : « Après tout, il est le maître légitime de sa jument, et il peut la traiter à sa guise. » Et Haroun se tourna vers Giafar et lui dit : « Je te laisse le soin, ô Giafar, de t’informer auprès de ce jeune homme de la cause qui le pousse à maltraiter de la sorte sa jument. Et s’il refuse de te la révéler, tu lui diras qui tu es, et tu lui ordonneras de se présenter entre mes mains, dans l’après-midi de demain, à l’heure de l’aveugle, de l’estropié, du cheikh généreux et du cavalier étranger. » Et Giafar répondit par l’ouïe et l’obéissance, et le khalifat le laissa au meidân pour rentrer seul à son palais, ce jour-là…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Et Giafar répondit par l’ouïe et l’obéissance, et le khalifat le laissa au meidân pour rentrer seul à son palais, ce jour-là.

Or, le lendemain, après la prière du milieu de l’après-midi, le khalifat entra dans le diwân des audiences, et le grand-vizir Giafar introduisit aussitôt en sa présence les cinq personnages qu’ils avaient rencontrés la veille sur le pont de Baghdad, à savoir l’aveugle qui se faisait souffleter, l’estropié maître d’école, le cheikh généreux, le noble cavalier derrière qui l’on jouait des airs indiens et chinois, et le jeune homme maître de la jument blanche. Et lorsqu’ils se furent prosternés tous les cinq devant son trône et eurent embrassé la terre entre ses mains, le khalifat leur fit de la tête signe de se relever, et Giafar les plaça en bon ordre l’un à côté de l’autre sur le tapis, au pied du trône.

Alors Al-Rachid se tourna d’abord vers le jeune homme maître de la jument blanche, et lui dit : « Ô jeune homme, qui t’es montré hier si inhumain à l’égard de la belle jument blanche si docile que tu montais, peux-tu me dire, afin que je le sache, le motif qui poussait ton âme à agir d’une façon si barbare à l’égard d’une bête muette qui ne peut répondre aux injures par des injures et aux coups par des coups ? Et ne me dis point que tu agissais de la sorte pour dresser ou pour dompter ta jument. Car, dans ma vie, j’ai moi-même dompté et dressé un grand nombre d’étalons et de cavales, mais jamais je n’eus besoin de maltraiter, comme tu le faisais, les bêtes que j’exerçais. Et ne me dis point que tu harcelais ainsi ta jument pour amuser les spectateurs ; car non seulement ce spectacle inhumain ne les amusait pas, mais il les scandalisait et me scandalisait moi-même avec eux. Et peu s’en fallut, par Allah ! que je ne me fisse connaître en public, pour te châtier comme tu le méritais et mettre fin à un spectacle si répugnant. Parle donc sans mentir et sans me rien cacher du motif de ta conduite ; car c’est le seul moyen qui te reste d’échapper à mon ressentiment et d’entrer dans mes bonnes grâces. Et même je suis prêt, si ton récit me satisfait et si tes paroles excusent ta conduite, à te pardonner et à oublier tout ce que j’ai vu d’offusquant dans ta manière d’agir. »

Lorsque le jeune homme maître de la jument blanche eut entendu les paroles du khalifat, il devint bien jaune de teint et baissa la tête en gardant le silence, visiblement en proie à un embarras fort grand et à un chagrin sans limites. Et comme il continuait à rester debout de la sorte, sans pouvoir arriver à prononcer un seul mot, tandis que des larmes coulaient de ses yeux et tombaient sur sa poitrine, le khalifat changea de ton à son égard et, plus intrigué que jamais, il lui dit d’une voix douce : « Ô jeune homme, oublie que tu es en présence de l’émir des Croyants, et parle ici en toute liberté, comme si tu étais au milieu de tes amis, car je vois bien que ton histoire doit être une bien étrange histoire, et le motif de ta conduite un bien étrange motif. Et, moi, je jure par les mérites de mes ancêtres les Glorieux, qu’il ne te sera fait aucun mal. » Et, de son côté, Giafar se mit à faire au jeune homme, avec la tête et avec les yeux, des signes péremptoires d’encouragement qui signifiaient clairement : « Parle en toute confiance. Et sois sans aucune inquiétude. »

Alors le jeune homme commença à rattraper son souffle perdu et, ayant relevé la tête, il embrassa encore une fois la terre entre les mains du khalifat, et dit :