Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Histoire de l’aveugle

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 14p. 108-124).


HISTOIRE DE L’AVEUGLE QUI SE FAISAIT SOUFFLETER SUR LE PONT


Sache, ô émir des Croyants, que pour ma part, au temps de ma jeunesse, j’étais conducteur de chameaux. Et, grâce à mon travail et à ma persévérance, j’avais fini par être propriétaire de quatre-vingts chameaux, en bien propre. Et je les louais aux caravanes, pour les affaires commerciales entre les pays, et pour le temps du pèlerinage, ce qui me valait de gros bénéfices, et faisait augmenter, d’année en année, mon capital et mes intérêts. Et, de jour en jour, mon désir de devenir encore plus riche augmentait avec mes bénéfices, et je ne pensais à rien moins qu’à devenir le plus riche des conducteurs de chameaux de l’Irak.

Or, un jour d’entre les jours, comme je revenais de Bassra à vide, avec mes quatre-vingts chameaux que j’avais conduits dans cette ville chargés de marchandises à destination de l’Inde, et comme j’avais fait halte près d’un réservoir d’eau, pour leur donner à boire et les laisser paître dans le voisinage, je vis s’avancer de mon côté un derviche. Et ce derviche m’aborda d’un air cordial et, après les salams de part et d’autre, s’assit auprès de moi. Et nous mîmes nos provisions en commun, et, selon les habitudes du désert, nous prîmes ensemble notre repas. Après quoi nous nous mîmes à nous entretenir de choses et d’autres, et nous nous interrogeâmes mutuellement sur notre voyage et sa destination. Et il me dit qu’il se dirigeait vers Bassra, et je lui dis que j’allais à Baghdad. Et, l’intimité ayant régné entre nous, je lui parlai de mes affaires et de mes gains, et je lui fis part de mes projets de richesse et d’opulence.

Et le derviche, m’ayant laissé parler jusqu’au bout, me regarda en souriant et me dit : « Ô mon maître Baba-Abdallah que de peines tu prends pour arriver à un résultat si peu proportionné, quand il suffit quelquefois d’un tournant de chemin pour que la destinée vous rende, en un clin d’œil, non seulement plus riche que tous les conducteurs de chameaux de l’Irak mais plus puissant que tous les rois réunis de la terre. » Puis il ajouta : « Ô mon maître Baba-Abdallah, as-tu jamais entendu parler de trésors cachés et de richesses souterraines ? » Et je répondis : « Certes, ô derviche, j’ai souvent entendu parler de trésors cachés et de richesses souterraines. Et nous savons tous que chacun de nous peut un jour, si tel est le décret du destin, se réveiller plus opulent que tous les rois. Et il n’y a pas un laboureur qui, en labourant sa terre, ne songe qu’un jour doit venir où il tombera sur la pierre scellée de quelque trésor merveilleux, et il n’y a pas un pêcheur qui ne sache, en jetant à l’eau ses filets, qu’un jour viendra où il retirera la perle ou la gemme marine qui le fera parvenir à la limite de l’opulence. Donc, ô derviche, je ne suis point un ignorant, et je suis persuadé, d’ailleurs, que les hommes de ta corporation connaissent des secrets et des mots d’une grande puissance ! »

Et le derviche, à ces paroles, cessa de remuer le sable avec son bâton, me regarda de nouveau et me dit : « Ô mon maître Baba-Abdallah, je pense bien qu’aujourd’hui tu n’as point fait de mauvaise rencontre, en me rencontrant, et je crois que ce jour-ci est précisément pour toi le jour du tournant de la route où tu seras en face de ta destinée. » Et je lui dis : « Par Allah ! ô derviche, je l’accueillerai avec fermeté et d’un œil plein, et, quoi qu’elle puisse m’apporter, je l’accepterai d’un cœur reconnaissant ! » Et il me dit : « Alors, lève-toi, ô pauvre, et suis-moi. »

Et il se leva sur ses deux pieds, et marcha devant moi. Et je le suivis, en pensant : « Certes, c’est bien aujourd’hui le jour de ma destinée, depuis le temps que je suis dans son attente ! » Et nous arrivâmes, au bout d’une heure de marche, dans un vallon assez spacieux, dont l’entrée était si étroite que mes chameaux pouvaient à peine y passer un à un, Mais bientôt le terrain s’élargit avec la vallée, et nous fûmes au pied d’une montagne si impraticable qu’il n’y avait pas à craindre qu’une créature humaine pût jamais, de ce côté-là, arriver jusqu’à nous. Et le derviche me dit : « Nous voici arrivés là où il fallait arriver. Pour toi, arrête tes chameaux, et fais-les se coucher sur le ventre, afin que, lorsque le moment sera venu de les charger avec ce que tu vas voir, nous n’ayons pas de peine à le faire. » Et je répondis par l’ouïe et l’obéissance, et me mis en devoir de faire se coucher tous mes chameaux sur le ventre, l’un après l’autre, dans le large espace qui s’étendait au pied de cette montagne.

Après quoi je rejoignis le derviche et je le trouvai un briquet à la main qui mettait le feu à un amas de bois sec. Et, dès que la flamme eut jailli du tas de bois, le derviche y jeta une poignée d’encens mâle, en prononçant des paroles dont je ne compris point la signification. Et aussitôt une colonne de fumée s’éleva en l’air, que le derviche coupa en deux avec son bâton. Et aussitôt un grand rocher, en face duquel nous nous trouvions, se sépara en deux, et nous laissa voir une large ouverture là où, l’instant d’auparavant, il y avait une muraille lisse et verticale…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut :

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et aussitôt un grand rocher, en face duquel nous nous trouvions, se sépara en deux, et nous laissa voir une large ouverture là où, l’instant d’auparavant, il y avait une muraille lisse et verticale. Et, là-dedans, des monceaux s’étendaient d’or monnayé et de pierreries, comme ces tas de sel qu’on voit sur le bord de la mer. Et moi, à la vue de ce trésor, je me jetai sur le premier tas d’or, avec la rapidité du faucon qui fond sur le pigeon, et je commençai par en remplir un sac dont je m’étais déjà saisi. Mais le derviche se mit à rire et me dit : « Ô pauvre, tu fais là un travail peu rémunérateur ! Ne vois-tu pas qu’en remplissant tes sacs d’or monnayé, tu les rendras trop lourds pour la charge de tes chameaux ? Remplis-les plutôt de ces pierreries en tas, que tu vois un peu plus loin, et dont une seule vaut à elle seule plus que chacun de ces monceaux d’or, tout en étant cent fois plus légère qu’une pièce de ce métal. »

Et moi je répondis : « Il n’y a point d’inconvénient, ô derviche ! » Car je vis combien juste était son observation. Et, l’un après l’autre, je remplis mes sacs de ces pierreries, et les chargeai deux par deux sur le dos de mes chameaux. Et lorsque j’eus chargé de la sorte mes quatre-vingts chameaux, le derviche qui m’avait regardé faire en souriant, sans bouger de sa place, se leva et me dit : « Il n’y a plus qu’à fermer le trésor et à nous en aller. » Et, ayant ainsi parlé, il entra dans le rocher, et je le vis qui se dirigeait vers une grande jarre en orfèvrerie qui était sur un socle en bois de sandal. Et en moi-même je me disais : « Par Allah ! quel dommage de n’avoir pas avec moi quatre-vingt mille chameaux à charger de ces pierreries-là et de ces monnaies et de ces orfèvreries, au lieu des quatre-vingts seulement qui sont ma propriété ! »

Or donc, je vis le derviche s’approcher de la jarre précieuse en question, et en soulever le couvercle. Et il y prit un petit pot en or qu’il mit dans son sein. Et comme je le regardais avec une sorte d’interrogation dans les yeux, il me dit : « Ce n’est rien, cela ! Un peu de pommade pour les yeux ! » Et il ne m’en dit pas davantage. Et comme, poussé par la curiosité, je voulais à mon tour m’avancer pour prendre de cette pommade bonne pour les yeux, il m’en empêcha, disant : « C’est assez pour aujourd’hui, et il est temps que nous sortions d’ici. » Et il me poussa vers la sortie, et prononça certaines paroles que je ne compris pas. Et aussitôt les deux parties du rocher se rejoignirent, et, à la place de l’ouverture béante, une muraille se fit qui était aussi lisse que si elle venait d’être taillée à même la pierre de la montagne.

Et le derviche se tourna alors de mon côté et me dit : « Ô Baba-Abdallah, nous allons maintenant sortir de ce vallon. Et une fois que nous serons arrivés à l’endroit où nous nous sommes rencontrés, nous diviserons notre butin en toute équité, et nous nous le partagerons en partage amical. »

Et là-dessus, je fis se lever mes chameaux. Et nous défilâmes en bon ordre par où nous étions entrés dans le vallon, et nous marchâmes ensemble jusqu’au chemin des caravanes, où nous devions nous séparer pour aller chacun en sa voie, moi vers Baghdad et le derviche vers Bassra. Mais en route je m’étais dit, en songeant au partage en question : « Par Allah ! ce derviche en demande bien trop pour ce qu’il a fait. Il est vrai que c’est lui qui m’a révélé le trésor, et qui l’a ouvert, grâce à sa science de la sorcellerie, que le Livre Saint réprouve ! Mais, sans mes chameaux, qu’aurait-il pu faire ? Et même peut-être que sans ma présence la chose n’eût pas réussi, puisque le trésor doit certainement être écrit en mon nom, sur ma chance et ma destinée ! Je pense donc qu’en lui donnant quarante chameaux chargés de ces pierreries, je suis frustré de mon gain, moi qui me suis fatigué à charger les sacs, tandis qu’il se reposait en souriant ; et que je suis, en somme, le maître des chameaux. Il ne faut donc pas que je le laisse agir à sa guise, lors de ce partage. Et je saurai bien lui faire entendre raison. »

Aussi quand vint le moment du partage, je dis au derviche : « Ô saint homme, toi qui, de par les principes mêmes de ta corporation, dois te soucier fort peu des biens du monde, que vas-tu faire des quarante chameaux avec leur charge, que tu me réclames bien injustement pour prix de tes indications ? » Et le derviche, loin de se scandaliser de mes paroles ou de se fâcher, comme je m’y attendais, me répondit d’une voix calme : « Baba-Abdallah, tu es dans la Vérité quand tu dis que je dois être un homme qui se soucie fort peu des biens de ce monde. Aussi n’est-ce point pour moi que je réclame la part qui doit me revenir selon un partage équitable, mais c’est pour la distribuer, à travers le monde, à tous les pauvres et à tous les déshérités. Quant à ce que tu appelles de l’injustice, songe, ya Baba-Abdallah, qu’avec cent fois moins que ce que je t’ai donné tu serais déjà le plus riche d’entre les habitants de Baghdad. Et tu oublies que rien ne m’obligeait à te parler de ce trésor, et que je pouvais garder pour moi seul le secret. Laisse donc de côté l’avidité, et contente-toi de ce qu’Allah t’a donné, sans chercher à revenir sur notre entente ! »

Alors moi, bien que convaincu de la mauvaise qualité de mes prétentions et certain de mon mauvais droit, je changeai la question de face et de forme, et je répondis : « Ô derviche, tu m’as convaincu de mes torts. Mais permets-moi de te rappeler que tu es un excellent derviche qui ignore l’art de conduire les chameaux, et ne sait que servir le Très-Haut. Tu oublies donc à quel embarras tu t’exposes en voulant conduire tant de chameaux accoutumés à la voix de leur maître. Si tu m’en crois, tu en prendras le moins possible, quitte à revenir plus tard au trésor les recharger de pierreries, puisque tu peux ouvrir et fermer à ta guise l’entrée de la grotte. Écoute donc mon conseil, et n’expose pas ton âme à des ennuis et à des préoccupations auxquels elle n’est pas habituée. » Et le derviche, comme s’il ne se voyait pas en état de pouvoir me rien refuser, répondit : « J’avoue, ô Baba-Abdallah que je n’avais point d’abord réfléchi à ce que tu viens de me rappeler ; et me voici déjà extrêmement inquiet sur les suites de ce voyage, seul avec tous ces chameaux. Choisis donc, sur les quarante chameaux qui me reviennent, les vingt qu’il te plaira de choisir, et laisse-moi les vingt qui restent. Puis va sous la sauvegarde d’Allah ! »

Et moi, fort surpris de trouver chez le derviche une si grande facilité à se laisser persuader, je me hâtai néanmoins de choisir d’abord les quarante qui me revenaient en partage, puis les vingt autres que le derviche me concédait. Et, après l’avoir remercié pour ses bons offices, je pris congé de lui, et me mis en route du côté de Baghdad, tandis qu’il poussait ses vingt chameaux du côté de Bassra.

Or, je n’avais pas fait quelques pas sur la route de Baghdad, que le Cheitân souffla l’envie et l’ingratitude dans mon cœur. Et je me mis à déplorer la perte de mes vingt chameaux, et encore plus les richesses qu’ils avaient en charge sur leur dos. Et je me dis : « Pourquoi me frustre-t-il de mes vingt chameaux, ce derviche maudit, alors qu’il est le maître du trésor et qu’il peut en tirer toutes les richesses qu’il veut ? » Et, du coup, j’arrêtai mes bêtes, et je courus après le derviche, en l’appelant de toutes mes forces, et en lui faisant signe d’arrêter ses bêtes et de m’attendre. Et il entendit ma voix et s’arrêta. Et, lorsque je l’eus rejoint, je lui dis : « Ô mon frère le derviche ! je ne t’ai pas eu plus tôt quitté que j’ai été préoccupé grandement à ton sujet, à cause de l’intérêt que je prends à ton repos. Et je n’ai point voulu me résoudre à me séparer de toi sans te prier de considérer encore une fois combien vingt chameaux chargés sont difficiles à mener, surtout quand on est, comme toi, ô mon frère derviche, un homme qui n’est pas accoutumé à ce métier et à ce genre d’occupation. Crois-moi, tu te trouveras beaucoup mieux si tu ne gardes avec toi que, tout au plus, dix chameaux, en te soulageant des dix autres sur un homme comme moi, à qui il ne coûte pas plus de prendre soin de cent que d’un seul ! » Et mes paroles produisirent l’effet que je souhaitais, car le derviche me céda, sans aucune résistance, les dix chameaux que je lui demandais, de manière qu’il ne lui en resta plus que dix, et que je me vis maître de soixante-dix chameaux avec leurs charges, dont la valeur surpassait les richesses de tous les rois réunis de la terre.

Or, après cela, il semble, ô émir des Croyants, que je devais avoir lieu d’être satisfait. Eh bien, pas du tout ! Et mon œil resta vide comme auparavant, sinon davantage, et mon avidité ne fit que croître avec mes acquisitions. Et je me mis à redoubler mes sollicitations, mes prières et mes importunités, pour décider le derviche à mettre le comble à sa générosité en condescendant à me céder les dix chameaux qui lui restaient. Et je l’embrassai et lui baisai les mains et fis tant et tant qu’il n’eût pas la force de me les refuser, et m’annonça qu’ils m’appartenaient, en me disant : « Ô mon frère Baba-Abdallah, fais un bon usage des richesses qui te viennent du Rétributeur, et souviens-toi du derviche qui t’a rencontré sur le tournant de ta destinée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ô mon frère Baba-Abdallah, fais un bon usage des richesses qui te viennent du Rétributeur, et souviens-toi du derviche qui t’a rencontré sur le tournant de ta destinée. »

Or, moi, ô mon seigneur, au lieu d’être à la limite de la satisfaction d’être devenu le propriétaire de toute la cargaison de pierreries, je fus poussé par l’avidité de mon œil à demander autre chose encore. Et c’est cela qui devait occasionner ma perte. Il me vint en effet à l’esprit que le petit pot en or qui contenait la pommade, et que le derviche, avant de sortir de la grotte, avait retiré de la jarre précieuse, devait également me revenir comme le reste. Car je me disais : « Qui sait ce que doivent être les vertus de cette pommade ! Et puis, j’ai bien le droit de prendre ce pot, puisque le derviche peut s’en procurer à la grotte de semblables, quand il lui plaira. » Et cette pensée me détermina à lui en parler. Aussi, comme il venait de m’embrasser en prenant congé de moi, je lui dis : « Par Allah sur toi ! ô mon frère le derviche, que veux-tu faire de ce petit pot de pommade que tu as caché dans ton sein ? Et que peut bien faire de cette pommade un derviche qui d’ordinaire ne se sert ni de pommades ni d’odeur de pommade ni d’ombre de pommade ? Donne-moi plutôt ce petit pot, afin que je l’emporte avec le reste, en souvenir de toi ! »

Or, cette fois, je m’attendais à ce que le derviche, irrité de mon insistance, me refusât tout simplement le pot en question. Et moi j’étais disposé à me baser sur son refus pour le lui enlever de force, puisque j’étais, et de beaucoup, le plus fort et, au cas où il résisterait, à l’assommer sur place, en cet endroit désert. Mais, contre toute attente, le derviche me sourit avec bonté, tira le pot de son sein, et me le présenta gracieusement, en me disant : « Tiens, voici le pot, ô mon frère Baba-Abdallah, et puisse-t-il satisfaire le dernier de tes désirs ! D’ailleurs si tu penses que je puis faire davantage pour toi, tu n’as qu’à parler, et me voici prêt à te satisfaire. »

Or, moi, quand j’eus le pot entre les mains, je l’ouvris et, en considérant le contenu, je dis au derviche : « Par Allah sur toi, ô mon frère le derviche, complète tes bontés en me disant quels sont les usages et les vertus de cette pommade que je ne connais pas ! » Et le derviche répondit : « De tout cœur amical ! » Et il ajouta : « Sache donc, puisque tu le demandes, que cette pommade a été triturée par les doigts des genn souterrains qui y ont mis un effet merveilleux. Si, en effet, on en applique un peu autour de l’œil gauche et sur la paupière, elle fait paraître devant celui qui s’en est servi les cachettes où se trouvent les trésors de la terre. Mais si l’application de cette pommade a été, par malheur, faite sur l’œil droit, du coup on devient aveugle des deux yeux à la fois. Et telle est la vertu et tel est l’usage de cette pommade, ô mon frère Baba-Abdallah ! Ouassalam ! »

Et, ayant ainsi parlé, il voulut de nouveau prendre congé de moi. Mais je le retins par la manche, et lui dis : « Par ta vie ! rends-moi un dernier service, en m’appliquant toi-même de cette pommade sur l’œil gauche, car tu sauras faire cela bien mieux que moi, et je suis à la limite de l’impatience d’expérimenter la vertu de cette pommade dont je suis devenu le possesseur. » Et le derviche ne voulut point se faire trop prier, et, toujours amène et tranquille, il prit un peu de la pommade sur la pulpe de son doigt et me l’appliqua autour de mon œil gauche et sur ma paupière gauche, en me disant : « Ouvre maintenant cet œil gauche, et ferme le droit ! »

Et j’ouvris mon œil gauche, l’empommadé, ô émir des Croyants, et je fermai mon œil droit. Et aussitôt toutes les choses visibles à mes yeux habituels disparurent, pour faire place à des plans superposés de grottes souterraines et marines, de troncs d’arbres géants creusés à leur base, de chambres creusées dans le roc, et de cachettes de toutes sortes. Et tout cela était rempli de trésors en pierreries, en orfèvreries, en joailleries, en bijouteries, en argenteries, de toutes les couleurs et de toutes les formes. Et je vis les métaux dans leurs mines, l’argent vierge et l’or naturel, les pierres cristallisées dans leur gangue et les filons précieux dont la terre est enceinte. Et je ne cessai de regarder et de m’émerveiller que lorsque je sentis que mon œil droit, que j’étais obligé de tenir fermé, était fatigué et demandait à s’ouvrir. Alors je l’ouvris, et aussitôt les objets du paysage d’alentour vinrent d’eux-mêmes se remettre à leur place habituelle, et tous les plans dus à l’effet de la pommade magique disparurent en s’éloignant.

Et, de la sorte, m’étant assuré de la vérité au sujet de l’effet réel de cette pommade, au cas où elle serait appliquée sur l’œil gauche, je ne pus m’empêcher d’avoir des doutes au sujet de l’effet de son application sur l’œil droit. Et je me dis en moi-même : « Je crois bien que le derviche est plein d’astuce et de duplicité, et qu’il n’a été si coulant avec moi et si affable que pour me tromper à la fin. Car il n’est pas possible que la même pommade produise deux effets si contraires, dans les mêmes conditions, simplement par suite de la différence d’endroit. » Et je dis au derviche, en riant : « Hé, ouallah ! ô père de l’astuce, je crois bien que tu te ris de moi présentement ! Car il n’est pas possible qu’une même pommade produise des effets si opposés l’un à l’autre. Mais je pense plutôt, puisque tu ne l’as pas essayée sur toi-même, qu’appliquée sur l’œil droit, cette pommade aura la vertu de mettre à ma disposition les trésors que m’aura montrés mon œil gauche. Qu’en dis-tu ? Tu peux parler sans réticence ! Et d’ailleurs, que tu me donnes tort ou raison, je veux expérimenter sur mon propre œil l’effet droitier de cette pommade, afin de n’être plus dans l’incertitude. Je te prie donc de m’en appliquer sur l’œil droit, sans retard ; car il faut que je me mette en route avant le coucher du soleil. »

Mais, pour la première fois depuis notre rencontre, le derviche eut un mouvement d’impatience, et me dit : « Baba-Abdallah, ta demande est déraisonnable et nuisible, et je ne puis me résoudre à te faire du mal, après t’avoir fait du bien. Ne m’oblige donc pas, par ton opiniâtreté, à t’obéir pour une chose dont tu te repentirais toute ta vie ! » Et il ajouta : « Séparons-nous donc en frères, et que chacun aille en sa voie. » Mais moi, ô mon seigneur, je ne le lâchai pas, et fus de plus en plus persuadé que les difficultés qu’il faisait n’avaient pour but que m’empêcher d’avoir sous ma main, en ma pleine possession, les trésors que je pouvais voir avec mon œil gauche. Et je lui dis : « Par Allah ! ô derviche, si tu ne veux pas que je me sépare de toi le cœur mal satisfait, et cela pour une chose si futile, après tout ce que tu m’as accordé d’important, tu n’as qu’à m’enduire l’œil droit avec cette pommade ; car moi je ne saurais pas. Et d’ailleurs je ne te lâcherai qu’à cette condition. »

Alors le derviche devint bien pâle, et son visage prit un air de dureté que je ne lui connaissais pas, et il me dit : « Tu te rends aveugle de tes propres mains. » Et il prit un peu de la pommade et me l’appliqua autour de l’œil droit et sur la paupière droite. Et je ne vis plus que ténèbres avec mes deux yeux, et je devins l’aveugle que tu me vois, ô émir des Croyants !

Et moi, en me sentant dans cet état affreux, je rentrai soudain en moi-même et m’écriai, en tendant les bras vers le derviche : « Sauve-moi de l’aveuglement, ô mon frère ! » mais je n’obtins aucune réponse. Et il fut sourd à mes supplications et à mes cris, et je l’entendis qui mettait les chameaux en marche, et qui s’éloignait, emportant ce qui avait été mon lot et ma destinée.

Alors moi, je me laissai tomber sur le sol, et restai anéanti pendant un long espace de temps. Et je serais certainement mort de douleur et de confusion, à cette place, si une caravane qui, le lendemain, revenait de Bassra ne m’eût recueilli et ramené à Baghdad.

Et depuis lors, après avoir vu passer à portée de ma main la fortune et la puissance, je me vis réduit à cet état de mendiant sur les routes de la générosité. Et le repentir de mon avidité et de mon abus des bienfaits du Rétributeur entra dans mon cœur, et, pour me punir moi-même, je m’imposai ce traitement d’un soufflet de la main de toute personne qui me ferait l’aumône.

Et telle est mon histoire, ô émir des Croyants. Et je te l’ai racontée, sans rien cacher de mon impiété et de la bassesse de mes sentiments. Et me voici prêt à recevoir un soufflet de la main de chacun des honorables assistants, bien que cela ne soit point un châtiment suffisant. Mais Allah est miséricordieux infiniment !

Lorsque le khalifat eut entendu cette histoire de l’aveugle, il lui dit : « Ô Baba-Abdallah, certes ! ton crime est un grand crime, et l’avidité de ton œil est une impardonnable avidité ! Mais je pense que ton repentir et ton humilité devant le Miséricordieux t’ont déjà valu la rémission. Et c’est pourquoi je veux que désormais, pour ne point te voir subir ce traitement public que tu t’es imposé, ta vie soit assurée sur mon trésor. Et, en conséquence, le vizir du trésor te donnera chaque jour dix drachmes de ma monnaie, pour ta subsistance. Et qu’Allah t’ait en Sa miséricorde ! » Et il ordonna que la même somme fût également versée au maître d’école estropié à la bouche fendue. Et il garda auprès de lui, pour les traiter suivant leur rang, avec toute la magnificence dont il était coutumier, le jeune homme maître de la jument blanche, le cheikh Hassân et le cavalier derrière qui on jouait des airs indiens et chinois.

— Mais ne crois point, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, que cette histoire soit comparable de près ou de loin à celle de la princesse Suleika ! » Et, le roi Schahriar ne connaissant pas cette histoire, Schahrazade dit :