Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/Histoire de la princesse Suleika

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 14p. 125-159).


HISTOIRE DE LA PRINCESSE SULEIKA


Il m’est revenu, ô Roi du temps, qu’il y avait sur le trône des khalifats, à Damas, un roi d’entre les Ommiades qui avait comme vizir un homme doué de sagesse, de savoir et d’éloquence, lequel, ayant lu les livres des anciens et les annales et les œuvres des poètes, avait retenu ce qu’il avait lu et savait, quand il fallait, raconter à son maître les histoires qui rendent la vie agréable et le temps délectable. Or, un jour d’entre les jours, comme il voyait que le roi, son maître, avait quelque ennui, il résolut de le distraire, et lui dit : « Ô mon seigneur, tu m’as souvent interrogé sur les événements de ma vie, et sur ce qui m’était arrivé avant que je devinsse ton esclave et le vizir de ta puissance. Et jusqu’à présent je me suis toujours récusé, dans la crainte de paraître importun ou atteint de suffisance, et j’ai préféré, te raconter ce qui était arrivé à d’autres que moi. Mais aujourd’hui je veux, bien que la bienséance nous interdise de nous citer nous-mêmes, te parler de l’aventure singulière qui marqua toute ma vie, et grâce à laquelle je dois d’être parvenu jusqu’au seuil de ta grandeur. » Et, voyant que son maître était déjà plein d’attention, il raconta ainsi son histoire, disant :

« Je suis né, ô mon seigneur et la couronne sur ma tête, dans cette ville bienheureuse de Damas, d’un père qui se nommait Abdallah, et qui était l’un des marchands les plus estimables de tout le pays de Scham. Et rien ne fut épargné pour mon éducation, car je reçus les leçons des maîtres les plus versés dans l’étude de la théologie, de la jurisprudence, de l’algèbre, de la poésie, de l’astronomie, de la calligraphie, de l’arithmétique et des traditions de notre foi. Et l’on m’apprit également toutes les langues qui se parlent dans le domaine de ta souveraineté, d’une mer à l’autre mer, afin que si je parcourais un jour le monde, par amour du voyage, cela pût me servir dans les pays des hommes. Et c’est ainsi que j’appris, outre tous les dialectes de notre langue, le parler des Persans, des Grecs, des Tatars, des Kurdes, des Indiens et des Chinois. Et mes maîtres surent m’enseigner tout cela d’une telle manière que je retins tout ce que j’appris, et que l’on me citait en exemple aux écoliers rétifs…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-DIX-SEPTIÈME NUIT

La petite Doniazade se leva du tapis où elle était blottie et embrassa sa sœur et lui dit : « Ô Schahrazade, de grâce ! hâte-toi de nous raconter l’histoire que tu as commencée, et qui est celle de la princesse Suleika. » Et Schahrazade dit : « De tout cœur amical et comme hommage dû à ce Roi doué de bonnes manières. » Et elle dit :

Le vizir du roi de Damas continua de la sorte l’histoire qu’il racontait à son maître :

Lorsque, ô mon seigneur, j’eus appris, grâce aux leçons de mes maîtres, toutes les sciences de mon temps, ainsi que les dialectes de notre langue et le parler des Persans, des Grecs, des Tatars, des Kurdes, des Indiens et des Chinois, et que, grâce à la méthode excellente de mes maîtres, j’eus retenu tout ce que j’avais appris, mon père, tranquillisé sur mon sort, vit sans amertume s’approcher pour lui le moment écrit pour le terme de la vie de chaque créature. Et, avant que de trépasser dans la miséricorde de son Seigneur, il m’appela près de lui et me dit : « Ô mon fils, voici que la Séparatrice va couper le lien de ma vie, et tu vas demeurer sans tête directrice dans la mer des événements. Mais je me console de te laisser seul, en songeant que tu sauras, grâce à l’éducation que tu as reçue, hâter l’approche de la destinée favorable. Toutefois, ô mon enfant, nul d’entre les fils d’Adam ne peut savoir ce que lui réserve le sort, et nulle précaution ne peut prévaloir contre les arrêts du Livre de la Destinée. Si donc, ô mon fils, un jour vient où le temps se tourne contre toi et que ta vie devienne noire, tu n’as qu’à aller dans le jardin de cette maison, et à te suspendre à la branche maîtresse du vieil arbre que tu connais. Et cela te délivrera ! »

Et mon père, ayant prononcé ces paroles étranges, mourut dans la paix du Seigneur, sans avoir eu le temps de m’en dire plus long ou de revenir sur un tel conseil. Et moi, pendant toute la durée des funérailles et des jours de deuil, je ne manquai pas de réfléchir sur ces paroles si singulières de la part de l’homme sage et craignant Allah qu’avait été mon père durant toute sa vie. Et je me demandais sans cesse : « Comment se fait-il que mon père m’ait conseillé, contre les préceptes du Saint Livre, de me donner la mort par pendaison, en cas de revers, plutôt que de me fier à la sollicitude du Maître des créatures ? C’est là une chose qui dépasse l’entendement. »

Puis, peu à peu, le souvenir de ces paroles s’effaça en moi, et, comme j’aimais le plaisir et la dépense, je ne tardai pas, dès que je me vis à la tête de l’héritage considérable qui était mon lot, à me livrer à tous mes penchants. Et je vécus plusieurs années au sein de la folie et des prodigalités, si bien que je finis par manger tout mon patrimoine, et qu’un jour je me réveillai nu comme au sortir du sein de ma mère. Et je me dis, en me mordant les doigts : « Ô Hassân, fils d’Abdallah, te voilà réduit à la misère par ta faute et non par la traîtrise du temps. Et il ne te reste plus, pour tout bien, que cette maison avec ce jardin. Et tu vas être obligé de les vendre, pour subsister quelque temps encore. Après quoi tu seras réduit à la mendicité, car tes amis t’abandonneront, et nul n’accordera de crédit à quelqu’un qui a ruiné sa maison avec ses propres mains ! »

Et je me souvins alors des paroles dernières de mon père, que je trouvai, cette fois, judicieuses, en me disant : « Certes ! il vaut mieux mourir par pendaison que de demander l’aumône sur les chemins ! »

Et, pensant ainsi, je pris une grosse corde, et descendis au jardin. Et, résolu à me pendre, je me dirigeai vers l’arbre en question, je cherchai la branche maîtresse, et l’ayant atteinte, en mettant deux grosses pierres au pied du vieil arbre, j’y attachai la corde par un bout. Et je fis avec l’autre bout un nœud coulant que je me passai au cou ; et, demandant pardon à Allah de mon acte, je m’élançai en l’air de dessus les deux pierres. Et déjà je me balançais étranglé, quand la branche, cédant sous mon poids, craqua et se détacha du tronc. Et je tombai sur le sol avec elle, avant que la vie eût quitté mon corps.

Et, lorsque je fus revenu de la sorte d’évanouissement où j’étais, et que j’eus compris que je n’étais pas mort, je fus très mortifié d’avoir dépensé un tel effort de volonté pour aboutir à cet échec final. Et déjà je me levais pour répéter mon acte criminel, quand je vis un caillou tomber de l’arbre, et je m’aperçus que ce caillou brûlait sur le sol comme un charbon ardent. Et, à ma grande surprise, je remarquai que, là où ma chute venait d’avoir lieu, le sol était jonché de ces cailloux brillants, et qu’il en tombait encore de l’arbre, précisément de l’endroit même d’où la branche s’était détachée. Et je remontai sur les deux grosses pierres, et je regardai de plus près la cassure. Et je vis, qu’à cet endroit, il y avait, non point un plein mais un creux, et que du creux s’échappaient de ces cailloux qui étaient des diamants, des émeraudes et d’autres pierres de toutes les couleurs.

À cette vue, ô mon seigneur, je compris la véritable signification des paroles de mon père, et je me les rappelai dans leur vraie valeur, en me souvenant que mon père, loin de m’avoir conseillé de me pendre, m’avait conseillé simplement de me suspendre à cette branche maîtresse de l’arbre, sachant par avance qu’elle céderait sous mon poids et mettrait à découvert le trésor qu’il avait lui-même enfoui à mon intention, en prévision des mauvais jours, dans le tronc évidé du vieil arbre.

Et, le cœur dilaté de joie, je courus chercher une hache dans la maison, et j’agrandis la cassure. Et je trouvai que tout le tronc immense du vieil arbre était creusé, et qu’il était rempli jusqu’à la base de rubis, de diamants, de turquoises, de perles, d’émeraudes, et de toutes les espèces de gemmes terrestres et marines.

Alors, moi, après avoir glorifié Allah pour ses bienfaits et béni en mon cœur la mémoire de mon père, dont la sagesse avait prévu mes folies et m’avait réservé ce salut inespéré, je détestai ma vie ancienne et mes habitudes de débauche et de prodigalité, et je résolus de devenir un homme de dignité et de pondération. Et, pour commencer, je ne voulus point vivre plus longtemps dans une ville qui avait été témoin de mes extravagances, et résolus de m’en aller vers le royaume de Perse, où m’attirait d’une attraction invincible la fameuse ville de Schiraz, dont j’avais souvent entendu mon père s’entretenir comme d’une ville où étaient réunies toutes les élégances de l’esprit et toutes les douceurs de la vie. Et je me dis : « Ô Hassân, dans cette ville de Schiraz, tu t’installeras comme marchand de pierreries, et tu feras la connaissance des hommes les plus délicieux de la terre. Et, comme tu sais parler le persan, cela ne te sera d’aucune difficulté ! »

Et je fis immédiatement ce que j’avais résolu de faire. Et Allah m’écrivit la sécurité, et, après un long voyage, j’arrivai sans encombre dans la ville de Schiraz, où régnait alors le grand roi Sabour-Schah.

Et je descendis dans le khân le mieux tenu de la ville, où je louai une belle chambre. Et, sans prendre le temps de me reposer, je changeai mes habits de voyage contre des vêtements neufs et fort beaux, et allai me promener à travers les rues et les souks de cette ville splendide.

Or, comme je venais de sortir de la grande mosquée en porcelaine, dont la beauté avait ému mon cœur et m’avait jeté dans l’extase de la prière, j’aperçus un vizir d’entre les vizirs du roi Sabour-Schah qui venait de mon côté. Et il m’aperçut également, et s’arrêta devant moi, me contemplant comme si j’étais un ange. Puis il m’aborda et me dit : « Ô le plus beau des adolescents, de quel pays es-tu ? Car je vois, à ton habit que tu es étranger à notre ville ! » Et je répondis, en m’inclinant : « Je suis de Damas, ô mon maître, et je suis venu à Schiraz pour m’éduquer auprès de ses habitants ! » Et le vizir, en entendant mes paroles, se dilata considérablement, et me serra dans ses bras, et me dit : « Ô les belles paroles de ta bouche, ô mon fils ! Quel âge as-tu ? » Et je répondis : « Ton esclave est dans sa seizième année ! » Et il se dilata encore davantage, car il descendait des compagnons de Loth, et me dit : « C’est le bel âge, ô mon enfant ! c’est le bel âge. Et si tu n’as rien de mieux à faire, viens avec moi au palais, et je te présenterai à notre roi qui aime les beaux visages, et qui te nommera parmi ses chambellans. Et certes ! tu seras la gloire des chambellans et leur couronne. » Et je lui dis : « Sur ma tête et sur mon œil, et j’écoute et j’obéis ! »

Alors il me prit par la main. Et nous fîmes route ensemble, en nous entretenant de choses et d’autres. Et il s’étonnait énormément de m’entendre parler le persan, langue qui n’était pas la mienne, avec aisance et pureté. Et il s’émerveillait de ma mine et de mon élégance. Et il me disait : « Par Allah ! si tous les jeunes gens de Damas sont comme toi, cette ville est une région du paradis, et la portion du ciel au-dessus de Damas est le paradis même ! » Et nous arrivâmes de la sorte au palais du roi Sabour-Schah, auprès duquel il m’introduisit, et qui, en effet, sourit à mon visage, et me dit : « Que le visage de Damas soit le bienvenu dans mon palais ! » Et il me dit : « Comment t’appelles-tu, ô bel adolescent ? » Et je répondis : « Ton esclave Hassân, ô roi du temps ! » Et, de m’avoir entendu parler de la sorte, il se dilata et s’épanouit, et me dit : « Nul nom n’a jamais mieux convenu à un pareil visage, ô Hassân ! » Et il ajouta ; « Je te nomme mon chambellan, afin que mes yeux se réjouissent chaque matin de ta vue ! » Et moi je baisai la main du roi, et le remerciai de la bonté qu’il me témoignait. Et le vizir m’emmena et me fit quitter mes habits, et me revêtit lui-même d’un habillement de page. Et il me donna la première leçon de tenue, dans nos fonctions de chambellan. Et je ne savais comment lui exprimer ma gratitude pour toutes ses attentions. Et il me prit sous sa protection. Et je devins son ami. Et, de leur côté, tous les autres chambellans, qui étaient jeunes et fort beaux, devinrent mes amis. Et ma vie s’annonçait délicieuse dans ce palais, qui déjà me donnait tant de joie et me promettait tant de plaisirs délicats.

Or, jusqu’à présent, ô mon seigneur, la femme n’avait été pour rien du tout dans ma vie. Mais elle devait bientôt y faire son apparition. Et, avec elle, dans ma vie devait entrer la complication…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, jusqu’à présent, ô mon seigneur, la femme n’avait été pour rien du tout dans ma vie. Mais elle devait bientôt y faire son apparition. Et, avec elle, dans ma vie devait entrer la complication.

En effet, je dois me hâter de te dire, ô mon seigneur, que mon protecteur m’avait dit, dès le premier jour : « Sache, ô mon chéri, qu’il est défendu à tous les chambellans des douze chambres, de même qu’à tous les dignitaires du palais, officiers et gardes, de se promener la nuit dans les jardins du palais après une certaine heure. Car, à partir de cette heure, les jardins sont réservés aux seules femmes du harem, afin qu’elles puissent y venir respirer l’air et causer entre elles. Et si quelqu’un, pour son malheur, est surpris dans le jardin, à cette heure-là, il risque sa tête. » Et moi, je m’étais bien promis de ne jamais courir ce risque-là.

Or, un soir, la fraîcheur aidant et la douceur de l’air, je me laissai gagner par le sommeil, sur un banc des jardins. Et je ne sais combien de temps je demeurai assoupi. Et, dans mon sommeil, j’entendais des voix de femmes qui disaient : « Ô ! c’est un ange ! c’est un ange ! c’est un ange ! Ô ! qu’il est beau ! qu’il est beau ! qu’il est beau ! » Et je me réveillai soudain. Et je ne vis rien que l’obscurité. Et je compris que je venais de faire un rêve. Et je compris également que si j’étais surpris à cette heure dans les jardins, je risquais fort de perdre ma tête, malgré tout l’intérêt que j’inspirais au roi et à son vizir. Et, affolé à cette idée, je me levai vivement sur mes deux pieds pour courir au palais avant qu’on m’eût aperçu en ces lieux prohibés. Mais voici qu’une voix de femme sortit tout à coup de l’ombre et du silence, qui me disait, toute rieuse de timbre : « Pour où ? pour où, ô beau réveillé ? » Et moi, plus ému que si j’étais poursuivi par tous les gardes du harem, je voulus livrer mes jambes au vent, ne songeant qu’à arriver au palais. Mais avant que j’eusse fait quelques pas, je vis, au détour d’une allée, apparue sous la lune qui sortait de dessous un nuage, une dame de beauté et de blancheur, debout devant moi et souriante, avec deux grands yeux de gazelle amoureuse. Et son port était majestueux, comme royale était son attitude. Et la lune qui brillait dans le ciel d’Allah était moins brillante que son visage.

Et moi, devant cette apparition descendue sans doute du paradis, je ne pus faire autrement que de m’arrêter. Et, plein de confusion, je baissai les yeux, et me tins dans l’attitude de la déférence. Et elle me dit de sa voix gentille : « Où allais-tu si vite, ô lumière de l’œil ? Et qui peut t’obliger à courir ainsi ? » Et je répondis : « Ô dame ! si tu es de ce palais, tu ne peux ignorer les raisons qui me poussent à m’éloigner si précipitamment de ces lieux. Tu dois savoir, en effet, qu’il est défendu aux hommes de s’attarder dans les jardins, passé une certaine heure, et qu’il y va de la perte de la tête de contrevenir à cette défense. Laisse-moi donc, de grâce ! m’éloigner avant que les gardes m’aperçoivent. » Et la jeune dame, continuant à rire, me dit : « Ô brise du cœur, tu t’avises un peu tard de te retirer ! L’heure dont tu parles est passée depuis longtemps. Et tu ferais bien mieux, au lieu de chercher à te sauver, de passer ici le reste de ta nuit, qui sera pour toi une nuit bénie, une nuit de blancheur ! » Mais moi, plus ému et plus tremblant que jamais, je ne songeais qu’à la fuite, et je me lamentais, disant : « Ô ma perte sans recours ! Ô fille des gens de bien, ô ma maîtresse, qui que tu sois, n’occasionne pas ma mort par l’attrait de tes charmes ! » Et je voulus m’échapper. Mais elle m’en empêcha, en étendant le bras gauche, et, de sa main droite, elle rejeta complètement son voile, et me dit, en cessant de rire : « Regarde-moi donc, jeune insensé, et dis-moi si, tous les soirs, tu en peux rencontrer de plus belles ou de plus jeunes que moi ? J’ai à peine dix-huit ans, et nul homme ne m’a touchée. Quant à mon visage, qui n’est point laid à regarder, nul jusqu’à toi n’a pu se flatter de l’avoir entrevu. Tu m’outragerais donc violemment si tu cherchais davantage à me fuir. » Et je lui dis : « Ô ma souveraine, certes ! tu es la pleine lune de la beauté, et quoique la nuit jalouse dérobe à mes yeux une partie de tes charmes, ce que j’en découvre suffit pour mon enchantement ! Mais, je t’en supplie, mets-toi un instant dans ma situation, et tu verras combien triste elle est et délicate. » Et elle répondit : « Je conviens avec toi, ô noyau du cœur, que délicate est, en effet, ta situation, mais sa délicatesse ne provient point du danger que tu cours, mais de l’objet même qui l’occasionne. Car tu ne sais point qui je suis, ni quel est mon rang dans le palais ! Et pour ce qui est du danger que tu cours, il serait réel pour tout autre que pour toi, puisque je te prends sous ma sauvegarde et ma protection. Dis-moi donc ton nom, qui tu es, et quelles sont tes fonctions au palais. » Et je répondis : « Ô ma maîtresse, je suis Hassân de Damas, le nouveau chambellan du roi Sabour-Schah et le favori du vizir du roi Sabour-Schah. » Et elle s’écria : « Ah ! c’est toi le bel Hassân qui a renversé la cervelle du descendant de Loth ! Ô mon bonheur de t’avoir cette nuit, pour moi seule, ô mon chéri ! Viens, mon cœur, viens ! Et cesse d’empoisonner des moments de douceur et de grâce par de pénibles réflexions ! »

Et, ayant ainsi parlé, la belle adolescente m’attira de force contre elle, et frotta son visage contre le mien, et appliqua ses lèvres sur mes lèvres, avec passion. Et moi, ô mon seigneur, bien que ce fût la première fois qu’une telle aventure m’arrivât, je sentis à ce contact vivre furieusement en moi l’enfant de son père, et, ayant embrassé avec transport l’adolescente en pâmoison, je retirai l’enfant et le présentai vers le nid. Mais, à sa vue, au lieu de se mouvementer en s’allumant, l’adolescente se désenlaça soudain et me repoussa rudement, en jetant un cri d’alarme, Et j’avais à peine eu le temps de rentrer l’enfant, qu’aussitôt je vis sortir d’un bosquet de roses dix adolescentes qui coururent à nous, en riant à mourir.

Et, à leur vue, ô mon seigneur, je compris qu’elles avaient tout vu et tout entendu, et que la jeune personne en question s’était amusée à mes dépens, et qu’elle ne s’était servie de moi que par moquerie, dans le but évident de faire rire ses compagnes. Et d’ailleurs, en un clin d’œil, toutes les jeunes filles étaient déjà autour de moi, rieuses, et bondissantes comme des biches apprivoisées. Et, au milieu de leurs éclats de rire, elles me regardaient avec des yeux allumés de malice et de curiosité, et disaient à celle qui m’avait abordé : « Ô notre sœur Kaïria, que tu as excellé ! Ô que tu as excellé ! Qu’il était beau l’enfant ! et vif ! » Et une autre dit : « Et rapide ! » Et une autre dit : « Et irritable ! » Et une autre dit : « Et galant ! » Et une autre dit : « Et charmant ! » Et une autre dit : « Et grand ! » Et une autre dit : « Et bien portant ! » Et une autre dit : « Et véhément ! » Et une autre dit : « Et surprenant ! » Et une autre dit : « Un sultan ! »

Et là-dessus, elles se mirent à faire de longs éclats de rire, tandis que moi j’étais à la limite de la gêne et de la confusion. Car, de ma vie, ô mon seigneur, je n’avais regardé une femme au visage, ni ne m’étais trouvé dans la société des femmes. Et celles-là étaient d’une effronterie et d’une audace qui n’avaient point d’exemple dans les annales de l’impudicité. Et je restai là, au milieu de leur délire, déconcerté, honteux et le nez allongé jusqu’à mes pieds, comme un sot.

Mais soudain, du bosquet des roses, sortit, comme la lune à son lever, une douzième adolescente, dont l’apparition fit subitement cesser tous les rires et toutes les railleries. Et sa beauté était souveraine et faisait s’incliner sur son passage les tiges des fleurs. Et elle s’avança vers notre groupe, qui s’ouvrit à son approche ; et elle me regarda longuement et me dit : « Certes, ô Hassân de Damas, ton audace est une grande audace, et ton attentat sur la jeune dame que voici mérite le châtiment. Et, par ma vie ! quel dommage pour ta jeunesse et ta beauté ! »

Alors l’adolescente qui avait été la cause de toute cette aventure, et qui se nommait Kaïria, s’avança et baisa la main de celle qui venait de parler ainsi, et lui dit : « Ô notre maîtresse Suleika, par ta vie précieuse ! pardonne-lui son mouvement de tout à l’heure, qui n’est que la preuve de son impétuosité. Et son sort est entre tes mains ! Nous faut-il donc l’abandonner ou lui porter secours, à ce bel assaillant, à ce perpétrateur d’attentats contre les jeunes filles vierges ! » Et celle qu’on nommait Suleika réfléchit un instant et répondit : « Eh bien, pour cette fois, nous lui pardonnons, puisque toi-même, qui as subi son attentat, intercèdes en sa faveur. Que sa tête soit sauve, et qu’il soit délivré du danger où il se trouve ! Et il faut même, pour qu’il se souvienne des jeunes filles qui l’ont délivré, que nous tâchions de lui rendre un peu plus agréable son aventure de cette nuit. Emmenons-le donc avec nous et faisons-le entrer dans nos appartements privés, qu’aucun homme jusqu’ici n’a violés de sa présence. » Et, ayant ainsi parlé, elle fit un signe à l’une des jeunes filles, ses compagnes, qui aussitôt disparut, légère, sous les cyprès, pour revenir au bout d’un instant, portant sur les bras un flot de soieries. Et elle développa à mes pieds ces soieries, qui composaient une robe charmante de femme ; et, à elles toutes, elles m’aidèrent à la passer par-dessus mes vêtements. Et, déguisé de la sorte, je me mêlai intimement à leur groupe. Et, à travers les arbres, nous gagnâmes les appartements privés.

Or, en entrant dans la salle des réceptions réservée au harem et tout en marbre ajouré et incrusté de perles et de turquoises, les jeunes filles me dirent à l’oreille que cette salle était celle où la fille unique du roi avait pour habitude de recevoir ses visiteuses et ses amies. Et elles me révélèrent également que la fille unique du roi n’était autre que la princesse Suleika elle-même.

Et je remarquai qu’il y avait, au milieu de cette salle si belle et si nue, vingt grands carreaux de brocart disposés en rond sur le grand tapis. Et toutes les jeunes filles, qui n’avaient pas cessé un instant de me faire subrepticement des agaceries et de me jeter des coups d’œil flambants, allèrent s’asseoir en bon ordre sur ces carreaux de brocart, en m’obligeant à m’asseoir au milieu d’elles, tout contre la princesse Suleika elle-même, qui me regardait avec des yeux dont mon âme était transpercée.

Alors Suleika commanda les rafraîchissements, et six nouvelles esclaves, non moins belles et richement vêtues, parurent à l’instant, et commencèrent par nous offrir, sur des plateaux d’or, des serviettes de soie, tandis que dix autres les suivaient avec de grandes porcelaines, dont la vue à elle seule était déjà un rafraîchissement…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTE-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… tandis que six autres les suivaient avec de grandes porcelaines, dont la vue à elle seule était déjà un rafraîchissement. Et elles nous servirent les porcelaines qui contenaient des sorbets à la neige, du lait caillé, des confitures de cédrat, des tranches de concombre et des limons. Et la princesse Suleika se servit la première, et, avec la même cuiller d’or qu’elle avait portée à ses lèvres, elle m’offrit un peu de confiture et une tranche de cédrat, puis une nouvelle cuillerée de lait caillé. Puis la même cuiller circula plusieurs fois de main en main, si bien que toutes les jeunes filles se servirent de ces excellentes choses à différentes reprises, jusqu’à ce qu’il n’y eut plus rien dans les porcelaines. Et alors les esclaves nous présentèrent de fort belle eau dans des coupes de cristal.

Et l’entretien ne manqua pas de devenir aussi vif que si nous avions bu tous les ferments des vins. Et je m’étonnais de la hardiesse des discours sur les lèvres de ces jeunes filles, qui riaient aux éclats chaque fois que l’une d’elles avançait une plaisanterie forte et consistante sur le compte de l’enfant de son père, dont la vue les préoccupait outre mesure. Et la charmante Kaïria, contre qui avait été dirigé mon attentat, puisqu’il y avait attentat, ne me gardait plus aucune rancune, et s’était placée vis-à-vis de moi. Et elle me regardait en souriant, et me faisait comprendre par le langage des yeux qu’elle me pardonnait ma vivacité du jardin. Et moi, de mon côté, je levais les yeux sur elle de temps en temps, puis je les baissais vivement dès que je remarquais qu’elle avait la vue sur moi ; car, malgré tous les efforts que je faisais pour faire paraître quelque assurance sur mon visage, je continuais à avoir, au milieu de ces extraordinaires jeunes filles, une contenance fort embarrassée. Et la princesse Suleika et ses compagnes, qui s’en apercevaient bien, tâchaient, de leur côté, par toutes sortes de moyens, de m’inspirer de la hardiesse. Et Suleika finit par me dire : « Quand donc, ô notre ami Hassân, ô Damasquin, vas-tu prendre un air libre et de l’aisance ? Crois-tu que ces jeunes filles innocentes soient des mangeuses de chair humaine ? Et ne sais-tu que tu ne cours aucun risque dans les appartements de la fille du roi, où jamais un eunuque n’osera pénétrer sans permission ? Oublie donc, pour un instant, que tu parles avec la princesse Suleika, et suppose-toi en séance de causerie avec de simples filles de petits marchands de Schiraz. Lève donc la tête, ô Hassân, et regarde au visage toutes ces jeunes et charmantes personnes. Et, les ayant examinées avec la plus grande attention, hâte-toi de nous dire, en toute franchise et sans craindre de nous offusquer, quelle est celle d’entre nous qui te plaît davantage ! »

Or, ces paroles de la princesse Suleika, ô roi du temps, au lieu de me donner du courage et de l’assurance, ne firent qu’augmenter mon trouble et mon embarras, et je ne sus que balbutier des paroles incohérentes, en sentant la rougeur de l’émotion me monter au visage. Et j’eusse voulu, à ce moment-là, que la terre s’entr’ouvrit et me dévorât. Et Suleika, voyant ma perplexité, me dit : « Je vois, ô Hassân, que je te demande là une chose qui te met dans l’embarras. Car, sans doute, tu crains qu’en déclarant ta préférence pour l’une, tu ne déplaises à toutes les autres et les indisposes contre toi. Eh bien, tu as tort, si une telle crainte te noircit l’entendement. Sache, en effet, que moi et mes compagnes nous sommes tellement unies, et nous avons entre nous de tels liens de tendresse, qu’un homme, quoi qu’il fasse avec l’une de nous, ne saurait altérer nos sentiments mutuels. Chasse donc de ton cœur les craintes qui le font si prudent, examine-nous tout à ton aise, et si même tu désires que nous nous mettions toutes nues devant toi, dis-le sans réticence, et nous nous exécuterons sur nos têtes et nos yeux. Mais hâte-toi seulement de nous dire quelle est l’élue de ton choix. »

Alors moi, ô mon seigneur, je fis appel à ce qui m’était revenu de courage devant tous ces encouragements, et, quoique les compagnes de Suleika fussent parfaitement belles, et qu’il eût été bien difficile à l’œil le plus expert de faire la différence, et quoique, d’autre part, la princesse Suleika fût elle-même pour le moins aussi merveilleuse que ses jeunes filles, mon cœur désira ardemment celle qui, la première, l’avait fait battre si violemment dans le jardin, la sémillante et délicieuse Kaïria, la bien-aimée de l’enfant-de-son-père. Mais je me gardai bien, malgré tout le désir, de révéler ces sentiments qui, en dépit des paroles rassurantes de Suleika, risquaient fort d’attirer sur ma tête les ressentiments de toutes ces vierges. Et je me contentai, après les avoir examinées toutes avec la plus grande attention, de me tourner vers la princesse Suleika et de lui dire : « Ô ma maîtresse, je dois commencer par te dire que je ne saurais comparer tes charmes à ceux de tes compagnes, car on ne compare point l’éclat de la lune avec le scintillement des étoiles. Et telle est ta beauté que les yeux ne sauraient avoir que pour elle des regards. » Et, en disant ces paroles, je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil d’intelligence à la délectable Kaïria, de façon à lui faire comprendre que seule la bienséance me dictait cette flatterie à l’égard de la princesse.

Et, lorsqu’elle eut entendu ma réponse, Suleika me dit, en souriant : « Tu as excellé, ô Hassân, bien que la flatterie soit apparente. Hâte-toi donc, maintenant que tu es plus libre de parler, de nous découvrir le fond de ton cœur, en nous disant quelle est celle, parmi toutes ces jeunes filles, qui te captive le plus ! » Et, de leur côté, les jeunes filles unirent leurs prières à celle de la princesse, pour me presser de leur révéler, ma préférence. Et c’était, entre toutes, Kaïria qui se montrait la plus ardente à vouloir me faire parler, ayant déjà deviné mes secrètes pensées.

Alors moi, ô mon seigneur, ayant banni le reste de ma timidité, je cédai à toutes ces instances réitérées des jeunes filles et de leur maîtresse, je me tournai vers Suleika, et lui dis, en montrant d’un geste de ma main la jeune Kaïria : « Ô ma souveraine, c’est celle-ci même que je veux ! Oui, par Allah ! c’est vers l’aimable Kaïria que va mon plus grand désir. »

Or, je n’avais pas encore achevé de prononcer ces mots, que toutes les jeunes filles poussèrent ensemble de longs éclats de rire, sans que sur leurs visages épanouis parût le moindre indice de dépit. Et je pensai en mon âme, en les regardant se pousser du coude et mourir de rire : « Quelle affaire prodigieuse est cette affaire ! Sont-ce là des femmes d’entre les femmes et des jeunes filles d’entre les jeunes filles ? Car depuis quand les créatures de ce sexe ont-elles acquis ce détachement et tant de vertu, pour ne pas se jalouser et se griffer le visage devant le succès de l’une de leurs semblables ! Par Allah ! les sœurs n’agiraient pas avec tant d’aménité et de désintéressement envers leurs sœurs. Voilà qui dépasse l’entendement. »

Mais la princesse Suleika ne me laissa pas longtemps plongé dans cette perplexité, et me dit : « La félicitation ! la félicitation, ô Hassân de Damas ! Par ma vie ! les jeunes gens de ton pays ont bon goût, œil fin et sagacité. Et je suis bien aise, ô Hassân, que tu aies donné la préférence à ma favorite Kaïria. C’est la préférée de mon cœur et la plus aimée. Et tu ne te repentiras pas de ton choix, ô vaurien ! D’ailleurs tu es loin de connaître tout le prix et toute la valeur de l’élue, car nous toutes, telles que nous sommes, nous ne pouvons guère prétendre à lui être, de près ou de loin, comparées pour les charmes, les perfections du corps et l’attrait de l’esprit. Et, en vérité, nous sommes ses esclaves, quoique les apparences pussent être trompeuses. »

Puis toutes, l’une après l’autre, se mirent à féliciter la charmante Kaïria, et à la plaisanter sur le triomphe qu’elle venait de remporter. Et elle fut loin d’être à court de répliques, et à chacune de ses compagnes elle fit la réponse qu’il fallait, tandis que j’étais à la limite de l’étonnement.

Après quoi, Suleika ramassa près d’elle un luth, et le mit entre les mains de sa favorite Kaïria, en lui disant : « Âme de mon âme, il convient que tu fasses voir à ton amoureux un peu de ce que tu sais, afin qu’il ne pense pas que nous avons exagéré tes mérites. » Et la délectable Kaïria prit le luth des mains de Suleika, l’accorda et, après un prélude ravissant, chanta en sourdine, en s’accompagnant :

« Je suis l’élève de l’amour. Il m’a enseigné les bonnes manières.

Il a mis en mon âme des trésors que je réserve à ce jeune faon qui m’a percé le cœur

Avec les scorpions noirs de ses belles tempes.

Tant que je vivrai, j’aimerai le jouvenceau qu’a choisi mon cœur, car je suis fidèle à l’objet de mon amour.

Ô amoureux, lorsque vous avez choisi un objet aimable, aimez-le bien et jamais ne vous en séparez. Un objet qu’on perd ne se retrouve jamais.

Pour moi, j’aime ce jeune faon aux formes gracieuses dont le regard a pénétré mon cœur plus profondément que le tranchant d’une lame coupante.

La beauté a écrit sur son jeune front des lignes charmantes au sens concis.

Son regard de sorcellerie est si enchanteur qu’il fascine tous les cœurs par l’arc tendu où brillent ses flèches noires.

Ô toi, dont je ne pourrai plus me passer, et que je ne saurai remplacer dans mon intimité,

Viens au hammam avec moi. Les nards brûleront, et leurs vapeurs empliront la salle. Et moi je chanterai sur ton cœur notre amour. »

Lorsqu’elle eut fini de chanter, elle tourna les yeux vers moi si tendrement, qu’oubliant soudain toute ma timidité et la présence de la fille du roi et de ses malicieuses compagnes, je me jetai aux pieds de Kaïria, transporté d’amour et à la limite du plaisir. Et de sentir le parfum qui s’exhalait de ses fins habits et la chaleur de sa chair sur moi, je fus dans une telle ivresse, que je la pris tout d’un coup dans mes bras, et me mis à la baiser partout où je pouvais, avec véhémence, tandis qu’elle se pâmait comme une tourterelle. Et je ne revins à la réalité qu’en entendant les grands éclats de rire que faisaient les jeunes filles, de me voir déchaîné comme un bélier à jeun depuis sa puberté…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et je ne revins à la réalité qu’en entendant les grands éclats de rire que faisaient les jeunes filles, de me voir déchaîné comme un bélier à jeun depuis sa puberté.

Là-dessus on se mit à manger et à boire et à dire des folies et à se faire par en dessous des caresses et des cajoleries, jusqu’à ce qu’une vieille esclave entrât, qui avertit la compagnie que le jour allait bientôt paraître. Et toutes ensemble répondirent : « Ô nourrice de notre maîtresse, ton avis est sur notre tête et nos yeux ! » Et Suleika se leva en me disant : « Il est temps, ô Hassân, d’aller se reposer. Et tu peux compter sur ma protection pour arriver à t’unir avec ton amoureuse, car je n’épargnerai rien pour te faire arriver à la satisfaction de tes désirs. Mais pour le moment, nous allons te faire sortir sans bruit du harem. »

Et elle dit quelques mots à l’oreille de sa vieille nourrice, qui me regarda un instant au visage, et me prit la main en me disant de la suivre. Et moi, après m’être incliné devant cette troupe de colombes, et avoir jeté un coup d’œil passionné à la délectable Kaïria, je me laissai conduire par la vieille, qui me mena dans plusieurs galeries, et, par mille détours, me fit arriver à une petite porte dont elle avait la clef. Et elle ouvrit cette porte. Et je me glissai au dehors, et m’aperçus que j’étais hors de l’enceinte du palais.

Or, déjà le jour était levé, et je me hâtai de rentrer au palais par la grande porte, ostensiblement, de façon à être aperçu par les gardes. Et je courus à ma chambre, où, dès que j’en eus franchi le seuil, j’aperçus mon protecteur, le vizir, descendant de Loth, qui m’attendait à la limite de l’impatience et de l’inquiétude. Et il se leva vivement en me voyant entrer, et me serra dans ses bras, et m’embrassa tendrement, en me disant : « Ô Hassân, mon cœur était chez toi, et j’étais dans un grand émoi à ton sujet. Et je n’ai point fermé l’œil de toute la nuit, en songeant qu’étranger à Schiraz, tu courais des dangers nocturnes de la part des garnements qui infestent les rues. Ah ! mon chéri, où étais-tu, loin de moi ? » Et moi je me gardai bien de lui raconter mon aventure ou de lui dire que j’avais passé la nuit avec des femmes, et me contentai simplement de lui répondre que j’avais fait la rencontre d’un marchand de Damas établi à Baghdad, qui venait de partir pour El Bassra avec toute sa famille, et qu’il m’avait retenu chez lui toute la nuit. Et mon protecteur fut bien obligé de me croire, et se contenta de pousser quelques soupirs et de me réprimander amicalement. Et voilà pour lui !

Quant à moi, je sentais mon cœur et mon esprit liés aux charmes de la délectable Kaïria, et je passai toute cette journée-là et toute la nuit à me rappeler les moindres circonstances de notre entrevue. Et, le lendemain, j’étais encore plongé dans mes souvenirs, quand un eunuque vint frapper à ma porte et me dit : « C’est bien ici qu’habite le seigneur Hassân de Damas, le chambellan de notre maître le roi Sabour-Schah ? » Et je répondis : « Tu es chez lui ! » Alors il embrassa la terre entre mes mains et se releva pour tirer de son sein un papier roulé qu’il me remit. Et il s’en alla comme il était venu.

Et moi, aussitôt, je dépliai le papier, et je vis qu’il contenait ces lignes, tracées d’une écriture compliquée : « Si le faon du pays de Scham vient cette nuit, au clair de lune, promener sa souplesse parmi les branches, il rencontrera une jeune biche, en mal d’amour, toute pâmée déjà de son approche, qui lui dira, en son langage, combien en son cœur elle est émue d’avoir été l’élue, entre les biches de la forêt, et la préférée entre ses compagnes. »

Et, ô mon seigneur, à la lecture de cette lettre, je me sentis ivre sans vin. Car, bien que j’eusse compris, le premier soir, que la délectable Kaïria avait quelque penchant pour moi, je ne m’attendais guère à une telle preuve de son attachement. Aussi, dès que je pus maîtriser mon émotion, je me présentai chez mon protecteur le vizir et lui baisai la main. Et, l’ayant ainsi bien disposé en ma faveur, je lui demandai la permission d’aller voir un derviche de mon pays, récemment arrivé de la Mecque, qui m’avait invité à passer la nuit avec lui. Et, la permission m’en ayant été accordée, je rentrai chez moi et choisis, parmi mes pierreries, les plus belles émeraudes, les rubis les plus purs, les diamants les plus blancs, les perles les plus grosses, les turquoises les plus délicates et les saphirs les plus parfaits, et, avec un fil d’or, les disposai en chapelet. Et, dès que la nuit fut descendue sur les jardins, je me parfumai de musc pur, et gagnai sans bruit les bosquets, par la petite porte dissimulée dont je connaissais le chemin et que je trouvai ouverte à mon intention.

Et j’arrivai sous les cyprès, au pied desquels je m’étais laissé aller au sommeil, le premier soir, et j’attendis haletant la venue de la bien-aimée. Et l’attente brûlait mon âme, et le temps de notre entrevue me semblait devoir ne venir jamais. Et voici que soudain, sous les rayons de la lune, une blancheur légère se mut parmi les cyprès, et la délectable Kaïria se montra devant mes yeux ravis. Et je me prosternai à ses pieds, le visage contre terre, sans pouvoir dire une parole, et je restai dans cet état jusqu’à ce que, de sa voix d’eau courante, elle m’eût dit : « Ô Hassân de mon amour, lève-toi, et, au lieu de ce silence tendre et passionné, donne-moi de vraies preuves de ton penchant pour moi ! Est-il possible, ô Hassân, que tu m’aies réellement trouvée plus belle et plus désirable que toutes mes compagnes, ces délicieuses jeunes filles, ces perles imperforées, et que même la princesse Suleika ! Il me faudrait l’entendre encore une seconde fois de ta bouche pour en croire mes oreilles. » Et, ayant ainsi parlé, elle se pencha vers moi et m’aida à me relever. Et moi je lui pris la main et la portai à mes lèvres passionnées, et lui dis : « Ô souveraine des souveraines, voici d’abord pour toi un chapelet de mon pays, dont tu égrèneras les grains durant les jours de ta vie heureuse, en te souvenant de l’esclave qui te l’a offert. Et, avec ce chapelet, don infime du pauvre, accepte aussi la déclaration d’un amour que je suis prêt à rendre licite devant le kâdi et les témoins. » Et elle me répondit : « Que je suis ravie de t’avoir inspiré tant d’amour, ô Hassân pour qui j’expose mon âme aux dangers de cette nuit. Mais, hélas ! je ne sais si mon cœur doit se réjouir de sa conquête, ou si je ne dois pas regarder notre rencontre comme le début des calamités et des malheurs de ma vie. » Et, ayant ainsi parlé, elle pencha sa tête sur mon épaule, tandis que des soupirs soulevaient sa poitrine. Et je lui dis : « Ô ma maîtresse, pourquoi, en cette nuit de blancheur, vois-tu le monde si noir devant ton visage ? Et pourquoi appeler sur ta tête les calamités, en ayant de tels faux pressentiments ? » Et elle me dit : « Fasse Allah, ô Hassân, que ces pressentiments soient faux ! Mais ne crois point que la crainte soit insensée qui vient, en ce moment de notre rencontre tant désirée, troubler notre plaisir. Hélas ! mes alarmes ne sont que trop fondées. » Et elle se tut un moment, et me dit : « Sache, en effet, ô le plus aimé des amants, que la princesse Suleika t’aime secrètement, et qu’elle se dispose à t’avouer, d’un moment à l’autre, son amour. Or, toi, comment recevras-tu un tel aveu ? Et l’amour que tu dis avoir pour moi pourra-t-il tenir contre la gloire d’avoir pour amante la plus belle et la plus puissante des filles de rois ? » Mais moi je l’interrompis, pour m’écrier : « Oui, par ta vie ! ô délectable Kaïria, tu l’emporteras toujours en mon cœur sur la princesse Suleika ! Et plût à Allah que tu eusses une rivale encore plus redoutable, et tu verrais que rien ne saurait atteindre la constance de mon cœur asservi à tes charmes ! Et quand même le roi Sabour-Schah, père de Suleika, n’aurait point de fils pour lui succéder et laisserait le trône de Perse à celui qui serait devenu l’époux de sa fille, je te sacrifierais une telle destinée, ô la plus aimable des jeunes filles ! » Et Kaïria se récria, disant : « Ô infortuné Hassân, quel aveuglement est le tien ! Oublies-tu que je ne suis qu’une esclave au service de la princesse Suleika ? Si tu réponds par le refus à la déclaration de son amour, tu attires son ressentiment sur ma tête et sur la tienne, et nous serons tous deux perdus sans recours. Il est donc préférable, dans notre propre intérêt, que tu cèdes à la plus puissante. C’est le seul moyen de salut. Et Allah mettra son baume sur le cœur des affligés. » Et moi, loin de me rendre à son conseil, je me sentis à la limite de l’indignation d’être seulement soupçonné assez pusillanime pour céder à de tels calculs, et je m’écriai, en serrant la délectable Kaïria dans mes bras : « Ô résumé des plus beaux dons du Créateur, ne torture pas mon âme par des discours si pénibles. Et, puisque le danger menace ta tête charmante, prenons la fuite ensemble vers mon pays. Là-bas se trouvent des déserts où nul ne saurait trouver nos traces. Et je suis, grâce au Rétributeur, assez riche pour te faire vivre dans les splendeurs, fût-ce au bout du monde habité ! »

À ces paroles, mon amie se laissa aller avec grâce dans mes bras, et me dit : « Eh bien, Hassân, je ne doute plus de ton affection, et veux te tirer de l’erreur où, volontairement, je t’avais induit dans le but de mettre à l’épreuve tes sentiments. Sache donc que je ne suis point celle que tu crois, je ne suis point Kaïria la favorite de la princesse Suleika. La princesse Suleika, c’est moi-même, et celle que tu croyais être la princesse Suleika est précisément ma favorite Kaïria. Et je n’ai édifié ce stratagème que pour être plus sûre de ton amour. D’ailleurs, tu vas aussitôt avoir la confirmation de mes paroles. »

Et, à ces mots, elle fit un appel, et, de l’ombre des cyprès, sortit celle que je croyais être la princesse Suleika, et qui était réellement la favorite Kaïria. Et elle vint baiser la main de sa maîtresse, et s’inclina devant moi cérémonieusement. Et la délectable princesse me dit : « Maintenant, ô Hassân, que tu sais que je m’appelle Suleika et non point Kaïria, m’aimeras-tu autant, et auras-tu pour une princesse les mêmes sentiments tendres que tu avais pour une simple favorite de princesse ? » Et moi, ô mon seigneur, je ne manquai point de faire la réponse qu’il fallait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Et moi, ô mon seigneur, je ne manquai point de faire la réponse qu’il fallait, en disant à Suleika que je ne pouvais concevoir l’excès de mon bonheur ni par quel endroit j’avais pu mériter qu’elle daignât abaisser son regard jusqu’à l’esclave que j’étais, et, par là, rendre ma destinée plus enviable que celle des fils des plus grands rois. Mais elle m’interrompit, pour me dire : « Ô Hassân, ne t’étonne point de ce que je fais pour toi. Ne t’ai-je point vu endormi, une nuit, sous les arbres, à la clarté de la lune ? Or, dès ce moment mon cœur fut subjugué par ta beauté, et je ne pus faire autrement que de me donner à toi, sans contrarier les élans de mon cœur. »

Là-dessus, et pendant que l’aimable Kaïria se promenait non loin de nous pour surveiller les abords du lieu, nous laissâmes libre cours au fleuve de notre ardeur, sans que rien d’illicite, cependant, se passât. Et nous passâmes la nuit à nous embrasser et à nous entretenir tendrement, jusqu’à ce que la favorite vînt nous prévenir que le moment était venu de nous séparer. Mais avant que je quittasse Suleika, elle me dit : « Ô Hassân, que mon souvenir soit avec toi ! Je te promets de te faire bientôt connaître jusqu’à quel point tu m’es cher. »

Et, moi, je me jetai à ses pieds pour lui exprimer ma gratitude de toutes ses faveurs. Et nous nous séparâmes avec les larmes de la passion dans les yeux. Et je sortis des jardins, en faisant les mêmes détours que la première fois.

Or, le lendemain, de toute mon âme j’espérais un signe de ma bien-aimée qui me permît de compter sur un nouveau rendez-vous dans les jardins. Mais la journée passa sans m’apporter la réalisation de mon plus cher espoir. Et je ne pus fermer l’œil cette nuit-là, dans l’incertitude où j’étais sur le motif de ce silence. Et, le jour suivant, malgré la présence de mon protecteur, qui essayait de deviner la cause de mes préoccupations, et les paroles qu’il me disait pour me distraire, je voyais tout en noir devant mes yeux, et ne voulus toucher à aucune nourriture. Et, quand vint le soir, je descendis vers les jardins, alors que l’heure de la retraite n’était pas encore venue, et, à ma grande stupeur, je vis que tous les bosquets étaient occupés par les gardes, et, me doutant de quelque grave événement, je me hâtai de remonter chez moi. Et, en y arrivant, je trouvai l’eunuque de la princesse qui m’attendait. Et il était tremblant et n’avait guère l’air rassuré de se trouver dans ma chambre, comme si de tous les coins allaient sortir des hommes armés pour le mettre en pièces. Et il me remit en hâte un rouleau de papier, semblable à celui qu’il m’avait déjà remis, et s’esquiva rapidement.

Et je dépliai le rouleau en question et lus ce qui suit : « Sache, ô noyau de la tendresse, que la jeune biche a failli être surprise par les chasseurs, lorsqu’elle eut quitté son gracieux faon. Et maintenant elle est surveillée par les chasseurs qui occupent toute la forêt. Prends donc bien garde d’essayer d’aller, la nuit, au clair de lune, retrouver ta biche. Mais plutôt mets-toi sur tes gardes, et préserve-toi des embûches de nos persécuteurs. Et surtout ne te laisse point aller au désespoir, quoi qu’il puisse arriver et quoi que tu puisses entendre ces jours-ci. Et que ma mort elle-même ne te fasse point perdre la raison, au point d’oublier la prudence. Ouassalam ! »

À la lecture de cette lettre, ô roi du temps, mon anxiété et mes pressentiments furent à leur limite extrême, et je me laissai aller au torrent de mes tumultueuses pensées. Aussi, quand, le lendemain, le bruit se fut répandu dans le palais, ainsi qu’un battement d’aile de hibou, de la mort aussi soudaine qu’inexplicable de la princesse Suleika, ma douleur était déjà à son comble, et, sans un étonnement, je tombai évanoui dans les bras de mon protecteur, ma tête précédant mes pieds.

Et je restai dans un état voisin de la mort, pendant sept jours et sept nuits, au bout desquels, grâce aux soins attentifs que me prodiguait mon protecteur, je revins à la vie, mais avec mon âme pleine de deuil et mon cœur pris définitivement du dégoût de vivre. Et, ne pouvant souffrir de rester plus longtemps dans ce palais assombri par le deuil de ma bien-aimée, je résolus de m’enfuir secrètement à la première occasion, pour m’enfoncer dans les solitudes où il n’y a, pour toute présence, que celle d’Allah et de l’herbe sauvage.

Et, dès que s’épaissirent les ténèbres de la nuit, je ramassai ce que je possédais de plus précieux en fait de diamants et de pierreries, en pensant : « Plût à la destinée que je fusse mort autrefois par pendaison, à la branche du vieil arbre, à Damas, dans le jardin de mon père, plutôt que de vivre désormais une vie de deuil et de douleur plus amère que la myrrhe ! » Et je profitai d’une absence de mon protecteur pour glisser hors du palais et de la ville de Schiraz, demandant les solitudes, loin des contrées des hommes.

Et je marchai, sans discontinuer, toute cette nuit-là, et toute la journée suivante, lorsque, vers le soir, à une étape que je faisais sur le bord de la route, au pied d’un œil d’eau vive, j’entendis derrière moi le galop d’un cheval, et vis à quelques pas, déjà près de moi, un jeune cavalier dont le visage, éclairé par la rougeur du soleil à son couchant, m’apparut plus beau que celui de l’ange Radouân. Et il était vêtu d’habits splendides, comme n’en portent que les émirs et les fils de rois. Et il me regarda, en me faisant, avec la main seulement, le salut de bienséance, sans prononcer les paroles consacrées du salam usuel entre musulmans. Et moi, lui ayant rendu, de la même manière, son salut, je pensai : « Quel dommage que ce merveilleux jeune homme soit un mécréant ! » Et, malgré tout, je l’invitai à se reposer et à faire boire son cheval, en lui disant : « Seigneur, que la fraîcheur du soir te soit propice, et que cette eau soit délicieuse à la fatigue de ton noble coursier. » Et il sourit, à ces paroles, et, sautant à terre, il attacha son cheval par la bride, près de l’œil d’eau, s’approcha de moi et, soudain, m’entoura de ses bras et me baisa avec une ardeur singulière. Et moi, surpris à la fois et charmé, je le regardai plus attentivement et poussai un grand cri, en reconnaissant en cet adolescent ma bien-aimée Suleika que je croyais sous la pierre du tombeau.

Et maintenant, ô mon seigneur, comment pourrais-je te dire le bonheur qui remplit mon âme, en retrouvant Suleika ? Ma langue deviendrait plutôt poilue, avant que je puisse te donner une idée de l’intensité de la joie qui remplit nos cœurs, en ces instants bienheureux. Qu’il me suffise de te dire qu’après que nous fûmes longtemps restés dans les bras l’un de l’autre, Suleika me mit au courant de tout ce qui s’était passé, pendant tous ces jours de ma douleur récente. Et je compris alors que, dénoncée au roi, son père, elle s’était vue en butte à une grande surveillance, et qu’alors, préférant tout à la vie qu’on lui faisait, elle avait simulé la mort, et, grâce à la complicité de sa favorite, avait pu s’échapper du palais, surveiller tous mes mouvements, me suivre de loin et, qu’ainsi, sûre désormais de mon amour, elle voulait vivre avec moi, loin des grandeurs, et se consacrer entièrement à faire mon bonheur. Et alors, nous passâmes notre nuit dans les délices partagées, sous l’œil du ciel. Et, le lendemain, nous montâmes ensemble sur le même cheval, et nous prîmes la route qui conduisait à mon pays. Et Allah nous écrivit la sécurité, et nous arrivâmes en bonne santé à Damas, où la destinée me mit en ta présence, ô roi du temps, et me fit devenir le vizir de ta puissance. Et telle est mon histoire. Et Allah est plus savant ! »


— Mais ne crois point, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, que cette histoire de la princesse Suleika puisse être comparée à la moindre des histoires tirées des Séances charmantes de l’adolescence nonchalante.

Et, sans donner le temps au roi Schahriar de donner son avis sur l’histoire de la princesse Suleika, elle dit :