Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 09/Histoire d’Abou-Sir et d’Abou-Kir

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 9p. 7-62).


HISTOIRE D’ABOU-KIR ET D’ABOU-SIR


Schahrazade dit :

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait autrefois dans la ville d’Iskandaria deux hommes dont l’un était teinturier et s’appelait Abou-Kir, et l’autre était barbier et s’appelait Abou-Sir. Et ils étaient voisins l’un de l’autre dans le souk, car leurs boutiques se touchaient porte à porte.

Or, le teinturier Abou-Kir était un insigne fripon, un menteur tout à fait détestable, une crapule ! Tellement ! Ses tempes devaient à coup sûr avoir été taillées dans quelque irréductible granit et sa tête façonnée avec les cailloux des marches de quelque église de Juifs, sans aucun doute ! Sinon comment lui serait-elle venue, cette audace sans vergogne dans les méfaits et toutes les vilenies ? Il avait coutume, entre diverses escroqueries, de faire payer d’avance la plupart de ses clients, sous prétexte qu’il avait besoin d’argent pour l’achat des couleurs, et il ne rendait jamais les étoffes qu’on lui apportait à teindre, bien au contraire ! Non seulement il dépensait l’argent qu’il avait touché d’avance, en mangeant et en buvant tout à son aise, mais il vendait en secret les étoffes qu’on déposait chez lui, et se payait de la sorte toute espèce de jouissances et d’amusements de première qualité. Et quand les clients revenaient pour réclamer leurs effets, il trouvait moyen de les amuser, et de les faire attendre indéfiniment, tantôt sous un prétexte et tantôt sous un autre. Ainsi il disait, par exemple : « Par Allah ! ô mon maître, hier mon épouse a accouché, et j’ai été obligé de faire des courses à droite et à gauche, toute la journée. » Ou bien encore, il disait : « Hier j’ai eu des invités, et j’ai été tout le temps occupé de mes devoirs d’hospitalité à leur égard ; mais si tu reviens dans deux jours, tu trouveras ton étoffe toute prête dès l’aube. » Et il traînait les affaires de son monde en longueur, jusqu’à ce que, impatienté, quelqu’un s’écriât : « Voyons ! veux-tu enfin me dire la vérité au sujet de mes étoffes ? Rends-les-moi ! Je ne veux plus les faire teindre ! » Alors il répondait : « Par Allah ! je suis au désespoir ! » Et il levait les mains au ciel, en faisant toutes sortes de serments qu’il allait dire la vérité. Et s’étant lamenté et frappé les mains l’une contre l’autre, il s’écriait : « Imagine-toi, ô mon maître, qu’une fois les étoffes teintes, je les avais mises à sécher bien tendues sur les cordes devant ma boutique, et je m’étais absenté un instant pour aller pisser ; quand je revins elles avaient disparu, volées par quelque chenapan du souk, peut-être même par mon voisin, ce barbier calamiteux ! » À ces paroles, si le client était un brave homme d’entre les personnes tranquilles, il se contentait de répondre : « Allah m’en dédommagera ! » et il s’en allait. Mais si le client était un homme irritable, il entrait en fureur et chargeait le teinturier d’injures et en venait avec lui aux coups et à la dispute publique dans la rue, au milieu de l’attroupement général. Et malgré cela, et en dépit même de l’autorité du kâdi, il ne parvenait guère à recouvrer ses effets, vu que les preuves manquaient et que, d’un autre côté, la boutique du teinturier ne renfermait rien qui pût être saisi et vendu. Et ce commerce réussit ainsi et eut une assez longue durée, le temps que tous les marchands du souk et tous les habitants du quartier fussent dupés l’un après l’autre. Et le teinturier Abou-Kir vit alors son crédit irrémédiablement perdu et son commerce anéanti, attendu qu’il n’y avait plus personne qui pût encore être dépouillé. Et il devint l’objet de la méfiance générale, et on le citait en proverbe quand on voulait parler des friponneries des gens de mauvaise foi.

Lorsque le teinturier Abou-Kir se vit réduit à la misère, il alla s’asseoir devant la boutique de son voisin le barbier Abou-Sir, et le mit au courant du mauvais état de ses affaires, et lui dit qu’il ne lui restait plus qu’à mourir de faim. Alors le barbier Abou-Sir, qui était un homme qui marchait dans la voie d’Allah, et qui, bien que pauvre, était consciencieux et honnête, compatit à la misère d’un plus pauvre que lui, et répondit : « Le voisin se doit à son voisin ! Reste ici et mange et bois et use des biens d’Allah, jusqu’à des jours meilleurs ! » Et il le reçut avec bonté, et pourvut à tous ses besoins pendant un long espace de temps.

Or, un jour, le barbier Abou-Sir se plaignait au teinturier Abou-Kir de la dureté du temps et lui disait : « Vois, mon frère ! Je suis loin d’être un barbier maladroit, et je connais mon métier, et ma main est légère sur la tête des clients. Mais comme ma boutique est pauvre et que moi-même je suis pauvre, personne ne vient se faire raser chez moi ! C’est à peine si le matin, au hammam, quelque portefaix ou quelque chauffeur s’adresse à moi pour se faire raser les aisselles ou appliquer de la pâte épilatoire sur les aines ! Et c’est avec les quelques pièces de cuivre que ces pauvres donnent au pauvre que je suis, que j’arrive à me nourrir, à te nourrir et à subvenir aux besoins de la famille que supporte mon cou ! Mais Allah est grand et généreux ! » Le teinturier Abou-Kir répondit : « Tu es vraiment bien naïf, mon frère, d’endurer si patiemment la misère et la dureté du temps, quand il y a moyen de s’enrichir et de vivre largement. Toi tu es dégoûté de ton métier qui ne te rapporte rien, et moi je ne puis exercer le mien dans ce pays rempli de gens malveillants. Il ne nous reste donc plus qu’à délaisser ce pays cruel, et à nous en aller d’ici voyager à la recherche de quelque ville où exercer notre art avec fruit et consolation. D’ailleurs tu sais combien d’avantages on retire des voyages ! Voyager, c’est s’égayer, c’est respirer le bon air, c’est se reposer des soucis de la vie, c’est voir de nouveaux pays et de nouvelle terres, c’est s’instruire, et c’est, quand on a entre les mains un métier aussi honorable et excellent que le mien et le tien, et surtout aussi généralement admis dans toutes les terres et chez les peuples les plus divers, l’exercer avec de grands bénéfices, honneurs et prérogatives. Et de plus tu n’ignores point ce qu’a dit le poète sur le voyage :

« Quitte les demeures de ta patrie, si tu aspires aux grandes choses, et invite ton âme aux voyages.

Sur le seuil des terres nouvelles t’attendent les plaisirs, les richesses, les belles manières, la science et les amitiés choisies !

Et si l’on te dit : « Que de peines, ami, tu vas endurer, et de soucis et de dangers sur la terre lointaine ! » réponds : « Il vaut mieux être mort que vivant, si l’on doit toujours vivre dans le même lieu, insecte rongeur, entre des envieux et des espions ! »

« Ainsi donc, mon frère, nous n’avons rien de mieux à faire que de fermer nos boutiques et de voyager ensemble pour un sort meilleur ! » Et il continua à parler d’une langue si éloquente que le barbier Abou-Sir fut convaincu de l’urgence du départ, et se hâta de faire ses préparatifs qui consistèrent à envelopper dans un vieux morceau de toile rapiécée son bassin, ses rasoirs, ses ciseaux, son cuir à repasser et quelques autres petits ustensiles, puis à aller faire ses adieux à sa famille et à revenir dans la boutique retrouver Abou-Kir qui l’y attendait. Et le teinturier lui dit : « Maintenant il ne nous reste plus qu’à réciter la Fatiha liminaire du Korân, pour nous prouver que nous sommes devenus frères, et prendre ensemble l’engagement de mettre désormais en commun dans une cassette notre gain et de le partager entre nous, en toute impartialité, à notre retour à Iskandaria. Comme aussi nous devrons nous promettre que celui d’entre nous qui trouvera de l’ouvrage sera obligé de subvenir à l’entretien de celui qui ne pourra rien gagner ! » Le barbier Abou-Sir ne lit aucune difficulté pour reconnaître la légitimité de ces conditions ; et tous deux alors, pour sceller leurs mutuels engagements, récitèrent la Fatiha liminaire du Korân…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-HUITIÈME

Elle dit :

… et tous deux alors, pour sceller leurs mutuels engagements, récitèrent la Fatiha liminaire du Korân. Après quoi, l’honnête Abou-Sir ferma sa boutique et en remit la clef au propriétaire, qu’il paya intégralement ; puis ils prirent tous deux le chemin du port et s’embarquèrent, sans aucunes provisions, sur un navire qui mettait à la voile.

Le destin leur fut favorable durant le voyage, et leur vint en aide par l’entremise de l’un d’eux. En effet, parmi les passagers et l’équipage dont le nombre s’élevait en tout à cent quarante hommes, sans compter le capitaine, il n’y avait point d’autre barbier qu’Abou-Sir ; et lui seul par conséquent pouvait raser convenablement ceux qui avaient besoin d’être rasés. Aussi, dès que le navire eut mis à la voile, le barbier dit à son compagnon : « Mon frère, ici nous sommes en pleine mer, et il faut bien que nous trouvions de quoi manger et boire. Je vais donc essayer d’offrir mes services aux passagers et aux marins, dans l’espoir que quelqu’un me dira : « Viens, ô barbier, me raser la tête ! » Et moi je lui raserai la tête, moyennant un pain ou quelque argent ou une gorgée d’eau, de quoi pouvoir, moi et toi, en tirer notre profit ! » Le teinturier Abou-Kir répondit : « Il n’y a point d’inconvénient ! » et il s’étendit sur le pont, posa sa tête le mieux qu’il put et s’endormit, sans plus, tandis que le barbier s’apprêtait à chercher de l’ouvrage.

Dans ce but, Abou-Sir prit son attirail et une tasse d’eau, jeta sur son épaule un morceau de torchon pour toute serviette, car il était pauvre, et se mit à circuler parmi les passagers. Alors l’un d’eux lui dit : « Viens, ô maître, me raser ! » Et le barbier lui rasa la tête. Et lorsqu’il eut fini, comme le passager lui tendait quelque menue monnaie, il lui dit : « Ô mon frère, que vais-je pouvoir faire ici de cet argent ? Si tu voulais bien me donner plutôt une galette de pain, cela me serait plus avantageux et plus béni dans cette mer ; car j’ai avec moi un compagnon de voyage, et nos provisions sont bien peu de chose ! » Alors le passager lui donna une galette de pain, plus un morceau de fromage, et lui remplit d’eau sa tasse. Et Abou-Sir prit cela et s’en revint auprès d’Abou-Kir et lui dit : « Prends cette galette de pain, et mange-la avec ce morceau de fromage ; et bois l’eau de cette tasse ! » Et Abou-Kir prit tout cela, et mangea et but. Alors Abou-Sir le barbier reprit son attirail, jeta le torchon sur son épaule, prit la tasse vide à la main, et se mit à parcourir le navire, entre les rangs des passagers accroupis ou étendus, et rasa l’un pour deux galettes, l’autre pour un morceau de fromage ou un concombre ou une tranche de pastèque ou même de la monnaie ; et il fit une si belle recette qu’à la fin de la journée il avait amassé trente galettes, trente demi-drachmes et du fromage en quantité et des olives et des concombres et plusieurs tablettes de laitance sèche d’Égypte, celle qu’on retire des excellents poissons de Damiette. Et, en outre, il avait su si bien gagner la sympathie des passagers, qu’il pouvait leur demander n’importe quoi et l’obtenir. Et même il devint si populaire, que son habileté parvint aux oreilles du capitaine qui voulut se faire raser la tête également par lui ; et Abou-Sir rasa la tête du capitaine et ne manqua point de se plaindre à lui de la dureté du sort et de la pénurie où il se trouvait et du peu de provisions qu’il possédait. Et il lui dit aussi qu’il avait avec lui un compagnon de voyage. Alors le capitaine, qui était un homme à la paume large ouverte, et qui de plus était charmé des bonnes manières et de la légèreté de main du barbier, répondit : « Sois le bienvenu ! Je désire que tous les soirs tu viennes avec ton compagnon dîner avec moi. Et n’ayez plus tous deux aucun souci de quoi que ce soit, tant que durera votre voyage avec nous ! »

Le barbier alla donc retrouver le teinturier qui, selon son habitude, continuait à dormir et qui, une fois réveillé, lorsqu’il eut vu près de sa tête toute cette abondance de galettes, de fromage, de pastèques, d’olives, de concombres et de laitance sèche, s’écria émerveillé : « D’où tout cela ? » Abou-Sir répondit : « De la munificence d’Allah (qu’il soit exalté !) » Alors le teinturier se jeta sur toutes les provisions à la fois d’un geste qui voulait les engloutir dans son estomac chéri ; mais le barbier lui dit : « Ne mange pas de ces choses, mon frère, qui peuvent nous être utiles dans le moment de la nécessité, et écoute-moi. Sache, en effet, que j’ai rasé le capitaine ; et je me suis plaint à lui de notre pénurie en provisions ; et il m’a répondu : « Sois le bienvenu, et viens tous les soirs avec ton compagnon dîner avec moi ! » Or, c’est précisément ce soir le premier repas que nous allons prendre avec lui ! » Mais Abou-Kir répondit : « Il n’y a pas de capitaine qui tienne ! Moi j’ai le vertige de la mer, et je ne puis me lever de ma place. Laisse-moi donc apaiser ma faim avec ces provisions-ci, et va, toi seul, dîner avec le capitaine ! » Et le barbier dit : « Il n’y a pas d’inconvénient à la chose ! » Et, en attendant l’heure du dîner, il se mit à regarder manger son compagnon.

Or le teinturier se mit à attaquer et à mordre les bouchées comme le tailleur de pierres qui tranche des blocs dans les carrières, et à les avaler avec le tumulte que fait l’éléphant à jeun depuis des jours et des jours et qui engloutit avec borborygmes et gargouillements ; et les bouchées venaient en aide aux bouchées pour les pousser dans les portes du gosier ; et le morceau entrait avant que le précédent fût descendu ; et les yeux du teinturier s’écarquillaient sur chaque morceau comme les yeux d’un ghoul, et le cuisaient de leurs éclairs en le brûlant ; et il soufflait et meuglait comme le bœuf qui beugle devant les fèves et le foin.

Sur ces entrefaites, apparut un marin qui dit au barbier : « Ô maître du métier, le capitaine te dit : « Amène ton compagnon et viens pour le dîner ! » Alors Abou-Sir demanda à Abou-Kir : « Te décides-tu à m’accompagner ? » Il répondit : « Moi je n’ai point la force de marcher ! » Et le barbier s’en alla seul et vit le capitaine assis par terre devant une large nappe sur laquelle se trouvaient vingt mets de différentes couleurs, ou même davantage ; et l’on n’attendait que son arrivée pour commencer le repas auquel étaient également invités diverses personnes du bord. Et, le voyant seul, le capitaine lui demanda…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, le voyant seul, le capitaine lui demanda : « Où est ton compagnon ? » Il répondit : « Ô mon maître, il a le vertige de la mer et il est tout étourdi ! » Le capitaine dit : « Cela n’a aucune gravité. Ce vertige lui passera ! Assieds-toi là près de moi, et au nom d’Allah ! » Et il prit une assiette et la remplit de toutes les couleurs de mets avec si peu de parcimonie que chaque portion pouvait bien suffire à dix personnes. Et lorsque le barbier eut fini de manger, le capitaine lui tendit une seconde assiette en lui disant : « Porte cette assiette à ton compagnon ! » Et Abou-Sir se hâta d’aller porter l’assiette pleine à Abou-Kir qu’il trouva en train de moudre avec ses crocs et de travailler des mâchoires comme un chameau, tandis que les morceaux énormes continuaient à s’engouffrer dans sa gueule les uns sur les autres, rapidement. Et il lui dit : « Ne t’avais-je pas dit de ne pas fermer ton appétit avec les provisions ? Regarde ! Voici les choses admirables que t’envoie le capitaine. Que dis-tu de ces excellentes brochettes de kabab d’agneau, qui viennent de la table de notre capitaine ? » Abou-Kir, avec un grognement, dit : « Donne ! » Et il se précipita sur l’assiette que lui tendait le barbier, et il se mit à tout dévorer des deux mains avec la voracité du loup ou la rage du lion ou la férocité du vautour qui fond sur les pigeons ou la furie de l’affamé qui a failli finir de faim et ne fait point de façons pour se farcir avec fougue. Et, en quelques instants, il la nettoya et la lécha pour la jeter vide absolument. Alors le barbier ramassa l’assiette et la porta aux gens du bord, pour aller boire ensuite quelque chose avec le capitaine, puis retourner passer la nuit près d’Abou-Kir qui ronflait déjà de toutes ses ouvertures, en faisant autant de vacarme que l’eau heurtant le bateau.

Le lendemain et les jours suivants le barbier Abou-Sir continua à raser les passagers et les marins, en gagnant provendes et provisions, dînant le soir avec le capitaine, et servant en toute générosité son compagnon qui, pour sa part, se contentait de dormir, ne se réveillant que pour manger ou satisfaire la nécessité, et cela durant vingt jours de navigation, jusqu’à ce que, au matin du vingt-unième jour, le navire fût entré dans le port d’une ville inconnue.

Alors Abou-Kir et Abou-Sir descendirent à terre et allèrent louer dans un khân un petit logement que se hâta de meubler le barbier avec une natte neuve achetée au souk des nattiers et deux couvertures de laine. Après quoi le barbier, ayant pourvu à tous les besoins du teinturier, qui continuait à se plaindre du vertige, le laissa endormi dans le khân, et s’en alla par la ville, chargé de son attirail, exercer sa profession au coin des rues, en plein air, en rasant soit des portefaix, soit des âniers, soit des balayeurs, soit des vendeurs ambulants, soit même des marchands assez importants attirés par son rasoir savant. Et il rentra le soir pour aligner les mets devant son compagnon qu’il trouva endormi et qu’il ne réussit à réveiller qu’en lui faisant sentir le fumet des brochettes d’agneau. Et cet état de choses dura de la sorte, Abou-Sir se plaignant toujours d’un reste de vertige marin, quarante jours pleins ; et chaque jour, une fois à midi et une fois au coucher du soleil, le barbier rentrait au khân pour servir et nourrir le teinturier, après le gain que lui octroyaient le destin de la journée et son rasoir ; et le teinturier engloutissait galettes, concombres, oignons frais et brochettes de kabab, sans fatigue aucune pour son estomac chéri ; et le barbier avait beau lui vanter la beauté sans pareille de cette ville inconnue, et l’inviter à l’accompagner à une promenade dans les souks ou les jardins, Abou-Kir répondait invariablement : « Le vertige marin me tient encore la tête ! » et, après avoir roté divers rots et peté divers pets de diverses qualités, il se renfonçait dans son pesant sommeil. Et l’excellent et honnête barbier Abou-Sir se gardait bien de faire le moindre reproche à son crapuleux compagnon, ou de l’ennuyer par des plaintes ou des discussions.

Mais, au bout de ces quarante jours, le barbier, ce pauvre, tomba malade et, ne pouvant plus sortir pour vaquer à son travail, pria le portier du khân de soigner son compagnon Abou-Kir et de lui acheter tout ce dont il pouvait avoir besoin. Mais, quelques jours après, l’état du barbier empira si gravement que le pauvre perdit l’usage de ses sens et devint inerte et comme mort. Aussi, comme il n’était plus là pour nourrir le teinturier ou lui faire acheter le nécessaire, celui-ci finit par sentir cruellement la brûlure de la faim et fut bien obligé de se lever pour chercher de droite et de gauche quelque chose à se mettre sous la dent. Mais il avait déjà tout nettoyé dans le logement, et il ne trouva absolument rien à manger ; alors il fouilla dans les vêtements de son compagnon étendu inerte sur le sol, y trouva une bourse qui contenait le gain du pauvre, amassé cuivre par cuivre durant la traversée et les quarante jours de travail en ville, la serra dans sa ceinture, et, sans plus s’occuper de son compagnon malade que s’il n’existait pas, il sortit en fermant derrière lui, avec le loquet, la porte de leur logement. Et comme le portier du khân était à ce moment-là absent, nul ne le vit sortir et ne lui demanda où il allait.

Or, le premier soin d’Abou-Kir fut de courir chez un pâtissier où il se paya un plateau entier de kenafa et un autre de feuilletés sablés ; et là-dessus il but une cruche de sorbet au musc et une autre à l’ambre et aux jujubes. Après quoi…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Après quoi il se dirigea vers le souk des marchands et s’acheta de beaux vêtements et de belles affaires, et, somptueusement accoutré, il se mit à se promener à pas lents par les rues, et à s’égayer et s’amuser des choses nouvelles qu’il découvrait à chaque pas dans cette ville qu’il croyait n’avoir pas sa pareille dans le monde. Mais, entre autres choses, un fait étrange le frappa particulièrement. Il remarqua, en effet, que tous les habitants, sans exception, étaient habillés pareillement d’étoffes uniformes quant à leurs couleurs : on ne voyait que du bleu et du blanc, pas autre chose. Même dans les boutiques des marchands il n’y avait que des étoffes blanches et des étoffes bleues, pas une couleur de plus. Chez les vendeurs de parfums, il n’y avait que du blanc et du bleu ; et le kohl lui-même était visiblement bleu. Chez les marchands de sorbets, il n’y avait que des sorbets blancs dans les carafes et point de rouges ou de roses ou de violets. Et cette découverte l’étonna extrêmement. Mais là où sa stupéfaction parvint à ses extrêmes limites, ce fut à la porte d’un teinturier : dans les cuves du teinturier il ne vit, en effet, que de la teinture bleu-indigo, sans plus. Alors, ne pouvant plus maîtriser sa curiosité et son étonnement, Abou-Kir entra dans la boutique, et tira de sa poche un mouchoir blanc qu’il tendit au teinturier en lui disant : « Pour combien, ô maître du métier, me teindras-tu ce mouchoir ? Et quelle couleur lui donneras-tu ? » Le maître teinturier répondit : « Je ne te prendrai, pour te teindre ce mouchoir, que la somme de vingt drachmes ! Quant à sa couleur, elle sera bleu-indigo, sans aucun doute ! » Abou-Kir, suffoqué de la demande exorbitante, s’écria : « Comment ? tu me demandes vingt drachmes pour teindre ce mouchoir, et encore en bleu ? Mais dans mon pays ça ne coûte qu’un demi-drachme ! » Le maître teinturier répondit : « Dans ce cas retourne le teindre dans ton pays, mon bonhomme ! Ici nous ne le pouvons à moins de vingt drachmes, sans un cuivre de rabais ! » Abou-Kir reprit : « Soit ! mais je ne veux pas le faire teindre en bleu. C’est en rouge que je le veux ! » L’autre demanda : « Dans quelle langue me parles-tu ? Et qu’entends-tu par rouge ? Est-ce qu’il y a de la teinture rouge ? » Abou-Kir, stupéfait, dit : « Alors teins-le-moi en vert ! » Il demanda : « Qu’est-ce que la teinture verte ? » Il dit : « Alors en jaune ! » Il répondit : « Je ne connais pas cette teinture-là ! » Et Abou-Kir continua à lui énumérer les couleurs des diverses teintures, sans que le maître teinturier comprît de quoi il s’agissait. Et comme Abou-Kir lui demandait si les autres teinturiers étaient aussi ignorants que lui, il lui répondit : « Nous sommes dans cette ville quarante teinturiers qui formons une corporation fermée à tous les autres habitants ; et notre art se transmet de père en fils, à la mort seulement de l’un de nous. Quant à employer une autre teinture que la bleue, cela nous ne l’avons jamais entendu ! »

À ces paroles du teinturier, Abou-Kir dit : « Sache, ô maître du métier, que moi aussi je suis teinturier et je sais teindre les étoffes non seulement en bleu, mais en une infinité de couleurs que tu ne soupçonnes pas. Prends-moi donc à ton service, moyennant salaire, et je t’enseignerai tous les détails de mon art, et tu pourras alors te glorifier de ton savoir devant toute la corporation des teinturiers ! » Il répondit : « Nous ne pouvons jamais accepter d’étranger dans notre corporation et notre métier ! » Abou-Kir demanda : « Et si j’ouvrais pour mon propre compte une boutique de teinturier ? » L’autre répondit : « Tu ne le pourras guère non plus ! » Alors Abou-Kir n’insista pas davantage, sortit de la boutique et alla trouver un second teinturier, puis un troisième et un quatrième, et les autres teinturiers de la ville ; et tous le reçurent de même, et lui firent les mêmes réponses, sans l’accepter pas plus comme maître que comme apprenti. Et il alla conter sa plainte au cheikh-syndic de la corporation qui lui répondit : « Je n’y puis rien. Notre coutume et nos traditions nous défendent d’accepter un étranger parmi nous. »

Devant cette réception, unanime dans le refus, de tous les teinturiers, Abou-Kir sentit son foie se gonfler de fureur, et il alla au palais et se présenta devant le roi de la ville et lui dit : « Ô roi du temps, je suis étranger et de ma profession je suis teinturier, et je sais teindre les étoffes de quarante couleurs différentes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

« … et je sais teindre les étoffes de quarante couleurs différentes. Et pourtant il m’est arrivé telle et telle chose avec les teinturiers de cette ville qui ne savent teindre qu’en bleu. Moi, je puis donner à une étoffe les couleurs et les nuances les plus charmantes : le rouge avec ses divers degrés, par exemple le rose et le jujube ; le vert avec ses divers degrés, par exemple le vert-végétal, le vert-pistache, le vert-olive et le vert-aile de perruche ; le noir avec ses divers degrés, par exemple le noir-charbon, le noir-goudron, le noir-bleu de kohl ; le jaune avec ses divers degrés, par exemple le jaune-cédrat, le jaune-orange, le jaune-limon et le jaune d’or, et bien d’autres couleurs extraordinaires ! Tout cela ! Et pourtant les teinturiers n’ont voulu de moi ni comme maître ni comme apprenti salarié ! »

En entendant ces paroles d’Abou-Kir et cette énumération prodigieuse de couleurs dont il n’avait jamais ouï parler ni soupçonné l’existence, le roi s’émerveilla et se trémoussa et s’écria : Ya Allah ! que c’est admirable ! » Puis il dit à Abou-Kir : « Si tu dis vrai, ô teinturier, et si vraiment tu peux avec ton art nous réjouir les yeux de tant de couleurs merveilleuses, tu n’as qu’à chasser tout souci et à tranquilliser ton esprit. Je vais de suite t’ouvrir moi-même une teinturerie, et te donner un gros capital en argent. Et tu n’as rien à redouter de ces gens de la corporation ; car si l’un d’eux par malheur s’avisait de te molester, je le ferais pendre à la porte de sa boutique ! » Et aussitôt il appela les architectes du palais et leur dit : « Accompagnez ce maître admirable, parcourez avec lui toute la ville, et, lorsqu’il aura trouvé un endroit à son goût, que ce soit une boutique, ou un khân, ou une maison, ou un jardin, chassez-en immédiatement le propriétaire, et bâtissez en toute hâte, sur l’emplacement, une grande teinturerie avec quarante cuves de grande dimension et quarante autres d’une moindre dimension. Et, en toute chose, agissez suivant les indications de ce grand maître teinturier ; suivez ponctuellement ses ordres et prenez bien garde de faire mine de lui désobéir en quoi que ce soit ! » Puis le roi fit don à Abou-Kir d’une belle robe d’honneur et d’une bourse de mille dinars, en lui disant : « Dépense pour tes plaisirs cet argent, en attendant que soit prête la nouvelle teinturerie ! » Et il lui fit, en outre, cadeau de deux jeunes garçons pour le servir, et d’un merveilleux cheval harnaché d’une belle selle de velours bleu et d’une housse en soie de même couleur. De plus il mit à sa disposition, pour qu’il l’habitât, une grande maison richement meublée par ses soins et desservie par un grand nombre d’esclaves.

Aussi Abou-Kir, vêtu maintenant de brocart et monté sur son beau cheval, apparaissait-il brillant et majestueux tel un émir fils d’émir ! Et le lendemain il ne manqua pas, toujours monté sur son cheval et précédé de deux architectes et des deux jeunes garçons qui écartaient la foule sur son passage, de parcourir les rues et les souks à la recherche d’un emplacement où bâtir sa teinturerie. Et il finit par fixer son choix sur une immense boutique voûtée, située au milieu du souk, et dit : « Cet endroit-ci est excellent ! » Aussitôt les architectes et les esclaves chassèrent le propriétaire, et commencèrent aussitôt à démolir d’un côté et à bâtir de l’autre, et ils apportèrent un si grand zèle dans l’accomplissement de leur tâche, sous les ordres d’Abou-Kir à cheval qui leur disait : « Faites ici telle et telle chose et là telle et telle autre chose ! » qu’en un rien de temps ils terminèrent la construction d’une teinturerie qui n’avait pas sa pareille dans aucun endroit sur la terre.

Alors le roi le fit appeler et lui dit : « Maintenant il ne s’agit plus que de faire marcher la teinturerie ; mais sans argent rien ne peut marcher. Voici donc, pour commencer, cinq mille dinars d’or comme première mise de fonds. Et me voici tout impatient de voir le résultat de ton art en teinturerie ! » Et Abou-Kir prit les cinq mille dinars, qu’il serra soigneusement dans sa maison, et avec quelques drachmes, tant les ingrédients nécessaires étaient à bon compte et restaient invendus, il acheta chez un droguiste toutes les couleurs qui étaient entassées chez lui dans des sacs encore intacts, et les fit transporter dans sa teinturerie où il les prépara et les délaya savamment dans les grandes et les petites cuves…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… et les délaya savamment dans les grandes et les petites cuves.

Sur ces entrefaites, le roi lui envoya cinq cents pièces d’étoffes blanches en soie, en laine et en lin pour qu’il les teignît selon son art. Et Abou-Kir les teignit de différentes manières en leur donnant soit des couleurs pures de tout mélange, soit des couleurs composées, de telle façon qu’il n’y eût pas une seule étoffe qui ressemblât à l’autre ; puis, pour les faire sécher, il les étendit sur des cordes qui partaient de sa boutique et allaient d’un bout de la rue à l’autre bout ; et les étoffes colorées, en séchant, s’avivaient merveilleusement et produisaient sous le soleil un spectacle splendide.

Lorsque les habitants de la ville virent cette chose si nouvelle pour eux, ils furent ébahis ; et les marchands fermèrent leurs boutiques pour accourir et mieux voir, et les femmes et les enfants poussaient des cris d’admiration, et les uns et les autres demandaient à Abou-Kir : « Ô maître teinturier, quel est le nom de cette couleur-là ? » Et il leur répondait : « Ceci est du rouge grenat ! ceci est du vert d’huile ! ceci est du jaune cédrat ! » Et il leur nommait toutes les couleurs, au milieu des exclamations et des bras levés pour attester une admiration sans bornes.

Mais soudain le roi, qui avait été averti que les étoffes étaient prêtes, déboucha à cheval au milieu du souk, précédé de ses coureurs qui écartaient la foule, et suivi de son escorte d’honneur. Et à la vue des étoffes chatoyantes de tant de couleurs sous la brise qui les faisait onduler dans l’air incandescent, il fut ravi à la limite du ravissement et resta immobile longtemps, sans respiration, avec les yeux tout blancs de dilatation. Et les chevaux eux-mêmes, loin d’être effrayés de ce spectacle inaccoutumé, se montrèrent sensibles aux belles couleurs et, de même qu’ils caracolent au son des fibres et des clarinettes, ils se mirent à danser de côté, ivres de toute cette gloire qui trouait l’air et claquait au vent.

Quant au roi, ne sachant comment honorer le teinturier, il fit descendre de cheval son grand-vizir et monter Abou-Kir à sa place, en le mettant à sa droite, et, ayant fait ramasser les étoffes, il reprit le chemin du palais où il combla Abou-Kir d’or, de présents et de privilèges. Il fit ensuite tailler dans les étoffes colorées des robes pour lui, pour ses femmes et pour les grands du palais, et donner mille nouvelles pièces à Abou-Kir afin qu’il les lui teignît aussi merveilleusement ; si bien, qu’au bout d’un certain temps, tous les émirs d’abord, puis tous les fonctionnaires eurent des robes colorées. Et les commandes affluèrent en quantité si considérable chez Abou-Kir, nommé teinturier en titre du roi, qu’il devint bientôt l’homme le plus riche de la ville ; et les autres teinturiers, avec le chef de la corporation en tête, vinrent lui faire des excuses pour leur conduite passée, et le prièrent de les employer chez lui comme apprentis sans salaire. Mais il refusa leurs excuses et les renvoya honteusement. Et l’on ne voyait plus, à travers les rues et les souks, que des gens habillés d’étoffes multicolores et fastueuses, teintes par Abou-Kir, le teinturier du roi. Et voilà pour lui !

Mais pour ce qui est d’Abou-Sir, le barbier, voici…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… mais pour ce qui est d’Abou-Sir, le barbier, voici !

Une fois qu’il eut été dépouillé et délaissé par le teinturier, qui était parti après l’avoir enfermé dans le logement, il resta étendu à demi-mort pendant trois jours, au bout desquels le portier du khân finit par s’étonner de ne voir sortir aucun d’eux ; et il se dit : « Ils sont peut-être partis sans me payer le prix de location du logement ! Peut-être aussi sont-ils morts ! Ou encore peut-être c’est autre chose, je ne sais pas ! » Et il se dirigea vers la porte de leur logement, et trouva la clef de bois dans le loquet fermé avec les deux crans ; et il entendit au dedans comme un faible gémissement. Alors il ouvrit la porte et entra et vit le barbier étendu sur la natte, jaune et méconnaissable ; et il lui demanda : « Qu’as-tu, mon frère, que je t’entends gémir de la sorte ? Et qu’est devenu ton compagnon ? » Le pauvre barbier, d’une voix bien faible, répondit : « Allah seul le sait ! C’est aujourd’hui seulement que je suis parvenu à ouvrir les yeux. Je ne sais depuis quand je suis là ! Mais j’ai bien soif, et je te prie, ô mon frère, de prendre la bourse qui est pendue à ma ceinture et de m’acheter quelque chose pour me soutenir. » Le portier retourna la ceinture dans tous les sons ; mais, n’y trouvant point d’argent, il comprit que l’autre compagnon l’avait volé, et dit au barbier : « Ne te préoccupe de rien, ô pauvre ! Allah traitera chacun selon ses œuvres ! Moi je vais m’occuper de toi et te soigner avec mes yeux ! » Et il se hâta d’aller lui préparer une soupe dont il lui remplit une écuelle, et la lui apporta. Et il l’aida à l’avaler, et l’enveloppa d’une couverture de laine, et le fit transpirer. Et de la sorte il agit pendant deux mois, en prenant à sa charge tous les frais du barbier, si bien qu’au bout de ce temps Allah octroya la guérison par son entremise. Et Abou-Sir put alors se lever et dit au bon portier : « Si jamais le Très-Haut m’en donne le pouvoir, je saurai te dédommager de tout ce que tu as dépensé pour moi, et reconnaître tes soins et tes bontés. Mais Allah seul serait capable de te rémunérer selon tes justes mérites, ô fils choisi ! » Le vieux portier du khân lui répondit : « Louanges à Allah pour ta guérison, mon frère ! Moi je n’ai agi de la sorte à ton égard que par le seul désir du visage d’Allah le Généreux ! » Puis le barbier voulut lui baiser la main, mais il s’y refusa en protestant ; et ils se quittèrent en appelant l’un sur l’autre toutes les bénédictions d’Allah.

Le barbier sortit donc du khân, chargé de son attirail ordinaire, et se mit à parcourir les souks. Or sa destinée l’attendait ce jour-là et le conduisit justement devant la teinturerie d’Abou-Kir, où il vit une foule énorme qui regardait les étoffes colorées étendues sur les cordes devant la boutique, et s’émerveillait et s’exclamait tumultueusement. Et il demanda à l’un des spectateurs : « À qui appartient cette teinturerie ? Et pourquoi ce grand rassemblement ? » L’homme questionné répondit : « C’est la boutique du seigneur Abou-Kir, le teinturier du sultan ! C’est lui qui teint les étoffes avec les couleurs admirables que voilà, par des procédés extraordinaires ! C’est un très grand savant dans l’art de la teinturerie ! »

En entendant ces paroles, Abou-Sir se réjouit en son âme pour son ancien compagnon, et il pensa : « Louanges à Allah qui lui a ouvert les portes des richesses ! Tu as eu bien tort, ya Abou-Sir, de mal penser de ton ancien compagnon ! S’il t’a délaissé et oublié, c’est parce qu’il a été très occupé par son travail ! Et s’il t’a pris ta bourse, c’est parce qu’il n’avait rien entre les mains pour acheter des couleurs ! Mais tu vas voir maintenant, lorsqu’il t’aura reconnu, comme il va te recevoir avec cordialité en se souvenant des services que tu lui as autrefois rendus, et du bien que tu lui as fait quand il était dans le besoin. Comme il va se réjouir de te revoir ! » Puis le barbier réussit à se faufiler à travers la foule et à arriver devant l’entrée de la teinturerie. Et il regarda à l’intérieur. Et il vit Abou-Kir nonchalamment étendu sur un haut divan, appuyé contre une pile de coussins, et le bras droit sur un coussin et le bras gauche sur un coussin, et vêtu d’une robe semblable aux robes des rois, et devant lui quatre jeunes esclaves noirs et quatre jeunes esclaves blancs somptueusement habillés ; et tel, il lui apparaissait être aussi majestueux qu’un vizir et aussi grand qu’un sultan ! Et il vit les ouvriers, au nombre de dix, qui avaient la main à l’ouvrage, et exécutaient les ordres qu’il leur donnait du geste seulement.

Alors Abou-Sir fit un pas de plus et s’arrêta juste devant Abou-Kir, en pensant : « J’attendrai qu’il abaisse ses yeux sur moi pour lui faire mon salam ! Peut-être même va-t-il me saluer le premier et se jeter à mon cou pour m’embrasser et me faire ses compliments de condoléances et me consoler ! » Or, à peine leurs regards se furent-ils rencontrés et l’œil fut-il tombé sur l’œil…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, à peine leurs regards se furent-ils rencontrés et l’œil fut-il tombé sur l’œil, que le teinturier bondit en s’écriant : « Ah ! scélérat, voleur, que de fois ne t’ai-je pas défendu de t’arrêter devant ma boutique ! Veux-tu donc ma ruine et mon déshonneur ? Holà, vous autres ! arrêtez-le ! saisissez-le ! »

Aussi les esclaves blancs et les noirs se précipitèrent sur le pauvre barbier, et le renversèrent et le piétinèrent ; et le teinturier lui-même se leva, prit un grand bâton et dit : « Étendez-le sur le ventre ! » Et il lui asséna sur le dos cent coups de bâton. Puis il dit : « Tournez-le sur le dos ! » Et il lui asséna sur le ventre cent autres coups de bâton. Après quoi il lui cria : « Ô misérable gredin, ô traître ! Si jamais je te revois encore devant ma boutique, je t’enverrai chez le roi qui t’écorchera la peau et t’empalera devant la porte du palais ! Va-t’en ! Qu’Allah te maudisse, ô visage de poix ! » Alors le pauvre barbier, bien humilié et endolori de ce traitement, et le cœur brisé et l’âme rabougrie, se traîna de là et reprit le chemin du khân, en pleurant en silence, poursuivi par les huées de la foule ameutée contre lui et par les malédictions des admirateurs d’Abou-Kir le teinturier.

Lorsqu’il fut arrivé à son logement, il s’étendit tout de son long sur la natte et se mit à réfléchir sur ce qu’il venait de subir de la part d’Abou-Kir ; et il passa toute la nuit, sans pouvoir fermer l’œil, tant il se sentait malheureux et endolori. Mais le matin, les traces des coups s’étant refroidies, il put se lever et sortir dans l’intention de prendre un bain au hammam, pour achever de se reposer, et se laver le corps, depuis le temps qu’il était resté malade sans faire ses ablutions. Il demanda donc à un passant : « Mon frère, quel est le chemin du hammam ? » L’homme répondit : « Le hammam ? Qu’est-ce que c’est que le hammam ? » Abou-Sir dit : « Mais c’est l’endroit où l’on va se laver et se faire enlever les saletés et les filaments que l’on a sur le corps ! C’est l’endroit le plus délicieux qui soit au monde ! » L’homme répondit : « Alors va te plonger dans l’eau de la mer ! C’est là qu’on se baigne ! » Abou-Sir dit : « C’est un bain au hammam que je désire ! » L’autre répondit : « Nous ne savons point, nous autres, ce que tu veux dire par hammam. Quand nous voulons prendre un bain, nous allons à la mer ; et le roi lui-même, quand il veut se laver, fait comme nous : il va prendre un bain de mer »

Lorsque Abou-Sir eut appris de la sorte que le hammam était chose inconnue pour les habitants de cette ville, et qu’il fut convaincu qu’ils ignoraient l’usage des bains chauds et des opérations du massage, de l’enlèvement des filaments, et de l’épilation, il se dirigea vers le palais du roi et demanda une audience qui lui fut accordée. Il entra donc chez le roi et, après avoir embrassé la terre entre ses mains et appelé sur lui les bénédictions, il lui dit : « Ô roi du temps, je suis étranger, et barbier de ma profession. Je sais également exercer d’autres métiers, surtout celui de chauffeur de hammam et de masseur, bien que dans mon pays chacune de ces professions soit exercée par des hommes différents qui ne font que cela toute leur vie. Et j’ai voulu aujourd’hui aller au hammam dans ta ville ; mais nul ne sut m’en indiquer le chemin, et nul ne comprit ce que signifiait le mot hammam ! Or il est bien étonnant qu’une ville aussi belle que la tienne soit dépourvue de hammams, alors qu’il n’y a rien au monde d’aussi excellent pour faire les délices et l’embellissement d’une ville ! En vérité, ô roi du temps, le hammam est un paradis sur la terre ! » À ces paroles, le roi fut extrêmement étonné et demanda : « Peux-tu alors m’expliquer ce que c’est que ce hammam dont tu me parles ? Car moi non plus je n’en ai jamais entendu parler. » Alors Abou-Sir dit : » Sache, ô roi, que le hammam est un bâtiment construit de telle et de telle manière, et l’on s’y baigne de telle et de telle façon, et l’on y éprouve telles et telles délices, car l’on y fait telles et telles choses ! » Et il raconta par le détail les qualités, les avantages et les plaisirs d’un hammam bien compris. Puis il ajouta : « Mais ma langue deviendrait plutôt poilue avant qu’elle te donnât une idée exacte d’un hammam et de ses joies. Il faut expérimenter pour comprendre ! Et ta ville ne sera une ville vraiment parfaite que le jour où elle aura un hammam ! »

En entendant ces paroles d’Abou-Sir, le roi se dilata d’aise et s’épanouit et s’écria : « Sois le bienvenu dans ma ville, ô fils des gens de bien…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… le roi se dilata d’aise et s’épanouit et s’écria : « Sois le bienvenu dans ma ville, ô fils des gens de bien ! » Et il le revêtit de ses propres mains d’une robe d’honneur qui n’avait pas sa pareille, et lui dit : « Tout ce que tu voudras te sera accordé, et au delà ! Mais hâte-toi de construire le hammam, car mon impatience est grande de le voir et d’en jouir ! » Et il lui fit don d’un cheval magnifique, de deux nègres, de deux jeunes garçons, de quatre adolescentes et d’une maison splendide. Et il le traita encore plus généreusement qu’il ne l’avait fait pour le teinturier, et mit à sa disposition ses meilleurs architectes en leur disant : « Il faut que vous bâtissiez le hammam sur l’emplacement qu’il aura lui-même choisi ! » Et Abou-Sir emmena les architectes, et parcourut avec eux toute la ville, et finit par trouver un emplacement qu’il jugea convenable, où il donna l’ordre de bâtir le hammam. Et, d’après ses indications, les architectes bâtirent un hammam qui n’avait pas son pareil dans le monde, et ils l’ornèrent de dessins entrelacés et de marbres de diverses couleurs et d’ornements extraordinaires qui ravissaient la raison. Et tout cela d’après les instructions d’Abou-Sir. Et lorsque la construction fut achevée, Abou-Sir fit faire le grand bassin du milieu en albâtre transparent, et les deux autres bassins en marbres précieux. Puis il alla trouver le roi et lui dit : « Le hammam est prêt ; mais il manque encore les accessoires et les fournitures ! » Et le roi lui donna dix mille dinars, qu’il se hâta d’utiliser pour acheter les divers accessoires et fournitures, tels que serviettes de lin et de soie, essences précieuses, parfums, encens, et le reste. Et il mit chaque chose à sa place, et n’épargna rien pour que tout fût à profusion. Puis il demanda au roi, pour l’aider dans son travail, dix aides vigoureux ; et le roi lui donna à l’instant vingt jeunes garçons bien faits et beaux comme des lunes, qu’Abou-Sir se hâta d’initier à l’art du massage et du lavage, en les massant et les lavant, et en leur faisant répéter les diverses expériences sur lui-même. Et lorsqu’ils furent devenus tout à fait experts dans l’art, il fixa enfin le jour de l’inauguration du hammam et en avisa le roi.

Et ce jour-là Abou-Sir fit chauffer le hammam et l’eau des bassins, et brûler l’encens et les parfums dans les cassolettes, et marcher les eaux des fontaines avec un bruit si admirable que toute musique devenait vacarme à côté ! Quant au grand jet d’eau du bassin central, c’était une merveille incomparable et qui, sans aucun doute, devait ravir les esprits en extase ! Et là dedans une propreté et une fraîcheur régnaient sur toute chose qui défiaient la candeur des lys et des jasmins.

Aussi quand le roi, accompagné de ses vizirs et de ses émirs, eut franchi la grande porte du hammam, il fut agréablement affecté, quant à ses yeux et à son nez et à ses oreilles, par la décoration charmante du lieu et les parfums et la musique de l’eau dans les vasques des fontaines. Et, bien émerveillé, il demanda : « Qu’est-ce cela ? » Abou-Sir répondit : « C’est le hammam, cela ! Mais ce n’en est que l’entrée ! » Et il fit pénétrer le roi dans la première salle, et le fit monter sur l’estrade où il le déshabilla et l’enveloppa de serviettes depuis la tête jusqu’aux pieds, et lui passa aux pieds de hautes socques de bois, et l’introduisit dans la seconde salle où il le fit abondamment transpirer. Alors, aidé des jeunes garçons, il lui frotta les membres au moyen de gants de crin et en fit sortir, sous forme de longs filaments semblables à des vers, toute la saleté intérieure accumulée dans les pores de la peau ; et il les montrait au roi qui s’en étonnait prodigieusement. Puis il le lava à grande eau et à grand renfort de savonnage, et le fit descendre ensuite dans la baignoire de marbre remplie d’eau parfumée à l’essence de roses, où il le laissa un certain temps pour ensuite l’en faire sortir et lui laver la tête avec de l’eau de roses et des essences précieuses. Ensuite il lui teignit les ongles des mains et des pieds avec le henné, qui leur donna une couleur aurore. Et, durant ces préparatifs, l’aloès et le nadd aromatique brûlaient autour d’eux et les pénétraient de suavité.

Cela terminé, le roi se sentit devenir léger comme un oiseau et respirer de tous les éventails de son cœur ; et son corps était devenu si lisse et si ferme qu’en le touchant de la main il rendait un son harmonieux. Mais quel ne fut point son délice quand les jeunes garçons se mirent à lui masser les membres avec une douceur et un rythme tels qu’il s’imaginait être changé en luth ou en guitare ! Et il sentait une vigueur sans pareille l’animer, tellement qu’il fut sur le point de rugir comme un lion. Et il s’écria : « Par Allah ! de ma vie je ne me suis senti si vigoureux. Est-ce cela le hammam, ô maître barbier ? » Abou-Sir répondit : « C’est cela même, ô roi du temps ! » Il dit : « Par ma tête ! ma ville n’est devenue une ville que depuis la construction de ce hammam ! » Et lorsque, après avoir été séché dans les serviettes imprégnées de musc, il eut remonté sur l’estrade pour boire les sorbets préparés à la neige hachée, il demanda à Abou-Sir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… pour boire les sorbets à la neige hachée, il demanda à Abou-Sir : « Et combien estimes-tu que vaut un tel bain, et quel prix penses-tu faire payer ? » Il répondit : « Le prix que fixera le roi ! » Il dit : « Moi, je fixe un tel bain à mille dinars, pas moins ! » Et il fit compter mille dinars à Abou-Sir, et lui dit : « Et désormais tu feras payer mille dinars à chaque client qui viendra prendre un bain dans ton hammam ! » Mais Abou-Sir répondit : « Pardon, ô roi du temps ! Tous les gens ne sont pas égaux ! Les uns sont riches et les autres sont pauvres. Si donc je voulais prendre de chaque client mille dinars, le hammam ne ferait plus rien et fermerait, car il n’est pas au pouvoir du pauvre de payer pour un bain mille dinars ! » Le roi demanda : « Comment alors penses-tu faire ? » Il répondit : « Pour ce qui est du prix, je le laisserai à la générosité du client ! Chacun de la sorte payera selon ses moyens et la générosité de son âme ! Et le pauvre ne donnera que ce qu’il pourra donner. Quant à ce prix de mille dinars, c’est là un cadeau de roi ! » Et les émirs et les vizirs, en entendant ces paroles, approuvèrent grandement Abou-Sir et ajoutèrent : « Il dit la vérité, ô roi du temps, et c’est là la justice ! Car toi, ô notre bien-aimé, tu crois que tous les gens peuvent faire comme toi ! » Le roi dit : « C’est possible ! En tout cas cet homme est un étranger, un très pauvre, et le traiter avec largesse et générosité est notre devoir, d’autant plus qu’il dote notre ville de ce hammam dont de notre vie nous n’avons vu le pareil, et grâce auquel notre ville a acquis une importance et un éclat incomparables. Mais du moment que vous me dites ne pouvoir point payer mille dinars le bain, je vous autorise à ne le lui payer cette fois chacun que cent dinars seulement et à lui donner en plus un jeune esclave, un nègre et une adolescente ! Et, dans l’avenir, puisqu’il le juge ainsi, vous lui paierez chacun ce à quoi vous inciteront vos moyens et la générosité de votre âme ! » Ils répondirent : « Certes ! nous le voulons bien ! » Et lorsqu’ils eurent pris leur bain au hammam, ce jour-là, il payèrent chacun à Abou-Sir cent dinars d’or, un jeune esclave blanc, un nègre et une adolescente. Or, comme le nombre des émirs et des grands qui avaient pris leur bain, après le roi, montait à quatre cents, Abou-Sir reçut quarante mille dinars, quarante jeunes garçons blancs, quarante nègres et quarante adolescentes, et, de la part du roi, dix mille dinars, dix jeunes garçons blancs, dix jeunes nègres et dix adolescentes comme des lunes.

Lorsque Abou-Sir reçut tout cet or et ces cadeaux, il s’avança et, après avoir embrassé la terre entre les mains du roi, dit : « Ô roi fortuné, ô visage de bon augure, ô souverain aux idées justes et pleines d’équité, quel est l’endroit qui va pouvoir me loger, avec cette armée entière de jeunes garçons blancs, de nègres et d’adolescentes ? » Le roi répondit : « Moi je t’ai fait donner tout cela pour te rendre bien riche ; car j’ai pensé que peut-être tu songeras un jour à retourner dans ta patrie près de ta famille chérie, souhaitant la revoir ; et alors tu pourras partir de chez nous avec assez de richesses pour vivre chez toi avec les tiens à l’abri du besoin ! » Il répondit : « Ô roi du temps, qu’Allah te conserve prospère ! mais tous ces esclaves c’est bon pour les rois, et non pour moi qui n’ai guère besoin de tout cela pour manger le pain et le fromage avec ma famille ! Comment vais-je faire pour nourrir et habiller cette armée de jeunes blancs, de jeunes noirs et d’adolescentes ? Par Allah ! ils auront vite fait de manger avec leurs jeunes dents tout mon gain et moi après mon gain ! » Le roi se mit à rire et dit : « Par ma vie, tu dis vrai ! Ils sont devenus une puissante armée ; et à toi seul tu ne pourras guère arriver à les satisfaire par n’importe quel endroit ! Veux-tu donc me les vendre, pour t’en débarrasser, chacun à cent dinars ? » Abou-Sir répondit : « Je te les vends à ce prix ! » Aussitôt le roi fit appeler son trésorier qui versa intégralement à Abou-Sir le prix des cent cinquante esclaves ; et le roi, à son tour, renvoya tous ces esclaves chacun à son ancien maître, comme cadeau. Et Abou-Sir remercia le roi pour ses bontés, et lui dit : « Qu’Allah te repose l’âme comme tu m’as reposé l’âme en me sauvant d’entre les dents terribles de ces jeunes ghouls gloutons qu’Allah seul pourrait rassasier ! » Et le roi se mit à rire de ces paroles, et se montra encore très généreux à l’égard d’Abou-Sir ; puis, suivi des grands de son royaume, il sortit du hammam et rentra dans son palais.

Quant à Abou-Sir, il passa cette nuit-là dans sa maison à serrer l’or dans des sacs et à cacheter chaque sac bien soigneusement. Et, pour son train de maison, il avait vingt nègres, vingt jeunes garçons et quatre adolescentes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… vingt nègres, vingt jeunes garçons et quatre adolescentes.

Le lendemain, Abou-Sir fit crier dans toute la ville par les crieurs publics : « Ô créatures d’Allah, accourez tous prendre un bain au hammam du sultan ! Pendant trois jours on ne paiera pas ! » Et il y eut une foule énorme qui, durant trois jours, se précipita prendre pour rien un bain au hammam nommé Hammam du Sultan. Mais dès le matin du quatrième jour Abou-Sir s’installa lui-même derrière la caisse, à la porte du hammam, et se mit à percevoir le prix des entrées qui fut laissé à la bonne volonté de chacun, à sa sortie du bain. Et, le soir venu, Abou-Sir avait encaissé des clients une recette de la contenance de la caisse, avec l’assentiment d’Allah (qu’il soit exalté !) Et il commença de la sorte à amonceler les tas d’or que lui accumulait sa destinée.

Tout cela ! Et, la reine, qui avait entendu parler de ces bains avec enthousiasme par le roi son époux, résolut d’en prendre un comme essai d’abord. Et elle fit prévenir de son intention Abou-Sir qui, pour lui plaire et acquérir également la clientèle des femmes, consacra désormais la matinée aux bains des hommes et l’après-midi aux bains des femmes. Et il se tenait lui-même le matin derrière la caisse, pour les recettes, tandis que l’après-midi il chargeait de ce soin une intendante nommée par lui à cette charge-là. Aussi, lorsque la reine fut entrée au hammam et qu’elle eut expérimenté sur elle-même les effets délicieux de ces bains selon la nouvelle manière, elle fut si charmée qu’elle résolut d’y revenir tous les vendredis après-midi, et ne se montra pas à l’égard d’Abou-Sir moins libérale que le roi, qui avait pris l’habitude d’y retourner tous les vendredis dans la matinée, en payant chaque fois mille dinars d’or, sans préjudice des cadeaux.

Ainsi Abou-Sir s’acheminait-il plus profondément dans les chemins des richesses, des honneurs et de la gloire ! Mais il ne se montra pas, pour cela, moins modeste ou moins honnête, au contraire ! Il continua, comme par le passé, à se montrer affable, souriant et plein de bonnes manières à l’égard des clients, et généreux à l’égard des pauvres gens dont il ne voulait jamais accepter d’argent. Et cette générosité fut d’ailleurs pour lui la cause de son salut, comme il sera prouvé dans le courant de cette histoire. Mais, dès maintenant, que l’on sache bien que ce salut lui viendra par l’entremise d’un capitaine marin qui, un jour, se trouva à court d’argent et put néanmoins prendre un bain tout à fait excellent, sans frais aucunement ! Et comme, en outre, il avait été rafraîchi de sorbets et accompagné jusqu’à la porte avec tous les égards possibles par Abou-Sir en personne, il se mit dès lors à réfléchir sur les moyens de prouver sa gratitude à Abou-Sir, soit par quelque cadeau soit autrement ! Et cette occasion il ne tarda pas à la trouver. Et voilà pour le capitaine marin !

Quant au teinturier Abou-Kir, il finit par entendre parler de ce hammam extraordinaire dont s’entretenait avec admiration toute la ville, en disant : « Certes ! c’est le paradis en ce monde ! » Et il résolut d’aller expérimenter par lui-même les délices de ce paradis, dont il ignorait encore le nom du gardien. Il se vêtit donc de ses plus beaux habits, monta sur une mule richement harnachée, se fit précéder et suivre par des esclaves armés de longs bâtons, et se dirigea vers le hammam. Arrivé à la porte, il sentit l’odeur du bois d’aloès et le parfum du nadd ; et il vit la multitude des gens qui entraient et qui sortaient, et ceux qui étaient assis sur les bancs à attendre leur tour, fussent-ils d’entre les grands notables, ou d’entre les plus pauvres des pauvres, ou les plus petits des petits. Il entra alors dans le vestibule, et aperçut son ancien compagnon Abou-Sir assis derrière la caisse, dodu, frais et souriant. Et il eut même quelque peine à le reconnaître, tant les anciennes cavités de son visage étaient maintenant remplies d’une graisse de bonne nature, et tant son teint était brillant et sa mine avantagée de beaucoup ! À cette vue, le teinturier, bien que surpris et bouleversé, feignit une grande joie et, avec une impudence extrême, il s’avança vers Abou-Sir, qui déjà s’était levé en son honneur, et lui dit d’un ton plein d’amical reproche : « Hé quoi, ya Abou-Sir ! Est-ce là la conduite d’un ami et le procédé d’un homme qui connaît les bonnes manières et la galanterie ? Tu sais que je suis devenu le teinturier en titre du roi et un des personnages les plus riches et les plus importants de la ville, et tu ne viens jamais me voir ni prendre de mes nouvelles ! Et tu ne te demandes même pas : « Qu’est donc devenu mon ancien camarade Abou-Kir ? » Et moi j’ai eu beau te demander partout et envoyer de tous les côtés mes esclaves à ta recherche, dans les khâns et les boutiques, nul n’a pu me renseigner à ton sujet ni me mettre sur tes traces ! » À ces paroles, Abou-Sir hocha la tête avec une grande tristesse, et répondit : « Ya Abou-Kir, tu oublies donc le traitement que tu m’as fait subir, quand je suis venu à toi, et les coups que tu m’as donnés et l’opprobre dont tu m’as couvert devant les gens en m’appelant voleur, traître et misérable ? » Et Abou-Kir se montra bien formalisé et s’écria : « Que dis-tu là ? Serait-ce toi cet homme que j’ai battu ? » Il répondit : « Mais oui, c’était moi ! » Abou-Kir alors se mit à jurer mille serments qu’il ne l’avait pas reconnu, en disant : « Certes ! je t’ai confondu avec un autre, avec un voleur qui avait déjà essayé maintes fois de dérober mes étoffes ! Tu étais si maigre et si jaune qu’il m’a été impossible de te reconnaître ! » Puis il se mit à regretter son acte, à se frapper les mains l’une contre l’autre, disant : « Il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah le Glorieux, l’Exalté ! Comment ai-je pu me tromper de la sorte ! Mais aussi la faute n’est-elle pas surtout à toi qui, m’ayant le premier reconnu, ne t’es pas nommé devant moi, en me disant : « Je suis Tel ! » d’autant plus que ce jour j’étais tout à fait distrait et hors de moi de toute la besogne dont j’étais surchargé ! Je te prie donc, par Allah sur toi, ô mon frère, de me pardonner et d’oublier cette chose-là qui était écrite dans notre destinée ! » Abou-Sir répondit : « Qu’Allah te pardonne, ô mon compagnon, c’était là, en effet, l’arrêt secret du destin ; et la réparation est sur Allah ! » Le teinturier dit : « Pardonne-moi tout à fait ! » Il répondit : « Qu’Allah libère donc ta conscience comme je te libère ! Que pouvons-nous contre les arrêts rendus du fond de l’éternité ? Entre donc au hammam, enlève tes habits et prends un bain qui te soit plein de délices et de rafraîchissement…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … et prends un bain qui te soit plein de délices et de rafraîchissement ! » Et Abou-Kir lui demanda : « Et d’où t’est venue cette félicité ? » Il répondit : « Celui qui t’a ouvert les portes de la prospérité me les a ouvertes également ! » Et il lui raconta son histoire depuis le jour où il avait reçu la bastonnade par ses ordres. Mais il n’y a aucune utilité à la répéter. Et Abou-Kir lui dit : « Ma joie est extrême d’apprendre la faveur dont tu jouis auprès du roi. Je vais m’employer de façon à ce que cette faveur augmente encore, en racontant au roi que tu es mon ami de toujours. » Mais l’ancien barbier répondit : « À quoi bon l’intervention des créatures dans les arrêts du destin ? Allah seul tient dans ses mains les faveurs et les disgrâces ! Quant à toi, hâte-toi de te déshabiller et d’entrer au hammam jouir des bienfaits de l’eau et de la propreté ! » Et il le conduisit lui-même dans la salle réservée et, de ses propres mains, il le frotta, le savonna, le massa et le travailla jusqu’à la fin, ne voulant laisser ce soin à aucun de ses aides. Puis il le fit monter sur l’estrade de la salle fraîche, et lui servit lui-même les sorbets et les réconfortants, et cela avec tant d’égards que tous les clients ordinaires étaient ébahis de voir Abou-Sir en personne remplir cet office et rendre ces honneurs exceptionnels au teinturier, alors que d’ordinaire le roi seul en bénéficiait.

Lorsque vint le moment de partir, Abou-Kir voulut offrir quelque argent à Abou-Sir que celui-ci se garda bien d’accepter, disant : « N’as-tu pas honte de m’offrir de l’argent, alors que je suis ton camarade, et qu’il n’y a aucune différence entre nous ? » Abou-Kir dit : « Soit ! mais, en retour, laisse-moi te donner un conseil qui te sera d’une grande utilité. Ce hammam est admirable, mais pour qu’il soit tout à fait merveilleux il lui manque encore une chose ! » Abou-Sir demanda : « Et quelle est-elle ? » Il dit : « La pâte épilatoire ! J’ai, en effet, remarqué qu’une fois que tu avais fini de raser la tête de tes clients, tu te servais, pour les poils des autres parties du corps, du rasoir également ou de la pince à poils. Or rien ne vaut la pâte épilatoire dont je connais la recette et que je vais te donner pour rien ! » Abou-Sir répondit : « Certes ! tu as raison, ô mon camarade. Je ne demande pas mieux que d’apprendre de toi la recette de la meilleure pâte épilatoire ! » Abou-Sir dit : « Voici ! Prends de l’arsenic jaune et de la chaux vive, pétris-les ensemble en y ajoutant un peu d’huile, mélange-les d’un peu de musc pour en enlever l’odeur désagréable, et renferme la pâte ainsi obtenue dans un pot en terre cuite, pour t’en servir au moment du besoin. Et je te réponds du succès de l’opération, surtout quand le roi verra ses poils tomber comme par enchantement, sans heurt ni frottement, et que sa peau lui apparaîtra toute blanche en dessous ! » Et Abou-Kir, ayant ainsi livré cette recette à son ancien compagnon, sortit du hammam et se dirigea en toute hâte vers le palais.

Lorsqu’il arriva devant le roi et qu’il eut présenté ses hommages entre ses mains, il lui dit : « Je viens chez toi en conseiller, ô roi du temps ! » Le roi dit : « Et quel conseil m’apportes-tu ? » Il répondit : « Louanges à Allah qui t’a sauvegardé jusqu’aujourd’hui des mains malfaisantes de ce méchant, de cet ennemi du trône et de la religion, de cet Abou-Sir maître du hammam ! » Le roi, bien étonné, demanda : « De quoi s’agit-il ? » Il dit : « Sache, ô roi du temps, que si par malheur tu entrais encore une fois dans le hammam, tu serais perdu sans recours ! » Il dit : « Et comment cela ? » Abou-Kir, avec des yeux pleins de terreur menteuse et un large geste d’épouvantement, souffla : « Par le poison ! Il a préparé à ton intention une pâte composée d’arsenic jaune et de chaux vive qui, placée rien que sur les poils de la peau, les brûle comme le feu. Et il te proposera sa pâte en te disant : « Rien ne vaut cette pâte pour faire tomber les poils du derrière, avec confort et sans heurt pour le derrière ! » Et il appliquera la pâte sur le derrière de notre roi, et il le fera mourir empoisonné par cette voie-là, qui est la plus douloureuse d’entre toutes les voies ! Car ce maître du hammam n’est autre chose qu’un espion soudoyé par le roi des chrétiens pour arracher de cette façon-là l’âme de notre roi ! Et moi je me suis hâté de venir t’en aviser, car tes bienfaits sont sur moi ! »

En entendant ces paroles du teinturier Abou-Kir, le roi sentit une terreur intense l’envahir, et tellement qu’il en frissonna et que son cul se rétracta comme s’il était déjà travaillé par le poison brûlant. Et il dit au teinturier : « Je vais tout de suite aller au hammam avec mon grand-vizir pour contrôler ton dire. Mais d’ici là garde soigneusement le secret de la chose ! » Et il emmena son grand-vizir et s’en alla avec lui au hammam.

Là, comme d’habitude, Abou-Sir introduisit le roi dans la salle réservée et voulut le frictionner et le laver ; mais le roi lui dit : « Commence d’abord par mon grand-vizir ! » Et il se tourna vers le grand-vizir et lui dit : « Étends-toi ! » Et le grand-vizir, qui était bien dodu, et poilu comme un vieux bouc, répondit par l’ouïe et l’obéissance, s’étendit sur le marbre et se laissa frotter, savonner et laver d’importance. Après quoi Abou-Sir dit au roi : « Ô roi du temps, j’ai trouvé une drogue qui possède de telles vertus épilatoires que tout rasoir devient superflu pour les poils d’en bas ! » Le roi dit : « Essaie cette drogue sur les poils d’en bas de mon grand-vizir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … Essaie cette drogue sur les poils d’en bas de mon grand vizir ! » Et Abou-Sir prit le pot de terre cuite, en tira un morceau gros comme une amande de la pâte en question, et l’étendit sur le haut du bas ventre du grand-vizir, simplement comme essai. Et l’effet épilatoire de la drogue fut si prodigieux, que le roi ne douta plus que ce ne fût là un redoutable poison ; et, gonflé de fureur à ce spectacle, il se tourna vers les garçons du hammam et leur cria : « Arrêtez ce misérable ! » et il leur montra du doigt Abou-Sir que le saisissement avait rendu muet et comme hébété. Puis le roi et le vizir s’habillèrent en toute hâte, firent livrer Abou-Sir aux gardes du dehors, et rentrèrent au palais.

Là le roi fit appeler son capitaine du port et des navires, et lui dit : « Tu vas t’emparer du traître appelé Abou-Sir, et prendre un sac rempli de chaux vive dans lequel tu l’enfermeras, et tu iras jeter le tout dans la mer, sous les fenêtres de mon palais. Et, de la sorte, ce misérable mourra de deux morts à la fois, par noyade et par combustion ! » Le capitaine répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Or, justement, le capitaine du port et des navires était le capitaine marin qui avait été autrefois l’obligé d’Abou-Sir. Il se hâta donc d’aller trouver Abou-Sir dans le cachot, et l’en tira pour l’embarquer sur un petit vaisseau et le conduire à une petite île située non loin de la ville, et où il put enfin lui parler librement. Il lui demanda : « Ô Tel ! je n’oublie point les égards que tu as eus pour moi, et je veux te rendre le bien pour le bien. Raconte-moi donc ton affaire avec le roi, et le crime que tu as commis pour perdre ses faveurs et mériter la mort cruelle à laquelle il t’a condamné ! » Abou-Sir répondit : « Par Allah ! ô mon frère, je jure que je suis innocent de toute faute, et que je n’ai jamais rien fait qui ait mérité un pareil châtiment ! » Le capitaine dit : « Alors tu dois avoir sûrement des ennemis qui t’ont nui dans l’esprit du roi ! Car tout homme qui est en vue par un bonheur trop apparent et par les faveurs du destin, a toujours des envieux et des jaloux ! Mais ne crains rien ! Ici, dans cette île, tu es en sécurité. Sois donc le bienvenu et tranquillise-toi. Tu passeras ton temps à pêcher, jusqu’à ce que je puisse te faire partir pour ton pays. Maintenant je vais faire devant le roi le simulacre de ta mort ! » Et Abou-Sir baisa la main du capitaine marin qui le quitta pour aller aussitôt prendre un gros sac rempli de chaux vive et s’avancer vers le palais du roi jusque sous les fenêtres qui regardaient la mer.

Le roi précisément était accoudé à attendre l’exécution de son ordre ; et le capitaine, arrivé sous les fenêtres, leva ses regards pour recevoir du roi le signal de l’exécution. Et le roi étendit le bras hors de la fenêtre, et du doigt il fit signe de jeter le sac à la mer. Et cela fut immédiatement exécuté. Mais au même moment le roi, qui avait fait avec la main un geste trop brusque, laissa tomber dans l’eau un anneau d’or qui lui était aussi précieux que son âme.

En effet, cet anneau tombé dans la mer était un anneau talismanique enchanté, dont dépendaient l’autorité et la puissance du roi, et qui servait de frein pour maintenir en respect le peuple et l’armée ; car lorsque le roi voulait donner l’ordre d’exécuter un coupable, il n’avait qu’à lever la main au doigt de laquelle se trouvait l’anneau, et il en jaillissait aussitôt un éclair subit qui renversait à terre le coupable raide mort, en lui faisant sauter la tête d’entre les épaules !

Aussi, quand le roi vit de la sorte tomber son anneau dans la mer, il ne voulut en parler à qui que ce fût et garda le plus profond secret sur sa perte ; sans quoi il lui eût été impossible de tenir plus longtemps ses sujets dans la crainte et l’obéissance. Et voilà pour le roi !

Quant à Abou-Sir, une fois seul dans l’île, il prit le filet de pêche que lui avait donné le capitaine marin, et, pour distraire ses torturantes pensées et chercher sa nourriture, il se mit à pêcher dans la mer. Et, après avoir jeté son filet et attendu un moment, il le retira et le trouva plein de poissons de toutes les couleurs et de toutes les grosseurs. Et il se dit : « Par Allah ! voilà longtemps déjà que je n’ai point mangé de poisson ! Je vais en prendre un et le donner aux deux garçons de cuisine dont m’a parlé le capitaine, afin qu’ils me le fassent cuire à l’huile. » En effet, le capitaine du port et des navires avait également charge de pourvoir, tous les jours, de poisson frais la cuisine du roi ; et, ce jour-là, comme il n’avait pu veiller lui-même à la pêche du poisson, il avait chargé Abou-Sir de ce soin, et lui avait parlé de deux garçons cuisiniers qui viendraient afin qu’il leur livrât le poisson pêché et destiné au roi. Et Abou-Sir fut favorisé de cette pêche nombreuse, dès le premier coup de filet. Il commença donc, avant de livrer sa pêche aux deux garçons qui allaient venir, par choisir pour lui-même le poisson le plus gros et le plus beau ; il tira ensuite de sa ceinture le grand couteau qui y était enfoncé, et le passa d’outre en outre dans les branchies du poisson qui frétillait. Mais il ne fut pas peu surpris en voyant sortir, appendu à la pointe du couteau, un anneau d’or, avalé sans doute par le poisson !

À cette vue, Abou-Sir, bien qu’il ignorât les vertus redoutables de cet anneau talismanique, qui était précisément celui tombé du doigt du roi dans la mer…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENTIÈME NUIT

Elle dit :

… À cette vue, Abou-Sir, bien qu’il ignorât les vertus redoutables de cet anneau talismanique, qui était précisément celui tombé du doigt du roi dans la mer, et sans attacher une grande importance à la chose, prit cet anneau qui lui revenait de droit, et le passa à son propre doigt.

À ce moment arrivèrent les deux garçons pourvoyeurs de la cuisine du roi, et ils lui dirent : « Ô pêcheur, peux-tu nous dire ce qu’est devenu le capitaine du port qui nous livre chaque jour le poisson destiné au roi ? Il y a déjà longtemps que nous attendons son retour ! De quel côté s’est-il dirigé ? » Abou-Sir répondit, en étendant la main de leur côté : « C’est de ce côté-là qu’il est parti ! » Mais au même moment les deux têtes des garçons de cuisine sautèrent d’entre leurs épaules et roulèrent avec leurs propriétaires sur le sol !

C’était l’éclair lancé par l’anneau porté par Abou-Sir qui venait de tuer les deux garçons pourvoyeurs.

En voyant les deux garçons tomber ainsi privés de vie, Abou-Sir se demanda : « Qui a bien pu faire sauter de la sorte la tête de ces deux-là ? » Et il regarda de tous côtés autour de lui, dans les airs et à ses pieds ; et il commençait à trembler de terreur en songeant à la puissance cachée des genn malfaisants, quand il vit revenir le capitaine marin. Et celui-ci, du plus loin qu’il le vit, aperçut en même temps les deux corps inertes sur le sol avec, à leur côté, leurs têtes respectives, et l’anneau porté par Abou-Sir, qui brillait sous le soleil. Et il comprit d’un coup d’œil ce qui venait de se passer. Aussi se hâta-t-il de lui crier, en se garant : « Ô mon frère, ne bouge pas ta main qui porte l’anneau, ou je suis tué ! Ne la bouge pas, de grâce ! »

En entendant ces paroles, qui achevèrent de le surprendre et de le rendre perplexe, Abou-Sir s’immobilisa tout à fait malgré le désir qu’il avait de courir à la rencontre du capitaine marin, lequel, arrivé près de lui, se jeta à son cou et dit : « Tout homme porte sa destinée attachée à son cou. La tienne est supérieure de beaucoup à celle du roi ! Mais raconte-moi comment t’est venu cet anneau, et moi je te dirai ensuite ses vertus ! » Et Abou-Sir raconta au capitaine marin toute l’histoire, qu’il est inutile de répéter. Et à son tour le capitaine, émerveillé, lui narra les vertus redoutables de l’anneau, et ajouta : « Maintenant ta vie est sauve et celle du roi est en danger. Tu peux sans crainte m’accompagner à la ville, et faire tomber, d’un signe de ton doigt porteur de l’anneau, les têtes de tes ennemis et faire sauter celle du roi d’entre ses épaules ! » Et il fit embarquer Abou-Sir avec lui sur le petit vaisseau et, l’ayant ramené en ville, le conduisit au palais devant le roi.

À ce moment, le roi tenait son diwân et était entouré de la foule de ses vizirs, de ses émirs et de ses conseillers ; et bien qu’il fût bourré de soucis et de rage jusqu’au nez, à cause de la perte de son anneau, il n’osait divulguer la chose ni faire faire des recherches dans la mer pour le retrouver, de peur de voir les ennemis du trône se réjouir de sa calamité ! Mais lorsqu’il vit entrer Abou-Sir, il n’eut plus aucun doute sur sa perte complotée, et s’écria : « Ah ! misérable, comment as-tu fait pour revenir du fond de la mer et échapper à la mort par noyade et par combustion ! » Abou-Sir répondit : « Ô roi du temps, Allah est le plus grand ! » Et il raconta au roi comment il avait été sauvé par le capitaine marin, par reconnaissance de sa part pour un bain gratuit, comment il avait trouvé l’anneau et comment, sans connaître la puissance de cet anneau, il avait causé la mort de deux garçons pourvoyeurs. Puis il ajouta : « Et maintenant, ô roi, je viens te rendre cet anneau, par gratitude pour tes bienfaits sur moi, et pour te démontrer que si j’étais un criminel dans l’âme je me serais déjà servi de cet anneau pour exterminer mes ennemis et tuer leur roi ! Et je te supplie, en retour, d’examiner plus attentivement le crime que j’ignore et pour lequel tu m’as condamné, et de me faire périr dans les tortures si je suis reconnu vraiment criminel ! » Et, en disant ces paroles, Abou-Sir retira l’anneau de son doigt et le remit au roi qui se hâta de le passer au sien, en respirant d’aise et de contentement, et en sentant son âme rentrer dans son corps. Il se leva alors sur ses pieds et jeta ses bras autour du cou d’Abou-Sir, en lui disant : « Ô homme, certes ! tu es la fleur de choix d’entre les gens bien nés ! Je te prie de ne point me blâmer trop, et de me pardonner le mal que je t’ai fait et le dommage que je t’ai causé. En vérité, un autre que toi ne m’aurait jamais rendu cet anneau ! » Le barbier répondit : « Ô roi du temps, si vraiment tu souhaites que je libère ta conscience, tu n’as qu’à me dire enfin le crime qui m’est attribué et qui m’a valu ta colère et ton ressentiment ! » Le roi dit : « Ouallah ! à quoi bon ? Je suis maintenant sûr que tu as été accusé à faux. Mais du moment que tu désires savoir le crime que l’on t’a attribué, voici ! Le teinturier Abou-Kir m’a dit de toi telle et telle chose ! » Et il lui raconta tout ce dont l’avait accusé le teinturier, au sujet de la pâte épilatoire expérimentée d’ailleurs sur le haut des poils du bas du grand-vizir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT UNIÈME NUIT

Elle dit :

… la pâte épilatoire expérimentée d’ailleurs sur le haut des poils du bas du grand-vizir ! Et Abou-Sir, les larmes aux yeux, répondit : « Ouallah ! ô roi du temps, moi je ne connais point le roi des Nazaréens, et de ma vie je n’ai foulé le sol du pays des Nazaréens. Mais la vérité, la voici ! » Et il raconta au roi comment le teinturier et lui s’étaient engagés par serment, après lecture de la Fatiha du Livre, de s’entr’aider mutuellement, comment ils étaient partis ensemble, et toutes les ruses et tous les tours que lui avait joués le teinturier, y compris le traitement de la bastonnade qu’il lui avait fait subir, et la recette de la pâte épilatoire qu’il lui avait lui-même donnée. Et il ajouta : « En tout cas, ô roi, cette pâte épilatoire, appliquée sur la peau, est une chose infiniment excellente ; et elle ne devient poison que si on l’avale. Dans mon pays les hommes et les femmes ne se servent que de cela, au lieu du rasoir, pour se faire tomber en tout confort leurs poils du bas ! Quand aux tours qu’il m’a joués et au traitement qu’il m’a fait subir, le roi n’aura qu’à faire appeler le portier du khân et les apprentis de la teinturerie, et à les interroger pour contrôler la vérité que j’avance ! » Et le roi, pour faire plaisir à Abou-Sir, bien que la preuve fût toute faite pour lui, fit mander le portier du khân et les apprentis ; et tous, après interrogatoire, confirmèrent les paroles du barbier en les aggravant encore par leurs révélations sur la conduite malhonnête du teinturier.

Alors le roi cria aux gardes : « Qu’on m’amène le teinturier, nu tête, nu pieds, et les mains liées derrière le dos ! » Et les gardes aussitôt coururent envahir le magasin du teinturier, qui était alors absent. Ils le cherchèrent donc dans sa maison, où ils le trouvèrent assis à savourer la jouissance des plaisirs tranquilles, et à rêver sans aucun doute à la mort d’Abou-Sir. Et donc ils se précipitèrent sur lui qui à coups de poing sur la nuque, qui à coups de pied dans le derrière, qui à coups de tête dans le ventre, et le piétinèrent et le dépouillèrent de ses vêtements, excepté de la chemise, et le traînèrent, nu pieds, nu tête et les mains liées derrière le dos, jusque devant le trône du roi. Et il vit Abou-Sir assis à droite du roi, et le portier du khân debout dans la salle avec, à ses côtés, les apprentis de la teinturerie. Il vit tout cela, en vérité ! Et de terreur il fit ce qu’il fit au milieu même de la salle du trône ; car il comprit qu’il était perdu sans recours. Mais déjà le roi, le regardant de travers, lui dit : « Tu ne peux nier que ce ne soit là ton ancien compagnon, le pauvre que tu as volé, dépouillé, maltraité, délaissé, battu, chassé, injurié, accusé et fait, en somme, mourir ! » Et le portier du khân et les apprentis de la teinturerie levèrent leurs mains et s’écrièrent : « Oui, par Allah ! tu ne peux nier tout cela. Nous en sommes témoins devant Allah et devant le roi ! » Et le roi dit : « Que tu le nies ou que tu l’avoues, tu n’en subiras pas moins le châtiment écrit par le destin ! » Et il cria à ses gardes : « Prenez-le, promenez-le par les pieds à travers toute la ville, puis enfermez-le dans un sac rempli de chaux vive et jetez-le à la mer, afin qu’il meure de la double mort par combustion et par asphyxie ! » Alors le barbier s’écria : « Ô roi du temps, je te supplie d’accepter mon intercession pour lui, car moi je lui pardonne tout ce qu’il m’a fait ! « Mais le roi dit : « Si toi tu lui pardonnes ses crimes contre toi, moi je ne lui pardonne pas ses crimes contre moi ! » Et il cria encore une fois à ses gardes : « Emmenez-le et exécutez mes ordres ! »

Alors les gardes s’emparèrent du teinturier Abou-Kir. le traînèrent par les pieds à travers toute la ville, en criant ses méfaits, et finirent par l’enfermer dans un sac rempli de chaux vive et le jetèrent à la mer. Et il mourut noyé-brûlé ! Car telle était sa destinée.

Quant à Abou-Sir, le roi lui dit : « Ô Abou-Sir, je veux maintenant que tu me demandes tout ce que tu souhaites, et cela te sera accordé à l’instant ! » Abou-Sir répondit : « Je demande seulement au roi qu’il me renvoie dans ma patrie ; car il m’est désormais pénible de demeurer loin des miens, et je n’ai plus envie de rester ici ! » Et le roi, bien que que fort affecté de son départ, car il voulait le nommer grand-vizir, à la place du dodu-poilu qui remplissait cette charge, lui fit préparer un grand navire qu’il chargea d’esclaves hommes et femmes, et de riches présents, et lui dit, en prenant congé : « Alors tu ne veux pas devenir mon grand-vizir ? » Et Abou-Sir répondit : « Je voudrais bien retourner dans mon pays ! » Alors le roi n’insista pas, et le navire s’éloigna avec Abou-Sir et ses esclaves dans la direction d’Iskandaria.

Or, Allah leur écrivit un bon voyage, et ils touchèrent Iskandaria, en bonne santé. Mais à peine avaient-ils débarqué, que l’un des esclaves aperçut sur la plage un sac que la mer avait jeté à terre. Abou-Sir l’ouvrit et y découvrit le cadavre d’Abou-Kir que les courants avaient entraîné jusque-là ! Et Abou-Sir le fit inhumer non loin de là, sur le rivage de la mer, et lui éleva un monument funèbre et ce fut un lieu de pèlerinage auquel il attacha, pour l’entretien, des biens de mainmorte ; et il fit graver sur la porte de l’édifice cette inscription morale :

Abstiens-toi du mal ! Et ne t’enivre pas à la gourde amère de la méchanceté. Le méchant finit toujours par être terrassé !

L’océan voit flotter à sa surface les carcasses du désert, tandis que les perles reposent tranquilles sur les sables sous-marins.

Dans les régions sereines, il est écrit sur les pages transparentes de l’air : Celui qui sème le bien récoltera le bien ! Car toute chose revient à son origine !

Et telle fut la fin d’Abou-Kir le teinturier, et le début d’Abou-Sir dans la vie désormais heureuse et sans soucis. Et c’est pourquoi la baie où fut enterré le teinturier fut depuis lors nommée la baie d’Abou-Kir ! Gloire à celui qui vit dans Son Eternité, et qui par Sa Volonté fait suivre leur cours aux jours de l’hiver et de l’été !


— Puis Schahrazade dit : « Et voilà, ô Roi fortuné, tout ce qui m’est revenu de cette histoire ! » Et Schahriar s’écria : « Par Allah ! cette histoire est édifiante. C’est pourquoi me vient maintenant le désir de t’entendre me raconter une ou deux ou trois anecdotes morales ! » Et Schahrazade dit : « Ce sont celles que je connais le mieux ! »

— À ce moment, elle vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT DEUXIÈME NUIT

Schahrazade dit :