Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 06/Sindbad le marin premier voyage

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 6p. 83-101).


LA PREMIÈRE HISTOIRE
DES HISTOIRES DE SINDBAD LE MARIN
ET C’EST LE PREMIER VOYAGE


Sachez, ô vous tous, seigneurs, ô très illustres, et toi honorable portefaix qui t’appelles, comme moi, Sindbad, que j’avais un père marchand qui était des grands d’entre les gens et les marchands. Chez lui il y avait de nombreuses richesses dont il faisait usage sans cesse pour distribuer aux pauvres des largesses, pourtant avec sagesse, car à sa mort il me laissa en héritage, alors que j’étais encore en bas âge, beaucoup de biens, de terres et de villages.

Lorsque j’eus atteint l’âge d’homme, je mis la main sur tout cela, et je me plus à manger des mets extraordinaires et à boire des boissons extraordinaires, à fréquenter les jeunes gens et à faire le beau avec des habits excessivement chers, et à cultiver les amis et les camarades. De la sorte, je finis par être convaincu que cela devait durer toujours pour mon plus grand avantage. Et je continuai à vivre ainsi un long espace de temps, jusqu’à ce qu’un jour, revenu de mon égarement et retourné à ma raison, j’eusse constaté que mes richesses étaient dissipées, ma condition changée et mes biens en allés. Alors, réveillé tout à fait de mon inaction, je me vis en proie à la peur et à l’ahurissement d’arriver un jour à la vieillesse dans le dénûment. Alors aussi me vinrent à la mémoire ces paroles que mon défunt père se plaisait à répéter, paroles de notre maître Soleïmân ben-Daoud (sur eux deux la prière et la paix !) : Il y a trois choses préférables à trois autres : le jour de la mort est moins fâcheux que le jour de la naissance, un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort, et le tombeau est préférable à la pauvreté.

À ces pensées, je me levai à l’heure et à l’instant ; je ramassai ce qui me restait en meubles et vêtements, et je le vendis, sans tarder, à l’encan avec les débris de ce qui était sous ma main en biens, propriétés et arpents. De la sorte, je réunis la somme de trois mille drachmes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUATRE-VINGT-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… je réunis, de la sorte, la somme de trois mille drachmes, et aussitôt il me vint à l’esprit de voyager vers les contrées et les pays des hommes, car je me souvins des paroles du poète, qui a dit :

« Les peines font la gloire acquise encore plus belle ! La gloire des humains est la fille immortelle de bien des longues nuits qui passent sans sommeil !

« Celui qui veut trouver le trésor sans pareil des perles de la mer, blanches, grises ou roses, se fait plongeur avant d’atteindre aux belles choses.

« Il suivrait l’impossible espoir jusqu’à sa mort, celui-là qui voudrait la gloire sans effort ! »

Aussi, sans plus différer, je courus au souk, où je pris soin de faire emplette de marchandises diverses et de pacotilles de toutes sortes. Je transportai immédiatement le tout à bord d’un navire où se trouvaient déjà d’autres marchands prêts au départ, et, mon âme habituée maintenant à l’idée de la mer, je vis le navire s’éloigner de Baghdad et descendre le fleuve jusqu’à Bassra, sur la mer.

De Bassra le navire fit voile vers la haute mer et alors, durant des jours et des nuits, nous naviguâmes en atteignant des îles et des îles et une mer après une autre mer et une terre après une autre terre ! Et à chaque endroit où nous descendions, nous vendions des marchandises pour en acheter d’autres et nous faisions des trocs et des échanges fort avantageux.

Un jour, que nous naviguions depuis plusieurs jours sans voir de terre, nous vîmes émerger de la mer une île qui nous sembla, par sa végétation, quelque merveilleux jardin d’entre les jardins d’Éden. Aussi, le capitaine du navire voulut bien atterrir et, une fois l’ancre jetée et l’échelle abaissée, nous laisser débarquer.

Nous descendîmes, nous tous, les marchands, emportant avec nous tout ce qui était nécessaire en vivres et ustensiles de cuisine. Quelques-uns se chargèrent d’allumer le feu et de préparer la nourriture et de laver le linge, tandis que d’autres se contentèrent de se promener, de se divertir et de se reposer des fatigues de la mer. Moi, je fus du nombre de ceux qui préférèrent se promener et jouir des beautés de la végétation dont ces côtes étaient couvertes, tout en n’oubliant pas de manger et de boire.

Pendant que nous nous délassions de la sorte, nous sentîmes tout à coup l’île trembler dans toute sa masse et nous donner une secousse si rude que nous fûmes projetés à quelques pieds au-dessus du sol. Et, au même moment, nous vîmes apparaître à l’avant du navire le capitaine qui, d’une voix terrible et avec des gestes effrayants, nous cria : « Ô passagers, sauvez-vous ! Hâtez-vous ! Remontez vite à bord ! Lâchez tout ! Abandonnez vos effets à terre et sauvez vos âmes ! Fuyez l’abîme qui vous attend ! Courez vite ! Car l’île sur laquelle vous vous trouvez n’est point une île ! C’est une baleine gigantesque ! Elle a élu domicile au milieu de cette mer, depuis les temps de l’antiquité ; et les arbres ont poussé sur son dos, grâce au sable marin ! Vous l’avez réveillée, de son sommeil ! Vous avez troublé son repos et dérangé ses sensations en allumant du feu sur son dos ! Et la voici qui bouge ! Sauvez-vous, ou elle va s’enfoncer dans la mer qui vous engloutira sans retour ! Sauvez-vous ! Lâchez tout ! Je m’en vais ! »

À ces paroles du capitaine, les passagers épouvantés lâchèrent là leurs effets, vêtements, ustensiles et fourneaux et prirent leur course vers le navire qui déjà levait l’ancre. Quelques-uns purent l’atteindre juste à temps ; les autres ne le purent pas. Car la baleine était déjà en mouvement et, après quelques sauts effrayants, s’enfonçait dans la mer avec tous ceux qui se trouvaient sur son dos, et les flots qui se choquaient et s’entrechoquaient se refermaient sur elle et sur eux à tout jamais.

Or, moi, je fus du nombre de ceux qui furent abandonnés sur cette baleine-là et furent noyés !

Mais Allah Très-Haut me sauvegarda et me délivra de la noyade en me mettant sous la main une pièce de bois creuse, sorte de grand baquet qu’avaient apporté les passagers pour y laver leur linge. Je m’y cramponnai d’abord, puis je réussis à me mettre dessus à califourchon, grâce aux efforts extraordinaires dont me rendirent capable le danger et la cherté de mon âme, qui m’était précieuse ! Alors je me mis à battre l’eau avec mes pieds comme avec des avirons, tandis que les vagues se jouaient de moi et me faisaient chavirer tantôt à droite et tantôt à gauche !

Quant au capitaine, il s’était hâté de s’éloigner, toutes voiles au vent, avec ceux qui avaient pu se sauver, sans plus s’occuper de ceux qui surnageaient encore. Ceux-ci ne tardèrent pas à périr, tandis que moi je ramais de mes pieds, en y mettant toutes mes forces, pour essayer d’atteindre le navire que je suivis ainsi de l’œil jusqu’à ce qu’il eût disparu à ma vue, et que sur la mer la nuit tombât, m’apportant la certitude de ma perte et de mon abandon !

Je demeurai ainsi à lutter contre l’abîme durant une nuit et un jour entier. Je fus enfin entraîné par le vent et par les courants jusqu’aux bords d’une île escarpée couverte de plantes grimpantes qui descendaient le long des falaises et trempaient dans la mer. Je m’accrochai à ces branchages et réussis, m’aidant des pieds et des mains, à grimper jusqu’au haut de la falaise.

Alors, échappé de la sorte à une perdition si certaine, je songeai à m’examiner le corps, et je vis les meurtrissures qui le couvraient et le gonflement de mes pieds et les traces des morsures faites par les poissons qui s’étaient rempli le ventre de mes extrémités. Pourtant, je ne ressentais aucune douleur, tant j’étais insensibilisé par la fatigue et le danger couru. Je me jetai donc sur le sol de l’île à plat ventre comme un cadavre, et m’évanouis, noyé dans un abrutissement total.

Je restai dans cet état jusqu’au second jour et ne me réveillai que grâce au soleil qui tombait sur moi à pic. Je voulus me lever, mais mes pieds gonflés et endoloris me refusèrent leur secours, et je retombai sur le sol. Alors, bien attristé de l’état où je me trouvais réduit, je me mis à me traîner, tantôt en rampant sur les pieds et les mains, tantôt en marchant sur les genoux, à la recherche de quelque chose dont me nourrir. Je finis enfin par arriver au milieu d’une plaine couverte d’arbres fruitiers et arrosée par des sources à l’eau pure et excellente. Et je me reposai là durant plusieurs jours, mangeant des fruits et buvant aux sources. Aussi, mon âme ne tarda pas à se revivifier et à ranimer mon corps engourdi qui put se mouvoir plus aisément et recouvrer l’usage de ses membres, pas tout à fait cependant, car, pour marcher, je fus obligé de me confectionner une paire de béquilles dont me soutenir encore. De la sorte, je pus me promener lentement entre les arbres en rêvant et en mangeant des fruits, et passai de longs moments à admirer ce pays et à m’extasier devant l’œuvre du Tout-Puissant.

Un jour que je me promenais sur le rivage, je vis quelque chose au loin m’apparaître que je crus être une bête sauvage ou quelque monstre d’entre les monstres de la mer. Ce quelque chose m’intrigua si fort que, malgré les sentiments divers qui s’agitaient en moi, je m’en approchai, tantôt avançant et tantôt reculant. Et je finis par voir que c’était une cavale merveilleuse, attachée à un piquet. Elle était si belle, que je voulus m’en approcher encore pour la voir de tout près, quand soudain un cri épouvantable me terrifia et me figea sur place, alors que je ne souhaitais plus que fuir au plus vite ; et, au même instant, de dessous terre, un homme sortit qui, à grands pas, s’avança sur moi et me cria : « Qui es-tu ? Et d’où viens-tu ? Et quel est le motif qui t’a poussé à t’aventurer jusqu’ici ? »

Je répondis : « Ô mon maître, sache que je suis un homme étranger et que j’étais à bord d’un navire quand je me noyai avec divers autres passagers. Mais Allah me gratifia d’un baquet en bois que j’enfourchai et qui me soutint jusqu’à ce que je fusse jeté sur cette côte par les vagues ! »

Lorsqu’il eut entendu mes paroles, il me prit la main et me dit : « Suis-moi ! » Et je le suivis. Alors il me fit descendre dans une caverne souterraine, et me fit entrer dans une grande salle où il me fit asseoir à la place d’honneur, et il m’apporta quelque chose à manger, car j’avais faim. Moi, je mangeai jusqu’à ce que je fusse rassasié et en eusse assez et que mon âme se fût apaisée. Alors il m’interrogea sur mon aventure et je la lui racontai depuis le commencement jusqu’à la fin ; et elle l’étonna prodigieusement. Puis j’ajoutai : « Par Allah sur toi, ô mon maître, ne me blâme pas trop de ce que je vais te demander ! Moi je viens de te raconter la vérité sur mon aventure, et je souhaite maintenant savoir qui tu es et le motif de ton séjour dans cette salle de souterrain et la cause qui t’a fait attacher cette jument toute seule sur le rivage de la mer ! »

Il me dit : « Sache que dans cette île nous sommes plusieurs qui, postés à des endroits différents…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUATRE-VINGT-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Sache donc que dans cette île nous sommes plusieurs qui, postés à des endroits différents, servons à garder les chevaux du roi Mihrajân. Tous les mois, à la nouvelle lune, chacun de nous amène ici une cavale de race, encore vierge, l’attache sur le rivage et se hâte de descendre se cacher dans la grotte souterraine. Alors, attiré par l’odeur de la femelle, sort de l’eau un cheval des chevaux marins qui regarde de droite et de gauche et qui, ne voyant personne, fond sur la cavale et la couvre. Puis, lorsqu’il a fini sa chose avec elle, il descend de sur son dos et essaie de l’emmener avec lui. Mais elle, attachée au piquet, ne peut le suivre ; alors il crie hautement et lui donne des coups avec la tête et les pieds, et il crie de plus en plus fort. Alors nous, nous l’entendons et nous comprenons qu’il a fini de la couvrir ; aussitôt nous sortons de tous les côtés et nous courons à lui en lançant de grands cris qui l’effraient et l’obligent à rentrer dans la mer ! Quant à la cavale, elle devient enceinte et enfante un poulain ou une pouliche qui vaut tout un trésor et qui ne peut avoir son semblable sur toute la surface de la terre. Et justement c’est aujourd’hui que viendra le cheval marin. Et moi, je te promets, une fois cette chose finie, de t’emmener avec moi et de te présenter à notre roi Mihrajân et de te faire connaître notre pays. Bénis donc Allah qui t’a fait me rencontrer, car sans moi tu mourais de tristesse dans cette solitude sans jamais plus revoir les tiens et ton pays, et sans que personne sût jamais ce que tu serais devenu ! »

À ces paroles, je remerciai beaucoup le gardien de la cavale et continuai à m’entretenir avec lui, quand soudain le cheval marin sortit de l’eau, fonça sur la cavale et la couvrit. Et quand il eut terminé ce qu’il avait à terminer, il descendit de dessus elle et voulut l’emmener ; or, elle ne pouvait se détacher du piquet et elle ruait et hennissait. Mais le gardien de la cavale se précipita hors de la caverne, appela ses compagnons à grands cris et tous, munis de glaives, de lances et de boucliers, s’élancèrent sur le cheval marin qui, pris de peur, lâcha prise et alla tel qu’un buffle se replonger dans la mer et disparut sous les eaux.

Alors tous les autres gardiens, chacun avec sa cavale, se groupèrent autour de moi et me firent mille amabilités et, après m’avoir encore offert à manger et avoir mangé avec moi, m’offrirent une bonne monture et, sur l’invitation du premier gardien, me proposèrent de les accompagner auprès du roi, leur maître. Moi, j’acceptai sur l’heure ; et nous partîmes tous ensemble.

Lorsque nous arrivâmes dans la ville, mes compagnons me précédèrent et allèrent mettre leur maître au courant de ce qui m’était arrivé. Après quoi, ils revinrent me chercher et me menèrent au palais ; et, sur la permission qui me fut accordée, j’entrai dans la salle du trône et vins me présenter entre les mains du roi Mihrajân, auquel je fis mon souhait de paix.

Le roi me rendit mon souhait de paix, me dit des paroles de bienvenue et voulut entendre de ma bouche le récit de mon aventure. J’obéis aussitôt et lui racontai tout ce qui m’était arrivé, sans omettre un détail.

À cette histoire, le roi Mihrajân fut émerveillé et me dit : « Mon fils, par Allah ! n’eût été ta chance d’avoir une vie longue, tu aurais déjà certainement succombé, à l’heure qu’il est, à tant d’épreuves et de malheurs. Mais louange à Allah pour ta délivrance ! » Il me dit encore beaucoup d’autres paroles bienveillantes, voulut m’admettre désormais dans son intimité, et, pour me donner une preuve de son bon vouloir à mon égard et de son estime pour mes connaissances maritimes, il me nomma sur-le-champ directeur des ports et rades de son île, et greffier des arrivages et départs de tous les navires.

Mes nouvelles fonctions ne m’empêchèrent pas de me rendre tous les jours au palais faire mes souhaits au roi, qui s’habitua tellement à moi qu’il me préféra à tous ses intimes et me le prouva par des présents sans nombre et des largesses étonnantes, et cela tous les jours. Aussi j’eus une telle influence sur lui, que toutes les requêtes et toutes les affaires du royaume passaient par mon entremise, pour le bien général des habitants.

Mais tous ces soins ne me faisaient point oublier mon pays ni perdre l’espoir d’y retourner. Aussi je ne manquais jamais d’interroger tous les voyageurs qui arrivaient dans l’île et tous les marins, en leur demandant s’ils connaissaient Baghdad et de quel côté elle était située. Mais nul ne pouvait me répondre à ce sujet ; et tous me disaient n’avoir jamais entendu parler de cette ville ni appris l’endroit où elle était. Et ma peine augmentait de plus en plus de me voir ainsi condamné à vivre en pays étranger, et ma perplexité était à ses limites de voir les gens ne pas même se douter de l’existence de ma ville et ignorer le chemin qui y conduisait.

Durant mon séjour dans cette île, j’eus l’occasion de voir des choses étonnantes, dont celles-ci entre mille.

Un jour que je m’étais rendu, selon mon habitude, auprès du roi Mihrajân, je fis la connaissance de personnages indiens qui, après les salams de part et d’autre, voulurent bien se prêter à mes questions et m’apprirent que dans le pays de l’Inde il y avait un grand nombre de castes, dont les deux principales étaient la caste des kchatryas, composée d’hommes nobles et justes qui ne commettaient jamais d’exactions ou d’actes repréhensibles, et la caste des brahmes, qui étaient des hommes purs ne buvant jamais de vin et amis de la joie, de la douceur des manières, des chevaux, du faste et de la beauté. Ce sont ces Indiens savants qui m’apprirent également que les castes principales se divisaient en soixante-douze autres castes qui n’avaient aucun rapport l’une avec l’autre. Cela m’étonna à la limite de l’étonnement.

Dans cette île-là, j’eus également l’occasion de visiter une terre appartenant au roi Mihrajân, et qu’on appelait Cabil. On y entendait toutes les nuits résonner les timbales et les tambours. Et j’ai pu constater que les habitants étaient très forts en syllogismes et fertiles en belles pensées. D’ailleurs, leur réputation était déjà faite à ce sujet auprès des voyageurs et des marchands.

Dans ces mers lointaines, j’ai vu un jour un poisson long de cent coudées et d’autres poissons dont le visage ressemblait au visage des hiboux.

En vérité, ô mes maîtres, j’ai vu encore des choses bien extraordinaires et des prodiges stupéfiants dont le récit m’entraînerait trop loin. Il me suffira d’ajouter que je demeurai encore dans cette île le temps nécessaire pour apprendre beaucoup de choses et m’enrichir par divers échanges, ventes et achats.

Un jour, j’étais, selon mon habitude, debout sur le rivage, dans l’exercice de mes fonctions, et j’étais, comme toujours, appuyé sur ma béquille, quand je vis entrer dans la rade un grand navire rempli de marchands. J’attendis que le navire eût jeté l’ancre solidement et abaissé son échelle, pour monter à bord et aller trouver le capitaine afin d’inscrire sa cargaison. Devant moi, les matelots débarquèrent tout le chargement, que je notais au fur et à mesure ; et, lorsqu’ils eurent terminé leur travail, je demandai au capitaine : « Y a-t-il encore quelque chose dans ton navire ? » Il me répondit : « Ô mon maître, il y a bien encore quelques marchandises au fond du ventre du navire, mais elles ne sont là qu’en dépôt seulement, car leur propriétaire, qui était avec nous en voyage, il y a longtemps de cela, s’est perdu en se noyant. Et nous voudrions bien maintenant vendre ces marchandises-là et en rapporter le prix aux parents du défunt à Baghdad, la demeure de paix ! »

Alors moi, ému à l’extrême limite de l’émotion, je m’écriai : « Et comment s’appelait-il ce marchand, ô capitaine ? » Il me répondit : « Sindbad le Marin ! » À ces mots, je regardai plus attentivement le capitaine, et je reconnus en lui le maître du navire qui avait été obligé de nous abandonner sur la baleine. Et de toute ma voix je m’écriai : « Je suis Sindbad le Marin ! »

Puis je continuai : « Lorsque la baleine se fut mouvementée sous l’action du feu allumé sur son dos, je fus de ceux-là qui ne purent gagner ton navire et se noyèrent. Mais je fus sauvé grâce au baquet en bois qu’avaient transporté les marchands pour y laver leur linge. Je me mis, en effet, à califourchon sur ce baquet-là, et je ramai des pieds comme avec des avirons. Et il arriva ce qui arriva, avec la permission de l’Ordonnateur ! »

Et je racontai au capitaine comment j’avais pu me sauver, et à travers quelles vicissitudes j’étais parvenu aux hautes fonctions de scribe maritime auprès du roi Mihrajân.

Lorsque le capitaine eut entendu mes paroles, il s’écria : « Il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah le Très-Haut, l’Omnipotent…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah le Très-Haut, l’Omnipotent ! Il n’y a plus de conscience ni d’honnêteté chez aucune créature de ce monde ! Comment oses-tu, ô scribe astucieux, prétendre être Sindbad le Marin, quand nous avons tous vu de nos yeux se noyer Sindbad avec tous les marchands ! Quelle honte sur toi de mentir si impudemment ! »

Alors moi, je répondis : « Certes, ô capitaine, le mensonge est l’apanage des fourbes ! Écoute-moi donc, car je vais te donner les preuves que je suis bien Sindbad le noyé ! » Et je racontai au capitaine divers incidents connus de moi seul et de lui, et qui étaient survenus durant cette maudite traversée-là. Alors le capitaine ne douta plus de mon identité et il appela les marchands passagers, et tous ensemble me félicitèrent pour ma délivrance et me dirent : « Par Allah ! nous ne pouvions croire que tu aies pu te sauver de la noyade ! Mais Allah t’a fait don d’une seconde vie ! »

Après cela, le capitaine se hâta de me livrer mes marchandises que je fis sur l’heure porter au souk, après toutefois m’être assuré que rien n’y manquait et que mon nom et mon cachet se trouvaient encore sur les ballots.

Une fois au souk, j’ouvris mes ballots et je vendis la plus grande partie de mes marchandises, avec des bénéfices de cent pour un, mais je pris soin de réserver quelques objets de prix que je me hâtai d’aller offrir en présent au roi Mihrajân.

Le roi, auquel je relatai l’arrivée du capitaine et du navire, fut extrêmement étonné de cette occurrence inattendue, et, comme il m’aimait beaucoup, il ne voulut pas être avec moi en reste d’amabilité, et me fit à son tour des cadeaux inestimables qui ne contribuèrent pas peu à m’enrichir tout à fait. Car je me hâtai de vendre tout cela et de réaliser ainsi une fortune considérable que je transportai à bord du navire même sur lequel j’avais entrepris mon voyage.

Cela fait, j’allai au palais prendre congé du roi Mihrajân et le remercier pour toutes ses générosités et sa protection. Il me donna congé en me disant des paroles fort touchantes, et ne me laissa partir qu’après m’avoir encore offert des présents somptueux et des objets de prix que je ne pus me décider à vendre, cette fois-là, et que d’ailleurs vous voyez devant vous dans cette salle, ô mes honorables invités ! Je pris également soin d’emporter avec moi, pour toute cargaison, les parfums que vous sentez ici, le bois d’aloès, le camphre, l’encens et le sandal, produits de cette île du loin.

Je me hâtai alors de monter à bord, et le navire mit aussitôt à la voile, avec l’autorisation d’Allah. Aussi fûmes-nous favorisés par la fortune et aidés par le destin durant cette traversée qui dura des jours et des nuits, et enfin nous arrivâmes un matin, en bonne santé, en vue de Bassra, où nous ne nous arrêtâmes que fort peu de temps, pour remonter aussitôt le fleuve et rentrer enfin, l’âme en joie, dans la cité de paix, Baghdad, mon pays.

J’arrivai de la sorte, chargé de richesses et la main prête aux largesses, dans ma rue, et j’entrai dans ma maison, où je revis ma famille et mes amis, tous en bonne santé. Et je me hâtai d’acheter des esclaves en grande quantité, de l’un et l’autre sexe, des mamalik, de belles femmes secrètes, des nègres et des terres et des maisons et des propriétés, plus que je n’en avais jamais eu à la mort de mon père.

J’oubliai, dans cette vie nouvelle, les vicissitudes passées, les peines et les dangers éprouvés, la tristesse de l’exil, les maux et les fatigues du voyage. J’eus des amis nombreux et délicieux, et je vécus, dans une vie pleine d’agrément et de plaisirs et exempte de soucis et de tracas, pendant un très long espace de temps, en jouissant de toute mon âme de ce qui me plaisait et en mangeant des mets admirables et en buvant des boissons précieuses.

Et tel est le premier de mes voyages !

Mais demain, si Allah veut, je vous raconterai, ô mes invités, le second des sept voyages que j’ai entrepris, et qui est bien plus extraordinaire que le premier ! »

Et Sindbad le Marin se tourna vers Sindbad le Portefaix et le pria à dîner avec lui. Puis, après l’avoir traité avec beaucoup d’égards et d’affabilité, lui fit donner mille pièces d’or et, avant de le quitter, l’invita à revenir le lendemain, en lui disant : « Tu seras pour moi une réjouissance par ton urbanité et un délice par tes bonnes manières ! » Et Sindbad le Portefaix répondit : « Sur ma tête et sur mon œil ! J’obéis avec respect ! Et que soit continuelle la joie dans ta maison, ô mon maître ! »

Alors il sortit de là, après avoir encore remercié et avoir pris avec lui le cadeau qu’il venait de recevoir, et il s’en retourna chez lui en s’émerveillant à la limite de l’émerveillement et songea toute la nuit à ce qu’il venait d’entendre et d’éprouver.

Aussi, à peine matin, il se hâta de retourner à la maison de Sindbad le Marin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUATRE-VINGT-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… il se hâta de retourner à la maison de Sindbad le Marin, qui le reçut d’un air affable et lui dit : « Qu’ici l’amitié te soit chose facile ! Et que l’aisance soit avec toi ! » Et le portefaix voulut lui baiser la main, et comme Sindbad ne voulait pas y consentir, il lui dit : « Qu’Allah blanchisse tes jours et consolide sur toi ses bienfaits ! » Et, comme les autres invités étaient déjà arrivés, on commença par s’asseoir en rond autour de la nappe tendue où jutaient les agneaux rôtis et se doraient les poulets, au milieu des farces délicieuses et des pâtes aux pistaches, aux noix et aux raisins ! Et l’on mangea, et l’on but, et l’on se divertit et l’on se charma l’esprit et l’ouïe en écoutant chanter les instruments sous les doigts expérimentés des joueurs.

Lorsqu’on eut fini, Sindbad, au milieu des convives silencieux, parla en ces termes :