Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 06/Sindbad le marin second voyage

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 6p. 101-117).


LA SECONDE HISTOIRE
DES HISTOIRES DE SINDBAD LE MARIN
ET C’EST LE SECOND VOYAGE


Je me trouvais en vérité dans la plus savoureuse vie quand, un jour d’entre les jours, se présenta à mon esprit l’idée du voyage vers les contrées des hommes ; et mon âme ressentit vivement l’envie d’aller se promener et se réjouir par la vue des terres et des îles et regarder avec curiosité les choses inconnues, sans toutefois perdre de vue la vente et l’achat dans les divers pays.

Je m’arrêtai résolument à ce projet et m’apprêtai aussitôt à l’exécuter. Je me rendis au souk où, moyennant une très forte somme d’argent, j’achetai des marchandises propres au trafic que j’avais en vue ; je les mis en ballots solides et les transportai au bord de l’eau, où je ne tardai pas à découvrir un navire bel et neuf, gréé de voiles de bonne qualité, et plein de matelots et d’un ensemble imposant de machineries de toutes formes. Sa vue m’inspira confiance et j’y transportai aussitôt mes ballots, comme le faisaient divers autres marchands qui m’étaient connus et avec lesquels je n’étais pas fâché de faire le voyage.

Nous partîmes le même jour ; et nous eûmes une excellente navigation. Nous voyageâmes d’île en île et de mer en mer pendant des jours et des nuits, et à chaque escale nous nous rendions auprès des marchands de l’endroit et des notables et des vendeurs et des acheteurs, et nous vendions et nous achetions et nous faisions des trocs à notre avantage. Et nous continuâmes à naviguer de la sorte, et nous touchâmes, guidés par la destinée, à une île fort belle, couverte de grands arbres, abondante en fruits, riche en fleurs, habitée par le chant des oiseaux, arrosée par des eaux pures, mais absolument vierge de toute habitation et de tout être vivant.

Le capitaine voulut bien se prêter à notre désir et s’arrêter là quelques heures, et il jeta l’ancre à proximité de la terre. Nous débarquâmes aussitôt et allâmes respirer le bon air dans les prairies ombragées par des arbres où s’ébattaient les oiseaux. Moi, muni de quelques provisions de bouche, j’allai m’asseoir près d’une source à l’eau limpide, abritée du soleil par les branches touffues, et je pris un plaisir extrême à manger un morceau et à boire à même cette eau délicieuse. Avec cela, une brise discrète jouait des accords en sourdine et invitait au repos parfait. Aussi je m’étendis sur le gazon et me laissai gagner par le sommeil, au milieu de la fraîcheur et des parfums de l’air.

Quand je me réveillai, je ne vis plus aucun des passagers, et le navire était parti sans que personne se fût douté de mon absence. J’eus beau, en effet, regarder à droite, à gauche, devant ou derrière, je ne vis d’autre personne dans toute l’île que moi seul. Au loin, sur la mer, une voile s’éloignait et disparaissait bientôt à ma vue.

Alors moi, je fus plongé dans une stupeur qui n’avait point sa pareille et qui ne pouvait avoir d’augmentation ; et de douleur et de chagrin je sentis ma vésicule biliaire sur le point d’éclater dans mon foie. Car que pouvais-je bien devenir dans cette île déserte, moi qui avais laissé à bord du navire tous mes effets et tous mes biens ? Qu’allait-il encore m’arriver de désastreux dans cette solitude inconnue ? À ces pensées désolantes, je m’écriai : « Tout espoir est perdu pour toi, Sindbad le Marin ! Si la première fois tu as pu te tirer d’affaire grâce à des circonstances suscitées par la destinée heureuse, ne crois point que ce sera toujours la même chose, car, comme dit le proverbe, se casse la gargoulette la seconde fois qu’on la jette ! »

Là-dessus, je me mis à pleurer, à gémir, puis à pousser des cris épouvantables jusqu’à ce que le désespoir se fût bien consolidé dans mon cœur. Alors je me frappai la tête de mes deux mains et je m’écriai encoure : « Qu’avais-tu donc besoin, misérable, de voyager encore, alors qu’à Baghdad tu vivais dans les délices ? N’avais-tu pas des mets excellents, des liquides excellents et des habits excellents ? Que manquait-il à ton bonheur ? Ton premier voyage ne t’a-t-il donc été d’aucun fruit ? » Alors je me jetai la face contre terre en pleurant déjà ma mort et disant : « Nous appartenons à Allah et vers lui nous devons retourner ! » Et ce jour-là je faillis devenir fou.

Mais comme à la fin je voyais bien que tous mes regrets étaient inutiles et mon repentir fort tardif, je me résignai à ma destinée. Je me levai, debout sur mes jambes, et, après avoir erré quelque temps sans but, j’eus bien peur de quelque rencontre désagréable d’une bête sauvage ou d’un ennemi inconnu, et je grimpai au haut d’un arbre d’où je me mis à regarder plus attentivement à droite et à gauche ; mais je ne pus distinguer rien autre chose que le ciel, la terre, la mer, les arbres, les oiseaux, les sables et les rochers. Toutefois, en observant un point de l’horizon avec plus d’attention, je crus apercevoir un fantôme blanc et gigantesque. Alors, attiré par la curiosité, je descendis de l’arbre ; mais, retenu par la peur, je ne me dirigeai que fort lentement et avec beaucoup de circonspection de son côté. Lorsque je ne fus plus qu’à quelque distance de cette blancheur, je découvris que c’était un dôme immense, d’un blanc éblouissant, large de base et d’une grande hauteur. Je m’en approchai encore davantage et j’en fis tout le tour ; mais je n’en découvris point la porte d’entrée, que je cherchais. Alors je voulus monter dessus ; mais il était si lisse et si glissant que je n’eus ni l’adresse ni l’agilité ni la possibilité de m’y hisser. Je me contentai alors de le mesurer : je marquai sur le sable la trace de mon premier pas, et je refis le tour en comptant mes pas. Je trouvai de la sorte que la rondeur exacte en était de cent cinquante pas, plutôt plus que moins.

Comme je réfléchissais tout de même à la façon dont je devais m’y prendre pour trouver quelque porte d’entrée ou de sortie à ce dôme, je m’aperçus que soudain le soleil disparaissait et que le jour se changeait en une nuit noire. Je crus tout d’abord que c’était un gros nuage qui passait sur le soleil, bien que la chose fût impossible en plein été. Je levai donc la tête pour juger de ce nuage qui m’étonnait, et je vis un oiseau énorme aux ailes formidables qui volait devant l’œil du soleil, qu’il cachait ainsi en entier en répandant l’obscurité sur l’île.

Mon étonnement alors fut à ses bornes extrêmes, et je me rappelai ce que, du temps de ma jeunesse, des voyageurs et des marins m’avaient raconté au sujet d’un oiseau de grosseur extraordinaire appelé « rokh » qui se trouvait dans une île fort éloignée, et qui pouvait soulever un éléphant. Je conclus alors que celui que je voyais maintenant devait être le rokh, et que le dôme blanc au pied duquel je me trouvais devait être un œuf d’entre les œufs de ce rokh-là ! Mais j’avais à peine eu cette idée que l’oiseau s’abattait sur l’œuf et se posait dessus comme pour le couver. En effet, il étendit ses ailes immenses sur l’œuf, laissa ses deux pieds se poser à terre de chaque côté, et s’endormit dessus ! (Béni soit Celui qui ne dort de toute l’éternité !)

Alors moi, qui m’étais aplati à plat ventre sur le sol et me trouvais juste au-dessous de l’un des pieds, qui me parut être plus gros qu’un vieux tronc d’arbre, je me relevai vivement, je défis l’étoffe de mon turban…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUATRE-VINGT-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… je me relevai vivement, je défis l’étoffe de mon turban, je la mis en double et la roulai de façon à en faire une grosse corde, je m’en entourai la taille solidement, et je finis par en enrouler les deux bouts autour de l’un des doigts de l’oiseau, en faisant un nœud à toute épreuve. Car je m’étais dit en mon âme : « Cet énorme oiseau-là finira bien par s’envoler et, de la sorte, me tirera de cette solitude et me transportera en quelque endroit où voir des êtres humains. En tout cas, le lieu où je serai déposé sera toujours préférable à cette île déserte dont je suis le seul habitant ! »

Tout cela ! Et malgré mes mouvements, l’oiseau ne s’apercevait pas plus de ma présence que si j’avais été quelque mouche sans importance ou quelque fourmi modeste en promenade !

Je restai en cet état toute la nuit, ne pouvant fermer l’œil dans la crainte que l’oiseau ne s’envolât et m’enlevât pendant mon sommeil. Mais il ne bougea pas jusqu’au lever du jour. Alors seulement il se leva de dessus son œuf, lança un cri effroyable et prit son vol en m’emportant. Il s’éleva et s’éleva si haut que je croyais déjà toucher à la voûte du ciel ; puis brusquement il descendit avec une telle rapidité que je ne sentais plus mon propre poids, et arriva avec moi sur le sol. Il se posa sur un endroit escarpé, alors que moi, sans attendre davantage, je me hâtais de délier mon turban, avec une terreur folle d’être de nouveau enlevé avant que j’eusse le temps de me libérer de mon attache. Mais je réussis à me détacher sans encombre et, après m’être secoué et avoir ramené ma robe sur moi, je m’éloignai vivement jusqu’à n’être plus à portée de l’oiseau, que je vis bientôt s’élever de nouveau dans les airs. Il tenait cette fois dans ses serres un gros objet noir, qui n’était autre chose qu’un serpent de longueur inouïe et de forme détestable. Bientôt il disparut, se dirigeant dans son vol vers la mer.

Moi, ému extrêmement de ce qui venait de m’arriver, je jetai mes regards autour de moi, et je restai cloué sur place d’épouvante. Je me trouvais, en effet, transporté dans une vallée large et profonde, environnée de toutes parts de montagnes si hautes que, pour les mesurer du regard, je dus tellement relever la tête que mon turban roula derrière mon dos sur le sol. Elles étaient, en outre, si escarpées qu’il était impossible d’en faire l’ascension, et que jugeai inutile toute tentative dans ce sens-là !

À cette constatation, ma désolation et mon désespoir furent sans bornes, et je m’écriai : « Ah ! comme il aurait mieux valu pour moi ne point bouger de l’île déserte où je me trouvais, et qui était mille fois préférable à cette solitude désolée et sèche, où il n’y a rien à manger ni à boire. Là-bas, du moins, il y avait des fruits plein les arbres et des sources à l’eau délicieuse ; mais ici, rien que des rochers hostiles et nus où mourir de faim et de soif ! Ô ma calamité ! Il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah l’Omnipotent ! Je n’échappe chaque fois à une catastrophe que pour tomber dans une autre pire et plus définitive ! »

Je me levai tout de même de ma place et marchai par cette vallée pour la reconnaître un peu, et je constatai qu’elle était entièrement formée de roches de diamant. Partout, autour de moi, le sol était jonché de gros et de petits diamants détachés de la montagne et qui faisaient en certains endroits des tas de la hauteur d’un homme.

Je commençais déjà à prendre quelque intérêt à les regarder, quand un spectacle plus effroyable que toutes les horreurs déjà éprouvées me figea immobile de terreur. Au milieu des roches de diamant je vis circuler les gardiens, qui étaient des serpents noirs en quantité innombrable, plus gros et plus grands que des palmiers, et qui pouvaient certainement engloutir, chacun d’eux, un gros éléphant. En ce moment, ils commençaient à rentrer dans leurs antres ; car pendant le jour ils se cachaient pour n’être pas enlevés par leur ennemi le rokh, et ne circulaient que la nuit.

Alors moi, avec des précautions infinies, j’essayai de m’éloigner de là, en regardant bien où poser mes pieds et en pensant en mon âme : « Voilà, pour avoir voulu abuser de la clémence du destin, ô Sindbad, homme à l’œil insatiable et toujours vide, ce que tu gagnes au change ! » Et, en proie à toutes les terreurs accumulées, je continuai à circuler sans but à travers la vallée des diamants, en me reposant de temps en temps dans les endroits qui me paraissaient le plus à l’abri, et cela jusqu’à la tombée de la nuit.

Pendant tout ce temps, j’avais complètement oublié le manger et le boire, et je ne pensais qu’à me tirer de ce mauvais pas et à sauver mon âme des serpents. Je finis de la sorte par découvrir, tout proche de l’endroit où je m’étais laissé tomber, une grotte dont l’entrée était fort étroite, mais suffisante pour que je pusse la franchir. Je m’avançai donc et pénétrai dans la grotte en prenant soin d’en boucher l’entrée avec un rocher que je réussis à rouler jusque-là. Rassuré de la sorte, je m’avançai à l’intérieur et me mis à chercher l’endroit le plus commode pour y dormir en attendant le matin ; et je pensai : « Demain, dès le lever du jour, je sortirai pour voir ce que me réserve le destin ! »

J’allais donc m’étendre, quand je m’aperçus que ce que tout d’abord je prenais pour une grosse roche noire était un effroyable serpent enroulé en couvaison sur ses œufs. Alors ma chair ressentit toute l’horreur de ce spectacle et ma peau se recroquevilla comme une feuille desséchée et frissonna dans toute son étendue ; et je tombai sans connaissance sur le sol, et je restai ainsi jusqu’au matin.

Alors, sentant que je n’avais pas encore été dévoré, j’eus la forcée de ramper jusqu’à l’entrée, de repousser le rocher et de me glisser au dehors, où j’arrivai comme ivre et sans pouvoir me soutenir sur mes jambes, tant j’étais épuisé par le manque de sommeil et de nourriture et par cette terreur sans répit.

Je regardai autour de moi et soudain, à quelques pas de mon nez, je vis tomber un gros quartier de viande qui vint s’aplatir avec fracas sur le sol. D’abord ébahi, je sursautai, puis je levai les yeux pour voir celui qui voulait ainsi m’assommer ; mais je ne vis personne. Alors je me souvins d’une histoire entendue jadis de la bouche des marchands voyageurs et des explorateurs de la montagne des diamants, où il était raconté que les chercheurs de diamants, ne pouvant descendre dans cette vallée inaccessible, avaient recours à un moyen curieux pour se procurer ces pierres précieuses. Ils tuaient des moutons, les découpaient en gros quartiers et les lançaient au fond de la vallée où ils allaient tomber sur les pointes des diamants qui s’y incrustaient profondément. Alors les rokhs et les aigles gigantesques venaient fondre sur cette proie et l’enlevaient de cette vallée pour la porter dans leurs nids, au haut des rochers, où servir de pâture à leurs petits. Alors les chercheurs de diamants se précipitaient sur l’oiseau en faisant de grands gestes et de grands cris qui lui faisaient lâcher prise et l’obligeaient à s’envoler. Ils fouillaient alors le quartier de viande et prenaient les diamants qu’ils y trouvaient attachés.

L’idée me vint que je pouvais encore essayer de sauver ma vie et de sortir de cette vallée qui m’avait bien l’air d’être mon tombeau. Je me levai donc et commençai par ramasser unp grande quantité de diamants, en choisissant les plus gros et les plus beaux. J’en mis partout sur moi ; j’en remplis mes poches, j’en fis glisser entre ma robe et ma chemise, j’en emplis mon turban et mon caleçon, et j’en mis jusque dans la doublure de mes vêtements. Après quoi, je déroulai l’étoffe de mon turban, comme la première fois…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUATRE-VINGT-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Après quoi, je déroulai l’étoffe de mon turban, comme la première fois, je m’en ceignis la taille et j’allai me placer au-dessous du quartier de mouton, que j’attachai solidement sur ma poitrine avec les deux bouts du turban.

J’étais dans cette position depuis déjà quelque temps, quand soudain je me sentis enlevé dans les airs, comme une plume, dans les serres formidables d’un rokh, moi et le quartier de viande de mouton. Et, en un clin d’œil, j’étais hors de la vallée, sur le sommet de la montagne, dans le nid du rokh, qui s’apprêta aussitôt à déchiqueter la viande et ma propre chair, afin d’en nourrir ses petits rokhs. Mais soudain une clameur s’éleva et s’approcha qui fit peur à l’oiseau et l’obligea à prendre son vol en me lâchant là. Alors moi, je défis mes liens et me levai debout sur mes deux pieds, avec des traces de sang sur mes habits et ma figure.

Je vis alors s’approcher de l’endroit où j’étais un marchand qui eut l’air fort désappointé et fort effrayé en m’apercevant. Mais, en voyant que je ne lui voulais point de mal, et que, d’ailleurs, je ne bougeais pas, il se pencha sur le quartier de viande et le fouilla, sans arriver à y trouver les diamants qu’il cherchait. Alors il leva au ciel ses grands bras et se lamenta, disant : « Ô désillusion ! ô ma perte ! Il n’y a de recours qu’en Allah ! Je me réfugie en Allah contre le Maudit, le Malfaisant ! » Et il frappa ses paumes l’une contre l’autre, avec les signes d’un immense désespoir.

À cette vue, je m’approchai et lui souhaitai la paix. Mais lui, sans me rendre mon salam, me dévisagea avec fureur et me cria : « Qui es-tu ? Et de quel droit es-tu venu voler ici mon bien ? » Je répondis : « Sois sans crainte, ô digne marchand, car je ne suis point voleur, et ton bien n’a en rien diminué. Je suis un être humain, et non point un génie malfaisant, comme tu as l’air de le croire. Je suis même un honnête homme d’entre les honnêtes gens, et anciennement j’étais marchand de mon métier, avant que de courir des aventures étranges extrêmement. Quant au motif de ma venue en cet endroit, c’est une histoire étonnante, que je te raconterai tout à l’heure. Mais, auparavant, je veux te prouver mes bonnes intentions, en te gratifiant de quelques diamants, que j’ai moi-même ramassés au fond de ce gouffre qui n’a jamais été sondé par l’œil des humains ! »

Je tirai aussitôt de ma ceinture quelques beaux échantillons de diamant, et je les lui remis en disant : « Voilà un gain que, de ta vie, tu n’aurais osé espérer ! » Alors, le propriétaire du quartier de mouton fut dans une joie inimaginable et me remercia beaucoup, et, après mille effusions, me dit : « Ô mon maître, la bénédiction est en toi ! Mais un seul de ces diamants suffit pour m’enrichir jusqu’à la vieillesse la plus reculée ! Car, de ma vie, je n’en ai vu de semblables à la cour des rois et des sultans ! » Et il me remercia encore et finit par appeler les autres marchands qui étaient par là et qui vinrent s’attrouper autour de moi, en me souhaitant la paix et la bienvenue. Et moi, je leur racontai mon étrange aventure, depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Alors les marchands, revenus de leur étonnement, me félicitèrent beaucoup pour ma délivrance, en me disant : « Par Allah ! ta destinée t’a tiré d’un abîme d’où jamais personne avant toi n’est revenu ! » Puis, comme ils me voyaient exténué de fatigue, de faim et de soif, ils se hâtèrent de me donner largement à manger et à boire, et me conduisirent sous une tente où ils veillèrent sur mon sommeil, qui dura un jour entier et une nuit.

Au matin, les marchands m’emmenèrent avec eux, alors que je commençais à sentir avec intensité ma joie d’avoir échappé à ces dangers sans précédents. Nous arrivâmes, après un voyage assez court, dans une île fort agréable, où croissaient de magnifiques arbres à l’ombrage si touffu et si étendu, que chacun d’eux pouvait abriter aisément cent hommes. C’est justement de ces arbres-là qu’on tire la substance blanche, à l’odeur chaude et agréable, qui est le camphre. Dans ce but, on perce le haut de l’arbre, et on reçoit dans un vase le suc qui s’écoule d’abord sous forme de gouttes de gomme, et qui n’est autre chose que le miel de l’arbre.

C’est également dans cette île que j’ai vu l’effroyable animal nommé « karkadann », qui paît là-bas exactement comme paissent les vaches et les buffles dans nos prairies. Le corps de cette bête est plus gros que le corps du chameau ; son nez porte à son extrémité une corne longue de dix coudées, et sur laquelle est gravée la figure d’un être humain. Cette corne est si solide, qu’elle sert au karkadann à combattre et à vaincre l’éléphant, puis à l’embrocher et à le soulever de terre, jusqu’à ce qu’il soit mort. Alors la graisse de l’éléphant mort coule dans les yeux du karkadann, qui en est aveuglé et tombe sur place. Alors du haut des airs fond sur eux deux le terrible rokh, qui les soulève ensemble et les transporte dans son nid pour en nourrir ses petits.

Je vis aussi, dans cette île, diverses sortes de buffles.

Nous y séjournâmes quelque temps, à respirer le bon air ; ce qui me donna le temps de faire rechange de mes diamants contre de l’or et de l’argent comptant, plus que n’en pouvait tenir la cale d’un navire. Puis, nous partîmes de là ; et, d’île en île, et de pays en pays, et de ville en ville, où j’admirai chaque fois l’œuvre belle du Créateur, en faisant par-ci par-là quelques ventes, achats et échanges, nous finîmes par toucher, en pays béni, à Bassra, pour de là remonter jusqu’à Baghdad, la demeure de paix !

Alors je me hâtai de courir à ma rue et d’entrer dans ma demeure, riche de sommes considérables, de dinars d’or et des plus beaux diamants, que je n’avais pas eu le cœur de vendre. Aussi, après les effusions du retour au milieu de mes parents et de mes amis, je ne manquai pas de me comporter généreusement en répandant les largesses autour de moi, sans oublier personne.

Ensuite, j’usai joyeusement de la vie, en mangeant des mets exquis, en buvant délicatement, en m’habillant de riches habits, et en ne me privant guère de la société des personnes délicieuses. Aussi, j’avais tous les jours de nombreux visiteurs de marque qui, ayant entendu parler de mes aventures, m’honoraient de leur présence pour me demander de leur raconter mes voyages, et de les mettre au courant des affaires des pays lointains. Et moi, j’éprouvais un contentement effectif à les instruire sur tout cela : ce qui faisait que tous s’en allaient en me félicitant d’avoir échappé à de si terribles dangers, et en s’émerveillant de mon récit à la limite de l’émerveillement. Et c’est ainsi que prit fin mon second voyage.

Mais demain, ô mes amis…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Mais demain, ô mes amis, si Allah veut, je vous raconterai les péripéties de mon troisième périple qui certainement est, de beaucoup, plus intéressant et plus stupéfiant que les deux premiers ! »

Puis Sindbad se tut. Alors les esclaves servirent à manger et à boire à tous les invités, qui étaient prodigieusement étonnés de ce qu’ils venaient d’entendre. Ensuite, Sindbad le Marin fit donner cent pièces d’or à Sindbad le Terrien, qui les prit, en remerciant beaucoup, et s’en alla en appelant sur la tête de son hôte les bénédictions d’Allah, et arriva à sa maison en s’émerveillant de ce qu’il venait de voir et d’écouter.

Au matin, le portefaix Sindbad se leva, pria la prière du matin, et revint chez le riche Sindbad, comme cela lui avait été demandé. Et il fut reçu cordialement et traité avec beaucoup d’égards, et invité à prendre part au festin du jour et aux réjouissances, qui durèrent toute la journée. Après quoi, Sindbad le Marin, au milieu des convives attentifs et graves, commença son récit de la manière suivante…