Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 06/Histoire de Sindbad le marin

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 6p. 77-83).


HISTOIRE DE SINDBAD LE MARIN


Il est parvenu jusqu’à moi qu’il y avait, au temps du khalifat Haroun Al-Rachid, dans la ville de Baghdad, un homme appelé Sindbad le Portefaix. C’était un homme pauvre de condition et qui avait coutume, pour gagner sa vie, de porter des charges sur sa tête. Il lui arriva, un jour d’entre les jours, de porter une charge fort lourde ; et ce jour-là précisément était excessif de chaleur : aussi le portefaix se fatigua beaucoup de cette charge-là, et transpira. La chaleur était devenue intolérable, quand enfin le portefaix passa devant la porte d’une maison qui devait appartenir à quelque riche marchand, à en juger par le sol qui, tout autour, était bien balayé et arrosé d’eau de roses. Là soufflait une brise fort agréable ; et il y avait, près de la porte, un large banc où s’asseoir. Aussi le portefaix Sindbad, pour se reposer et respirer le bon air, déposa sa charge sur le banc en question, et sentit aussitôt une brise qui de cette porte-là s’en venait jusqu’à lui, pure et mêlée d’une délicieuse odeur ; aussi se délecta-t-il à tout cela, et alla-t-il s’asseoir à l’extrémité du banc. Alors il perçut un concert d’instruments divers et de luths qui accompagnaient des voix ravissantes chantant des chansons en une langue savante ; et il perçut aussi des voix d’oiseaux chanteurs qui glorifiaient Allah Très-Haut sur des modes charmeurs ; il distingua, entre autres, la voix des tourterelles, des rossignols, des merles, des bulbuls, des pigeons à collier et des perdrix apprivoisées. Alors il s’émerveilla en son âme et, à cause du plaisir énorme qu’il ressentait, il passa la tête par l’ouverture de la porte et vit, au fond, un jardin immense où se pressaient de jeunes serviteurs, et des esclaves, et des domestiques, et des gens de toute qualité, et il y avait là des choses qu’on ne pouvait trouver que chez les rois et les sultans.

Après cela, bouffa sur lui une bouffée d’odeurs de mets certainement admirables et délicieux, bouffée où se mêlaient toutes sortes de fumets exquis de toutes les diverses victuailles et boissons de bonne qualité. Alors il ne put s’empêcher de soupirer ; et il tourna les yeux vers le ciel et s’écria : « Gloire à Toi, Seigneur Créateur, Ô Donateur ! Tu fais tes donations à qui te plaît, sans calcul ! Ô mon Dieu ! si je crie vers toi, ce n’est point pour te demander compte de tes actes ou pour te questionner sur ta justice et ta volonté, car la créature n’a point à interroger son maître tout-puissant ! Mais, simplement, je constate. Gloire à toi ! Tu enrichis ou tu appauvris, tu élèves ou tu abaisses, selon tes désirs, et c’est toujours logique, bien que nous ne puissions comprendre ! Ainsi, voilà le maître de cette riche maison… Il est heureux aux extrêmes limites de la félicité ! Il est dans les délices de ces odeurs charmantes, de ces fumets agréables, de ces mets savoureux, de ces boissons supérieurement délicieuses ! Il est heureux et dispos et bien content, alors que d’autres, moi par exemple, sont aux limites extrêmes de la fatigue et de la misère ! »

Puis le portefaix appuya sa main contre sa joue et, de toute sa voix, chanta ces vers, qu’il improvisait à mesure :

« Souvent un malheureux sans gîte se réveille à l’ombre d’un palais créé par son destin. Moi, je me réveille, hélas ! chaque matin plus misérable que la veille !

« Mon infortune augmente encore d’instant en instant avec le faix chargeant mon dos qui se fatigue, tandis qu’au sein des biens que le sort leur prodigue, d’autres sont heureux et contents !

« Le destin chargea-t-il jamais le dos d’un homme d’une charge pareille à celle de mon dos ?… Pourtant d’autres, gorgés d’honneurs et de repos, ne sont que mes pareils en somme.

« Ils ne sont que pareils à moi, mais c’est en vain : le sort entre eux et moi mit quelque différence, puisque je leur ressemble autant qu’amer et rance le vinaigre ressemble au vin.

« Mais si je n’ai jamais joui de ta largesse, ô Seigneur, ne crois point que je t’accuse en rien ! Tu es grand, magnanime et juste ! Et je sais bien que tu jugeas avec sagesse ! »

Lorsque Sindbad le Portefaix eut fini de chanter ces vers, il se leva et voulut remettre la charge sur sa tête et continuer sa route, quand de la porte du palais sortit et s’avança vers lui un petit esclave au visage gentil, aux jolies formes ténues, aux vêtements fort beaux, qui vint le prendre doucement par la main en lui disant : « Entre parler à mon maître, car il désire te voir. » Le portefaix, fort intimidé, essaya bien de trouver quelque excuse qui pût le dispenser de suivre le jeune esclave, mais en vain. Il déposa donc sa charge chez le portier, dans le vestibule, et il pénétra avec l’enfant dans l’intérieur de la demeure.

Il vit une maison splendide, pleine de gens graves et respectueux, au centre de laquelle s’ouvrait une grande salle où il fut introduit. Il y remarqua une assemblée nombreuse composée de personnages à l’air honorable et de convives fort notables. Il y remarqua aussi des fleurs de toutes les sortes, des parfums de toutes les espèces, des confitures sèches de toutes les qualités, des sucreries, des pâtes d’amandes, des fruits merveilleux, et une quantité prodigieuse de plateaux chargés d’agneaux rôtis et de mets somptueux, et d’autres plateaux chargés de boissons extraites du jus des raisins. Il y remarqua aussi des instruments d’harmonie que tenaient sur leurs genoux de belles esclaves assises en bon ordre, chacune selon le rang qui lui était assigné.

Au centre de la salle, le portefaix aperçut, au milieu des autres convives, un homme au visage imposant et digne, dont la barbe était blanchie par les ans, dont les traits étaient fort beaux et très agréables à regarder, et dont toute la physionomie était empreinte de gravité, de bonté, de noblesse et de grandeur.

À la vue de tout cela, le portefaix Sindbad…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUATRE-VINGT-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… À la vue de tout cela, le portefaix Sindbad resta interdit et se dit en lui-même : « Par Allah ! cette demeure est quelque palais du pays des génies puissants ou la résidence d’un roi très grand ou d’un sultan ! » Puis il se hâta de prendre l’attitude que réclamaient la politesse et le savoir-vivre, fit ses souhaits de paix à tous les assistants, formula des vœux à leur intention, embrassa la terre entre leurs mains, et finit par se tenir debout, la tête baissée, avec respect et modestie.

Alors le maître du logis lui dit de s’approcher et l’invita à s’asseoir à ses côtés, puis, après lui avoir souhaité la bienvenue d’un ton fort aimable, il lui servit à manger, lui offrant ce qu’il y avait de plus délicat et de plus délicieux et de plus habilement apprêté parmi tous les mets qui couvraient les plateaux. Et Sindbad le Portefaix ne manqua pas de faire honneur à l’invitation, toutefois après avoir prononcé la formule invocatoire. Il mangea donc jusqu’à satiété ; puis il remercia Allah disant : « Louanges Lui soient rendues en toute occasion ! » Après quoi, il se lava les mains et remercia tous les convives pour leur amabilité.

Alors seulement le maître, suivant les usages qui ne permettent de questionner l’hôte que lorsqu’on lui a servi à manger et à boire, dit au portefaix : « Sois ici le bienvenu, et mets-toi largement à ton aise ! Que ta journée soit bénie ! Mais, ô mon hôte, peux-tu me dire ton nom et ta profession ? » Il lui répondit : « Ô mon maître, je m’appelle Sindbad le Portefaix, et ma profession consiste à porter sur ma tête des charges, moyennant salaire. » Le maître du lieu sourit et lui dit : « Sache, ô portefaix, que ton nom est comme mon nom, car je m’appelle Sindbad le Marin ! »

Puis il continua : « Sache aussi, ô portefaix, que, si je t’ai prié de venir ici, c’est pour t’entendre répéter les belles strophes que tu chantais quand tu étais assis dehors sur le banc ! »

À ces paroles, le portefaix devint fort confus et dit : « Par Allah sur toi ! ne me blâme pas trop pour cette action inconsidérée ; car les peines, les fatigues et la misère qui ne laisse rien dans la main apprennent à l’homme l’impolitesse, la sottise et l’insolence ! » Mais Sindbad le Marin dit à Sindbad le Portefaix : « N’aie aucune honte de ce que tu as chanté et sois ici sans gêne, car désormais tu es mon frère. Seulement hâte-toi, je t’en prie, de me chanter ces strophes que j’ai entendues et qui m’ont fort émerveillé ! » Alors le portefaix chanta les strophes en question, qui ravirent à l’extrême Sindbad le Marin.

Aussi, les strophes finies, Sindbad le Marin se tourna vers Sindbad le Portefaix et lui dit : « Ô portefaix, sache que j’ai une histoire, moi aussi, qui est étonnante et que je me réserve de te raconter à mon tour. Je te dirai ainsi toutes les aventures qui me sont arrivées et toutes les épreuves que j’ai subies avant de parvenir à cette félicité et d’habiter ce palais. Et tu verras alors au prix de quels terribles et étranges travaux, au prix de quelles calamités, de quels maux et de quels malheurs initiaux j’ai acquis ces richesses au milieu desquelles tu me vois vivre dans ma vieillesse. Car tu ignores sans doute les sept voyages extraordinaires que j’ai accomplis, et comment chacun de ces voyages est à lui seul une chose si prodigieuse que d’y penser seulement on reste interdit et à la limite de toutes les stupéfactions. Mais tout ce que je vais te raconter, à toi et à tous mes honorables invités, ne m’est, en somme, arrivé que parce que l’avait ainsi d’avance fixé la destinée, et que toute chose écrite doit courir sans qu’on puisse l’éviter ou la fuir !