Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 06/Aventure du poète Abou-Nowas

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 6p. 65-75).


AVENTURE DU POÈTE ABOU-NOWAS


Il est raconté — mais Allah est plus savant — qu’une nuit d’entre les nuits le khalifat Haroun Al-Rachid, pris d’insomnie et l’esprit fort préoccupé, sortit seul de son palais et alla faire un tour du côté de ses jardins, pour essayer de distraire son ennui. Il arriva de la sorte devant un pavillon dont la porte était ouverte, mais barrée par le corps d’un eunuque noir endormi sur le seuil. Il franchit le corps de l’esclave et pénétra dans l’unique salle dont ce pavillon était composé, et il vit tout d’abord un lit aux rideaux abaissés, éclairé à droite et à gauche par deux grands flambeaux. À côté du lit, il y avait une petite table qui soutenait un plateau où était une cruche de vin surmontée d’une tasse renversée.

Le khalifat fut étonné de trouver dans ce pavillon ces choses qu’il n’y soupçonnait pas et, s’avançant vers le lit, il en releva les rideaux et s’immobilisa émerveillé de la beauté endormie qui s’offrait à son regard. C’était une jeune esclave aussi belle que la lune dans son plein et dont la chevelure éployée était le seul voile.

À cette vue, le khalifat, charmé à l’extrême, prit la tasse qui surmontait le goulot de la cruche, la remplit de vin et formula en son âme : « Aux roses de tes joues, adolescente ! » et la but lentement. Puis il se pencha sur le jeune visage et déposa un baiser sur une petite envie noire qui souriait sur le coin de la lèvre gauche.

Mais ce baiser, quelque léger qu’il fût, réveilla la jeune femme qui, reconnaissant l’émir des Croyants, se leva vivement sur son séant, pleine d’effroi. Mais le khalifat la calma et lui dit : « Ô jeune esclave, voici près de toi un luth ! Tu dois certes savoir en tirer des accords charmants. Comme j’ai résolu de passer cette nuit avec toi, bien que je ne te connaisse pas, je ne serais pas fâché de te voir le manier, en l’accompagnant de ta voix ! »

Alors la jeune femme prit le luth et, l’ayant accordé, en tira des sons admirables sur vingt-un modes différents, si bien que le khalifat s’exalta à la limite de l’exaltation, et la jeune femme, s’en étant aperçu, ne manqua pas d’en profiter. Elle lui dit donc : « Je souffre, ô commandeur des Croyants, des rigueurs de la destinée ! » Le khalifat demanda : « Et comment cela ? » Elle dit : « Ton fils El-Amîn, ô commandeur des Croyants, m’avait achetée il y a quelques jours pour dix mille dinars afin de te faire cadeau de ma personne. Mais ton épouse Sett Zobéida, ayant eu connaissance de ce projet, remboursa à ton fils l’argent qu’il avait dépensé pour mon achat, et me remit entre les mains d’un eunuque noir pour qu’il m’enfermât dans ce pavillon isolé ! »

Lorsque le khalifat eut entendu ces paroles, il fut extrêmement courroucé et promit à la jeune femme de lui donner, dès le lendemain, un palais pour elle seule avec un train de maison digne de sa beauté. Puis, après une prise de possession, il sortit à la hâte, réveilla l’eunuque endormi et lui ordonna d’aller immédiatement prévenir le poète Abou-Nowas qu’il eût à se rendre aussitôt au palais.

C’était, en effet, la coutume du khalifat d’envoyer chercher le poète toutes les fois qu’il avait des soucis, pour l’entendre improviser des poèmes ouïe voir mettre en vers une aventure quelconque qu’il lui racontait.

L’eunuque se rendit donc à la maison d’Abou-Nowas et, ne l’y ayant pas trouvé, se mit à sa recherche dans tous les endroits publics de Baghdad et finit par le trouver dans un cabaret mal famé, au fond du quartier de la Porte Verte. Il s’approcha de lui et lui dit : « Ô Abou-Nowas, notre maître le khalifat te demande ! » Abou-Nowas éclata de rire et répondit : « Comment veux-tu, ô père des blancheurs, que je bouge d’ici, alors que je suis retenu en otage par un jeune garçon de mes amis ? » L’eunuque demanda : « Où est-il et quel est-il ? » Il répondit : « Il est mignon, imberbe et joli. Je lui ai promis un cadeau de mille drachmes ; mais comme je n’ai point sur moi cet argent, je ne puis décemment m’en aller avant de m’acquitter de ma dette ! »

À ces paroles, l’eunuque s’écria : « Par Allah ! Abou-Nowas, montre-moi ce jeune garçon, et si vraiment il est aussi gentil que tu as l’air de me le donner à entendre, tu es tout excusé et au delà ! »

Comme ils s’entretenaient de la sorte, le mignon montra sa jolie tête dans l’entrebâillement de la porte, et Abou-Nowas s’exclama, en se tournant de son côté : « Si le rameau se balançait quel ne serait point le chant des oiseaux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUATRE-VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Si le rameau se balançait, quel ne serait point le chant des oiseaux ! »

Alors le jeune garçon entra tout à fait dans la salle. Il était vraiment de la plus grande beauté et était vêtu de trois tuniques superposées et de couleur différente : la première, blanche entièrement ; la seconde, rouge ; la troisième, noire.

Lorsque Abou-Nowas le vit d’abord vêtu de blanc, il sentit pétiller en son esprit le feu de l’inspiration, et il improvisa ces vers en son honneur :

« Il s’est montré vêtu d’un lin à la blancheur de lait, et ses yeux étaient languissants sous ses paupières bleues, et les roses tendres de ses joues bénissaient Qui les avait créées !

« Et moi je lui dis : « Pourquoi passes-tu sans me regarder i alors que je consens à me livrer entre tes mains comme la victime sous les coups du sacrificateur ? »

« Il me répondit : « Laisse ces discours et regarde en silence l’œuvre du Créateur. Blanc est mon corps et blanche ma tunique, blanc est mon visage et blanche ma destinée : c’est blanc sur blanc, et blanc sur blanc ! »

Lorsque le jeune garçon eut entendu ces vers, il sourit et se dévêtit de sa tunique blanche pour paraître tout en rouge. À cette vue, Abou-Nowas sentit l’émotion poétique l’étreindre tout à fait et, séance tenante, il improvisa ces vers :

« Il s’est montré vêtu d’une tunique rouge comme ses procédés cruels !

« Et moi je m’écriai, ému de surprise : « Comment se fait-il que tu puisses, bien que tu sois d’une blancheur de lune, apparaître avec tes deux joues rougies, on le dirait, du sang de nos cœurs, et vêtu d’une tunique prise aux anémones ? »

« Il me répondit : « L’aurore m’avait d’abord prêté son vêtement, mais c’est maintenant le soleil lui-même qui m’a fait cadeau de ses flammes : de flamme sont mes joues et rouge mon habit, de flamme sont mes lèvres et rouge le vin qui les colore : c’est rouge sur rouge, et rouge sur rouge ! »

Lorsque le mignon eut entendu ces vers, d’un geste il rejeta sa tunique rouge et parut vêtu de la tunique noire qu’il portait directement sur la peau et qui dessinait bien la taille serrée par une ceinture de soie. Et Abou-Nowas, à cette vue, fut à la limite de l’exaltation et improvisa ces vers en son honneur :

« Il s’est montré vêtu d’une tunique noire comme la nuit, et il ne daigna me jeter un regard seulement ! Et je lui dis : « Ne vois-tu donc pas que mes ennemis et mes envieux exultent de ton abandon ?

« Ah ! je le vois bien maintenant : noirs sont tes vêtements et noire ta chevelure, noirs sont tes yeux et noire ma destinée : c’est noir sur noir, et noir sur noir ! »

Lorsque l’envoyé du khalifat eut vu le jeune homme et entendu ces vers, il excusa en son âme Abou-Nowas, et retourna sur l’heure au palais où il mit le khalifat au courant de l’aventure survenue à Abou-Nowas et lui raconta comment le poète s’était constitué en otage dans le cabaret, n’ayant pu payer la somme promise au beau jeune homme.

Alors le khalifat, fort irrité à la fois et amusé, remit à l’eunuque la somme nécessaire à la délivrance de l’otage, et lui ordonna d’aller le tirer de là sur le champ et de l’amener en sa présence, de gré ou de force.

L’eunuque se hâta d’exécuter l’ordre et bientôt s’en revint en soutenant avec difficulté le poète qui chancelait, pris de boisson. Et le khalifat l’apostropha d’une voix qu’il essaya de rendre furieuse ; puis, voyant qu’Abou-Nowas éclatait de rire, il s’approcha de lui, le prit par la main et s’achemina avec lui vers le pavillon où se trouvait l’adolescente.

Lorsque Abou-Nowas vit, assise sur le lit et tout de satin bleu habillée et le visage recouvert d’un léger voile de soie bleue, l’adolescente aux grands yeux noirs qui souriaient de sa mine, il se sentit dégrisé, mais, par contre, il fut enflammé d’enthousiasme et, inspiré sur l’heure, il improvisa cette strophe en son honneur :

« Dis à la belle au voile bleu que je la supplie de compatir à quelqu’un que brûle le désir de sa beauté. Dis-lui : « Je t’adjure, par la blancheur de ton beau teint que ne valent ni la tendre rose ni le jasmin, je t’adjure, par ton sourire qui fait pâlir perles et rubis, de me jeter un regard où je ne puisse lire la trace des calomnies que sur moi mes envieux ont inventées ! »

Lorsque Abou-Nowas eut fini son improvisation, l’adolescente présenta un plateau de boissons au khalifat qui, voulant s’amuser, invita le poète à boire tout seul tout le vin de la coupe. Abou-Nowas s’exécuta de bonne grâce et ne tarda pas à ressentir sur sa raison les effets de la liqueur enivrante. À ce moment, il prit fantaisie au khalifat, pour faire peur à Abou-Nowas, de se lever soudain et, le glaive à la main, de se précipiter sur lui en faisant mine de lui couper la tête.

À cette vue, Abou-Nowas terrifié se mit à courir à travers la salle en jetant de grands cris ; et le khalifat de le poursuivre dans tous les coins en le piquant de la pointe du glaive. Puis il finit par lui dire : « Soit ! reviens à ta place boire encore un coup ! » Et, en même temps, il fit signe à l’adolescente de cacher la coupe : c’est ce qu’elle fit immédiatement en la dissimulant sous sa robe. Mais Abou-Nowas, malgré son ivresse, s’en aperçut et improvisa cette strophe :

« Quelle étrange aventure est mon aventure ! Une naïve jeune fille se transforme en voleuse et me ravit la coupe pour la cacher sous sa robe dans un endroit où je me voudrais voir moi-même caché. C’est un endroit que je nommerai pas, par égard pour le khalifat ! »

En entendant ces vers, le khalifat se mit à rire et, par manière de plaisanterie, dit à Abou-Nowas : « Par Allah ! dès maintenant je veux te nommer à un haut emploi. Désormais tu es le chef attitré des entremetteurs de Baghdad ! » Abou-Nowas se mit à ricaner et riposta à l’instant : « Dans ce cas, ô commandeur des Croyants, je me mets à tes ordres et te prie de me dire si tu as tout de suite besoin de mon entremise ? »

À ces paroles, le khalifat entra dans une grande colère et cria à l’eunuque d’aller immédiatement appeler Massrour le porte-glaive, l’exécuteur de sa justice. Et quelques instants après, Massrour arriva, et le khalifat lui ordonna de dépouiller Abou-Nowas de ses vêtements…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUATRE-VINGT-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… et le khalifat lui ordonna de dépouiller Abou-Nowas de ses vêtements, de lui mettre un bât sur le dos, de lui passer un licou, de lui enfoncer un aiguillon dans le fondement, et de le conduire ainsi équipé devant tous les pavillons des favorites et des autres esclaves, pour qu’il pût servir de risée à tous les habitants du palais, puis de le mener à la porte de la ville et, devant tout le peuple de Baghdad, de lui couper la tête et de la lui apporter sur un plateau. Et Massrour répondit : « J’écoute et j’obéis ! » et aussitôt se mit à l’œuvre pour exécuter les ordres du khalifat.

Il emmena donc Abou-Nowas, qui jugea complètement vain d’essayer de détourner la fureur du khalifat, et, après l’avoir mis dans l’état prescrit, commença à le promener lentement devant les divers pavillons dont le nombre était exactement celui des jours de l’année.

Or, Abou-Nowas, dont la réputation de drôlerie était universelle dans le palais, ne manqua pas d’attirer la sympathie de toutes les femmes qui, pour mieux exprimer leur apitoiement, se mirent, chacune à son tour, à le couvrir d’or et de bijoux, et finirent par s’attrouper et le suivre, en lui disant de bonnes paroles ; si bien que le vizir Giafar Al-Barmaki, qui passait par là pour se rendre au palais où l’appelait une affaire de première importance, l’aperçut qui tantôt pleurait et tantôt se lamentait, s’approcha et lui dit : « C’est toi, Abou-Nowas ? Quel crime as-tu donc commis pour être châtié de la sorte ! » Il répondit : « Par Allah ! je n’ai pas commis même l’odeur d’un crime ! J’ai tout simplement récité quelques-uns de mes plus beaux vers devant le khalifat qui, par manière de gratitude, m’a loti de ses plus beaux vêtements ! »

Le khalifat, qui à ce moment précis se trouvait tout près, caché derrière une portière d’un des pavillons, entendit la réponse d’Abou-Nowas et ne put s’empêcher d’éclater de rire. Il pardonna à Abou-Nowas, lui fit don d’une robe d’honneur et d’une grosse somme d’argent et continua, comme par le passé, à en faire son compagnon inséparable dans ses moments de mauvaise humeur.


— Lorsque Schahrazade eut fini de raconter cette aventure du poète Abou-Nowas, la petite Doniazade, qui était prise d’un rire silencieux qu’elle étouffait vainement sur le tapis où elle était blottie, courut à sa sœur et lui dit : « Par Allah ! ma sœur Schahrazade, que cette histoire est amusante et comme Abou-Nowas déguisé en âne devait être drôle à regarder ! Tu serais si gentille de nous dire encore quelque chose à son sujet ! »

Mais le roi Schahriar s’écria : « Je n’aime pas du tout cet Abou-Nowas là ! Si tu tiens absolument à avoir la tête coupée sur l’heure, tu n’as qu’à continuer le récit de ses aventures. Sinon, et pour achever de nous faire passer cette nuit, hâte-toi de me raconter une histoire de voyages ; car, depuis le jour où, avec mon frère Schahzaman, roi de Samarcand Al-Ajam, j’ai entrepris une excursion aux pays lointains, à la suite de l’aventure avec ma femme maudite dont j’ai fait couper la tête, j’ai pris goût à tout ce qui a rapport aux voyages instructifs. Si donc tu connaissais un conte vraiment délicieux à écouter, ne tarde pas à le commencer ; car cette nuit mon insomnie est plus tenace que jamais ! »

À ces paroles du roi Schahriar, la diserte Schahrazade de s’écrier : « Justement ce sont ces histoires de voyages qui sont les plus étonnantes et les plus délicieuses d’entre toutes celles que j’ai racontées. Tu vas en juger tout de suite, ô Roi fortuné ; car, en vérité, il n’y a point dans les livres une histoire comparable à celle du voyageur qui s’appelle Sindbad le Marin[1]. Et c’est précisément de cette histoire là que je vais t’entretenir, ô Roi fortuné, du moment que tu veux bien me le permettre ! »

Et aussitôt Schahrazade de raconter :

  1. Sindbad, moi consacré par l’usage en France, au lieu de Sindabad, prononciation arabe.