Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 04/Conte du Corbeau et du Renard

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 4p. 241-252).


CONTE DU CORBEAU ET DU RENARD


Il est raconté qu’un vieux renard, dont la conscience était chargée de maints méfaits et maintes déprédations, s’était retiré au fond d’une gorge giboyeuse, en emmenant avec lui son épouse. Et là il continua à faire tant de ravages parmi le petit gibier, qu’il dépeupla complètement toute la montagne et finit, pour ne pas mourir de faim, par manger d’abord ses propres enfants, qui étaient gras à point, et, une nuit, par étrangler traîtreusement son épouse, qu’il dévora en un instant ! Cela fait, il ne lui resta plus rien à se mettre sous la dent.

Or, il était devenu trop vieux pour changer encore de place et il n’était plus assez agile pour chasser le lièvre et attraper au vol la perdrix. Pendant qu’il était absorbé par ces idées qui lui noircissaient le monde devant le visage, il vit se poser sur la cime d’un arbre un corbeau fatigué. Et aussitôt il pensa en son âme : « Si je pouvais décider ce corbeau à lier amitié avec moi, quelle bonne aubaine ce serait ! Il a de bonnes ailes qui lui permettent de faire la besogne à laquelle mes vieilles jambes percluses se refusent désormais ! Il m’apporterait ainsi ma nourriture et, de plus, il me tiendrait compagnie dans cette solitude qui commence à me peser ! « Et sitôt pensé, sitôt fait : il s’avança jusqu’au pied de l’arbre où se tenait le corbeau, pour pouvoir se faire mieux entendre, et après les salams les plus profondément sentis, il lui dit : « Ô mon voisin, tu n’ignores pas que tout bon musulman a deux mérites auprès de son voisin musulman : le mérite d’être musulman et le mérite d’être le voisin ! Or, je te reconnais sans hésitation ces deux mérites vis-à-vis de moi et, de plus, je me sens là, en pleine poitrine, saisi par l’attraction invincible de ta gentillesse, et je me découvre des dispositions spontanées de fraternelle amitié à ton égard ! Et toi, ô corbeau, que sens-tu à mon égard ? »

À ces paroles, le corbeau éclata de rire et tellement qu’il faillit dégringoler de l’arbre. Puis il dit au renard : « En vérité, ma surprise est extrême ! Et depuis quand, ô renard, cette amitié insolite ? Et depuis quand la sincérité est-elle entrée dans ton cœur, alors qu’elle n’avait jamais été que sur le bout de la langue ? Et depuis quand des races aussi différentes que les nôtres peuvent-elles fusionner si parfaitement, — toi, de la race des animaux, et moi, de la race des oiseaux ! Et surtout, ô renard, pourrais-tu, puisque tu es si éloquent, me dire depuis quand ceux de ta race ont cessé d’être les mangeurs, et ceux de ma race les mangés ?… Ça t’étonne ? Il n’y a vraiment pas de quoi ! Allons ! renard, vieux malin, remets toutes tes belles sentences dans ta besace, et dispense-moi de cette amitié qui n’a pas fait ses preuves ! »

Alors le renard lui dit : « Ô judicieux corbeau, tu raisonnes parfaitement ! mais sache bien que rien n’est impossible à Celui qui a formé les cœurs de ses créatures, et qui a soudain suscité dans le mien ce sentiment à ton égard. Or pour te démontrer que des individus de race différente peuvent merveilleusement s’accorder, et pour te fournir les preuves qu’à juste titre tu me réclames, je ne trouve rien de mieux que de te raconter l’histoire qui m’est parvenue de la puce et de la souris, si toutefois tu veux bien l’écouter ! »

Et le corbeau dit : « Du moment que tu parles de preuves, je suis tout prêt à entendre cette histoire de la puce et de la souris, que je n’ai jamais entendue ! » Et le renard dit :

« Ô gentil ami, les savants versés dans les livres anciens et modernes nous racontent qu’une puce et une souris avaient élu domicile dans la maison d’un riche marchand, chacune à l’endroit qui lui convenait le mieux.

« Or, une nuit, la puce, dégoûtée de toujours sucer le sang âcre du chat de la maison, sauta sur le lit où était étendue l’épouse du marchand et se faufila entre ses robes, et de là glissa sous sa chemise pour gagner sa cuisse et de là le pli de l’aine, juste à l’endroit le plus délicat. Or, vraiment elle trouva que cet endroit était fort délicat, et doux, et blanc, et lisse à souhait : aucune rugosité, aucun poil indiscret, au contraire, ô corbeau, au contraire ! Bref la puce se consolida là-dessus et se mit à sucer le sang délicieux de l’épouse jusqu’à satiété ! Mais elle avait apporté à son repas si peu de discrétion que, sous la cuisance de la piqûre, la jeune femme se réveilla et porta vivement la main à l’endroit piqué et elle aurait infailliblement écrasé la puce si celle-ci ne s’était adroitement esquivée du caleçon, à travers les plis innombrables de ce vêtement spécial aux femmes, et de là n’avait sauté à terre et couru se réfugier dans le premier trou qui se présenta devant elle ! Voilà pour la puce !

« Mais pour ce qui est de la jeune femme, elle poussa un hurlement de douleur qui fit accourir toutes les esclaves, lesquelles, ayant compris le motif de la douleur de leur maîtresse, se hâtèrent de relever leurs manches et de se mettre aussitôt à l’œuvre pour trouver la puce dans les vêtements : deux se chargèrent des robes, une autre de la chemise et deux autres de l’ample caleçon dont elles se mirent à déplier soigneusement tous les plis l’un après l’autre, pendant que la jeune femme, toute nue, à la clarté des flambeaux, s’examinait elle-même le devant du corps et que son esclave favorite lui inspectait minutieusement le derrière. Mais tu juges bien, ô corbeau, que l’on ne trouva absolument rien ! Et voilà pour la femme ! »

Et le corbeau s’écria : « Mais, en tout cela, où sont les preuves dont tu me parlais ? » Et le renard dit : « Justement nous y arrivons ! » Et il continua :

« En effet, le trou dans lequel s’était réfugiée la puce était le gîte même de la souris…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT CINQUANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

« En effet, le trou dans lequel s’était réfugiée la puce était le gîte même de la souris. Aussi lorsque la souris vit ainsi entrer la puce chez elle avec ce sans-gêne, elle fut extrêmement offusquée et lui cria : « Que viens-tu faire chez moi, ô puce, toi qui n’es ni de mon espèce ni de mon essence, et dont on ne peut attendre que du désagrément, parasite que tu es ! » Mais la puce répondit : « Ô souris hospitalière, sache que si j’ai envahi si indiscrètement ton domicile, c’est malgré moi et pour échapper à la mort dont je suis menacée par la maîtresse de la maison ! Et tout cela pour un peu de sang que je lui ai soutiré ! Il est vrai que ce sang était de première qualité, et moelleux et tiède à ravir et d’une digestion merveilleuse ! Je viens donc recourir à toi, confiante dans ta bonté, et te prier de m’accepter chez toi jusqu’à ce que le danger soit passé. Aussi, loin de te tourmenter et t’obliger à fuir ton domicile, je t’aurai une gratitude si marquée que tu remercieras Allah qui a permis notre réunion ! » Alors la souris, convaincue par la sincérité d’accent de la puce, lui dit : « S’il en est vraiment ainsi, ô puce, tu peux sans crainte partager mon gîte et vivre ici dans la tranquillité ; et tu seras ma compagne dans la bonne et mauvaise fortune ! Mais pour ce qui est du sang bu sur la cuisse de l’épouse, va ! ne t’en inquiète pas ! Et digère-le dans la paix de ton cœur avec délices ! car chacun trouve sa nourriture où il peut et il n’y a là rien de répréhensible, et si Allah nous a donné la vie, ce n’est point pour que nous nous laissions mourir de faim ou de soif ! Et d’ailleurs, voici à ce sujet les vers que j’ai entendus un jour réciter par un santon dans les rues :

« Je n’ai rien sur la terre qui me pèse ou qui m’attache ; je n’ai ni meubles, ni épouse revêche, ni maison ! Ô mon cœur, tu es léger !

Un morceau de pain, une gorgée d’eau et une pincée de gros sel suffisent à me nourrir, car je suis seul ! Une robe tout usée me sert de vêtement, et c’est déjà trop !

Le pain, je le prends où je le trouve, et la destinée comme elle vient ! On ne peut rien m’enlever ! Et ce que je prends aux autres, pour vivre, c’est leur surplus ! Mon cœur, tu es léger ! »

« Lorsque la puce eut entendu ce discours de la souris, elle fut extrêmement touchée et lui dit : « Ô souris, ma sœur, quelle vie délicieuse n’allons-nous pas désormais couler ensemble ! Qu’Allah hâte le moment où je pourrai reconnaître tes bontés ! »

« Or, ce moment ne tarda pas à arriver. En effet, le soir même, la souris, qui était allée rôder dans la chambre du marchand, entendit un tintement métallique et finit par voir le marchand compter un à un des dinars nombreux qui étaient dans un petit sac ; et, lorsqu’il les eut tous vérifiés, il les cacha sous son oreiller et s’étendit sur le lit et s’endormit.

« Alors la souris courut trouver la puce et lui raconta ce qu’elle venait de voir et lui dit : « Voilà enfin pour toi l’occasion de me venir en aide, et cela en transportant avec moi ces dinars d’or du lit du marchand à mon gîte ! » À ces paroles, la puce faillit s’évanouir d’émotion, tant la chose lui parut exorbitante, et elle dit tristement à la souris : « Mais tu n’y penses pas, ô souris ! ne vois-tu pas ma taille ? Comment pourrais-je transporter sur mon dos un dinar, alors que mille puces réunies ne sauraient le faire bouger seulement ? Pourtant je puis certes t’être ici d’une grande utilité, car je me charge, moi puce, telle que je suis, de transporter le marchand lui-même hors de sa chambre et même de sa maison ; et alors tu deviens la maîtresse de la place, et tu peux tout à ton aise, et sans te presser, transporter les dinars dans ton gîte ! » Alors la souris s’écria : « C’est juste, brave puce, et vraiment je n’y pensais pas ! Et pour ce qui est de mon gîte, il est assez vaste pour contenir tout cet or ; et, de plus, j’y ai ménagé soixante-dix portes de sortie pour le cas où l’on voudrait m’y enfermer et m’y murer ! Hâte-toi donc de combiner ce que tu m’as promis ! »

« Alors la puce, en quelques sauts, fut sur le lit où dormait le marchand et se dirigea droit à son cul et là le piqua comme jamais puce n’avait piqué un cul d’homme. À cette piqûre et à la douleur lancinante qui s’en suivit, le marchand se réveilla en portant vivement la main à son endroit honorable, d’où la puce s’était hâtée de s’éloigner, et se mit à lancer mille malédictions qui retentirent à vide dans la maison silencieuse. Puis, après s’être tourné et retourné, il essaya de se rendormir. Mais il comptait sans l’ennemi ! En effet, la puce, à la vue du marchand qui s’entêtait dans son lit, revint à la charge, furieuse à l’extrême, et cette fois alla le piquer de toute sa force à cet endroit si sensible qu’on nomme le périnée.

« Alors là le marchand sursauta en hurlant et rejeta loin de lui couvertures et vêtements et courut jusqu’au bas de sa maison, près du puits, où il s’imbiba d’eau froide, et il ne voulut plus réintégrer sa chambre, mais s’étendit sur le banc de la cour pour y passer le reste de la nuit.

« Aussi la souris put en toute facilité transporter dans son gîte tout l’or du marchand ; et quand vint le matin il ne restait plus un seul dinar dans le sac.

« Et c’est ainsi que la puce sut reconnaître l’hospitalité de la souris et l’en dédommagea dans une mesure au centuple !


» Et toi, ô corbeau, continua le renard, j’espère que tu verras bientôt la mesure de mon dévouement à ton égard, en retour du pacte d’amitié que je te demande de sceller entre nous ! »

Mais le corbeau lui dit : « En vérité, seigneur renard, ton histoire est loin de me convaincre. Et puis, après tout, on est libre de faire ou de ne pas faire le bien, surtout quand ce bien doit vous être une cause de calamités. Or, c’est bien le cas ici. En effet, tu es réputé depuis longtemps pour tes perfidies et tes manquements à la parole donnée ; comment donc pourrais-je avoir confiance dans quelqu’un d’une si insigne mauvaise foi, et qui a trouvé moyen, tout dernièrement encore, de trahir et de faire périr son cousin le loup ? Car, ô traître, je suis au courant de ce méfait dont le bruit a fait le tour de toute la gent animale ! Si donc tu n’as pas hésité à sacrifier quelqu’un qui est de ta race, si ce n’est de ton espèce, après l’avoir longtemps fréquenté et flagorné de toutes façons, il est bien probable que tu ne te feras qu’un jeu de la perdition de celui qui est d’une race hostile et si différente de la tienne ! Aussi cela me rappelle fort à propos une histoire qui s’applique, vois-tu, à merveille à notre cas présent ! » Le renard s’écria : « Quelle histoire ? » Le corbeau dit : « C’est celle du vautour ! » Mais le renard dit : « Je ne connais pas du tout cette histoire du vautour. Montre un peu ce que c’est ! » Et le corbeau dit :


« Il y avait un vautour qui était d’une tyrannie, dépassant toutes les limites connues ; nul oiseau, grand ou petit, n’avait été indemne de ses vexations ; et il avait semé la terreur chez tous les loups de l’air et tous les loups de la terre, si bien qu’à son approche les bêtes de proie les plus féroces lâchaient là tout ce qu’elles tenaient et s’évadaient épouvantées de son bec effroyable et de ses plumes hérissées. Mais bientôt le temps vint où les années accumulées sur sa tête la déplumèrent entièrement et usèrent ses griffes et firent tomber en morceaux ses mandibules menaçantes et, jointes aux intempéries, rendirent son corps perclus et ses ailes sans vertu ! Alors il devint un tel objet de pitié que ses anciens ennemis dédaignèrent même de lui rendre la mesure de ses tyrannies, et ne le traitèrent que par le mépris. Et il était obligé, pour se nourrir, de se contenter des restes de repas que laissaient les oiseaux et les animaux !


« Et toi, ô renard, si tu as perdu tes forces, je vois que tu n’as encore rien perdu de tes traîtrises ! Car tu veux, toi l’impuissant, t’allier avec moi qui, par l’effet de la bonté du Donateur, conserve encore intacte la vigueur de mon aile, l’acuité de ma vue et le poli de mon bec. Crois-moi, n’essaie pas de faire comme le moineau ! » Et le renard, tout à fait étonné, lui demanda : « De quel moineau parles-tu ? » Le corbeau dit : « Écoute !


« Il m’est parvenu qu’un moineau se trouvait dans un pré où paissait un troupeau de moutons ; et il s’occupait à fouiller la terre de son bec, en suivant les moutons, quand il vit soudain un aigle énorme fondre sur un petit agneau et l’emporter dans ses griffes et disparaître avec lui vers le loin. À cette vue, le moineau se regarda avec une extrême fierté et étendit ses ailes avec suffisance et se dit en lui-même : « Mais moi aussi je sais voler, et je puis même emporter un gros mouton ! » Et là-dessus, il choisit le mouton le plus gros qu’il pût trouver, celui qui avait une laine si fournie et si vieille que sous le ventre elle n’était plus, tant l’urine de la nuit l’imbibait, qu’une masse collante et putréfiée ! Et le moineau fondit sur le dos de ce mouton et voulut l’enlever, sans plus. Mais, dès son premier mouvement, ses pattes furent emprisonnées dans les flocons de laine, et il resta lui-même le prisonnier du mouton. Alors le berger accourut et s’empara de lui et lui arracha les plumes des ailes et, l’ayant attaché par le pied avec une ficelle, le donna comme jouet à ses petits enfants, et leur dit : « Regardez bien cet oiseau ! C’est un qui a voulu, pour son malheur, se comparer à plus fort que lui ! Aussi il est châtié par l’esclavage ! »


« Et toi, ô renard perclus, tu veux maintenant te comparer à moi, puisque tu as l’audace de me proposer ton alliance ! Allons ! vieux rusé, crois-moi, tourne ton dos au plus vite ! » Alors le renard comprit qu’il était désormais inutile d’essayer de duper un individu aussi averti que l’était le corbeau. Et, dans sa rage, il se mit à grincer si fort des mâchoires qu’il se cassa une grosse dent. Et le corbeau, narquois, lui dit : « En vérité, je suis peiné que tu te sois cassé une dent à cause de mon refus ! » Mais le renard le regarda avec un respect sans bornes et lui dit : « Ce n’est point à cause de ton refus que je me suis cassé cette dent, mais bien de honte d’avoir trouvé plus malin que moi ! »

Et, ayant dit ces paroles, le renard se hâta de déguerpir pour aller se cacher.

— Et telle est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, l’histoire du corbeau et du renard ! Elle a été un peu longue, peut-être ; mais aussi je me propose, si Allah m’accorde vie jusqu’à demain, et si c’est ton bon plaisir, de le raconter l’histoire de la belle schamsennahar avec le prince ali ben-bekar. »

Mais le roi Schahriar s’écria : « Ô Schahrazade, ne crois point que les histoires des animaux et des oiseaux ne m’aient pas charmé ou qu’elles m’aient paru longues, au contraire ! Si même tu en connaissais d’autres, je ne serais point fâché de les entendre, ne serait-ce que pour le profit que je pourrais en tirer ! Mais du moment que tu m’annonces une histoire qui, au seul titre, me paraît déjà parfaitement admirable, je suis prêt à t’écouter ! »

Mais Schahrazade vit apparaître le matin et pria le Roi d’attendre jusqu’au lendemain.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT CINQUANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :