Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 04/Histoire de la belle Schamsennahar

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 4p. 253-330).


HISTOIRE D’ALI BEN-BEKAR ET
DE LA BELLE SCHAMSENNAHAR


Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait à Baghdad, sous le règne qui se présenta et s’écoula du khalifat Haroun Al-Rachid, un jeune marchand fort bien fait et fort riche qui s’appelait Abalhassan ben-Tâher. Il était certainement le plus beau et le plus affable et le plus richement habillé de tous les marchands du Grand Souk. Aussi avait-il été choisi par le chef eunuque du palais pour fournir aux favorites toutes les choses, étoffes ou pierreries, dont elles pouvaient avoir besoin ; et ces dames s’en rapportaient aveuglément à son bon goût et surtout à sa discrétion, bien des fois mise à l’épreuve, pour les commissions dont elles le chargeaient de temps en temps. Et il ne manquait jamais de servir toutes sortes de rafraîchissements aux eunuques qui venaient lui faire les commandes, et de leur donner chaque fois un cadeau approprié au rang qu’ils occupaient près de leurs maîtresses. Aussi le jeune Abalhassan était-il adoré de toutes les femmes et de tous les esclaves du palais, et tellement que le khalifat lui-même finit par le remarquer ; et, dès qu’il le vit, il l’aima pour ses bonnes manières et sa jolie figure si avenante et son teint si tranquille ; et il lui donna libre accès au palais, à toute heure du jour ou de la nuit ; et comme le jeune Abalhassan joignait à toutes ses qualités le don du chant et de la poésie, le khalifat, qui ne mettait rien au-dessus d’une belle voix et d’une jolie diction, le faisait souvent venir lui tenir compagnie à table et lui improviser des vers aux rythmes parfaits.

Aussi la boutique d’Abalhassan était-elle la plus connue par tout ce que Baghdad contenait de beaux jeunes gens d’entre les fils des émirs et des notables, et de femmes des nobles dignitaires et des chambellans.

Or, l’un des habitués les plus fervents de la boutique d’Abalhassan était un jeune seigneur qui était devenu l’ami tout à fait particulier d’Abalhassan, tant il était beau et attirant. Il s’appelait Ali ben-Bekar, et descendait des anciens rois de Perse. Il avait une taille charmante, un visage aux joues fraîches et rosées, des sourcils d’une ligne parfaite, des dents souriantes et un parler délicieux.

Un jour donc que le jeune prince Ali ben-Bekar était assis dans la boutique à côté de son ami Abalhassan ben-Tâher et que tous deux causaient et riaient, ils virent arriver dix adolescentes, belles comme des lunes, qui en entouraient une onzième montée sur une mule harnachée de brocart avec des étriers d’or. Et cette onzième était couverte d’un izar de soie rose, que serrait à la taille une ceinture brodée d’or, large de cinq doigts et incrustée de grosses perles et de pierreries. Son visage était voilé d’une voilette transparente, et ses yeux apparaissaient splendides à travers ! La peau de ses mains était à la vue aussi douce que la soie même et reposante dans sa blancheur, et ses doigts, lourds de diamants, n’en paraissaient que plus fuselés. Quant à sa taille et à ses formes, on pouvait les deviner merveilleuses à en juger par le peu que l’on pouvait voir.

Lorsque le convoi fut à la porte de la boutique, la jeune femme, s’appuyant sur les épaules de ses esclaves, mit pied à terre et entra dans la boutique en souhaitant la paix à Abalhassan, qui lui rendit son souhait avec les marques du plus profond respect et se hâta d’arranger les coussins et le divan pour l’inviter à y prendre place, et se retira aussitôt, un peu plus loin, pour attendre ses ordres. Et la jeune femme se mit à choisir négligemment quelques étoffes à fond d’or, quelques orfèvreries et quelques flacons d’essence de roses ; et, comme elle n’avait pas à se gêner chez Abalhassan, elle releva un instant son petit voile de visage et fit ainsi briller, sans artifices, sa beauté.

Or, à peine le jeune prince Ali ben-Bekar eut-il aperçu ce visage si beau qu’il en fut frappé d’admiration, et une passion s’alluma au fond de son foie ; puis comme, par discrétion, il faisait mine de s’éloigner, la belle adolescente, qui l’avait remarqué, elle aussi, et avait également été secrètement remuée, dit à Abalhassan de sa voix admirable : « Je ne veux pas être cause du départ de tes clients. Invite donc ce jeune homme à rester ! » Et elle sourit adorablement.

À ces paroles, le prince Ali ben-Bekar fut au comble de ses vœux et, ne voulant pas être en reste de galanterie, dit à l’adolescente : « Par Allah ! ô ma maîtresse, si je voulais m’en aller ce n’était pas seulement par crainte d’être importun, mais parce qu’en te voyant, j’avais pensé à ces vers du poète :

« Ô toi qui regardes le soleil ! vois-tu pas qu’il habite des hauteurs que nul œil humain ne saurait mesurer ?

Penses-tu donc pouvoir l’atteindre sans ailes, ou crois-tu, ô naïf, le voir descendre jusqu’à toi ? »

Lorsque l’adolescente eut entendu ces vers récités avec un accent désespéré, elle fut charmée du sentiment délicat qui les inspirait, et elle fut plus vivement subjuguée par l’air charmant de son amoureux. Aussi elle lui jeta un long regard souriant, puis elle fit signe au jeune marchand de s’approcher, et lui demanda à mi-voix :. « Abalhassan, qui est donc ce jeune homme, et d’où est-il ? » Il répondit : « C’est le prince Ali ben-Bekar, descendant des rois de Perse. Il est aussi noble qu’il est beau. Et c’est mon meilleur ami. » — « Il est gentil ! reprit la jeune femme. Ne t’étonne donc pas, Abalhassan, si tout à l’heure, après mon départ, tu vois arriver une de mes esclaves pour vous inviter, toi et lui, à me venir voir. Car je voudrais lui prouver qu’il y a à Baghdad de plus beaux palais, de plus belles femmes et de plus expertes almées qu’à la cour des rois de Perse ! » Et Abalhassan, à qui il n’en fallait pas plus long pour comprendre, s’inclina et répondit : « Sur ma tête et sur mes yeux ! »

Alors la jeune femme ramena son petit voile sur son visage, et sortit en laissant derrière elle un parfum subtil de robes conservées dans le santal et le jasmin.

Quant à Ali ben-Bekar, une fois l’adolescente partie, il resta pendant un bon moment à ne savoir plus ce qu’il disait, et tellement qu’Abalhassan fut obligé de l’avertir que les clients remarquaient son agitation et commençaient à s’en étonner. Et Ali ben-Bekar répondit : « Ô Ben-Tâher, comment ne serais-je pas agité et, moi-même, étonné de voir mon âme chercher à s’échapper de mon corps pour aller rejoindre cette lune qui oblige mon cœur à se donner sans consulter mon esprit ? » Puis il ajouta : « Ô Ben-Tâher, de grâce ! qui est cette adolescente que tu sembles connaître ? Hâte-toi de me le dire ! » Et Abalhassan répondit : « C’est la favorite de choix de l’émir des Croyants ! Son nom est Schamsennahar ![1] Elle est traitée par le khalifat avec des égards qui sont à peine rendus à Sett-Zobéida elle-même, l’épouse légitime. Elle a un palais à elle seule où elle commande en maîtresse absolue, sans être l’objet de la surveillance des eunuques ; car le khalifat a en elle une confiance sans limites, et, à juste titre, car de toutes les femmes du palais c’est celle qui, bien que la plus belle, fait le moins parler d’elle, avec des clignements d’œil, par les esclaves et les eunuques. »

Or, Abalhassan venait à peine de donner ces explications à son ami Ali ben-Bekar, qu’une petite esclave entra qui s’approcha tout près d’Abalhassan et lui dit à l’oreille : « Ma maîtresse Schamsennahar vous demande, toi et ton compagnon ! » Et aussitôt Abalhassan se leva, fit signe à Ali ben-Bekar, et, ayant fermé la porte de sa boutique, il suivit, accompagné d’Ali, la petite esclave qui marchait devant eux et qui les conduisit de la sorte au palais même du khalifat Haroun Al-Rachid.

Et du coup le prince Ali se crut transporté dans la demeure même des génies, où toutes choses sont si belles que la langue de l’homme deviendrait poilue avant de pouvoir les décrire. Mais la petite esclave, sans leur donner le temps d’exprimer leur enchantement, frappa ses mains l’une contre l’autre, et aussitôt apparut une négresse chargée d’un grand plateau couvert de mets et de fruits qu’elle déposa sur un tabouret ; et l’odeur seule qui s’en dégageait était déjà un baume admirable aux narines et au cœur. Aussi la petite esclave ne manqua pas de les servir avec des égards extrêmes, et, lorsqu’ils se furent bien rassasiés, elle leur présenta le bassin et le vase d’or plein d’eau de senteur pour leurs mains ; puis elle leur présenta une aiguière merveilleuse enrichie de rubis et de diamants et pleine d’eau de roses, et leur en versa dans l’une et dans l’autre mains pour la barbe et le visage ; après quoi elle leur apporta du parfum d’aloès dans une petite cassolette d’or, et leur en parfuma les vêtements, selon la coutume. Et, cela fait, elle ouvrit une porte de la salle où ils se trouvaient, et les pria de la suivre. Et elle les introduisit dans une grande salle d’une architecture ravissante.

C’était, en effet, une salle surmontée d’un dôme soutenu par quatre-vingts colonnes transparentes de l’albâtre le plus pur, dont les bases et les chapiteaux étaient sculptés avec un art subtil et ornés d’oiseaux d’or et d’animaux à quatre pieds. Et ce dôme était entièrement peint, sur fond d’or, de lignes colorées et vivantes à l’œil, qui représentaient les mêmes dessins que ceux du grand tapis dont la salle était couverte. Et, dans les espaces laissés entre les colonnes, il y avait de grands vases de fleurs admirables ou simplement de grandes coupes vides, mais belles de leur propre beauté et de leur chair de jaspe, d’agate ou de cristal. Et cette salle donnait de plain-pied sur un jardin dont l’entrée représentait, en petits cailloux colorés, les mêmes dessins que le tapis : ce qui faisait que le dôme, la salle et le jardin se continuaient sous le ciel nu et le bleu tranquille.

Or, pendant que le prince Ali ben-Bekar et Abalhassan admiraient cet arrangement délicat, ils aperçurent, assises en rond, les seins rebondissants, les yeux noirs et les joues roses, dix jeunes femmes qui tenaient chacune à la main un instrument à cordes.

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT CINQUANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… et les joues roses, dix jeunes femmes qui tenaient chacune à la main un instrument à cordes. Et, à un signe de la petite esclave favorite, elles jouèrent toutes ensemble un prélude d’une grande douceur, et tel que le prince Ali, dont le cœur était rempli du souvenir de la belle Schamsennahar, sentit les larmes lui remplir les paupières. Et il dit à son ami Abalhassan : « Ah ! mon frère, je sens que mon âme s’émeut ! Et ces accords me parlent un langage qui fait pleurer mon âme, sans qu’au juste je sache pourquoi ! » Abalhassan lui dit : « Mon jeune seigneur, que ton âme soit tranquille, et qu’elle prête toute son attention à ce concert qui promet d’être admirable, grâce à la belle Schamsennahar qui probablement va bientôt arriver ! »

En effet, à peine Abalhassan avait-il achevé ces mots que les dix jeunes femmes se levèrent toutes ensemble et, les unes pinçant les cordes et les autres agitant rythmiquement leurs petits tambours à grelots, entonnèrent ce chant annonciateur :

« Azur, tu nous regardes soudain avec un sourire content. Ô lune, voici que tu relèves tes robes de nuages et tu te voiles confuse ! Et toi, soleil, ô soleil vainqueur, tu fuis et tu ne brilles plus ! »

Et le chœur s’arrêta, attendant la réponse que chanta l’une des dix :

« Ô mes yeux ! voici notre Lune qui s’avance. Car le Soleil nous visite, un jeune Soleil princier, qui vient rendre hommage à Schamsennahar ! »

Alors le prince Ali, qui figurait ce soleil, regarda du côté opposé et vit, en effet, s’approcher douze jeunes négresses qui portaient sur leurs épaules un trône d’argent massif, recouvert d’un dais de velours, et où était assise une femme qu’on ne pouvait encore voir, voilée qu’elle était par un grand voile de soie légère qui flottait sur le devant du trône. Et ces négresses avaient les seins nus et les jambes nues ; et un foulard de soie et d’or, ajusté à la taille, faisait saillir les riches fesses des porteuses. Et lorsqu’elles furent arrivées au milieu des chanteuses elles déposèrent doucement le trône d’argent et reculèrent sous les arbres.

Alors une main écarta les draperies et des yeux brillèrent sur un visage de lune ; c’était Schamsennahar. Elle était vêtue d’un grand manteau en étoffe légère, bleu sur or, constellé de perles, de diamants et de rubis, non point en quantité prodigieuse, mais en petit nombre, — seulement le tout était d’un choix et d’un prix inestimables. Alors, les draperies écartées, Schamsennahar releva complètement son petit voile et regarda en souriant le prince Ali et inclina la tête légèrement. Et le prince Ali la regarda en soupirant et ils se parlèrent tous deux un langage muet, par lequel, en quelques instants, ils se dirent bien plus de choses qu’ils n’en auraient pu se dire en un long espace de temps.

Mais Schamsennahar put enfin détacher ses regards des yeux d’Ali ben-Bekar, pour ordonner à ses femmes de chanter. Alors l’une d’elles se hâta de mettre son luth d’accord et chanta :

« Ô destinée ! quand deux amants, l’un vers l’autre attirés, se trouvent aimables et s’unissent dans un baiser, à qui la faute, sinon à toi ?

Ô mon cœur, dit l’amante, par ma vie ! donne encore un baiser ! Je te le rendrai, tel qu’il est, égal en chaleur ! Et si tu veux encore plus, que cela me serait facile ! »

Alors Schamsennahar et Ali ben-Bekar poussèrent un soupir ; et une seconde chanteuse, sur un rythme différent, à un signe de la belle favorite, dit :

« Ô bien-aimé ! lumière qui illumines l’espace où sont les fleurs, yeux du bien-aimé !

Ô chair poreuse qui filtres la boisson de mes lèvres, ô chair poreuse si douce à mes lèvres !

Ô bien-aimé ! quand je t’ai trouvé, la Beauté m’a arrêtée pour me chuchoter :

« Le voici ! Il a été modelé par des doigts divins ! Il est une caresse, telle une riche broderie ! »

À ces vers, le prince Ali ben-Bekar et la belle Schamsennahar se regardèrent longuement ; mais déjà une troisième chanteuse disait :

« Les heures heureuses, ô jeunes gens, s’écoulent comme l’eau, rapides comme l’eau. Croyez-moi, amoureux, n’attendez pas.

Profitez du bonheur lui-même. Ses promesses sont vaines ! Usez de la beauté de vos années et du moment qui vous unit. »

Lorsque la chanteuse eut fini ce chant, le prince Ali poussa un long soupir et, ne pouvant davantage contenir son émotion, il laissa couler ses larmes en sanglotant. À cette vue, Schamsennahar, qui n’était pas moins émue, se prit également à pleurer et, ne pouvant résister à sa passion, se leva de son trône et s’avança vivement vers la porte de la salle. Et aussitôt Ali ben-Bekar courut dans la même direction et, parvenu derrière le grand rideau de la porte, il se rencontra avec son amoureuse ; et leur émotion fut si grande en s’embrassant et leur délire si intense qu’ils s’évanouirent dans les bras l’un de l’autre ; et ils seraient certainement tombés s’ils n’avaient été soutenus par les femmes qui avaient suivi à distance leur maîtresse, et qui se hâtèrent de les transporter tous deux sur un divan où elles leur firent reprendre leurs esprits à force de les asperger avec l’eau de fleurs et de leur faire sentir des odeurs vivifiantes.

Or, la première chose que fit Schamsennahar en revenant à elle fut de regarder autour d’elle ; et elle eut un sourire heureux en revoyant son ami Ali ben-Bekar ; mais, comme elle ne voyait pas Abalhassan ben-Tâher, elle demanda anxieusement de ses nouvelles. Or, Abalhassan, par discrétion, s’était retiré plus loin, et n’était d’ailleurs pas sans appréhension sur la suite fâcheuse que pouvait avoir cette aventure, si elle venait à s’ébruiter dans le palais. Mais, dès qu’il se fut aperçu que la favorite s’informait de sa présence, il s’avança avec respect et s’inclina devant elle. Et Schamsennahar lui dit : « Ô Abalhassan, comment estimerai-je jamais à leur mesure tes bons offices. C’est grâce à toi que je dois de connaître ce que le monde possède de plus aimable parmi les créatures et ces instants incomparables où mon âme s’épuise par l’intensité de son bonheur ! Sois bien persuadé, ô Ben-Tâher, que Schamsennahar ne sera point une ingrate ! » Et Abalhassan s’inclina profondément devant la favorite en demandant pour elle à Allah l’accomplissement de tous les vœux que pouvait souhaiter son âme.

Alors Schamsennahar se tourna vers son ami Ali ben-Bekar et lui dit : « Ô mon maître, je ne doute plus de ton amitié, bien que la mienne dépasse en violence tous les sentiments que tu pourras éprouver pour moi. Mais, hélas ! quelle destinée est la mienne d’être attachée à ce palais et de ne pouvoir donner libre cours à ma tendresse ! » Et Ali ben-Bekar répondit : « Ô ma maîtresse, en vérité ton amour m’a tellement pénétré qu’il s’est combiné à mon âme et en a fait partie si complètement que, même après ma mort, mon âme le conservera essentiellement à elle uni ! Ah ! que nous sommes malheureux de ne pouvoir nous librement aimer ! » Et, ces paroles achevées, les larmes inondèrent comme une pluie les joues du prince Ali et, par sympathie, celles de Schamsennahar. Mais Abalhassan s’approcha d’eux discrètement et leur dit : « Par Allah ! je ne comprends rien à vos pleurs, alors que vous êtes ensemble ! Que serait-ce donc si vous étiez séparés ? Vraiment ce n’est point le moment de vous attrister, mais de vous épanouir, et de passer le temps dans l’agrément et la joie ! »

À ces paroles d’Abalhassan, dont elle avait appris à estimer les conseils, la belle Schamsennahar sécha ses larmes et fit signe à l’une de ses esclaves qui aussitôt sortit un moment pour revenir suivie de plusieurs suivantes qui portaient sur leurs têtes de grands plateaux d’argent chargés de toutes sortes de mets à l’aspect réjouissant. Et, ces plateaux une fois déposés sur les tapis entre Ali ben-Bekar et Schamsennahar, les suivantes reculèrent tout contre le mur et s’y immobilisèrent.

Alors Schamsennahar invita Abalhassan à s’asseoir en face d’eux, devant les plats d’or ciselé, où s’arrondissaient les fruits et mûrissaient les pâtisseries. Et de ses propres doigts la favorite se mit à confectionner des bouchées de chaque plat, et elle les mettait elle-même entre les lèvres de son ami Ali ben-Bekar. Et elle n’oubliait pas non plus Abalhassan ben-Tâher. Et lorsqu’ils eurent mangé, on enleva les plateaux d’or et on apporta une fine aiguière d’or dans un bassin d’argent ciselé ; et ils se lavèrent les mains avec l’eau parfumée qu’on leur en versait. Après quoi, ils s’assirent de nouveau et les jeunes négresses leur présentèrent des coupes d’agate colorée, posées sur des soucoupes de vermeil et pleines d’un vin exquis, dont le seul aspect réjouissait les yeux et dilatait l’âme. Et ils en burent lentement en se regardant longuement ; et, une fois les coupes vides, Schamsennahar renvoya toutes ses esclaves, ne gardant auprès d’elle que les chanteuses et les joueuses d’instruments.

Alors, comme elle se sentait tout à fait disposée à chanter, Schamsennahar commanda à l’une des chanteuses de préluder d’abord, pour donner le ton ; et la chanteuse accorda aussitôt son luth et chanta doucement :

« Mon âme, tu t’épuises ! Les mains de l’amour t’ont retournée en tous sens et ont jeté à tous les vents ton mystère.

Mon âme ! Je te gardais délicatement sous la tiédeur de mes côtes, et tu t’échappes pour courir à celui qui cause mes souffrances !

Coulez, mes larmes ! Ah ! vous vous échappez de mes paupières vers le cruel ! Larmes passionnées, vous aussi vous êtes amoureuses de mon bien-aimé ! »

Alors Schamsennahar tendit le bras et remplit une coupe et la but à moitié et l’offrit au prince Ali qui la prit et qui but, les lèvres posées à l’endroit même qu’avaient touché les lèvres de son amie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT CINQUANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… et qui but, les lèvres posées à l’endroit même qu’avaient touché les lèvres de son amie, tandis que les cordes des instruments frémissaient amoureusement sous les doigts des joueuses. Et Schamsennahar fit encore un signe à l’une d’elles pour demander que quelque chose fût chanté sur un ton un peu plus bas. Et la jeune esclave, en sourdine, murmura

« Si… mes joues sans cesse sont arrosées par la liqueur de mes yeux,

Si… la coupe où trempent mes lèvres est remplie de mes larmes plus encore que du vin de l’échanson,

Par Allah, ô mon cœur, abreuve-toi quand même à cette liqueur mélangée ! Elle fera rentrer en toi le surplus de mon âme qui s’échappe de mes yeux ! »

À ce moment, Schamsennahar se sentit complètement grisée par les notes émues des chansons et, prenant un luth des mains de l’une des femmes assises derrière elle, elle ferma les yeux à demi et de toute son âme elle chanta ces strophes admirables :

« Ô lumière de ses yeux ! ô beauté d’une gazelle adolescente ! Si tu t’éloignes, je meurs ; si tu t’approches, je me grise ! Ainsi je vis en brûlant et je m’éteins en jouissant.

Du souffle de ton haleine l’odorante brise est née ; et les soirs du désert en sont encore embaumés, les soirs tièdes sous les palmes joyeuses !

Attention ! ô brise amoureuse de son contact aimé ! je jalouse le baiser que tu prends sur le sourire de son menton et les fossettes de ses joues. Car ta caresse est un délice tel que toute sa chair en frissonne.

Jasmins de son ventre aromatique sous le vêtement très léger, jasmins de sa peau douce et lactée comme une pierre de lune !

Salive, ô ! salive que j’aime de sa bouche, boutons en fleurs de ses lèvres roses ! Ah ! les joues moites et les yeux clos après les étreintes d’amour !

Ô mon cœur ! tu t’égares dans les replis délicieux d’une chair de pierreries ! Prends garde ! l’amour te guette et ses flèches sont prêtes ! »

Lorsque Ali ben-Bekar et Abalhassan ben-Tâher eurent entendu ce chant de Schamsennahar ils faillirent s’envoler d’extase ; puis ils se trémoussèrent de plaisir et poussèrent des « Allah ! » d’une profondeur inaccoutumée ; puis ils rirent et pleurèrent ; et le prince Ali, à la limite de l’émotion, saisit un luth et le donna à Abalhassan en le priant de l’accompagner dans ce qu’il allait chanter. Alors il ferma les yeux et, la tête penchée et appuyée sur la main, à mi-voix il chanta ce chant de son pays :

« Écoute, ô échanson !

Il est si beau l’objet que j’aime que si j’étais le maître de toutes les cités je lui en ferais don sur l’heure pour seulement une fois toucher de mes lèvres la goutte de beauté sur sa joue ennemie !

Son visage est si beau qu’en vérité le grain de beauté est lui-même de trop ! Car ce visage est déjà si beau de sa propre beauté que ni roses ni velours d’un jeune duvet n’y ajouteraient un charme nouveau ! »

Et cela fut dit par le prince Ali ben-Bekar d’une voix tout à fait admirable ! Or, juste au moment où s’éteignait ce chant, la jeune esclave favorite de Schamsennahar accourut tremblante et effarée et dit à Schamsennahar : « Ô ma maîtresse, Massrour et Afif et d’autres eunuques du palais sont à la porte et demandent à te parler ! »

À ces paroles, le prince Ali et Abalhassan et toutes les esclaves furent extrêmement émus et tremblèrent même pour leur vie. Mais Schamsennahar, qui seule était restée calme, eut un sourire tranquille et leur dit à tous : « Rassurez-vous ! Et laissez-moi faire ! » Puis elle dit à sa confidente : « Va entretenir Massrour et Afif et les autres en leur disant de nous donner le temps de les recevoir selon leur rang ! » Alors elle ordonna à ses esclaves de fermer toutes les portes de la salle et de clore soigneusement les grands rideaux. Cela fait, elle invita le prince Ali et Abalhassan à ne plus bouger de la salle et à n’avoir aucune crainte ; puis, suivie de toutes les chanteuses, elle sortit de la salle, par la porte qui donnait sur le jardin et qu’elle fit refermer derrière elle ; et elle alla sous les arbres, s’asseoir sur son trône qu’elle avait pris soin d’y faire transporter. Là elle prit une pose langoureuse, ordonna à l’une des jeunes filles de lui masser les jambes et aux autres de se retirer plus loin, tandis qu’elle dépêchait une jeune négresse pour aller ouvrir la porte d’entrée à Massrour et aux autres.

Alors Massrour et Afif et vingt eunuques, l’épée nue à la main et la taille entourée du large ceinturon, s’avancèrent et, du plus loin qu’ils purent, se courbèrent jusqu’à terre et saluèrent la favorite avec les plus grandes marques de respect. Et Schamsennahar dit : « Ô Massrour, fasse Allah que tu sois porteur de bonnes nouvelles ! » Et Massrour répondit : « Inschallah ! ô ma maîtresse ! » Puis il s’approcha du trône de la favorite et lui dit : « L’émir des Croyants t’envoie ses souhaits de paix et te dit qu’il désire ardemment ta vue ! Et il te fait savoir que cette journée s’est annoncée pour lui pleine de joie et bénie entre toutes ; et il veut la terminer près de toi pour qu’elle soit complètement admirable. Mais il voudrait d’abord connaître ton sentiment à ce sujet et si tu aimes mieux aller toi-même au palais ou le recevoir plutôt chez toi, ici même ! »

À ces paroles, la belle Schamsennahar se leva et se prosterna et embrassa la terre pour marquer qu’elle considérait le désir du khalifat comme un ordre, et répondit : « Je suis l’esclave soumise et heureuse de l’émir des Croyants. Je te prie donc, ô Massrour, de dire à notre maître combien je suis dans la félicité de le recevoir et combien ce palais sera illuminé de sa venue ! »

Alors le chef des eunuques et sa suite se hâtèrent de se retirer, et Schamsennahar aussitôt courut à la salle où se trouvait son amoureux et, les larmes aux yeux, elle le serra contre sa poitrine et l’embrassa tendrement, et lui également ; puis elle lui exprima combien elle était malheureuse de lui dire adieu plus tôt qu’elle ne s’y était attendue. Et tous deux se mirent à pleurer dans les bras l’un de l’autre. Et le prince Ali put enfin dire à son amante : « Ô ma maîtresse, de grâce ! laisse-moi, ah ! laisse-moi te serrer, te sentir tout contre moi, jouir de ton contact adorable, puisque le moment de la séparation fatale est proche ! Je garderai dans ma chair ce contact aimé, et dans mon âme son souvenir ! Ce me sera une consolation dans l’éloignement et une douceur dans ma tristesse ! » Elle répondit : « Ô Ali ! par Allah ! c’est moi seule qu’atteindra la tristesse, moi qui reste dans ce palais avec seulement ton souvenir ! Toi, ô Ali, tu auras les souks pour te distraire et toutes les petites filles et les autres de la rue ; leurs grâces et leurs yeux allongés te feront oublier la désolée Schamsennahar, ton amante ; et le cliquetis de cristal de leurs bracelets dissipera peut-être jusqu’aux traces de mon image à tes yeux ! Ô Ali ! comment désormais pourrai-je résister aux éclats de ma douleur ou comprimer les cris dans ma gorge et les remplacer par les chants que me demandera le commandeur des Croyants ? Comment ma langue pourra-t-elle articuler les notes d’harmonie, et de quel sourire saurai-je l’accueillir lui-même, alors que toi seul peux me faire l’âme épanouie ? Ah ! de quels regards ne fixerai-je pas irrésistiblement la place que tu as occupée près de moi, ô Ali ! Et surtout comment, sans mourir, pourrai-je porter à mes lèvres la coupe partagée que me tendra l’émir des Croyants ? Sûrement, en la buvant, un poison sans pitié circulera dans mes veines ! Et alors, que la mort me sera légère, ô Ali ! »

À ce moment, comme Abalhassan ben-Tâher se disposait à les consoler en les exhortant à la patience, l’esclave confidente accourut prévenir sa maîtresse de l’approche du khalifat. Alors Schamsennahar, les yeux pleins de larmes, n’eut que le temps d’embrasser une dernière fois son amant et dit à la confidente : « Conduis-les au plus vite à la galerie qui donne sur le Tigre d’un côté et sur le jardin de l’autre ; et, quand la nuit sera bien noire, tu les en feras sortir adroitement du côté du fleuve ! » Et, ayant dit ces paroles, Schamsennahar comprima les sanglots qui l’étouffaient pour courir au-devant du khalifat qui s’avançait du côté opposé.

De son côté, la jeune esclave conduisit le prince Ali et Abalhassan à la galerie en question et se retira après les avoir rassurés et avoir fermé soigneusement la porte derrière elle. Alors ils se trouvèrent dans la plus grande obscurité ; mais au bout de quelques instants, à travers les fenêtres ajourées, ils virent une grande clarté qui, se rapprochant, leur fit apercevoir un cortège formé par cent jeunes eunuques noirs qui portaient à la main des flambeaux allumés ; et ces cent jeunes eunuques étaient suivis de cent vieux eunuques de la garde ordinaire des femmes du palais, et qui tenaient chacun à la main un glaive nu ; et derrière eux, enfin, à vingt pas, magnifique, s’avançait, précédé du chef des eunuques et entouré de vingt jeunes esclaves blanches comme la lune, le khalifat Haroun Al-Rachid.

Le khalifat s’avança donc, précédé de Massrour ; et il avait à sa droite son second chef des eunuques Afif et à sa gauche son second chef des eunuques Wassif. Et, en vérité, il était majestueux extrêmement et beau par lui-même et par tout l’éclat que vers lui projetaient les flambeaux des esclaves et les pierreries des courtisanes ! Et il s’avança de la sorte, au son des instruments dont soudain s’étaient mis à jouer les esclaves, jusqu’à Schamsennahar qui s’était prosternée à ses pieds. Et il se hâta de l’aider à se relever en lui tendant une main qu’elle porta à ses lèvres ; puis, tout heureux de la revoir, il lui dit : « Ô Schamsennahar, les soucis de mon royaume m’empêchaient depuis si longtemps de reposer mes yeux sur ton visage ! Mais Allah m’a accordé ce soir béni pour réjouir pleinement mes yeux de tes charmes ! » Puis il alla s’asseoir sur le trône d’argent, alors que la favorite s’asseyait devant lui et que les vingt autres femmes formaient un cercle autour d’eux sur des sièges situés à égale distance les uns des autres. Quant aux joueuses d’instruments et aux chanteuses, elles formèrent un autre groupe tout près de la favorite, tandis que les eunuques, jeunes et vieux, s’éloignaient, selon la coutume, sous les arbres, en tenant toujours les flambeaux allumés, au loin, pour ainsi laisser le khalifat se délecter commodément du frais de la soirée.

Lorsqu’il se fut assis et que tout le monde fut à sa place, le khalifat fit signe aux chanteuses, et aussitôt l’une d’elles, accompagnée par les autres, dit cette ode fameuse que le khalifat préférait à toutes celles qu’on lui chantait, pour la beauté de ses rythmes et la riche mélodie de ses finales :

« Enfant, l’amoureuse rosée du matin mouille les fleurs entrouvertes, et la brise édénique balance leurs tiges ! Mais tes yeux…

Tes yeux, petit ami, c’est la source limpide où désaltérer longuement le calice de mes lèvres ! Et ta bouche…

Ta bouche, ô jeune ami, est la ruche de perles où boire une salive enviée des abeilles ! »

Et, ces merveilleuses strophes ainsi chantées d’une voix passionnée, la chanteuse se tut. Alors Schamsennahar fit signe à sa favorite qui comprenait son amour pour le prince Ali ; et celle-ci, sur un mode différent, chanta ces vers qui s’appliquaient si bien aux intimes sentiments de la favorite pour Ali ben-Bekar :

« Quand la jeune Bédouine rencontre en chemin un beau cavalier, ses joues rougissent à l’égal de la fleur du laurier qui croît en Arabie.

Ô Bédouine aventureuse, éteins le feu qui te colore ! Sauvegarde ton âme d’une passion naissante qui la consumerait ! Reste insouciante dans ton désert, car la souffrance d’amour est le don des beaux cavaliers. »

Lorsque la belle Schamsennahar eut entendu ces vers, elle fut pénétrée d’une émotion si vive qu’elle se renversa sur son siège et tomba évanouie entre les bras de ses femmes qui avaient volé à son secours.

À cette vue, le prince Ali, qui, dissimulé derrière la fenêtre, regardait cette scène, avec son ami Ben-Tâher, fut tellement saisi de douleur sympathique…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT CINQUANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… fut tellement saisi de douleur sympathique qu’il tomba également tout de son long évanoui dans les bras de son ami Abalhassan ben-Tâher. Alors Abalhassan fut extrêmement perplexe à cause de l’endroit où ils se trouvaient ; et comme il cherchait inutilement de l’eau, dans cette obscurité, pour en asperger le visage de son ami, il vit soudain s’ouvrir une des portes de la galerie et entrer, hors d’haleine, la jeune esclave confidente de Schamsennahar, qui lui dit d’une voix effrayée : « Ô Abalhassan, lève-toi vite, toi et ton compagnon ; je vais tout de suite vous faire tous deux évader d’ici ; car tout est dans une confusion qui ne présage rien de bon pour nous, et je crois bien que c’est notre jour fatal ! Suivez-moi donc tous deux, ou nous sommes tous morts ! » Mais Abalhassan lui dit : « Ô secourable jeune fille, ne vois-tu donc pas l’état de mon ami ? Approche-toi et regarde ! »

Lorsque l’esclave vit le prince Ali évanoui sur le tapis, elle courut à une table où se trouvaient divers flacons qu’elle connaissait, et choisit un aspersoir d’eau de fleurs et vint en rafraîchir le visage du jeune homme qui reprit bientôt ses sens. Alors Abalhassan le souleva par les épaules et la jeune fille par les jambes et, à eux deux, ils le transportèrent hors de la galerie et le descendirent jusqu’au bas du palais, sur la rive du Tigre. Alors ils le déposèrent doucement sur un banc qui se trouvait là ; et la jeune fille se frappa dans les mains, et aussitôt apparut sur le fleuve une barque où il n’y avait qu’un seul rameur, qui se hâta d’accoster et de venir à eux. Puis, sans prononcer une parole, sur un simple signe de la confidente, il prit le prince Ali dans ses bras et le déposa dans l’embarcation, où ne tarda pas à entrer Abalhassan. Quant à la jeune esclave, elle s’excusa de ne pouvoir les accompagner plus loin et leur souhaita la paix d’une voix extrêmement triste, pour rentrer en hâte au palais.

Lorsque la barque fut arrivée à la rive opposée, Ali ben-Bekar, qui était complètement revenu à lui grâce à la fraîcheur de la brise et de l’eau, put, cette fois, soutenu par son ami, mettre pied à terre. Mais il fut obligé bientôt de s’asseoir sur une borne, tant il sentait son âme s’en aller. Et Abalhassan, ne sachant plus comment sortir d’embarras, lui dit : « Ô mon ami, prends courage et raffermis ton âme ; car, en vérité, cet endroit est loin d’être sûr, et ces bords sont infestés de bandits et de malfaiteurs. Un peu de courage seulement et nous serons en sûreté, non loin de là, dans la maison d’un de mes amis qui habite tout près de cette lumière que tu vois ! » Puis il dit : « Au nom d’Allah ! » Et il aida son ami à se lever et lentement il prit avec lui le chemin de la maison en question, à la porte de laquelle il ne tarda pas à arriver. Alors il frappa à cette porte, malgré l’heure avancée, et aussitôt quelqu’un vint ouvrir ; et Abalhassan, s’étant fait reconnaître, fut aussitôt introduit avec beaucoup de cordialité, ainsi que son ami. Et il ne manqua pas d’inventer un motif quelconque pour expliquer leur présence et leur arrivée en cet état à une heure si irrégulière. Et dans cette maison, où l’hospitalité fut exercée envers eux selon ses préceptes les plus admirables, ils passèrent le reste de la nuit, sans être importunés de questions déplacées. Et tous deux passèrent une bien mauvaise nuit : Abalhassan parce qu’il n’avait guère l’habitude de coucher hors de sa maison et qu’il se préoccupait des inquiétudes des siens à son égard, et le prince Ali parce qu’il revoyait toujours devant ses yeux l’image de Schamsennahar pâle et évanouie de douleur dans les bras de ses femmes, aux pieds du khalifat.

Aussi, dès qu’il fut matin, ils prirent congé de leur hôte et se dirigèrent vers la ville et ne tardèrent pas, malgré la grande difficulté qu’avait à marcher Ali ben-Bekar, à arriver à la rue où se trouvaient leurs maisons. Mais comme la première porte à laquelle ils arrivèrent était celle d’Abalhassan, celui-ci invita son ami avec beaucoup d’insistance à entrer d’abord se reposer chez lui, ne voulant pas le laisser seul en un état si fâcheux. Et il dit à ses gens de lui préparer la meilleure chambre de la maison et d’étendre par terre les matelas neufs que l’on conservait enroulés dans les grands placards pour des occasions comme celle-ci. Et le prince Ali, aussi fatigué que s’il avait marché des journées entières, n’eut que la force de se laisser tomber sur les matelas, où il put enfin fermer l’œil quelques heures. À son réveil, il fit ses ablutions et remplit son devoir de la prière et s’habilla pour sortir ; mais Abalhassan le retint en lui disant : « Ô mon maître, il est préférable de passer encore la journée et la nuit dans ma maison, pour que je puisse te tenir compagnie et te distraire de tes peines ! » Et il l’obligea à rester. Et, en effet, le soir venu, Abalhassan, après avoir passé toute la journée à causer avec son ami, fit venir les chanteuses les plus renommées de Baghdad ; mais rien ne put distraire Ali ben-Bekar de ses pensées affligeantes ; au contraire les chanteuses ne firent qu’exaspérer son mal et sa douleur ; et il passa une nuit encore plus troublée que la précédente ; et le matin son état avait empiré de si grave façon que son ami Abalhassan ne voulut pas le retenir davantage. Il se décida donc à l’accompagner jusqu’à chez lui, après l’avoir aidé à monter sur une mule que les esclaves du prince avaient amenée de l’écurie. Et lorsqu’il l’eut remis à ses gens, et qu’il se fut bien assuré qu’il n’avait plus besoin, pour le moment, de sa présence, il prit congé de lui en lui disant encore des paroles d’encouragement et en lui promettant de revenir le plus tôt possible prendre de ses nouvelles. Puis il sortit de la maison et se dirigea vers le souk où il rouvrit sa boutique qu’il avait tenue fermée pendant tout ce temps.

Or, à peine avait-il fini de mettre en ordre sa boutique et s’était-il assis pour attendre les clients, qu’il vit arriver…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT CINQUANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… et s’était-il assis pour attendre les clients, qu’il vit arriver la jeune esclave confidente de Schamsennahar. Elle lui souhaita la paix, et Abalhassan lui rendit son salut et remarqua combien son air était triste et préoccupé, et il constata que son cœur devait battre bien plus vite que d’habitude. Et il lui dit : « Combien ta venue m’est précieuse, ô secourable jeune fille ! Ah ! de grâce, hâte-toi de me mettre au courant de l’état de ta maîtresse ! » Elle lui répondit : « Mais, je t’en supplie, commence d’abord par me donner des nouvelles du prince Ali que j’ai été obligée de laisser dans l’état où il était ! » Et Abalhassan lui raconta tout ce qu’il avait vu de la douleur et de l’irrémédiable langueur de son ami. Et lorsqu’il eut achevé, la confidente devint encore plus triste qu’elle n’était et poussa plusieurs soupirs et, d’une voix émue, dit à Abalhassan : « Quel malheur est le nôtre ! Sache, ô Ben-Tâher, que l’état de ma pauvre maîtresse est encore plus lamentable ! Mais je vais te narrer exactement ce qui s’est passé depuis le moment où tu es sorti de la salle avec ton ami, alors que ma maîtresse était tombée évanouie aux pieds du khalifat qui, tout affligé, ne sut à quoi attribuer ce malaise soudain. Voici !

« Lorsque je vous eus laissés tous deux sous la garde du batelier, je retournai au plus vite, bien inquiète, auprès de Schamsennahar, que je trouvai encore évanouie et étendue toute pâle, et des larmes coulaient goutte à goutte dans ses cheveux défaits. Et l’émir des Croyants, à la limite de l’affliction, était assis tout près d’elle et, malgré tous les soins qu’il lui prodiguait lui-même, il ne parvenait pas à lui faire reprendre ses sens. Et nous toutes nous étions dans une désolation que tu ne saurais imaginer ; et aux questions que le khalifat nous posait anxieusement, pour savoir la cause de ce mal subit, nous ne répondions que par des pleurs et en nous jetant la face contre terre entre ses mains, mais nous nous gardions de lui révéler un secret qu’il ignorait. Et cet état d’inexprimable angoisse dura de la sorte jusqu’à minuit. Alors, à force de lui rafraîchir les tempes avec l’eau de roses et l’eau de fleurs et de lui faire de l’air avec nos éventails, nous eûmes enfin la joie de la voir revenir peu à peu de son évanouissement. Mais aussitôt elle se mit à répandre un torrent de larmes, à la stupéfaction absolue du khalifat, qui finit lui-même par pleurer également. Or, tout cela était triste et extraordinaire !

« Lorsque le khalifat vit qu’il pouvait enfin adresser la parole à sa favorite, il lui dit : « Schamsennahar, lumière de mes yeux, parle-moi, dis-moi la cause de ton mal pour que je puisse au moins t’être de quelque utilité ! Vois ! je souffre moi-même de mon inaction ! » Alors Schamsennahar fit effort pour embrasser les pieds du khalifat qui ne lui en laissa pas le temps ; il lui prit les mains et doucement continua à l’interroger. Alors, d’une voix brisée, elle lui dit : « Ô émir des Croyants, le mal dont je souffre est passager ! Il est causé par certaines choses que j’ai mangées dans la journée et qui ont dû se contrarier au dedans de moi ! » Et le khalifat lui demanda : « Qu’as-tu donc mangé, ô Schamsennahar ? » Elle répondit : « Deux citrons acides, six pommes aigres, une porcelaine de lait caillé, un gros morceau de kenafa avec, par là-dessus, tant la fringale me tenait, une ocke de pistaches salées et de grains de courge, avec pas mal de pois chiches confits au sucre et encore tout chauds sortant du fourneau ! » Alors le khalifat s’écria : « Ô imprudente petite amie, en vérité tu m’étonnes ! Je ne doute point que ces choses ne soient infiniment délicieuses et appétissantes, mais encore faut-il te ménager un peu et empêcher ton âme de se jeter inconsidérément sur ce qu’elle aime ! Par Allah ! ne te remets plus dans de pareils états ! » Et le khalifat qui, d’ordinaire, est si peu prodigue de paroles et de caresses pour les autres femmes, continua à parler à sa favorite avec beaucoup de ménagements, et il la veilla de la sorte jusqu’au matin. Mais comme il voyait que son état ne s’améliorait pas beaucoup, il fit mander tous les médecins du palais et de la ville, qui, comme de raison, se gardèrent bien de deviner la vraie cause du mal dont souffrait ma maîtresse et dont l’aggravation n’était due qu’à la contrainte où la mettait la présence du khalifat. Ces savants lui prescrivirent une recette si compliquée que, malgré la meilleure volonté, ô Ben-Tâher, je ne saurais t’en répéter un seul mot.

« Enfin le khalifat, suivi de tous les médecins et des autres, finit par se retirer ; et je pus alors approcher librement de ma maîtresse ; et je lui couvris les mains de baisers et lui dis de telles paroles d’encouragement, en l’assurant que je prenais sur moi de lui faire de nouveau revoir le prince Ali ben-Bekar, qu’elle finit par se laisser soigner par moi. Et aussitôt je lui donnai à boire un verre d’eau fraîche, avec de l’eau de fleurs dedans, qui lui fit le plus grand bien.

Et c’est alors que, s’oubliant elle-même, elle m’a ordonné de la laisser pour le moment et de courir chez toi prendre des nouvelles de son amant, dont je lui avais raconté, par le menu, le chagrin extrême. »

À ces paroles de la confidente, Abalhassan ben-Tâher lui dit : « Ô jeune fille, maintenant que je n’ai plus rien à t’apprendre sur l’état de notre ami, hâte-toi de retourner auprès de ta maîtresse, et de lui transmettre mes souhaits de paix ; et dis-lui combien, en apprenant ce qui lui était arrivé, j’ai éprouvé de chagrin ; et dis-lui bien que je n’ai pas manqué de trouver que c’était une bien dure épreuve, mais que je l’exhorte beaucoup à la patience et surtout à la plus stricte réserve dans ses paroles, de peur que la chose ne finisse par parvenir aux oreilles du khalifat ! Et demain tu reviendras à ma boutique et, si Allah veut ! les nouvelles que nous nous donnerons mutuellement seront plus consolantes ! »

Alors la jeune fille le remercia beaucoup pour ses paroles et pour tous ses bons offices, et le quitta. Et Abalhassan passa le reste de la journée dans sa boutique, qu’il ferma pourtant de meilleure heure que de coutume pour voler à la maison de son ami Ben-Bekar…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT CINQUANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… pour voler à la maison de son ami Ben-Bekar. Et il frappa à la porte, que le portier vint ouvrir, et il entra et trouva son ami entouré d’un cercle nombreux de médecins de toute espèce et de parents et d’amis ; et les uns lui tâtaient le pouls, et les autres lui prescrivaient chacun un remède différent et absolument contraire, et les vieilles femmes renchérissaient encore là-dessus et jetaient sur les médecins des regards de travers, si bien que le jeune homme sentait son âme devenir toute petite à force de se rétracter d’impatience ; et, à bout de forces, pour ne plus rien voir et rien entendre, il enfonça sa tête sous les couvertures en se tamponnant les oreilles de ses deux mains.

Mais à ce moment Abalhassan s’avança à son chevet et l’appela en le tirant doucement, et lui dit en souriant d’un air de bon augure : « La paix sur toi, ya Ali ! » Il répondit : « Et sur toi la paix et les bienfaits d’Allah et ses bénédictions, ya Abalhassan ! Fasse Allah que tu sois porteur de nouvelles aussi blanches que ton visage, ô mon ami ! » Alors Abalhassan, ne voulant point parler devant tous ces visiteurs, se contenta de cligner seulement de l’œil à Ben-Bekar ; et lorsque tout ce monde-là fut parti, il l’embrassa et lui raconta tout ce que lui avait dit la confidente et ajouta : « Tu peux être toujours sûr, ô mon frère, que je suis à ta dévotion absolue, et que mon âme t’appartient tout entière. Et je n’aurai de repos que lorsque je t’aurai rendu la tranquillité du cœur ! » Et Ben-Bekar fut tellement touché des bons procédés de son ami qu’il en pleura de tout son cœur et dit : « Je t’en prie, complète tes bontés en passant cette nuit avec moi, pour que je puisse m’entretenir avec toi et distraire ma pensée torturante ! » Et Ben-Bekar ne manqua pas d’acquiescer à son désir, et il resta près de lui à lui réciter des poèmes et à lui chanter des odes d’amour d’une voix atténuée, tout près de l’oreille. Et tantôt c’étaient des vers que le poète adressait à l’ami, et tantôt c’étaient des vers sur la bien-aimée. Or, voici d’abord, entre mille, les vers en l’honneur de la bien-aimée :

Elle perça du glaive de son regard la visière de mon casque, et pour toujours attacha mon âme à la souplesse de sa taille.

Toute blanche à mes yeux elle apparaît, avec le seul grain de musc qui orne le camphre de son menton !

Si, effrayée soudain, elle tremble, les cornalines de ses joues se muent en la pure pâleur des perles ou la matité du sucre candi !

Si, chagrinée, elle soupire en appuyant la main sur sa poitrine nue, ô mes yeux ! racontez le spectacle que vous voyez !

« Nous voyons, disent mes yeux, une nappe candide où se posent cinq roseaux ornés chacun au bout de rose corail ! »

Ô guerrier, ne crois point que ton glaive bien trempé puisse te sauvegarder de ses paupières alanguies !

Elle n’a point, il est vrai, de lance pour te percer ; mais crains sa taille droite ! Elle ferait de toi, en un clin d’œil, le plus humble des captifs !

Et encore :

Son corps est un rameau d’or et ses seins sont deux coupes rondes et transparentes qui reposent, renversées ! Et ses lèvres de grenade sont parfumées de son haleine.

Mais c’est alors qu’Abalhassan, voyant son ami excessivement ému par ces vers, dit : « Ô Ali, je vais te chanter maintenant cette ode que tu aimais tant à soupirer, à côté de moi, au souk, dans ma boutique ! Puisse-t-elle mettre un baume sur ton âme blessée, ya Ali ! Écoute donc, mon ami, ces paroles merveilleuses du poète :

« Ô ! viens ! L’or léger de la coupe est admirable sous le rubis de ce vin, ô échanson !

Éparpille vers le loin tous les chagrins du passé et, sans songer à demain, prends cette coupe où boire l’oubli et, de ta main, ah ! grise-moi complètement.

Toi seul, parmi tous ceux-là qui pèsent sur ma vue, es fait pour comprendre ! Viens ! À toi je révélerai les secrets d’un cœur qui se garde jalousement !…

Mais hâte-toi ! Verse-moi la cause d’allégresse, cette liqueur d’oubli, enfant aux joues plus douces que le baiser sur la bouche des vierges ! »

À ce chant, le prince Ali, déjà si faible, fut dans un tel état d’anéantissement, causé par les souvenirs intenses qui lui revenaient à la mémoire, qu’il se mit à pleurer de nouveau ; et Abalhassan ne sut plus que lui dire pour le calmer, et passa encore toute cette nuit-là à son chevet, à le veiller, sans fermer l’œil un instant. Puis, vers le matin, il se décida tout de même à aller ouvrir sa boutique qu’il négligeait fort depuis un certain temps. Et il y resta jusqu’au soir. Mais au moment où, ayant fini de vendre et d’acheter, il venait de faire rentrer les étoffes à l’intérieur et se disposait à s’en aller, il vit arriver, voilée, la jeune confidente de Schamsennahar qui, après les salams d’usage, lui dit : « Ma maîtresse vous envoie à toi et à Ben-Bekar ses souhaits de paix et me charge, comme il était convenu, de venir prendre des nouvelles de sa santé ! Comment va-t-il ? dis-le moi ! » Il répondit : « Ô gentille, ne m’interroge point ! Car vraiment ma réponse serait trop triste ! Car l’état de notre ami est loin d’être brillant ! Il ne dort plus ! Il ne mange plus ! Il ne boit plus ! Et il n’y a plus que les vers qui le tirent un peu de sa langueur ! Ah ! si tu voyais la pâleur de son teint ! » Elle dit : « Quelle calamité sur nous ! Enfin, voici : ma maîtresse, qui n’est guère mieux, au contraire ! m’a chargée de porter à son amoureux cette lettre que j’ai là, dans les cheveux. Et elle m’a bien recommandé de ne point retourner sans la réponse. Veux tu donc m’accompagner chez notre ami, dont je ne connais guère la maison ? » Abalhassan dit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il se hâta de fermer la boutique et de marcher à dix pas en avant de la confidente qui le suivait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, ne voulut pas prolonger le récit.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT CINQUANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… à dix pas en avant de la confidente qui le suivait. Et lorsqu’il fut arrivé à la maison de Ben-Bekar, il dit à la jeune fille, en l’invitant à s’asseoir sur le tapis de l’entrée : « Attends-moi ici quelques instants. Je vais d’abord m’assurer s’il n’y a point d’étrangers ! » Et il entra chez Ben-Bekar et lui cligna de l’œil. Et Ben-Bekar comprit le signe et dit à ceux qui l’entouraient : « Avec votre permission ! J’ai mal au ventre ! » Alors ils comprirent et, après les salams, se retirèrent en le laissant seul avec Abalhassan. Or, sitôt qu’ils furent partis, Abalhassan courut chercher la confidente, qu’il introduisit. Et, à sa seule vue qui lui rappelait Schamsennahar, Ben-Bekar se sentit déjà considérablement ragaillardi, et lui dit : « Ô venue délicieuse ! Oh ! sois bénie ! » Et la jeune fille s’inclina en le remerciant et lui remit tout de suite la lettre de Schamsennahar. Et Ben-Bekar la prit et la porta à ses lèvres, puis à son front et, comme il était trop faible pour la lire, il la tendit à Abalhassan, qui y trouva, écrits de la main de la favorite, des vers où toutes ses peines d’amour étaient contées dans les termes les plus touchants. Et comme Abalhassan jugeait que cette lecture mettrait son ami dans les pires états, il se contenta de lui en résumer le contenu en quelques mots fort jolis, et lui dit : « Je vais tout de suite, ô Ali, me charger de la réponse, que tu signeras ! » Et cela fut fait d’une façon parfaite, et Ben-Bekar voulut que le sens général de cette lettre fût ceci : « Si la douleur était absente des amours, les amants n’éprouveraient guère de délices à s’écrire ! » Et il recommanda à la confidente, avant qu’elle n’eût pris congé, de raconter à sa maîtresse tout ce qu’elle avait vu de sa douleur. Après quoi il lui remit sa réponse en l’arrosant de ses larmes ; et la confidente fut tellement touchée qu’elle aussi se mit notoirement à pleurer, et se retira enfin en lui souhaitant la paix du cœur. Et Abalhassan sortit également pour accompagner la confidente dans la rue ; et il ne la quitta que devant sa boutique où il lui fit ses adieux, et il retourna dans sa maison.

Or, Abalhassan, en arrivant à sa maison, se mit pour la première fois à réfléchir sur la situation, et se parla de la sorte à lui-même, en s’asseyant sur le divan :

« Ô Abalhassan, tu vois bien que la chose commence à devenir fort grave ! Qu’adviendrait-il si l’affaire venait à être connue du khalifat ? Ya Allah ! qu’adviendrait-il ? Certes, j’aime tant Ben-Bekar que je suis prêt à enlever un de mes yeux pour le lui donner ! Mais, Abalhassan ! tu as une famille, une mère, des sœurs et des petits frères ! Dans quelles infortunes ne seront-ils pas par ton imprudence ? En vérité, cela ne peut longtemps durer de la sorte ! Dès demain j’irai retrouver Ben-Bekar et je tâcherai de l’arracher à cet amour aux conséquences déplorables ! S’il ne m’écoute pas, Allah m’inspirera la conduite à tenir ! » Et Abalhassan, la poitrine rétrécie de ses pensées, ne manqua pas, dès le matin, d’aller retrouver son ami Ben-Bekar. Il lui souhaita la paix et lui demanda : « Ya Ali, comment vas-tu ? » Il répondit : « Plus mal que jamais ! » Et Abalhassan lui dit : « Vraiment, de ma vie je n’ai encore vu ni entendu parler d’une aventure pareille à la tienne, ni connu un amoureux aussi étrange que toi ! Tu sais que Schamsennahar t’aime autant que tu l’aimes, et, malgré cette assurance, tu souffres et ton état s’aggrave de jour en jour ! Que serait-ce alors si celle que tu aimes tant ne partageait pas ton affection et si, au lieu d’être sincère dans son amour, elle était comme la plupart des femmes amoureuses qui aiment avant tout le mensonge et les ruses de l’intrigue ? Mais surtout, ô Ali, songe aux malheurs qui s’abattraient sur nos têtes si cette intrigue venait à être connue du khalifat ? Or, il n’y aurait vraiment rien d’improbable à ce que cela arrivât, car les allées et venues de la confidente vont éveiller l’attention des eunuques et la curiosité des esclaves : et alors Allah seul pourra savoir l’étendue de notre calamité à tous ! Crois-moi, ô Ali, en persistant dans cet amour sans porte de sortie, tu t’exposes à te perdre, toi d’abord, et Schamsennahar avec toi ! Je ne parle pas de moi, qui sûrement serais effacé, en un clin d’œil, du nombre des vivants, ainsi que toute ma famille ! »

Mais Ben-Bekar, tout en remerciant son ami de ce conseil, lui déclara que sa volonté n’était plus sous sa dépendance, et que d’ailleurs, en dépit de tous les malheurs qui pourraient lui arriver, jamais il ne se résoudrait à se ménager alors que Schamsennahar ne craignait pas d’exposer sa vie par amour pour lui !

Alors Abalhassan, voyant que toutes les paroles seraient vaines désormais, prit congé de son ami et reprit le chemin de sa maison, en proie à ses préoccupations pour l’avenir.

Or, Abalhassan avait, parmi les amis qui le venaient voir le plus souvent, un jeune joaillier fort gentil, nommé Amin, et dont il avait pu souvent apprécier la discrétion. Et justement ce jeune joaillier vint en visite au moment même où, accoudé sur les coussins, Abalhassan était plongé dans la perplexité. Aussi, après les salams, il s’assit à côté de lui sur le divan et, comme il était le seul à être un peu au courant de cette intrigue amoureuse, il lui demanda : « Ô Abalhassan, où en sont les amours d’Ali ben-Bekar et de Schamsennahar ? » Abalhassan répondit : « Ô Amin, qu’Allah nous ait en sa miséricorde ! J’ai des pressentiments qui ne me présagent rien de bon !…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT CINQUANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … des pressentiments qui ne me présagent rien de bon. Aussi, te sachant homme sûr et ami fidèle, je veux te révéler le projet auquel je pense me résoudre pour me tirer, moi et ma famille, de ce pas dangereux ! » Et le jeune joaillier lui dit : « Tu peux parler en toute confiance, ô Abalhassan ! Tu trouveras en moi un frère prêt à se dévouer pour te rendre service ! » Et Abalhassan lui dit : « J’ai idée, ô Amin, de me défaire de toutes mes attaches à Baghdad, d’encaisser mes créances, de payer mes dettes, de vendre au rabais mes marchandises, de réaliser tout ce que je pourrai réaliser, et de m’en aller au loin, à Bassra, par exemple, où j’attendrai tranquillement les événements. Car, ô Amin, cet état de choses me devient intolérable, et la vie ne m’est plus possible ici, depuis que je suis hanté par la terreur d’être signalé au khalifat comme ayant été pour quelque chose dans l’intrigue amoureuse. Car il est fort probable que cette intrigue finira par être connue du khalifat ! »

À ces paroles, le jeune joaillier lui dit : « En vérité, ô Abalhassan, ta résolution est une résolution fort sage, et ton projet le seul qu’un homme avisé puisse vraiment prendre, à la réflexion. Qu’Allah t’éclaire et te montre la meilleure de ses voies pour sortir de ce mauvais pas ! Et si mon assistance peut te décider à partir sans remords, me voici prêt à agir à ta place comme si tu étais là, et à servir ton ami Ben-Bekar avec mes yeux ! » Et Abalhassan lui dit : « Mais comment feras-tu puisque tu ne connais point Ali Ben-Bekar et que tu n’es point non plus en relations avec le palais et avec Schamsennahar ? » Amin répondit : « Pour ce qui est du palais, j’ai déjà eu l’occasion d’y vendre des bijoux par l’intermédiaire même de la jeune confidente de Schamsennahar ; mais pour ce qui est de Ben-Bekar, rien ne me sera plus facile que de le connaître et de lui inspirer confiance. Aie donc l’âme tranquille, et si tu veux partir ne te préoccupe point du reste, car Allah est le portier qui sait, quand il lui plaît, ouvrir toutes les entrées ! » Et sur ces paroles, le joaillier Amin prit congé d’Abalhassan et s’en alla en son chemin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTIÈME NUIT

Elle dit :

… prit congé d’Abalhassan et s’en alla en son chemin.

Mais, au bout de trois jours, il revint prendre de ses nouvelles et trouva la maison absolument vide. Alors il s’informa de la chose auprès des voisins, qui lui répondirent : « Abalhassan est allé à Bassra pour un voyage d’affaires, et il nous a dit à tous que son absence ne serait pas de longue durée et qu’à peine rentré dans l’argent que lui doivent ses clients lointains il ne manquerait pas de revenir à Baghdad. » Alors Amin comprit qu’Abalhassan avait fini par céder à ses terreurs et qu’il avait jugé plus prudent de disparaître pour le cas où l’aventure amoureuse parviendrait aux oreilles du khalifat. Mais il ne sut d’abord lui-même quel parti prendre ; enfin, il se dirigea du côté du logis de Ben-Bekar. Là, il pria l’un des esclaves de l’introduire auprès de son maître ; et l’esclave le fit entrer dans la salle de réunion où le jeune joaillier trouva Ben-Bekar étendu sur les coussins, bien pâle. Il lui souhaita la paix et Ben-Bekar lui rendit son souhait. Alors il lui dit : « Ô mon maître, bien que mes yeux n’aient pas eu la joie de te connaître avant ce jour, je viens m’excuser d’abord auprès de toi d’avoir tant différé à venir demander des nouvelles de ta santé. Ensuite je viens t’annoncer une chose qui certainement te causera quelque désagrément, mais je suis également porteur du remède qui te fera tout oublier ! » Et Ben-Bekar, tremblant d’émotion, lui demanda : « Par Allah ! que peut-il m’arriver encore en fait de désagréments ? » Et le jeune joaillier lui dit : « Sache, ô mon maître, que j’ai toujours été le confident du ton ami Abalhassan et que jamais il ne me cachait rien de ce qui lui arrivait. Or, voici trois jours qu’Abalhassan, qui d’ordinaire venait me voir tous les soirs, a disparu ; et, comme je sais, par les confidences qu’il m’a faites, que tu es également son ami, je viens te demander si tu sais où il est et pourquoi il est parti et a disparu sans rien dire à ses amis ! »

À ces paroles, le pauvre Ben-Bekar fut à la limite extrême de la pâleur et tellement qu’il faillit perdre toute connaissance. Enfin il put articuler : « C’est pour moi également la première nouvelle ! Et je ne savais plus en effet à quoi attribuer cette absence de trois jours de Ben-Tâher ! Mais si j’envoyais un de mes esclaves prendre de ses nouvelles, peut-être saurions-nous la vérité du fait ! » Alors il dit à l’un des esclaves : « Va vite à la maison d’Abalhassan ben-Tâher et demande s’il est toujours ici ou s’il est en voyage. Si l’on te répond qu’il est en voyage, ne manque pas de demander de quel côté il est parti. » Et aussitôt l’esclave sortit pour aller aux nouvelles et revint au bout d’un certain temps et dit à son maître : « Les voisins d’Abalhassan m’ont raconté qu’Abalhassan est parti pour Bassra. Mais j’ai également trouvé une jeune fille qui s’informait elle aussi d’Abalhassan et qui m’a demandé : « Tu es sans doute des gens du prince Ben-Bekar ? » Et comme je répondais par l’affirmative, elle ajouta qu’elle avait une communication à te faire et elle m’accompagna jusqu’ici. Et elle est dans l’attente d’une audience. » Et Ben-Bekar répondit : « Introduis-la tout de suite ! »

Or, quelques instants après, la jeune fille entra et Ben-Bekar reconnut la confidente de Schamsennahar. Elle s’approcha et, après les salams, lui dit à l’oreille quelques paroles qui lui éclairèrent le visage et l’assombrirent, tour à tour.

Alors le jeune joaillier trouva qu’il était à propos de placer son mot et dit : « Ô mon maître et toi, ô jeune fille, sachez qu’Abalhassan, avant de partir, m’a révélé tout ce qu’il savait et m’a exprimé toute la terreur qu’il ressentait rien qu’à l’idée que l’affaire qui vous intéresse pouvait parvenir à la connaissance du khalifat. Mais moi, qui n’ai ni épouse ni enfants ni famille, je suis disposé de toute mon âme à le remplacer auprès de vous, car j’ai été touché profondément des détails que m’a donnés Ben-Tâher sur vos malheureuses amours. Si vous voulez bien ne point repousser mes services, je vous jure par notre saint Prophète (sur lui la prière et la paix !) de vous être aussi fidèle que mon ami Ben-Tâher, mais plus ferme et plus constant. Et même, au cas où mon offre ne vous agréerait pas, ne croyez point que je n’aurais pas l’âme assez élevée pour taire un secret qui m’a été confié…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

»… un secret qui m’a été confié ! Au contraire, si mes paroles ont pu vous persuader tous deux, il n’est pas de sacrifice auquel je ne sois prêt à souscrire pour vous être agréable ; car je suis disposé à user de tous les moyens qui sont en mon pouvoir pour vous procurer la satisfaction que vous désirez, et même je ferai de ma maison le lieu de tes rencontres, ô mon maître, avec la belle Schamsennahar ! »

Lorsque le jeune joaillier eut achevé ces paroles, le prince Ali fut dans un tel transport de joie qu’il sentit soudain les forces lui ranimer l’âme et il se leva sur son séant et embrassa le joaillier Amin et lui dit : « C’est Allah qui t’envoie, ô Amin ! Aussi je me confie entièrement à toi et n’attends mon salut que d’entre tes mains ! » Puis il le remercia encore longuement et lui dit adieu en pleurant de joie.

Alors le joaillier se retira en emmenant la jeune fille ; il la conduisit à sa maison, et lui apprit que là désormais auraient lieu les entrevues entre elle et lui, comme aussi l’entrevue qu’il projetait entre le prince Ali et Schamsennahar ! Et la jeune fille, ayant ainsi appris le chemin de la maison, ne voulut pas différer plus longtemps de mettre sa maîtresse au courant de la situation. Elle promit donc au joaillier de revenir le lendemain avec la réponse de Schamsennahar.

Et, en effet, le lendemain elle arriva à la maison d’Amin et lui dit : « Ô Amin, ma maîtresse Schamsennahar a été à la limite de la joie lorsqu’elle eut appris les bonnes dispositions où tu es à notre égard ! Et elle me charge de venir te prendre pour te mener chez elle, au palais, où elle veut elle-même te remercier, de sa bouche, pour ta générosité spontanée et l’intérêt que tu portes à des personnes dont rien ne t’obligeait à servir les desseins ! »

À ces paroles, le jeune joaillier, au lieu de montrer de l’empressement à se rendre à ce désir de la favorite, fut au contraire pris d’un tremblement de tout le corps et devint bien pâle et finit par dire à la jeune fille : « Ô ma sœur, je vois bien que Schamsennahar et toi n’avez guère réfléchi à la démarche que vous me demandez de faire. Vous oubliez que je suis un homme du commun et que je n’ai ni la notoriété d’Abalhassan ni les intelligences qu’il s’était ménagées parmi les eunuques du palais, où il pouvait circuler à sa guise pour toutes les commissions dont on le chargeait ; et je n’ai ni son assurance ni son admirable pratique des coutumes des gens qu’il allait voir. Comment oserais-je donc me rendre au palais, moi qui frémissais déjà rien qu’en entendant Abalhassan me raconter ses visites à la favorite ? En vérité, le courage me fait défaut pour affronter un tel danger ! Mais tu peux dire à ta maîtresse que ma maison est certainement l’endroit le plus propice aux entrevues ; et, si elle consentait à y venir, nous pourrions causer tout à notre aise, sans être sous l’appréhension d’un danger quelconque ! » Et comme la jeune fille essayait tout de même de l’encourager à la suivre et qu’elle avait même fini par le décider à se lever, il fut pris soudain d’un tel tremblement qu’il flageola sur ses jambes et que la jeune fille fut obligée de le soutenir et de l’aider à se rasseoir en lui donnant à boire un verre d’eau fraîche pour calmer ses esprits.

Alors, comme elle voyait qu’il était désormais imprudent d’insister, la jeune fille dit à Amin : « Tu as raison ! Il vaut beaucoup mieux, dans notre intérêt à tous, décider Schamsennahar à venir plutôt ici elle-même. Je vais donc m’y employer, et je l’amènerai sûrement. Attends-nous donc sans bouger un instant ! »

Et, en effet, exactement comme elle l’avait prévu, sitôt que la confidente eut appris à sa maîtresse l’impossibilité où se trouvait le jeune joaillier de se rendre au palais, Schamsennahar, sans hésiter un instant, se leva et, s’enveloppant de son grand voile de soie, suivit sa confidente, en oubliant la faiblesse qui l’avait jusque là immobilisée sur les coussins. La confidente entra la première dans la maison pour s’assurer d’abord si sa maîtresse ne s’exposait pas à être vue par des esclaves ou des étrangers, et demanda à Amin : « As-tu au moins congédié les gens de la maison ? » Il répondit : « J’habite seul ici, avec la vieille négresse qui fait mon ménage. » Elle dit : « Il faut tout de même l’empêcher d’entrer ici ! » Et elle alla elle-même fermer toutes les portes en dedans, et courut alors chercher sa maîtresse.

Schamsennahar entra et, sur son passage, du parfum de ses robes les salles et les couloirs s’emplissaient miraculeusement. Et sans prononcer une parole, et sans regarder autour d’elle, elle alla s’asseoir sur le divan et s’appuya sur les coussins que le jeune joaillier s’empressait de disposer derrière elle. Et elle resta ainsi immobile, pendant un bon moment, prise de faiblesse et respirant à peine. Elle put enfin, une fois reposée de cette course si inaccoutumée, relever sa voilette et se débarrasser de son grand voile. Et le jeune joaillier, ébloui, crut voir le soleil lui-même dans son logis. Et Schamsennahar le considéra un instant, tandis qu’il se tenait respectueusement à quelques pas, et demanda à l’oreille de sa confidente : « C’est bien celui dont tu m’as parlé ? » Et, la jeune fille ayant répondu : « Oui, maîtresse ! » elle dit au jeune homme : « Comment vas-tu, ya Amin ? » Il répondit : « La louange à Allah ! en bonne santé ! Puisse Allah te garder et te conserver comme le parfum dans l’or ! » Elle lui dit : Es-tu marié ou célibataire ? » Il répondit : « Par Allah ! célibataire, ô ma maîtresse ! Et je n’ai plus ni père ni mère, ni aucun parent. Aussi, pour toute occupation, je n’aurai qu’à me dévouer à ton service ; et tes moindres désirs seront sur ma tête et sur mes yeux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … et tes moindres désirs seront sur ma tête et sur mes yeux ! Sache, en outre, que je mets entièrement à ta disposition, pour les rencontres avec Ben-Bekar, une maison qui m’appartient, où personne n’habite, et qui est située juste en face de celle-ci que j’habite. Je vais la meubler tout de suite pour vous y recevoir dignement, et pour que vous n’y manquiez de rien ! » Alors Schamsennahar le remercia beaucoup et lui dit : « Ya Amin, quelle destinée heureuse est la mienne d’avoir eu la chance de rencontrer un ami aussi dévoué que tu l’es ! Ah ! je sens bien à présent combien l’aide d’un ami désintéressé est efficace, et combien surtout il est délicieux de rencontrer l’oasis du repos après le désert des tourmentes et des souffrances ! Crois bien aussi que Schamsennahar saura te prouver un jour qu’elle connaît le prix de l’amitié. Regarde ma confidente, ô Amin ! Elle est jeune, douce et exquise ; tu peux être sûr que bientôt, malgré toute la peine que j’aurai à m’en séparer, je t’en ferai cadeau pour te faire passer des nuits de lumière et des jours de fraîcheur ! » Et Amin regarda la jeune fille et trouva qu’en effet elle était fort attrayante et qu’elle avait, outre des yeux parfaitement beaux, des fesses absolument merveilleuses.

Mais Schamsennahar continua : « En elle j’ai une confiance illimitée ; ne crains donc pas de lui confier tout ce que te dira le prince Ali ! Et aime-la, car elle a en elle des qualités de sympathie qui rafraîchissent le cœur ! » Et Schamsennahar dit encore plusieurs choses gentilles au joaillier et se retira suivie de sa confidente qui, de ses yeux souriants, dit adieu à son nouvel ami.

Lorsqu’elles furent parties, le joaillier Amin courut à sa boutique et en retira tous les vases précieux et toutes les coupes ciselées et les tasses d’argent, et les porta dans la maison où il comptait recevoir amants. Puis il alla chez toutes ses connaissances, et emprunta aux uns des tapis, aux autres des coussins de soie et à d’autres des porcelaines, des plateaux et des aiguières. Et il finit de la sorte par meubler magnifiquement la maison.

Alors, comme il avait fini de mettre tout en ordre et qu’il s’était assis un moment pour jeter un coup d’œil général sur toutes choses, il vit entrer doucement son amie, la jeune confidente de Schamsennahar. Elle s’approcha en se balançant gentiment sur les hanches, et lui dit après les salams : « Ô Amin, ma maîtresse t’envoie son souhait de paix et ses remercîments, et te dit que grâce à toi elle est maintenant bien consolée du départ d’Abalhassan. Et ensuite elle me charge de te dire d’aviser son amoureux que le khalifat s’est absenté du palais et que ce soir elle pourra se rendre ici. Il te faut donc avertir tout de suite le prince Ali ; et cette nouvelle, je n’en doute pas, achèvera de le rétablir et de lui rendre les forces et la santé ! » Et, ayant dit ces paroles, la jeune fille tira de son sein une bourse remplie de dinars et la tendit à Amin en lui disant : « Ma maîtresse te prie de faire toutes les dépenses sans compter ! » Mais Amin repoussa la bourse en s’écriant : « Ma valeur est-elle donc si petite à ses yeux, que ta maîtresse, ô jeune fille, me donne cet or en récompense ? Dis-lui qu’Amin est payé, et au-delà, par l’or de ses paroles et les regards de ses yeux ! » Alors la jeune fille remporta la bourse et, tout à fait heureuse du désintéressement d’Amin, courut raconter la chose à Schamsennahar et la prévenir que tout était déjà prêt dans la maison. Puis elle se mit à l’aider à prendre son bain, à se peigner, à se parfumer et à s’habiller de ses plus belles robes.

De son côté, le joaillier Amin se hâta de se rendre chez le prince Ali ben-Bekar, après avoir toutefois placé des fleurs fraîches dans les vases, rangé les plateaux remplis de mets de toutes sortes, de pâtisseries, de confitures et de boissons, et rangé en bon ordre, contre le mur, les luths, les guitares et les autres instruments d’harmonie. Et il entra chez le prince Ali, qu’il trouva déjà un peu ragaillardi par l’espoir qu’il lui avait mis la veille dans le cœur. Aussi la jubilation du jeune homme fut considérarable lorsqu’il apprit que dans quelques instants il allait enfin revoir l’amante, cause de ses larmes et de son bonheur ! Du coup, il oublia tous ses chagrins et toutes ses souffrances, et son teint aussitôt s’en ressentit, car il s’éclaira tout à fait et devint bien plus beau que par le passé avec, en plus, plus de douceur sympatique.

Alors, aidé de son ami Amin, il revêtit ses habits les plus magnifiques et, aussi solide que s’il n’avait jamais été près des portes du tombeau, il prit, avec le joaillier, le chemin de sa maison. Et, lorsqu’ils furent entrés, Amin s’empressa d’inviter le prince à s’asseoir, et lui disposa derrière le dos de tendres coussins, et plaça à côté de lui, à droite et à gauche, un beau vase de cristal rempli de fleurs, et lui mit entre les doigts une rose. Et tous deux, en causant doucement, attendirent l’arrivée de la favorite.

Or, à peine quelques instants s’étaient-ils écoulés que l’on frappa à la porte, et Amin courut ouvrir et rentra bientôt suivi de deux femmes, dont l’une était complètement enveloppée d’un izar épais de soie noire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… deux femmes dont l’une était complètement enveloppée d’un izar épais de soie noire. Et c’était l’heure même de l’appel à la prière, sur les minarets, au coucher du soleil. Et comme au dehors, limpide, la voix extatique du muezzin appelait les bénédictions d’Allah sur la terre, Schamsennahar releva son voile, aux yeux de Ben-Bekar.

Et les deux amants, à la vue l’un de l’autre, tombèrent évanouis, et restèrent une heure de temps avant de pouvoir recouvrer le sentiment. Quand enfin ils ouvrirent les yeux, ils se regardèrent en silence longuement, n’arrivant pas encore à exprimer autrement leur passion. Et quand ils furent assez maîtres d’eux-mêmes pour pouvoir parler, ils se dirent des paroles si douces que la confidente et le jeune Amin ne purent s’empêcher de pleurer, dans leur coin.

Mais bientôt le joaillier Amin pensa qu’il était temps de servir ses hôtes, et il s’empressa, aidé de la jeune fille, de leur apporter d’abord les parfums agréables qui les disposèrent à toucher aux mets, aux fruits et aux boissons qui étaient en abondance et de première qualité tout à fait. Après quoi, Amin leur versa l’eau de l’aiguière sur les mains et leur tendit les serviettes aux franges de soie. Et c’est alors que, complètement ranimés et remis de leur émoi, ils purent commencer à vraiment goûter les délices de leur réunion. Aussi Schamsennahar, sans davantage différer, dit à la jeune fille : « Donne-moi ce luth, que j’essaie de lui faire dire la passion considérable qui crie en mon âme ! » Et la confidente lui présenta le luth, qu’elle prit et posa sur ses genoux, et, après en avoir rapidement harmonisé les cordes, elle préluda d’abord par un chant sans paroles. Et l’instrument, sous ses doigts, sanglotait ou riait et son âme s’exhalait toute en fusées mélodiques qui les tinrent tous haletants. Alors commença leur extase. Et alors seulement, les yeux perdus dans les yeux de son ami, elle chanta :

« Ô mon corps d’amoureuse, tu t’es fait diaphane à attendre en vain le bien-aimé ! Mais le voici ! Et la brûlure de mes joues, sous les larmes versées, s’adoucit de la brise de sa venue !

Ô nuit bénie aux côtés de mon ami, tu donnes à mon cœur plus de douceur que toutes les nuits de mon destin !

Ô nuit que j’attendais, que j’espérais ! Mon bien-aimé m’enlace de son bras droit, et de mon bras gauche je l’enveloppe joyeuse !

Je l’enveloppe et de mes lèvres je hume le vin de sa bouche, tandis que ses lèvres me vident entièrement ! Ainsi je m’assure la ruche même et tout le miel ! »

Lorsqu’ils entendirent ce chant, ils furent tous les trois dans une jouissance si considérable, qu’ils s’écrièrent du fond de leurs poitrines : « Ya leil ! ya salam ! Voilà ! ah ! voilà des paroles de délice ! »

Puis le joaillier Amin, jugeant que sa présence n’était plus nécessaire et au comble du plaisir en voyant les deux amants dans les bras l’un de l’autre, se retira discrètement et, pour ne point s’exposer à les troubler, se décida à les laisser seuls dans cette maison. Il prit le chemin du logis où d’ordinaire il habitait et, l’esprit tranquille désormais, il ne tarda pas à s’étendre sur son lit, en pensant au bonheur de ses amis. Et il s’endormit jusqu’au matin.

Or, en se réveillant, il vit devant lui, la figure convulsée d’épouvante, sa vieille négresse qui se frappait les joues de ses mains, en se lamentant. Et, comme il ouvrait la bouche pour s’informer de ce qui avait bien pu lui arriver, l’effarée négresse lui montra d’un geste silencieux un voisin qui était à la porte attendant son réveil.

À la prière d’Amin, le voisin s’approcha et, après les salams, lui dit : « Ô mon voisin, je viens te consoler dans l’épouvantable malheur qui s’est abattu cette nuit sur ta maison ! » Et le joaillier s’écria : « De quel malheur parles-tu, par Allah ? » L’homme dit : « Puisque tu ne le sais pas encore, sache que cette nuit, à peine étais-tu rentré chez toi, des voleurs qui n’en sont pas à leur premier exploit, et qui t’avaient probablement vu, la veille, au moment où tu transportais dans ta seconde maison des choses précieuses, ont attendu ta sortie pour se précipiter à l’intérieur de cette maison où ils ne croyaient rencontrer personne. Mais ils virent des hôtes que tu y avais logés cette nuit, et ils ont dû probablement les tuer et les faire disparaître, car on n’a pu en retrouver les traces. Quant à ta maison, les voleurs l’ont pillée entièrement, sans y laisser une natte ou un coussin. Et elle est maintenant nettoyée et vide comme elle ne l’a jamais été ! »

À cette nouvelle, le jeune joaillier s’écria, en levant ses bras de désespoir : « Ya Allah ! quelle calamité ! Mes biens à moi et les objets que des amis m’ont prêtés sont perdus irrémédiablement, mais cela n’est rien en comparaison de la perte de mes hôtes ! » Et, affolé, il courut, pieds nus et en chemise, jusqu’à sa seconde maison, suivi de près par le voisin qui compatissait à son malheur. Et il constata, en effet, que les salles résonnaient de toute leur vacuité ! Alors il s’effondra en pleurant et en poussant beaucoup de soupirs, puis il s’écria : « Ah ! que faire maintenant ô mon voisin ? » Le voisin répondit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

Le voisin répondit : « Je crois, ô Amin, que le meilleur parti est encore de prendre ton malheur en patience et d’attendre la capture des voleurs qui tôt ou tard ne manqueront pas d’être pris ; car les gardes du gouverneur sont à leur recherche, non seulement pour ce vol, mais pour bien d’autres méfaits qu’ils ont commis ces temps derniers ! » Et le pauvre joaillier s’écria : « Ô Abalhassan ben-Tâher, homme sage ! comme tu as été bien inspiré de te retirer tranquillement à Bassra ! Mais… ce qui a été écrit doit courir ! » Et Amin, tristement, reprit le chemin de son logis, au milieu d’une foule de gens qui avaient appris toute l’histoire et qui le plaignaient, en le voyant passer.

Or, en arrivant à la porte de sa maison, le joaillier Amin aperçut dans le vestibule un homme qu’il ne connaissait pas et qui l’attendait. Et l’homme, en le voyant, se leva et lui souhaita la paix, et Amin lui rendit son souhait. Alors l’homme lui dit : « J’ai des paroles secrètes à te dire, entre nous deux seulement ! » Et Amin voulut l’introduire dans la maison, mais l’homme lui dit : « Il vaut mieux que nous soyons tout à fait seuls ; allons donc plutôt à ta seconde maison ! » Et Amin, étonné, lui demanda : « Mais je ne te connais pas, et toi tu me connais, moi et toutes mes maisons ? » L’inconnu sourit et dit : « Je t’expliquerai tout cela ! Et, si Allah veut, je serai pour quelque chose dans ton soulagement ! » Alors Amin sortit avec l’inconnu et arriva à la seconde maison ; mais là, l’inconnu fit remarquer à Amin que la porte de la maison avait été défoncée par les voleurs et que, par conséquent, ils n’y seraient pas à l’abri des indiscrets. Puis il lui dit : « Suis-moi ! je te conduirai à un endroit sûr que je connais ! »

Alors l’homme se mit à marcher et Amin à marcher derrière lui, d’une rue à une autre rue, d’un souk à un autre souk et d’une porte à une autre porte, jusqu’à la tombée de la nuit. Alors, comme ils étaient arrivés de la sorte jusqu’au Tigre, l’homme dit à Amin : « Nous serons sûrement plus à l’abri sur l’autre rive ! » Et aussitôt, sortant d’on ne sait où, un batelier s’approcha d’eux et, avant qu’Amin pût même penser à refuser, il était déjà avec l’inconnu dans la barque qui, en quelques vigoureux coups de rames, les porta sur le rivage opposé. Alors l’homme aida Amin à sauter à terre et, le prenant par la main, le conduisit à travers des rues étroites et enchevêtrées. Et Amin, qui n’était plus rassuré du tout, pensait à part lui : « De ma vie je n’ai mis les pieds par ici ! Quelle aventure est la mienne ! »

Mais l’homme finit par arriver à une porte basse, tout en fer, et, tirant de sa ceinture une énorme clef rouillée, il l’introduisit dans la serrure, qui grinça terriblement et laissa s’ouvrir la porte. L’homme entra et fit entrer Amin. Puis il referma la porte. Et il enfila aussitôt un corridor où l’on devait marcher sur les pieds et les mains. Et, au bout de ce corridor, ils se trouvèrent soudain dans une salle éclairée par un seul flambeau qui s’y trouvait juste au milieu. Et autour de ce flambeau Amin vit assis, immobiles, dix hommes de même habillement et de figures tellement ressemblantes et si absolument identiques qu’il s’imagina voir une seule et même figure répétée dix fois par des miroirs.

À cette vue, Amin, qui était déjà épuisé par la marche qu’il avait faite depuis le matin, fut pris d’une faiblesse totale et tomba sur le sol. Alors l’homme qui l’avait amené l’aspergea avec un peu d’eau et de la sorte le ranima. Puis, comme le repas était déjà servi, les dix hommes jumeaux se disposèrent à manger après avoir toutefois, d’une seule et semblable voix, invité Amin à partager leur nourriture. Et Amin, voyant que les dix mangeaient de tous les plats, se dit : « S’il y avait du poison là-dedans, ils n’en mangeraient pas ! » Et, malgré sa terreur, il s’approcha et mangea son plein, affamé qu’il était depuis le matin.

Lorsque le repas fut terminé, la même voix une et décuple lui demanda : « Nous connais-tu ? » Il répondit : « Non, par Allah ! » Les dix lui dirent : « C’est nous les voleurs, qui, la nuit dernière, avons pillé ta maison et enlevé tes hôtes, le jeune homme et la jeune femme qui chantait. Mais malheureusement il y a la servante qui a réussi à s’échapper par la terrasse ! » Alors Amin s’écria : « Par Allah sur vous tous, mes seigneurs ! de grâce, indiquez-moi l’endroit où se trouvent mes deux hôtes ! Et restaurez mon âme tourmentée, hommes généreux qui venez d’assouvir ma faim ! Et qu’Allah vous fasse jouir en paix de tout ce que vous m’avez ravi ! Montrez-moi seulement mes amis ! » Alors les voleurs étendirent le bras, tous en même temps, vers une porte fermée et lui dirent : « Sois désormais sans crainte sur leur sort ; ils sont chez nous plus en sûreté que dans la maison du gouverneur, et, d’ailleurs, toi également ! Sache, en effet, que nous ne t’avons fait venir que pour apprendre de toi la vérité sur ces deux adolescents dont la belle mine et la noblesse d’attitude nous ont tellement frappés que nous n’avons même pas osé les interroger, une fois que nous eûmes constaté à qui nous avions affaire ! »

Alors le joaillier Amin fut considérablement soulagé et ne pensa plus qu’à gagner tout à fait les voleurs à sa cause et leur dit : « Ô mes maîtres, je vois à présent bien clairement que si l’humanité et la politesse venaient à disparaître de la terre, on les retrouverait intactes dans votre maison. Et je vois non moins clairement que lorsqu’on a affaire à des personnes aussi sûres et aussi généreuses que vous, le meilleur moyen à employer pour gagner leur confiance est de ne leur rien cacher de la vérité ! Écoutez donc mon histoire et la leur, car elle est étonnante à l’extrême limite de tous les étonnements ! »

Et le joaillier Amin raconta aux voleurs toute l’histoire de Schamsennahar et d’Ali ben-Bekar et ses rapports avec eux, sans oublier un détail, depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a vraiment pas d’utilité à la répéter !

Lorsque les voleurs eurent entendu cette étrange histoire, ils furent, en effet, extrêmement étonnés et ils s’écrièrent : « En vérité, quel honneur pour notre maison d’abriter en ce moment la belle Schamsennahar et le prince Ali ben-Bekar ! Mais, ô joaillier, vraiment tu ne te joues pas de nous ? Et est-ce vraiment eux ? » Et Amin s’écria : « Par Allah ! ô mes maîtres, eux-mêmes absolument de leurs propres yeux ! » Alors les voleurs, comme un seul homme, se levèrent et ouvrirent la porte en question et firent sortir le prince Ali et Schamsennahar en leur faisant mille excuses et en leur disant : « Nous vous supplions de nous pardonner l’inconvenance de notre conduite, car nous ne pouvions vraiment point nous douter que nous capturions des personnes de votre rang dans la maison du joaillier ! » Puis ils se tournèrent vers Amin et lui dirent : « Quant à toi, nous allons tout de suite te rendre les objets précieux que nous t’avons enlevés, et nous regrettons beaucoup de ne pouvoir te faire également rentrer dans tes meubles que nous avons éparpillés en les faisant vendre un peu partout aux enchères publiques ! »

« Et de fait ils se hâtèrent de me rendre les objets précieux, enroulés dans un grand paquet ; et moi, oubliant tout le reste, je ne manquai pas de les remercier beaucoup pour leur acte de générosité[2]. Alors ils nous dirent à nous trois : « Maintenant, nous ne voulons pas vous garder plus longtemps ici, à moins qu’il ne vous agrée de nous faire le considérable honneur de rester au milieu de nous ! » Et ils se mirent aussitôt à notre service, en nous faisant promettre seulement de ne point les déceler et d’oublier les instants désagréables passés.

« Ils nous conduisirent donc au bord du fleuve ; et nous ne pensions pas encore à nous communiquer nos inquiétudes tant l’appréhension nous tenait encore haletants et tant nous étions enclins à croire que tous ces événements se passaient en rêve. Puis, avec de grandes marques de respect, les dix nous aidèrent à descendre dans leur barque et se mirent tous à ramer si vigoureusement qu’en un clin d’œil nous étions sur l’autre rive. Mais à peine étions-nous débarqués, quelle fut notre terreur de nous voir soudain cernés de tous côtés par les gardes du gouverneur, et capturés immédiatement ! Quant aux voleurs, comme ils étaient restés dans la barque, ils eurent le temps, en quelques coups de rames, de se mettre hors de toute portée.

« Alors le chef des gardes s’approcha de nous et, d’une voix menaçante, nous demanda : « Qui êtes-vous et d’où venez-vous ? » Et nous, saisis de frayeur, nous demeurâmes interdits : ce qui augmenta encore la méfiance du chef des gardes, qui nous dit : « Vous allez me répondre exactement, ou, sur l’heure, je vais vous lier les pieds et les mains et vous faire emmener par mes hommes ! Dites-moi donc où vous demeurez, dans quelle rue et dans quel quartier ! » Alors moi, voulant à tout prix sauver la situation, je jugeai qu’il fallait parler et je répondis : « Ô seigneur, nous sommes des joueurs d’instruments et cette femme est une chanteuse de profession. Nous étions, ce soir, à une fête qui réclamait notre présence dans la maison de ces personnes qui nous ont conduits jusqu’ici. Quant à vous dire le nom de ces personnes, nous ne le pourrions, puisque d’habitude, dans notre profession, nous ne nous informons guère de ces détails et qu’il nous suffit simplement d’être bien rétribués ! » Mais le chef des gardes me regarda sévèrement et me dit : « Vous n’avez guère l’air de chanteurs ; vous me semblez plutôt bien terrifiés et bien inquiets, pour des personnes qui viennent de sortir d’une fête ! Et votre compagne, qui a de si beaux bijoux, n’a guère l’air d’une almée ! Holà ! gardes, enlevez-moi ces gens et conduisez-les tout de suite à la prison ! »

« À ces paroles, Schamsennahar se décida à intervenir de sa personne et, s’avançant vers le chef des gardes, elle le tira à part et lui dit à l’oreille quelques paroles qui produisirent sur lui un effet tel qu’il recula de quelques pas et s’inclina jusqu’à terre en balbutiant des formules très respectueuses d’hommages. Et aussitôt il donna l’ordre à ses gens de faire approcher deux bateaux, et dans l’un il aida Schamsennahar à s’embarquer, tandis qu’il me faisait descendre dans l’autre avec le prince Ben-Bekar. Puis il commanda aux bateliers de nous conduire là où nous leur dirions d’aller. Et aussitôt les barques prirent chacune une direction différente : Schamsennahar vers son palais, et nous deux vers notre quartier.

« Pour ce qui est d’abord de nous, à peine étions-nous arrivés dans la maison du prince, que je le vis, à bout de forces et exténué par ces émotions continues, s’effondrer sans connaissance dans les bras de ses serviteurs et des femmes de la maison…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … sans connaissance dans les bras de ses serviteurs et des femmes de la maison. Car, d’après ce qu’il avait pu me faire comprendre en chemin, il perdait désormais, après ce qui était arrivé, tout espoir d’une autre entrevue avec son amie Schamsennahar.

« Alors, pendant que les femmes et les serviteurs étaient occupés à faire revenir le prince de son évanouissement, ses parents s’imaginèrent que je devais être la cause de tous ces malheurs qu’ils ne comprenaient pas et voulurent m’obliger à leur donner toutes sortes de détails. Mais je me gardai bien de leur expliquer quoi que ce fût, et je leur dis : « Bonnes gens, ce qui arrive au prince est si extraordinaire que lui seul pourra vous le raconter ! » Et, heureusement pour moi, le prince revint à lui à ce moment ; et ses parents n’osèrent plus, devant lui, insister dans leur interrogatoire. Et moi, craignant de nouvelles questions et rassuré un peu sur l’état de Ben-Bekar, je pris mon paquet et me dirigeai en toute hâte vers ma maison.

« En y arrivant, je trouvai ma négresse qui jetait les cris les plus perçants et les plus désespérés en se frappant la figure, et tous les voisins l’entouraient pour la consoler de ma perte que l’on croyait certaine. Aussi, à ma vue, ma négresse courut se jeter à mes pieds et voulut, elle aussi, me faire subir un nouvel interrogatoire. Mais je coupai court à ses velléités en lui disant que pour le moment je n’avais envie que de dormir ; je me laissai tomber, exténué, sur les matelas et, le visage dans les oreillers, je dormis pesamment jusqu’au matin.

« Alors ma négresse vint à moi et me questionna ; et moi je lui dis : « Donne-moi vite une porcelaine remplie ! » Elle me l’apporta et je la bus d’un trait ; et, comme ma négresse insistait, je lui dis : « Il est arrivé ce qui est arrivé ! » Alors elle s’en alla. Et moi, je retombai aussitôt dans mon sommeil, et je ne me réveillai, cette fois, qu’au bout de deux jours et de deux nuits !

« Je pus alors me mettre sur mon séant, et je me dis : « Il me faut vraiment aller prendre un bain au hammam ! » Et j’y allai aussitôt, bien que je fusse toujours extrêmement préoccupé de l’état de Ben-Bekar et de Schamsennahar, dont personne n’était venu m’apporter des nouvelles. J’allai donc au hammam où je pris mon bain et me dirigeai aussitôt vers ma boutique ; et, comme je relirais ma clef de la poche pour ouvrir la porte, une petite main derrière moi me toucha à l’épaule et une voix me dit : « Ya Amin ! » Alors moi je me retournai et je reconnus ma jeune amie, la confidente de Schamsennahar.

« Mais moi, au lieu de me réjouir à sa vue, je fus soudain pris d’une frayeur atroce d’être aperçu par mes voisins en conversation avec elle, vu que tous savaient qu’elle était la confidente chargée des commissions de la favorite du khalifat. Aussi je me hâtai de remettre vivement la clef dans ma poche et, sans me retourner, je filai droit devant moi, tout à fait affolé, et, malgré les appels de la jeune fille qui courait derrière moi en me priant de m’arrêter, je continuai ma course de ci et de là, toujours serré de près par la confidente, jusqu’à ce que je fusse arrivé à la porte d’une mosquée peu fréquentée. Alors je me précipitai à l’intérieur, après avoir promptement laissé à la porte mes babouches, et je me dirigeai vers le coin le plus obscur où je me mis aussitôt dans l’attitude de la prière. Et c’est alors, plus que jamais, que je songeai combien grande avait été la sagesse de mon ancien ami Abalhassan ben-Tâher qui avait fui toutes ces complications désolantes en se retirant tranquillement à Bassra. Et je pensai en mon âme : « Sûr ! pourvu qu’Allah me tire sans encombre de cette aventure, je fais vœu de ne jamais plus me jeter dans de pareilles aventures et de ne jamais plus remplir de tels rôles ! »

« À peine étais-je donc en ce coin obscur que je fus rejoint…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

« À peine étais-je donc en ce coin obscur que je fus rejoint par la confidente avec laquelle, cette fois, je pus me décider à m’entretenir en liberté, du moment qu’il n’y avait point de témoins. Elle commença d’abord par me demander : « Comment vas-tu ? » Je lui répondis : « En parfaite santé ! Mais que la mort me semble préférable à ces continuelles alarmes où nous vivons tous ! »

« Elle me répondit : « Hélas ! que dirais-tu alors si tu savais l’état de ma pauvre maîtresse ? Ah ! ya rabbi ! je me sens moi-même faiblir rien qu’en me rappelant le moment où je la vis revenir au palais, où déjà j’avais pu me rendre la première, en fuyant de ta maison, de terrasse en terrasse, et en me jetant ensuite sur le sol du haut de la dernière maison ! Ya Amin ! si tu l’avais vue ! Qui aurait pu reconnaître en ce visage pâle comme celui d’une personne qui sortirait de la tombe, le visage de la lumineuse Schamsennahar ? Aussi, en la voyant, je ne pus m’empêcher de fondre en sanglots en me jetant à ses pieds et en les lui embrassant. Mais elle s’oubliait elle-même pour songer d’abord au batelier auquel elle me dit de remettre tout de suite mille dinars d’or pour sa peine ! Puis, cela fait, les forces l’abandonnèrent, et elle tomba évanouie dans nos bras ; et alors nous la portâmes en hâte à son lit, où je me mis à lui asperger le visage avec l’eau de fleurs ; et je lui essuyai les yeux et lui lavai les pieds et les mains et lui changeai les vêtements de dessus et de dessous. Alors j’eus la joie de la voir revenir à elle et respirer un peu ; et aussitôt je lui donnai à boire du sorbet à la rose et lui fis sentir du jasmin et lui dis : « Ô maîtresse, par Allah sur toi ! ménage-toi, ménage-toi ! où irons-nous si nous continuons de la sorte ? » Mais elle me répondit : « Ô ma fidèle confidente, je n’ai plus rien sur la terre qui me retienne encore attachée ! Mais, avant de mourir, je veux avoir des nouvelles de mon amant. Va donc trouver le joaillier Amin et porte-lui ces bourses remplies d’or et prie-le de les accepter en réparation du dommage que notre présence lui a causé ! »

« Et la confidente me tendit un paquet fort lourd qu’elle tenait et qui devait contenir plus de cinq mille dinars d’or : ce dont, en effet, je pus m’assurer plus tard. Puis elle continua : « Schamsennahar me chargea ensuite de te demander, comme prière dernière, de nous donner des nouvelles, bonnes fussent-elles ou lamentables, du prince Ali ben-Bekar ! »

« Alors moi je ne pus vraiment lui refuser cette chose qu’elle me demandait comme une grâce et, malgré ma résolution bien arrêtée de ne plus me mêler de cette dangereuse histoire-là, je lui dis de venir le soir à ma maison où je ne manquerais pas de l’aller retrouver avec les détails nécessaires. Et je sortis de la mosquée après avoir prié la jeune fille de passer d’abord chez moi déposer le paquet qu’elle portait ; et je me rendis chez Ben-Bekar.

« Or, je trouvai que tous, femmes et serviteurs, étaient dans mon attente depuis trois jours et ne savaient comment faire pour tranquilliser le prince Ali, qui me réclamait sans cesse en poussant de profonds soupirs. Et je le trouvai lui-même, les yeux presque éteints, et ayant l’air plutôt d’un mort que d’un vivant. Alors moi je m’approchai de lui, les yeux en larmes, et le pressai contre ma poitrine…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … et le pressai contre ma poitrine, et lui dis beaucoup de choses gentilles pour le consoler un peu, sans pouvoir cette fois réussir, car il me dit : « Ô Amin, comme je sens bien que mon âme va s’échapper, je veux te laisser du moins, avant de mourir, une marque de ma gratitude pour ton amitié. » Et il dit à ses esclaves : « Apportez-moi telle et telle chose ! » Et aussitôt les esclaves s’empressèrent d’apporter et de ranger devant moi, dans des paniers, toutes sortes d’objets précieux, des vases d’or et d’argent et des bijoux de haute valeur. Et il me dit : « Je te prie d’accepter cela, en remplacement des objets qui ont été volés dans ta maison ! » Puis il ordonna aux serviteurs de tout transporter chez moi. Il me dit ensuite : « Ô Amin, sache qu’en ce monde toute chose a un but ! Malheur à qui manque son but en amour : il ne lui reste que la mort. Aussi, n’était mon respect de la loi de notre Prophète (sur lui la paix soit-elle !) j’aurais déjà hâté le moment de cette mort que je sens prochaine ! Ah ! si tu savais, Amin, ce que mes côtes recèlent sous elles de souffrances accumulées ! Je ne crois pas qu’homme ait jamais éprouvé les douleurs dont mon cœur est saturé ! »

« Alors moi je lui dis, pour faire un peu diversion, que j’allais d’abord donner de ses nouvelles à la confidente qui m’attendait chez moi et que Schamsennahar avait envoyée dans ce but. Et je le quittai pour me rendre auprès de la jeune fille et lui raconter le désespoir du prince, qui pressentait sa fin et qui quitterait la terre avec le seul regret d’être séparé de son amante.

« Et, en effet, quelques instants après mon arrivée, je vis entrer chez moi la jeune fille, mais dans un état inimaginable d’émotion et de bouleversement ; et ses yeux laissaient abondamment couler les larmes. Et moi, de plus en plus alarmé, je lui demandai : « Par Allah ! qu’y a-t-il encore de pire que tout ce qui est arrivé ? » Elle me répondit, en tremblant : « Ce que nous redoutions tant est tombé sur nous ! Nous sommes irrémédiablement perdus jusqu’au dernier ! Le khalifat a tout appris ! Écoute plutôt : À la suite d’une indiscrétion de l’une de nos esclaves, le chef des eunuques eut des soupçons et se mit à interroger toutes les femmes de Schamsennahar, chacune à part. Et, malgré leurs dénégations, il fut mis sur la voie par les contradictions des renseignements recueillis. Et il porta toute l’affaire à la connaissance du khalifat qui aussitôt envoya mander auprès de lui Schamsennahar en la faisant accompagner, contre ses habitudes, par vingt eunuques du palais ! Aussi nous voilà toutes anxieuses et à la limite de l’épouvante ! Et moi je pus trouver un moment pour me dérober et courir t’aviser du malheur final qui nous menace ! Va donc prévenir le prince Ali, pour qu’il prenne les précautions nécessaires en pareil cas ! »

« Et, ayant dit ces paroles, la jeune fille repartit au plus vite dans la direction du palais.

« Alors moi je vis le monde entier noircir devant mon visage et je m’écriai : « Il n’y a de recours et de force qu’en Allah le Très-Haut, le Tout Puissant ! » Mais que pouvais-je dire de plus en face de la destinée ? Je me décidai donc à retourner chez Ali ben-Bekar, bien que je l’eusse quitté depuis à peine quelques instants, et, sans lui donner le temps de me demander la moindre explication, je lui criai : « Ô Ali, il te faut absolument me suivre sur l’heure, ou la mort t’attend de la plus ignominieuse façon ! Le khalifat, qui a tout appris, doit, à l’heure qu’il est, envoyer te faire saisir ! Partons, sans perdre un instant, et allons hors des frontières de notre pays, hors de la portée de ceux qui te recherchent ! » Et aussitôt, au nom du prince, j’ordonnai aux esclaves de faire charger trois chameaux des objets les plus précieux et de vivres pour la route, et j’aidai le prince à monter sur un autre chameau sur lequel, moi également, je m’assis derrière lui. Et, sans perdre de temps, à peine les adieux du prince à sa mère furent-ils faits, que nous nous mîmes en route et prîmes le chemin du désert…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et s’arrêta dans les paroles permises.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … nous nous mimes en route et prîmes le chemin du désert.

« Or, toute chose écrite doit courir, et les destinées, sous n’importe quel ciel, ne peuvent que s’accomplir ! En effet, nos malheurs ne pouvaient que continuer, et la fuite d’un danger nous jetait dans un danger pire encore !

« En effet, comme nous marchions dans le désert, vers le soir, et que nous étions en vue d’une oasis dont on voyait le minaret au milieu des palmiers, nous vîmes surgir soudain à notre gauche une troupe de brigands qui eurent bientôt fait de nous cerner. Et comme nous savions fort bien que le seul moyen pour avoir la vie sauve était de ne tenter aucune résistance, nous nous laissâmes désarmer et dépouiller. Et les brigands nous prirent nos bêtes avec toutes leurs charges et nous enlevèrent même les vêtements que nous portions sur nous, ne nous laissant sur le corps que la chemise ! Et alors ils s’éloignèrent sans plus s’inquiéter de notre sort.

« Quant à mon pauvre ami, il n’était plus qu’une chose entre mes mains, tant ces émotions répétées l’avaient anéanti ! Je pus tout de même l’aider à se traîner peu à peu jusqu’à la mosquée que nous apercevions dans l’oasis ; et nous y entrâmes pour passer la nuit. Là le prince Ali tomba sur le sol et me dit : « C’est ici que je vais enfin mourir, puisque Schamsennahar ne doit plus être en vie à l’heure qu’il est ! »

« Or, dans la mosquée en ce moment un homme faisait sa prière. Lorsqu’il eut fini il se retourna vers nous et nous regarda un instant, puis s’approcha de nous, et nous dit avec bonté : « Ô jeunes gens, vous êtes sans doute des étrangers et vous venez ici pour y passer la nuit ? » Je lui répondis : « Ô cheikh, nous sommes en effet des étrangers que les brigands du désert viennent de dépouiller complètement, ne nous laissant pour tout bien que la chemise que nous portons sur nous ! »

« À ces paroles, le vieillard eut pour nous beaucoup de compassion et nous dit : « Ô pauvres jeunes gens, attendez-moi ici quelques instants, et je reviens à vous ! » Et il nous quitta pour revenir peu après suivi d’un enfant qui portait un paquet, et le vieillard tira des vêtements de ce paquet et nous pria de nous en vêtir ; puis il nous dit : « Venez avec moi à ma maison où vous serez mieux que dans cette mosquée, car vous devez avoir faim et soif ! » Et il nous obligea à l’accompagner à sa maison, où le prince Ali n’arriva que pour s’étendre sans souffle sur les tapis ! Et alors, du loin, venant avec la brise qui soufflait dans l’oasis à travers les palmiers, une voix de quelque pauvresse se fit entendre qui chantait plaintivement ces vers tristes :

« Je pleurais en voyant s’approcher la fin de ma jeunesse ! Mais j’étanchai bientôt ces larmes pour ne pleurer plus que la séparation de l’ami !

Si le moment de la mort est amer à mon âme, ce n’est point qu’il soit dur de quitter une vie d’alarmes, mais c’est de m’en aller loin des yeux de l’ami !

Ah ! si j’avais su que le moment des adieux fût si proche et que je serais pour toujours privé de mon ami, j’aurais emporté avec moi, comme provision du chemin, un peu du contact de ses yeux adorés ! »

« Or, à peine Ali ben-Bekar avait-il commencé à entendre ce chant qu’il releva la tête et se mit à écouter, hors de lui. Et quand la voix se fut éteinte, nous le vîmes soudain retomber en poussant un grand soupir : il avait expiré…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade, voyant apparaître le matin, se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … nous le vîmes soudain retomber en poussant un grand soupir : il avait expiré.

« À cette vue, le vieillard et moi nous éclatâmes en sanglots et nous restâmes ainsi toute la nuit ; et je racontai, à travers mes larmes, cette triste histoire au vieillard. Puis, au matin, je le priai de vouloir bien garder le corps en dépôt jusqu’à ce que les parents, avertis par moi, vinssent le chercher. Et je pris congé de cet homme bon et me rendis en toute rapidité à Baghdad, en profitant du départ d’une caravane qui s’y dirigeait. Et j’allai directement, sans prendre le temps de changer d’habits, à la maison de Ben-Bekar, où je me présentai devant sa mère à qui je souhaitai la paix tristement.

« Lorsque la mère de Ben-Bekar me vit arriver seul, sans son fils, et qu’elle remarqua mon air attristé, elle se mit à trembler de pressentiment. Et je lui dis : « Allah, ô vénérable mère d’Ali, commande et la créature ne peut que se soumettre ! Et quand la lettre d’appel a été écrite à une âme, cette âme doit, sans différer, se présenter devant son maître ! »

« À ces paroles, la mère d’Ali poussa un cri d’une douleur déchirante et me dit, en tombant le visage contre terre : « Ô calamité ! mon fils serait-il mort ? »

« Alors moi, je baissai les yeux et ne pus prononcer un mot. Et je vis la pauvre mère, étouffée par les sanglots, s’évanouir complètement. Et moi, je me mis à pleurer toutes les larmes de mon cœur, tandis que les femmes remplissaient la maison de cris épouvantables !

« Lorsque la mère d’Ali put enfin m’entendre, je lui racontai les détails de la mort et je lui dis : « Qu’Allah reconnaisse l’étendue de tes mérites, ô mère d’Ali, et t’en rémunère par ses bienfaits et sa miséricorde ! » Alors elle me demanda : « Mais ne t’a-t-il pas fait quelques recommandations à transmettre à sa mère ? » Je répondis : « Mais certainement ! Il m’a chargé de te dire que son seul souhait était que tu fisses transporter son corps à Baghdad ! » Alors elle se remit à fondre en larmes, en se déchirant les vêtements, et me répondit qu’elle allait tout de suite se rendre dans l’oasis avec une caravane pour ramener le corps de son fils.

« Et de fait, quelques instants après, je les laissai tous à leurs préparatifs de départ et je regagnai mon domicile en pensant en mon âme : « Ô Ali ben-Bekar, malheureux amant, quel dommage que ta jeunesse ait été fauchée dans sa floraison si belle ! »

« Et j’arrivai chez moi de la sorte et je mis la main à ma poche pour en retirer la clef de la porte, quand je me sentis doucement toucher le bras, et je me retournai et j’aperçus, vêtue d’habits de deuil, et le visage bien triste, la jeune confidente de Schamsennahar. Alors je voulus m’enfuir ; mais elle m’arrêta et me força à entrer avec elle dans ma maison. Alors moi, malgré tout, je me mis, sans savoir encore rien, à pleurer avec elle énormément. Puis je lui dis : « As-tu alors appris la triste nouvelle ? » Elle me répondit : « Laquelle, ya Amin ? » Je lui dis : « La mort d’Ali ben-Bekar ! » Et, comme je la voyais pleurer davantage, je compris qu’elle n’en savait encore rien, et je la mis au courant, tout en poussant, de concert avec elle, de gros soupirs.

« Lorsque j’eus fini, elle me dit à son tour : « Et toi, ya Amin, je vois bien que tu ne connais guère mon malheur ! » Et je m’écriai : « Schamsennahar aurait-elle été mise à mort par ordre du khalifat ? » Elle répondit : « Schamsennahar est morte, mais non point comme tu pourrais le supposer ! Ô ma maîtresse ! » Puis elle s’interrompit pour pleurer encore un peu, et me dit enfin : « Écoute donc, Amin !

« Lorsque Schamsennahar, accompagnée par les vingt eunuques, fut arrivée en présence du khalifat, le khalifat d’un signe renvoya tous ceux-là, puis s’approcha lui-même de Schamsennahar et la fit s’asseoir à côté de lui et, d’une voix empreinte d’une bonté admirable, lui dit : « Ô Schamsennahar, je sais que tu as des ennemis dans mon palais, et ces ennemis ont essayé de te nuire dans mon esprit en déformant tes actes et en me les présentant sous un aspect indigne de moi et de toi ! Sache bien que je t’aime plus que jamais, et, pour le mieux prouver à tout le palais, j’ai donné des ordres pour faire augmenter ton train de maison et le nombre de tes esclaves et tes dépenses ! Je te prie donc de ne plus garder cet air affligé qui m’afflige moi-même ! Et pour t’aider à te distraire, je vais tout de suite faire venir les chanteuses de mon palais et les plateaux chargés de fruits et de boissons ! »

« Et aussitôt entrèrent les joueuses d’instruments et les chanteuses ; et les esclaves arrivèrent chargés des grands plateaux pesants de tout ce qu’ils contenaient. Et lorsque tout fut prêt, le khalifat, assis à côté de Schamsennahar, qui se sentait de plus en faible malgré tant de bonté, ordonna aux chanteuses de préluder. Alors l’une d’elles, au son des luths maniés par les doigts de ses compagnes, commença ce chant :

« Ô larmes, vous trahissez les secrets de mon âme, et m’empêchez de garder pour moi seule une douleur cultivée en silence !

J’ai perdu l’ami qu’aimait mon cœur… »

« Mais tout d’un coup, avant que la strophe chantée n’eût pris fin, Schamsennahar poussa un faible soupir et tomba à la renverse. Et le khalifat, affecté à l’extrême, se pencha vivement vers elle, la croyant seulement évanouie ; mais il la releva morte !

« Alors il jeta loin de lui la coupe qu’il tenait et renversa les plateaux et, comme nous poussions des cris effroyables, il nous fit toutes partir, après nous avoir ordonné de briser les luths et les guitares du festin ; et il ne garda que moi seule dans la salle. Il prit alors Schamsennahar sur ses genoux et se mit à pleurer sur elle toute la nuit, en m’ordonnant de ne laisser entrer personne dans la salle.

« Le lendemain matin, le khalifat confia le corps aux pleureuses et aux laveuses, et donna l’ordre de faire à sa favorite des funérailles de femme légitime, et plus belles. Après quoi, il alla s’enfermer dans ses appartements. Et depuis nul ne le revit dans la salle de justice ! »

« Alors moi, après avoir encore pleuré, avec la jeune fille, la mort des deux amants, je me mis d’accord avec elle en vue de faire enterrer Ali ben-Bekar à côté de Schamsennahar. Et nous attendîmes le retour du corps que la mère était allée chercher dans l’oasis, et nous lui fîmes de belles funérailles, et nous réussîmes à le faire mettre en terre à côté du tombeau de Schamsennahar !

« Et depuis lors ni moi ni la jeune fille, qui devint mon épouse, nous ne cessâmes d’aller visiter les deux tombeaux pour pleurer sur les amants dont nous avions été les amis ! »

— Et telle est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, l’histoire touchante de Schamsennahar, la favorite du khalifat Haroun Al-Rachid !


À ce moment, la petite Doniazade ne put se tenir plus longtemps et éclata en sanglots, en enfouissant sa tête dans les tapis. Et le roi Schahriar dit : « Ô Schahrazade, cette histoire m’a bien attristé ! »

Alors Schahrazade dit : « Oui, ô Roi ! Aussi t’ai-je raconté cette histoire, qui n’est pas de la même espèce que les autres, à cause surtout des vers admirables qu’elle contient et principalement pour te mieux disposer à toute la joie que ne manquera pas de te procurer celle dont je me dispose à te faire le récit, si tu veux bien me le permettre ! » Et le roi Schahriar s’écria : « Oui, ô Schahrazade, fais-moi oublier ma tristesse, et dis-moi vite le titre de l’histoire que tu me promets ! ». Et Schahrazade dit : « C’est l’histoire féerique de la princesse boudour, la plus belle lune d’entre toutes les lunes. »

Et la petite Doniazade s’écria, en relevant la tête : « Ô ma sœur Schahrazade, que tu serais gentille de nous la commencer tout de suite ! » Mais Schahrazade dit : « De tout cœur amical, et comme hommages dûs à ce Roi bien élevé et doué de bonnes manières ! Mais ce ne sera que pour la nuit prochaine seulement ! » Et, comme elle voyait apparaître le matin, Schahrazade, discrète comme elle était, se tut.

  1. Soleil d’un beau jour.
  2. On remarquera qu’à partir de ce moment le récit est fait par le joaillier lui-même, sans transition.