Le Livre des mères et des enfants/II/La paresse

LA PARESSE.

— Oh ! Maman ! quel bonheur de passer tout un jour sans rien faire ! — cria tout à coup la petite Marie à sa mère.

— Quoi pas la moindre chose de tout un jour, ma fille ?

— Non, maman, rien du tout !

— J’ai dans l’idée, moi, que le jeu finirait par t’ennuyer.

— Le jeu m’ennuyer maman ! oh ! maman, je serais plus heureuse que la reine.

— Les reines travaillent, mon enfant. — Oh ! maman ! vrai !… — Vrai, mon petit ange. — Elles sont donc bien à plaindre ? dit Marie avec un gros soupir. Au contraire, le travail les dédommage souvent d’être reines.

Marie demeura confondue. Mais plus amoureuse que jamais d’un long espace tout vide de lecture et d’écriture, d’un jour de cent lieues à parcourir dans la danse, les papillons, les poupées, le soleil et tout ! Marie était palpitante de ce désir : l’eau lui en venait à la bouche, et riante, agitée, gracieuse et suppliante, elle recommença :

— Oh ! maman ! quel bonheur de passer tout un jour sans rien faire ! — Je te le donne, dit sa mère en l’embrassant.

La respiration manqua à Marie. Elle rassembla ses joujoux, sautant à pas entrecoupés comme son haleine. Elle prépara son univers à elle toute seule ; car ses sœurs étudiaient avec les maîtres et leur mère, en attendant le dîner.

Elle porta sa liberté pendant une heure avec une constance parfaite. Elle glissait à travers, légère comme un rêve, ou comme une réalité qui a des ailes. Jamais oiseau, né pour voler, sans lire, ni écrire, ni coudre, n’a pris un élan plus rapide dans son ciel, que Marie dans son bonheur oisif.

Toutefois, peu à peu, son imagination, si haut montée, sembla s’alourdir ; puis, tous les instants qui suivirent, comme des moineaux dévorants qui ravagent du blé, lui enlevèrent, un à un, ses plaisirs.

Elle avait déjà pesé bien souvent ses joujoux les uns après les autres, ils devenaient de plomb à la fin, elle demeura muette devant eux, les bras pendants, les yeux fixes ; sa poupée était tombée en désordre, sans que Marie eût tremblé qu’elle ne se blessât ; au contraire, elle la releva avec une moue pleine de reproches, en l’appelant assez aigrement : traîne-à-terre ! La soumission de cette poupée, favorite déchue, plus muette qu’à l’ordinaire, ne la toucha point. Elle s’avoua même un peu qu’elle était en carton : l’ennui désenchante tout.

Par bonheur, la chatte Mouffette montra tout à coup son nez rose à travers les vitres de la fenêtre entre-ouverte et Mouffette parut illuminer la chambre, où rien ne bougeait, où rien ne parlait plus à Marie. Mouffette peupla le désert.

D’abord elle fut caressée. Contente elle-même de l’accueil distingué de sa petite maîtresse, elle miaula d’une voix flatteuse et ce ron-ron des chats satisfaits ranima un moment la solitude de Marie : on s’aima, on dansa !

Mais Marie, comme pour se venger d’avoir langui toute seule, y mettait une sorte d’ardeur qui déplût à Mouffette. Peu passionnée pour la danse, elle refusa de se prêter au jeu ; Marie la traîna alentour d’elle avec obstination, et lui tira très-imprudemment la queue. Ce procédé parut si inconvenant, à Mouffette, que, de sa patte demeurée libre par oubli de sa danseuse, elle lui fit une longue égratignure sur son visage penché vers le sien, et s’enfuit lestement par où elle était entrée. — Ingrate ! cria Marie, en tenant sa figure, voilà comme tu m’aimes, pour mon lait de tous les jours. C’est bon ! je le dirai à maman. ».

Moufette ne l’écouta pas plus que si elle eut chantée. Alors Marie chercha sa mère pour la prier de lui inventer un nouvel amusement, ou pour jouer avec elle ; mais sa mère active, qui savait le prix des heures, en apprenait l’emploi à ses autres enfants ; la petite fille ne la trouva donc point. Elle se traîna au miroir, et fit des grimaces. Elle s’assit encore silencieusement dans un coin de la chambre, où bâillante et accablée, elle pria Dieu pour l’arrivée de ses sœurs. Tout en priant, tout en soupirant, ne reconnaissant plus rien autour d’elle, elle cacha sa tête dans tous ses joujoux morts comme son bonheur, et s’endormit de désespoir.

Ce fut ainsi que la trouvèrent ses sœurs, ses sœurs éveillées comme des souris joyeuses. Elles avaient bien su leurs leçons, et poussaient des chants pleins d’espoir et d’appétit : la bonne mettait le couvert !

Marie les regarda, les yeux gonflés d’un mauvais sommeil. Quand elle voulut se lever, elle était lasse et raide comme dans une fièvre de croissance.

— Es-tu malade ? Marie, lui demandèrent ses sœurs qui l’aimaient tendrement.

Marie déclara qu’elle était bien malheureuse.

Alors toutes s’empressèrent de lui apporter ses joujoux qui traînaient ; mais elle en avait mal au cœur, et se détourna en criant qu’il y avait un complot contre elle, que tout le monde voulait la faire mourir de chagrin !

Dans ce moment, sa mère qui connaissait la cause de son sommeil et du désordre de cette petite paresseuse entra.

— Regarde autour de toi, Marie, dit-elle en lui prenant la main avec douceur, cherche, en nous comptant l’une après l’autre, celle qui a voulu te rendre malheureuse. »

Marie eut beau parcourir tous ces visages bienveillants, elle n’y trouva pas son ennemie. Alors elle dit d’une voix honteuse :

— Je ne sais pas ! »

— Je vais t’aider à la connaître, moi, poursuivit sa mère en la plaçant toute droite devant le miroir : Regarde : la voilà ! »

Marie fut frappée de ce petit visage maussade où l’ennui faisait déjà des siennes ; il enlaidit beaucoup les enfants, et tout le monde. Elle écouta, docile, les paroles sages et tendres qui se gravèrent aussi autant dans son cœur que le souvenir humiliant de cette journée entière de bâillements, d’égratignures et de langueur : plutôt périr que d’y retomber. Aussi, comme elle apprit ses leçons ! comme elle aima l’étude ! je crois de même que c’est la plus douce nourriture du temps. Et vous !