Le Livre des mères et des enfants

Le Livre des mères et des enfants
Le Livre des mères et des enfantsBoitel1 (p. ---213).


LE LIVRE
des
MÈRES ET DES ENFANTS
CONTES EN VERS ET EN PROSE,
par
Mme Desbordes-Valmore
TOME I.
LYON.
Chez l’éditeur L. BOITEL, IMPRIMEUR, quai Saint-Antoine, 36,
et chez les libraires GUYMONT rue Lafont.
GIBBERTON et BRUN, petite rue Mercière, 11.
1840


LE LIVRE

DES

MÈRES ET DES ENFANTS.












Lyon.
Imprimerie de L. Boitel, quai St-Antoine, 36.













LE LIVRE
des
MÈRES ET DES ENFANTS
CONTES EN VERS ET EN PROSE,
par
Mme Desbordes-Valmore
TOME I.
LYON.
Chez l’éditeur L. BOITEL, IMPRIMEUR, quai Saint-Antoine, 36,
et chez les libraires GUYMONT rue Lafont.
GIBBERTON et BRUN, petite rue Mercière, 11.
1840

PRÉFACE AUX ENFANTS.

Dieu, lorsqu’il eut fait les hommes, chercha un adoucissement à leurs peines : il mit au monde l’amour maternel.

Depuis ce temps les enfans sont heureux ; ils ont des mères pour veiller sur eux et pour les embrasser.

Étant petits elles les soignent avec sollicitude, leur font des lits propres et doux, leur apprennent à prier, à lire et à aimer. Elles les aiment tant, ces mères ! Une d’elles, qui a bercé les siens en cherchant à les instruire par des leçons tendres et faciles, a rassemblé ces leçons pour tous les petits enfants, auxquels les siens envoient des vœux, des baisers, et leur livre qu’ils savent par cœur. Au revoir dans la vie chers écoliers, courage !


SIMPLE PRIÈRE.

— Venez dire votre prière, mon amour.

— Ne jouez pas avec vos mains jointes ;

— Ne cherchez pas à vous enfuir, ni à sortir de mes genoux ; car vous êtes devant Dieu quand vous priez avec moi.

— Allons : il vous écoute.

— « Mon Dieu ! étendez votre main sur ma mère, afin qu’elle me conduise où vous voulez que j’aille.

Je n’aurai jamais peur le soir dans le corridor sans lumière, parce que je sais bien que vous y êtes avec moi ; quand je tomberai, je ne crierai pas, car sauvé ou blessé, c’est toujours dans vos bras que l’on tombe. Merci, mon Dieu, d’être partout où je serai ! cette pensée me donnera du courage, et je n’aurai d’autre crainte que celle de vous déplaire.

Après avoir prié, je lèverai ma tête vers vous pour recevoir dans les rayons du jour les baisers que vous envoyez à vos enfants.

Bonsoir, mon Dieu ! faites descendre la paix et le sommeil sur notre maison. C’est si doux de dormir comme les hirondelles dans leurs nids. »

L’ÉCOLIER

Un tout petit enfant s’en allait a l’école.
On avait dit. Allez !… il tâchait d’obéir ;
Mais son livre était lourd, il ne pouvait courir.
Il pleure et suit des yeux une abeille qui vole.

« Abeille, lui dit-il, voulez-vous me parler ?
« Moi, je vais à l’école : il faut apprendre à lire ;
« Mais le maître est tout noir, et je n’ose pas rire :
« Voulez-vous rire, abeille, et m’apprendre à voler ? »


« Non, dit-elle ; j’arrive et je suis très-pressée.
« J’avais froid ; l’aquilon m’a long-temps oppressée :
« Enfin, j’ai vu les fleurs, je redescends du ciel,
« Et je vais commencer mon doux rayon de miel.
« Voyez ! j’en ai déjà puisé dans quatre roses ;
« Avant une heure encor nous en aurons d’écloses.
« Vite, vite à la ruche ! on ne rit pas toujours :
« C’est pour faire le miel qu’on nous rends les beaux jours. »



Elle fuit et se perd sur la route embaumée.
Le frais lilas sortait d’un vieux mur entr’ouvert ;
Il saluait l’aurore, et l’aurore charmée
Se montrait sans nuage et riait de l’hiver.

Une hirondelle passe : elle effleure la joue
Du petit nonchalant qui s’attriste et qui joue,
Et dans l’air suspendue, en redoublant sa voix,
Fait tressaillir l’écho qui dort au fond des bois.


« Oh bonjour ! dit l’enfant, qui se souvenait d’elle ;
« Je t’ai vue à l’automne ; oh ! bonjour, hirondelle.
« Viens ! tu portais bonheur à ma maison, et moi
« Je voudrais du bonheur. Veux-tu m’en donner, toi ?
« Jouons. — Je le voudrais, répond la voyageuse,
« Car je respire à peine, et je me sens joyeuse.
« Mais j’ai beaucoup d’amis qui doutent du printemps ;
« Ils rêveraient ma mort si je tardais long-temps.
« Non, je ne puis jouer. Pour finir leur souffrance,
« J’emporte un brin de mousse en signe d’espérance.
« Nous allons relever nos palais dégarnis :
« L’herbe croît, c’est l’instant des amours et des nids.
« J’ai tout vu. Maintenant, fidèle messagère,
« Je vais chercher mes sœurs, là-bas, sur le chemin.

« Ainsi que nous, enfant, la vie est passagère,
« Il faut en profiter. Je me sauve… À demain ! »


L’enfant reste muet ; et, la tête baissée,
Rêve et compte ses pas, pour tromper son ennui,
Quand le livre importun, dont sa main est lassée,
Rompt ses fragiles nœuds, et tombe auprès de lui.


Un dogue l’observait du seuil de sa demeure.
Stentor, gardien sévère et prudent à la fois,
De peur de l’effrayer retient sa grosse voix.
Hélas ! peut-on crier contre un enfant qui pleure ?
« Bon dogue, voulez-vous que je m’approche un peu,
« Dit l’écolier plaintif ? Je n’aime pas mon livre ;
« Voyez ma main est rouge, il en est cause. Au jeu
« Rien ne fatigue, on rit ; et moi je voudrais vivre
« Sans aller à l’école, où l’on tremble toujours ;
« Je m’en plains tous les soirs, et j’y vais tous les jours ;

« J’en suis très-mécontent. Je n’aime aucune affaire.
« Le sort des chiens me plaît, car ils n’ont rien à faire. »


« Écolier ! voyez-vous ce laboureur aux champs ?
« Eh bien ! ce laboureur, dit Stentor, c’est mon maître.
« Il est très-vigilant ; je le suis plus, peut-être.
« II dort la nuit, et moi j’écarte les méchants.
« J’éveille aussi ce bœuf qui, d’un pied lent, mais ferme,
« Va creuser les sillons quand je garde la ferme.
« Pour vous même on travaille ; et, grâce à vos brebis,
« Votre mère, en chantant, vous file des habits.
« Par le travail tout plaît, tout s’unit, tout s’arrange.
« Allez donc à l’école ; allez, mon petit ange !
« Les chiens ne lisent pas, mais la chaîne est pour eux ;
« L’ignorance toujours mène à la servitude.
« L’homme est fin, l’homme est sage, il nous défend l’étude,
« Enfant, vous serez homme, et vous serez heureux ;
« Les chiens vous serviront. » L’enfant l’écouta dire,
Et même il le baisa. Son livre était moins lourd.

En quittant le bon dogue, il pense, il marche, il court.
L’espoir d’être homme un jour lui ramène un sourire.


À l’école, un peu tard, il arrive gaîment,
Et dans le mois des fruits il lisait couramment.

L’ENFANT GÂTÉ.

Que je vous dise ce que l’on m’a raconté d’un petit garçon !

Un jour qu’il s’était endormi profondément sur un monceau de fleurs, destinées à faire des guirlandes pour la Fête-Dieu, il se réveilla comme suffoqué, les membres engourdis, la tête lourde, si faible, si pale, que sa mère crut qu’il allait mourir. Les fleurs, en trop grande abondance, voyez-vous, sont aussi dangereuses qu’elles sont attrayantes : il ne le savait pas, lui si nouveau dans ce monde.

Ainsi donc sa mère, triste et active en même temps le veilla nuit et jour, ouvrant fréquemment les fenêtres, afin que son lit qui n’était pas plus grand qu’un berceau, fût constamment purifié par l’air.

Mais les parfums avaient comme paralysé l’enfant. Sa mère en était si pleine d’affliction qu’elle ne mangea plus, ne dormit plus, et laissa coucher son doux malade sur ses genoux, jusqu’à ce qu’elle devint malade elle-même ; car, nulle peine ne lui paraissait trop grande pour sauver la vie de sa jeune créature.

Il plût a Dieu de rouvrir les yeux fermés de l’enfant. Un soir il sourit à sa mère, et ils furent guéris tous deux !

Alors elle pensa qu’il allait être reconnaissant, qu’il l’aimerait davantage ; car elle l’aimait davantage aussi pour tous les tendres soins que lui avait coûté ce cher amour malade.

Mais voici ce qui me coûte à vous avouer.

Il ne fat pas si bon qu’il devait l’être.

Si sa maman n’était pas à la maison, il ne voulait pas se laisser mettre au lit par sa bonne. Il criait, se tordait comme un petit serpent, jusqu’à ce qu’elle revînt. On dit même qu’un soir il tira la langue avec une grimace qui fit pleurer la Vierge, la Vierge si tendre aux enfants soumis ! Ce train recommençait quand on l’habillait le matin. Il accrochait ses mains aux barres de son berceau, et criait : « Je veux maman ! je veux maman ! »

La servante était mortifiée dans son zèle et le déjeuné fort retardé ; tout allait mal. Quand sa patiente mère lui montrait à lire, dans un livre acheté tout exprès pour lui, il retenait à peine une lettre, il roulait le coin des pages. Il était de plus, puisqu’il faut tout vous dire, devenu si friand, qu’il ne tendait les bras qu’aux gâteaux, dont il emplissait sa bouche à perdre la respiration. Un tel état de choses ne pouvait durer. Sa maman se mit à réfléchir en elle-même, et dit :

« Quelle triste chose ! j’ai bercé et nourri cet enfant, je l’ai veillé sur mes genoux jusqu’à ce qu’il fût sauvé ; je dois maintenant le guérir d’une autre maladie : la malice. Mon Dieu ! inspirez-moi ! car je trouve qu’il est devenu très-méchant, et je ne puis avoir ni paix ni calme avec lui. »

Dieu lui inspira de parler ainsi au petit gâté. J’ai à vous apprendre, enfant que je voudrais aimer comme autrefois, qu’il faut nous quitter pour un peu de temps. Venez donc que je vous embrasse, car nous ne nous reverrons que quand vous serez corrigé de vos mauvaises habitudes ; vous avez troublé la paix de ma maison !

L’enfant s’arrêta devant sa mère sérieuse et grave ; il la regarda long-temps et sa poitrine se souleva ; car tout jeune qu’il était, il pensait que jamais et nulle part il ne trouverait une si douce amie que sa mère, et qu’il allait être malheureux. On doit avouer qu’il l’aimait beaucoup ; plus que les gâteaux et plus que tout.

Il laissa donc éclater un sanglot, où sa mère entendit qu’il disait :

« Je serai bon ! je serai bon ! »

Cette promesse suffit pour attendrir la mère, qui le prit dans ses bras et lui dit : « je vous crois ! ne pleurez plus. » Cette promesse fut, en effet, remplie comme si elle eut été faite par devant notaire, encore mieux peut-être ;

Car vingt notaires ne sont pas plus imposants que la crainte de désobéir à une mère qui croit en vous, et de mentir à sa conscience, tribunal des petits comme des grands enfants de Dieu.


CONTE D’ENFANT.

Il ne faut plus courir à travers les bruyères,
Enfant, ni sans congé vous hasarder au loin.
Vous êtes très-petit, et vous avez besoin
Que l’on vous aide encore à dire vos prières.
Que feriez-vous aux champs, si vous étiez perdu ?
Si vous ne trouviez plus le sentier du village ?
On dirait : « Quoi, si jeune, il est mort ? c’est dommage ! »
Vous crierez… De si loin seriez-vous entendu ?

Vos petits compagnons, à l’heure accoutumée,
Danseraient à la porte et chanteraient tout bas ;
Il faudrait leur répondre, en la tenant fermée :
« Une mère est malade, enfants, ne chantez pas ! »
Et vos cris rediraient : Ô ma mère ! ô ma mère ! »
L’écho vous répondrait, l’écho vous ferait peur.
L’herbe humide et la nuit vous transiraient le cœur.
Vous n’auriez à manger que quelque plante amère ;
Point de lait, point de lit !… Il faudrait donc mourir ?
J’en frissonne ! et vraiment ce tableau fait frémir.
Embrassons-nous, je vais vous conter une histoire ;
Ma tendresse pour vous éveille ma mémoire.


« II était un berger, veillant avec amour
Sur des agneaux chéris, qui l’aimaient à leur tour.
Il les désaltérait dans une eau claire et saine,
Les baignait à la source, et blanchissait leur laine ;
Du serpolet, du thym, parfumait leurs repas ;
Des plus faibles encor guidait les premiers pas ;
D’un ruisseau quelquefois permettait l’escalade.

Si l’un d’eux, au retour, traînait un pied malade,
Il était dans ses bras tout doucement porté ;
Et, la nuit, sur son lit, dormait à son côté ;
Réveillés le matin par l’aurore vermeille,
Il leur jouait des airs à captiver l’oreille ;
Plus tard, quand ils broutaient leur souper sous ses yeux,
Aux sons de sa musette il les rendait joyeux,
Enfin il renfermait sa famille chérie
Dedans la bergerie.
Quand l’ombre sur les champs jetait son manteau noir,
Il leur disait : « Bonsoir,
« Chers agneaux ! sans danger reposez tous ensemble ;
« L’un par l’autre pressés, demeurez chaudement ;
« Jusqu’à ce qu’un beau jour se lève et nous rassemble,
« Sous la garde des chiens dormez tranquillement. »


Les chiens rôdaient alors, et le pasteur sensible
Les revoyait heureux dans un rêve paisible.
Eh ! ne l’étaient-ils pas ? Tous bénissaient leur sort,
Excepté le plus jeune ; hardi, malin, folâtre,

Des fleurs, du miel, des blés et des bois idolâtre,
Seul il jugeait tout bas que son maître avait tort.


Un jour, riant d’avance, et roulant sa chimère,
Ce petit fou d’agneau s’en vint droit à sa mère,
Sage et vieille brebis, soumise au bon pasteur.
« Mère ! écoutez, dit-il d’où vient qu’on nous enferme ?
« Les chiens ne le sont pas, et j’en prends de l’humeur.
« Cette loi m’est trop dure, et j’y veux mettre un terme.
« Je vais courir partout, j’y suis très-résolu.
« Le bois doit être beau pendant le clair de lune :
« Oui, mère, dès ce soir je veux tenter fortune :
« Tant pis pour le pasteur, c’est lui qui l’a voulu. »

— « Demeurez, mon agneau, dit la mère attendrie
« Vous n’êtes qu’un enfant, bon pour la bergerie ;
« Restez-y près de moi ! Si vous voulez partir,
« Hélas ! j’ose pour vous prévoir un repentir. »

— « J’ose vous dire non ; cria le volontaire… »
Un chien les obligea tous les deux à se taire.


Quand le soleil couchant au parc les rappela,
Et que par flots joyeux le troupeau s’écoula,
L’agneau sous une haie établit sa cachette ;
Il avait finement détaché sa clochette.
Dès que le parc fut clos, il courut à l’entour,
Il jouait, gambadait, sautait à perdre haleine.
« Je voyage, dit-il, je suis libre à mon tour !
« Je ris, je n’ai pas peur ; la lune est claire et pleine :
« Allons au bois, dansons, broutons ! » Mais, par malheur,
Des loups pour leurs enfans cherchaient alors curée :
Un peu de laine, hélas ! sanglante et déchirée,
Fut tout ce que le vent daigna rendre au pasteur.
Jugez comme il fut triste, à l’aube renaissante !
Jugez comme on plaignit la mère gémissante !
« Quoi ! ce soir, cria-t-elle, on nous appellera,
« Et ce soir… et jamais l’agneau ne répondra ! »

En l’appelant en vain elle affligea l’Aurore ;
Le soir elle mourut en l’appelant encore.


L’ENFANT AUX PIEDS NUS.

On a vu un garçon, qui paraissait avoir au moins trois ans, faire une chose qui étonna beaucoup ceux qui le regardaient et qui le blâmaient, comme vous le ferez aussi.

Il avait de beaux souliers qui empêchaient que ses pieds ne fussent meurtris par les pierres dures, ou mouillés par l’eau du puits qui rend les cours humides, il pouvait donc courir en sûreté et en joie : mais il prit dans sa tête qu’il serait mieux d’aller sans souliers, quoiqu’il ait vu quelques enfants pauvres aux pieds tors et sanglants, par la privation d’un bien si utile. Le voilà donc qui commence par rompre les forts cordons de sa chaussure, et qui livre au ruisseau d’abord un soulier, puis un autre, les regardant fuir et dériver le long de la rue, avec des battements de mains, et des regards joyeux. Cette petite flotte lui parut être le modèle d’un bateau de cuir ; un brevet d’invention l’eût rendu moins fier. Les souliers, submergés et pleins d’eau, s’arrêtèrent par bonheur devant une pauvre femme, qui les fit sécher au soleil remerciant Dieu de lui envoyer pour son enfant cette parure salutaire. Dieu n’avait pas voulu qu’ils fussent perdus pour tout le monde.

L’inventeur de bateau courut alors, ici dans l’herbe, là sur le gravier, ne manquant pas de s’humecter à chaque trou plein d’eau qu’il avait le bonheur de rencontrer et d’y faire des bulles. Ses bons bas chauds et bleus ne furent bientôt que des lambeaux malsains et noirs à ne pas les reconnaître.

Alors il se blessa : alors son pied saigna de la rencontre d’un verre brisé. Alors il revint un peu boiteux sur ses jambes froides comme la neige et rampa le long de l’escalier d’où sa mère le regardait venir.

— Pieds nus !… dit-elle, avec surprise.

— Non, maman, j’ai mes bas, dit le prodigue en osant les montrer pour sa justification !

— Fol enfant ! reprit sa mère inquiète et fâchée ; venez d’abord que je vous ôte ces bottes de boue et que je lave ce sang qui fait tourner le mien. Quand vous serez guéri, ah ! que je vous gronderai »

Mais elle ne le gronda que longtemps après, car il fut très malade, criant la nuit, avec la fièvre ; souffrant une triste punition de sa faute. Après qu’il fut guéri et grondé ; on lui racheta de beaux et bons souliers. Il n’en fit plus de bateaux, mais il les porta reconnaissant et soumis.


L’ENFANT ET LE PAUVRE

« Mère ! faut-il donner quand le pauvre est bien laid ?
Qu’il ne fait pas sa barbe et qu’elle est toute noire,
Qu’il Et qu’il ne dit pas s’il vous plaît ?
Faut-il donner ?


Faut-il donner ? — Mon fils tu n’as pas de mémoire :

Le pauvre qui demande est l’envoyé de Dieu ;
Qu’importe s’il a fait sa barbe et sa parure ;
Il est beau du malheur écrit sur sa figure,
C’est là son passeport trop lisible en tout lieu !


— Mais s’il est malhonnête ?


— Mais s’il est malhonnête ?— Il ne l’est pas s’il pleure ;
Si son regard te dit : J’ai faim !
Veux-tu qu’il se prosterne en te tendant la main ?
C’est l’envoyé de Dieu qui nous guette à toute heure.
Que ses lambeaux sacrés ne te fassent pas peur ;
Il vient sonder ton ame avec son infortune ;
Le mépris pour le pauvre est la seule laideur
Qui m’épouvante ou m’importune.


Dieu sur toi lui donne un pouvoir

Bien au-dessus de la parole !
Le jour où l’enfant le console,
Par une colombe qui vole,
Dieu le sait bien avant le soir !


Lui qui dit aux heureux du monde :
« — Donnez pour qu’il vous soit remis !
Et plus votre voie est profonde,
Pour que partout on vous réponde,
Prenez les pauvres pour amis ! »


Juge quand un enfant verse sa fraîche aumône
À ce chercheur d’eau vive et qu’il lui dit : bonjour !
Comme au Christ altéré sous son âpre couronne,
Du ciel, dont il a soif, tu lui rends le séjour.



Oh ! que puis-je dire à toute pauvre femme :
Prenez !

Comme l’instinct me crie à toute heure dans l’ame,
Donnez !


Oh ! que j’allégerais de ces errantes mères,
Le sort !
Si Dieu changeait mes pleurs et mes pitiés amères,
En or !


Aux petits enfants nus, chauffés de leur haleine,
Si peu ?
Je ferais, comme Dieu fait aux agneaux la laine,
Du feu !


Mais je regarde en haut pour que l’aumône pleuve,
Souvent ;
Pour que toute humble barque entre au port sous l’épreuve
Du vent !



Pour que l’abandonné, lavant avec ses larmes
Son sort,
Les plonge dans la foi, qui rend belle et sans armes,
La mort !


Je regarde la croix qui saigne et qui pardonne,
Toujours !
La croix qui crie encor : Pour mon sang donne ! donne
Tes jours ! »


— Le Christ est beau ! je l’aime et je joue au Calvaire,
Où j’ai fait un jardin tout bleu de primevère ;
Mais les pauvres font peur. Mère ! si j’étais roi,
Mes pauvres aux enfants ne feraient point d’effroi :
Ils n’auraient jamais faim de cette faim qui pleure,
Et ma colombe à Dieu l’irait dire à toute heure :
L’hiver, ils n’auraient point un âtre sans charbon ;
De longs jours sans manteaux, de longs soirs sans lumière ;

Je leur ferais des lieux dans de tièdes chaumières,
Et des habits qui sentent bon !


— Cher petit perroquet ! comme tu parles vide !
Leur roi, c’est Dieu : La terre est leur froide maison…
Dieu regarde d’en haut si le plus fort avide,
Ne prend pas au plus faible un grain de sa moisson :
Un jour il pèse, il juge ! autour de sa balance,
Les semeurs dépouillés se rangent en silence ;
Le pauvre a recouvré le grain qu’il a perdu,
Et le plus fort est confondu.
N’ai-je pas lu cela dans tes leçons apprises ?


— Oui. Mais ne gronde pas ; j’ai donné tout mon pain,
Et la moitié de mes cerises


— Viens donc, que je te baise ! Alors, sur le chemin,

N’as tu pas vu passer des ailes de colombe ?
Toi si peu ! tu soutiens un homme qui succombe !


— J’ai dit, bonjour !


J’ai dit, bonjour ! — Tu fais ce que nous avons lu :
Dieu dit : puisez l’aumône à votre superflu.


— Du superflu, ma mère, en ai-je ?


Du superflu, ma mère, en ai-je ? — C’est possible :
Au bord de l’indigence on se sent riche, hélas !
Le superflu, tu vois, c’est pour l’être sensible,
Tout ce que les pauvres n’ont pas !

LA POUPÉE MONSTRE.

Inès avait une nouvelle poupée. Ô joie ! une poupée toute neuve, avec deux perles pour regarder Inès ; deux bras pour les lui tendre nuit et jour ; une bouche riante et silencieuse pour ne la contredire jamais.

Le premier jour ce fut entre elles un commerce doux et paisible. On n’entendait que le murmure des baisers d’Inès sur les joues écarlates de sa fille ; elle avait déclaré qu’elle voulait être sa mère.

Le lendemain, Inès prit une voix grave et sévère. Elle paraissait mécontente de son idole et sur un certain bruit d’une petite main qui frappe un corps dur, accompagné de ces mots ; allez ! allez ! allez ! la maman d’Inès se montra. Il n’y avait pas à en douter, la poupée avait été fouettée. Sa belle robe rose en désordre l’attestait dans le coin sombre où elle était en pénitence.

— Que t’a-t-elle fait pour te changer ainsi ? Maman, dit Inès exaltée, elle est boudeuse, entêtée ; oh ! maman ! c’est un monstre ! je lui donne tout ce que j’ai ; eh bien !…

— Eh bien ! dit sa mère ; qu’exiges-tu de plus que le bonheur de lui donner ? veux-tu qu’elle ait un cœur et une voix pour te remercier quand c’est toi qui lui dois de la reconnaissance ? confie-moi ta fille à élever, chère enfant, je t’apprendrai le métier de mère : il est difficile ! crois-tu que ce soit parce que tu es parfaite que je ne peux me résoudre à te fouetter ? c’est parce que je t’aime et que je n’exige pas qu’une tête si petite que la tienne comprenne ce que j’ai appris depuis si longtemps. Sois donc pour ta poupée ce que je suis pour toi. La maman d’Inès s’éloigna après l’avoir tendrement embrassée.

Inès demeura au milieu de la chambre jetant de longs regards vers le coin où la disgraciée lui parut triste, elle s’en approcha de meuble en meuble et lui dit enfin à l’oreille :

— Viens, je t’aime encore. Je n’exige pas qu’une tête si petite que la tienne comprenne ce que j’ai appris depuis si longtemps ! »


Pour les enfants, chaque parole nouvelle porte un bon ou un mauvais enseignement.

DEUX CHIENS.

Deux vrais amis, deux chiens arrêtés dans la rue,
Causaient, s’entreplaignaient du départ des beaux jours,
Ceux qu’on nomme l’enfance et qu’on rêve toujours,
Cette aurore si vive et sitôt disparue !


Ô jeux sans esclavage ! ô festins enchantés !
Par tout ce qui s’en va vous êtes regrettés ;

On ne connaît chez vous de maître qu’une mère,
Et cette ambitieuse est facile à servir :
Le bonheur du plus faible est sa seule chimère ;
C’est à force d’amour qu’elle veut asservir !


Les deux chiens en pleuraient. Les chiens ont-ils une ame ?
Ce qui les fait penser, est-ce un peu de la flamme
Qui me luit : Dieu le sait ; ils pleurèrent d’abord,
Grincèrent au présent et s’attristèrent fort.
Puis, celui qui des deux aimait encore à rire,
Cria : nous sommes fous, je suis prêt à l’écrire,
Rappeler au bonheur devrait être un plaisir ;
Le bien qui fut mon frère est plus sûr qu’un désir,
Et nous le déplorons à nous rendre malade ;
Nous regardons la vie avec des yeux troublés ;
Le soleil est-il mort ? les deux sont-ils voilés ?
Nos pieds sont-ils aux fers ? courons, mon camarade !


— « Vous m’égayez toujours ! répond le moins heureux,

Le moins libre, je pense, et le moins amoureux,
Dont la condition semble seule adoucie
Par l’honneur d’être chien d’un lord,
Et par l’anneau qui ferme avec un secret d’or
Sa cravatte en cuir de Russie.


« Oui, frère, touchez-là ; nous sommes un peu fous ;
Mais je veux, dès demain, l’oublier avec vous :
Nous recevrons demain ; je veux dire mon maître,
L’hôtel sera bruyant ; voulez-vous le connaître ?
C’est là venez demain ! mais pour y pénétrer,
Ne vous fourvoyez pas : laissez d’abord entrer
Les parents, les amis : par un orgueil étrange,
Mon maître pour les siens jamais ne se dérange,
Car mon maître est très noble et ne leur doit qu’un pas.
Mais lorsque vous verrez dans ses jeunes appas,
Une belle… une fleur ! de son frêle équipage
S’élancer en oiseau sur le bras de son page,
Entrez sans vous courber, sans craindre les refus :
Quand mon maître la voit, mon maître n’y voit plus !

Et de rire, un landeau roulant vient les distraire.
« La porte s’ouvre ; adieu, je vous quitte, mon frère ;
Car on siffle après moi. Quand il revient des champs,
Mon maître autour de lui veut avoir tous ses gens. »


Castor pressant le pas médite sa parure ;
Il n’avait de six mois démêlé sa fourrure,
Car son maître est si pauvre et si peu glorieux,
Et si laborieux !
L’artisan voit sitôt la fin de sa journée,
Qu’il pèse le moment comme un riche, l’année.
Du luxe leur grenier n’offrait pas le tableau,
Et Castor se baignait quand il tombait de l’eau.
Il en cherche ce soir : on ne veut pas déplaire ;
On égaie un festin d’une robe plus claire,
Et sans l’anneau doré de ses frères les lords,
Il lava sa misère ; elle fut belle alors !


Quand il sortit lavé, les chiens du voisinage,

Une blanche levrette à l’avril de son âge,
Qui déjà le voyait d’un œil humide et doux,
Accourut pour savoir, ils accoururent tous :
Il conta sa fortune à l’amante modeste,
Et puis plus bas : « ce soir je vous dirai le reste. »
La tremblante levrette entendit ses adieux,
Le salua pensive et le suivit des yeux.


Ce jour gros d’une fête éclate d’espérance ;
Et revêt pour Castor sa plus rose apparence ;
Il va cueillir ses fruits au toit de l’amitié,
Et du bonheur qui mange apprendre la moitié !
Tous les gardiens sont hors de la cuisine ; ô joie !
La broche tourne seule ; on flaire ! on peut choisir ;
L’eau leur en vient du cœur et prêts à s’en saisir,
Ils dansent autour de leur proie !
Elle est lourde et brûlante, il faut la partager.
Ciel ! si près du plaisir pourquoi donc le danger ?
Laissez-leur ce bazar dont l’odeur les enchante ;
Point ! dans l’hôtel en vain l’on s’énivre, l’on chante,

L’orage couve et gronde : un marmiton hideux,
Et prompt comme la mort s’élance au milieu d’eux :
Il épargne Pollux qui hurle et qui se nomme ;
Et jette au vent Castor, l’indigent gastronome !
Tournoyant et troublé, mais retenant ses cris,
Castor tombe au milieu des chiens errants surpris,
Qui rassembles en club à la porte fermée,
Mangeaient plus noblement leur pain à la fumée.


Regarde avant d’entrer par où tu peux sortir :
Malheureux, rire avec les heureux, c’est mentir !

LA BRISEUSE D’AIGUILLES.

Une petite fille dont je ne peux me décider à écrire le nom, parce qu’elle serait triste qu’on la connût commençait à faire quelques ouvrages assez réguliers. Pourtant elle tenait si gauchement ses aiguilles qu’elle les brisait toutes. C’était déjà mal ; mais ce qui l’était bien plus, c’était de jeter tous ces débris à travers la chambre comme une petite sans soins, sans prévoyance pour les accidents qui pouvaient en résulter.

— Soyez sure, lui dit plusieurs fois sa maman, que cette habitude vous fera du chagrin ; car vous blesserez quelqu’un en répandant ainsi ces fines pointes d’acier qui peuvent pénétrer à travers des souliers légers. Jugez des pieds nus ! voudriez-vous, ma fille, avoir jamais blessé quelqu’un ? Oh ! non, maman, c’est la dernière fois, s’écria-t-elle en relevant à part ces fragments dangereux. Et ce ne fut pas la dernière fois.

Elle travailla encore sans se corriger ; elle cassa des aiguilles et pour ne pas employer l’espace d’une seconde à les ranger avec ordre, elle les jeta par dessus sa tête comme un vrai dragon de désobéissance, en ayant l’air de dire, bah ! tant pis !

C’était un tort ajouté à deux autres torts ; cela ne fait-il pas de la peine ? Moi, cela m’en fait ; car, du reste, cette petite imprudente n’était pas méchante, vous allez voir.

Un matin, son plus jeune frère qui commençait à marcher seul, fut un moment laisse par sa bonne auprès de son berceau, sans qu’elle lui eût mis encore ses souliers. L’enfant tout libre et tout content, accourut ainsi pieds nus, pour embrasser sa sœur qui était fort affairée d’un feston plus fin que les autres, où elle avait déjà cassé bien des aiguilles.

Un cri perçant de l’innocente créature fit pâlir la petite brodeuse. Avec un battement de cœur que l’on devine elle accourut au secours de l’enfant, qui, tombé de douleur, tenait en l’air son petit pied en poussant des cris si perçants que sa sœur ne pouvait les étouffer en le baisant sur sa bouche toute grande ouverte.

Ce fut une pitié de voir ce pied délicat s’enfler, malade et fiévreux au point qu’il fallut des bains de mauve, des compresses de lait, des bandelettes et des soins de mère qui valent un régiment de médecins, pour empêcher que ce pied charmant ne fut coupé ; ce qui fait frémir d’y penser. Ce fut triste aussi de voir cette pauvre briseuse d’aiguilles, pleine de repentir, pâle et honteuse entre sa mère qui était fort grave et son chère frère, enveloppé comme un petit boiteux, qui la caressait au lieu de lui faire un reproche.

Nous devons lui rendre la justice de dire qu’elle se corrigea pour la vie et devint la plus rangeuse du monde. Mais à quel prix ! Ne valait-il pas d’abord mieux écouter la tendre leçon de sa mère ? qu’en dites-vous ? Moi je pense que cela valait cent fois mieux. Je vous prie de profiter de sa faute en la lui pardonnant comme Dieu la lui a pardonnée.


L’ordre est une vertu si attrayante, qu’elle invite toutes les autres à venir se ranger autour d’elle.


UN ENFANT À SON FRÈRE.

Qui m’a couvé neuf mois dans son sein gros d’alarmes
Qui salua ma vie avec des pleurs joyeux ?
Qui sous ses longs baisers éparpillait mes larmes ?
C’est ma mère. Une mère en ses bras pleins de charmes,
Nous reçoit tout tremblants quand nous tombons des cieux.



Qui relevait mes pas quand je rampais à terre,
Forte de son sourire où s’arrêtaient mes pleurs ?
Sa bouche sur ma bouche, oh ! qui me faisait taire ?
C’est ma mère ! une mère avec un saint mystère,
Enveloppe nos cris dans ses chants ou ses fleurs !


Qui soutenait ma tête et retenait ma vie,
Quand mon berceau brûlait de mes fièvres d’enfant ?
Qui promettait le monde à ma rêveuse envie ?
C’est ma mère. Une mère à toute heure est suivie
D’un ange à la main pleine, au rire triomphant !


Qui, lorsque l’insomnie ouvrait mes yeux dans l’ombre,
Me faisait des tableaux plus doux que le sommeil ?
Qui m’apprenait que Dieu veille la nuit dans l’ombre ?
C’est ma mère. Une mère a des secrets sans nombre,
Pour délecter notre âme à l’heure du réveil.



Quand elle eut délié ma langue à la prière,
Qui battait la mesure à mes douces chansons ?
Sur mon livre muet qui versa la lumière ?
C’est ma mère. Une mère ouvre notre paupière ;
Au feu de ses regards, moi, j’ai lu mes leçons.


Quand elle vieillira… Dieu ! n’est-ce pas un rêve ?
Elle a dit qu’elle aura bientôt des cheveux blancs ;
Qu’elle s’inclinera comme un jour qui s’achève,
Cette mère. À son cœur nous prenons tant de sève !
Dis, que ce sera triste à voir ses pas tremblants ?


Si tu veux, nous irons où l’on trouve des roses,
Pour lier une fleur à chacun de ses jours ;
Nous irons dans un bois sombre et loin si tu l’oses,
Et nous la retiendrons par tant de belles choses,
Qu’à force d’être heureuse elle vivra toujours !

LA LUMIÈRE.

Un soir on vit un homme marchant droit dans l’obscurité au milieu d’une place. Il portait sur sa tête une lumière solidement fixée à son chapeau.

Plusieurs se mirent à rire en passant près de lui ; car ils s’aperçurent qu’il était aveugle.

— La lumière est-elle faite pour les aveugles ? demandèrent-ils en se moquant.

— Ce n’est pas pour moi que je l’ai plantée ainsi, répliqua tranquillement l’aveugle : c’est pour vous, que je ne vois pas, et qui me voyez mieux au moyen de cette lumière. Vous pouvez éviter ainsi le choc de ma rencontre, en passant à deux pas de moi, qui me jetterais sur vous et qui vous blesserais peut-être. J’imite la Providence qui place toujours un indice aux dangers qu’elle sème devant l’homme. Moi, je suis le danger : ceci en est le phare !

Ils s’éloignèrent tous en disant : — Cet homme est sage.


Ne vous moquez jamais d’une chose avant de l’avoir comprise.

LE PETIT MENTEUR.

Venez bien près, plus près, qu’on ne puisse m’entendre.
Un bruit vole sur vous, mais qu’il est peu flatteur !
Votre mère en est triste ; elle vous est si tendre !
On dit, mon cher amour, que vous êtes menteur.


Au lieu d’apprendre en paix la leçon qu’on vous donne,
Vous faites le plaintif, vous traînez votre voix,

Et vous criez très-haut : Hé ! ma bonne ! ma bonne !
L’écho, qui me dit tout, m’en a parlé deux fois.
Vous avez effrayé cette bonne attentive.
Et, pour vous secourir,
Près de vous, toute pâle, on l’a vue accourir :
Hélas ! vous avez ri de sa bonté craintive,
Enfant ! vous avez ri ! quelle douleur pour nous !
On ne croira donc plus à vos jeunes alarmes ?
Si j’avais eu ce tort, j’irais à deux genoux
Lui demander pardon d’avoir ri de ses larmes ;
J’irais… Ne pleurez pas ; causons avant d’agir ;
Écoutez une histoire, et jugez-la vous-même :
Cachez-vous cependant sur ce cœur qui vous aime ;
Je rougis de vous voir rougir.


« Au loup ! au loup ! à moi ! » criait un jeune pâtre ;
Et les bergers entr’eux suspendaient leurs discours.
Trompé par les clameurs du rustique folâtre,
Tout venait, jusqu’aux chiens, tout volait au secours.
Ayant de tant de cœurs éveillé le courage,

Tirant l’un du sommeil, et l’autre de l’ouvrage,
Il se mettait a rire, il se croyait bien fin :
« Je suis loup, » disait-il. Mais attendez la fin.
Un jour que les bergers, au fond d’une vallée,
Appelant la gaîté sur leurs aigres pipeaux,
Confondaient leurs repas, leurs chansons, leurs troupeaux,
Et de leurs pieds joyeux pressaient l’herbe foulée,
« Au loup ! au loup ! à moi ! » dit le jeune garçon ;
« Au loup ! » répéta-t-il d’une voix lamentable.
Pas un n’abandonna la danse ni la table :
« Il est loup, dirent-ils ; à d’autres la leçon. »


Et toutefois le loup dévorait la plus belle
De ses belles brebis ;
Et pour punir l’enfant qu’il traitait de rebelle,
Il lui montrait les dents, et rompait ses habits :
Et le pauvre menteur, élevant ses prières,
N’attristait que l’écho ; ses cris n’amenaient rien.
Tout riait, tout dansait au loin dans les bruyères :
« Eh quoi ! pas un ami, dit-il, pas même un chien ! »



On ajoute, et vraiment, c’est pitié de le croire !
Qu’il serrait la brebis dans ses deux bras tremblants ;
Et, quand il vint en pleurs raconter son histoire,
On vit que ses deux bras étaient nus et sanglants.
« Il ne ment pas, dit-on, il tremble ! il saigne ! il pleure !
« Quoi ! c’est donc vrai, Colas ? » Il s’appelait Colas.
 « Nous avons bien ri tout-à-l’heure ;
« Et la brebis est morte ! elle est mangée… hélas ! »
On le plaignit. Un rustre, insensible à ses larmes.
Lui dit : « Tu fus menteur, tu trompas notre effroi :
« Or, s’il m’avait trompé, le menteur fût-il roi,
 « Me crierait vainement aux armes. »


Et vous n’êtes pas roi, mon ange, et vous mentez !
Ici, pas un flatteur dont la voix vous abuse ;
Vous n’avez point d’excuse.
Quand vous aurez perdu tous les cœurs révoltés,
Vous ne direz qu’à moi votre souffrance amère,
Car on ne ment pas à sa mère.
Tout s’enfuira de vous, j’en pleurerai tout bas ;



Vous n’aurez plus d’amis, je n’aurai plus de joie :
Que ferons-nous alors ? Oh ! ne vous cachez pas !
Prenez un peu courage, enfant ; que je vous voie ;
Vous me touchez le cœur, j’y sens votre pardon ;
Allez, petit chéri, ne trompez plus personne ;
Soyez sage, aimez Dieu, priez qu’il vous pardonne
Il est père, il est bon !


LA PETITE AMATEUR DE CRÊME.

Une chambre au laitage était ouverte sur le grand jardin où Félicité se promenait et où Félicité s’ennuyait. Car il n’y avait plus alors ni fruits ni fleurs dans le grand jardin, et Félicité, qui avait cinq ans, aurait voulu qu’il y eût toujours des fruits et des fleurs.

Sautant sur un pied, puis sur l’autre, pour faire du bruit dans les feuilles sèches et ne s’amusant pas du tout de cette aride musique, elle entra dans la chambre fraîche où l’odeur de laitage et de crême lui fit venir l’eau à la bouche, ce qui dégénéra en une mauvaise pensée !

Au lieu d’attendre et de dire : — Ma tante (Félicité était chez sa tante), voulez-vous me donner un peu de ce bon lait qui sent si bon ? ce que sa tante eût fait avec tendresse ; car elle était comme beaucoup de tantes remplie d’amour pour les enfans. Eh bien non, Félicité aima mieux se préparer un long ennui ; car une faute trouble bien des jours, quand même ils seraient pleins de soleil, pleins de fleurs et d’aventures merveilleuses.

Félicité traîna audacieusement une table sous la longue planche où reposaient les vases pleins de lait, quelques-uns en terre, quelques autres en cuivre brillant comme de l’or. Il est certain que cette exquise propreté ravissait les yeux en les attirant.

Après quelques efforts et par le secours d’une chaise, elle se trouva sur la table, les bras tendus et la tête levée comme un petit chat trop faible encore pour sauter et atteindre une proie éloignée. Comme par un avertissement du ciel, qui laisse toujours le temps de la réflexion avant de commettre le mal, elle en était encore, comme on dit, à une lieue. Mais elle fit la sourde et ne voulut pas entendre sa conscience lui crier tout bas : Va-t-en !

Elle resta, redescendit de la table, parvint, avec un travail qui redoublait sa soif, à poser cette lourde chaise de campagne sur la table déjà bien haute, et mit encore par dessus un escabeau qui servait à traire les vaches. C’était comme une montagne, un vrai mât de cocagne ; car la crême était au bout !

Elle monte intrépide sur cet échafaudage dans l’impossibilité de boire aux vases immobiles comme des témoins désapprobateurs, et puisqu’il faut l’avouer à la honte de cette petite friande, elle y plonge ses deux bras enhardis, les en retire comme si elle eût mis des gants blancs, tant la crême était épaisse, et elle y promène ses lèvres avec délices. Certes, c’est une action qui fait rougir pour Félicité.

Elle retournait pour la troisième fois à ce bonheur désespéré et s’y délectait dans une profonde imprévoyance, quand une voix qu’elle crut être celle du dernier jugement, dit doucement pour ne pas la faire tomber en arrière et se tuer peut-être :

— Bien, Félicité, très-bien ! »

Félicité, saisie d’épouvante, retira ses bras avec tant de précipitation qu’elle entraîna violemment le vaste pot de cuivre où se formait la crême et qui, renversé sur sa tête blonde, y entra jusqu’à ses épaules.

Sa généreuse tante en eut pitié. La voyant chanceler sous le double poids de son repentir et du chaudron de cuivre, elle la recueillit dans ses bras, trempée comme d’un naufrage, coiffée de ce vilain bonnet qui la couvrait, je vous assure, de plus de honte encore que de lait.

Ce n’est pas tout ; c’est rarement tout quand il s’agit d’expiation et de regret : ses petits cousins entrèrent et se mirent à crier contre elle : « Ah ! ah ! Félicité ! ah ! ah ! Félicité ! » Les genoux de Félicité tremblaient, et la punition était bien grande !

On la conduisit, avec quelques égards cependant, on en doit même au coupable qui ne peut se défendre ; on la conduisit jusqu’à la porte de la rue, où les passants se demandaient : « Pourquoi cette petite fille a-t-elle un si grand pot de cuivre sur la tête ? »

Un triste et humiliant silence suivait cette question qu’elle entendait sous l’espèce de prison sonore où bruissaient les paroles que l’air y faisait entrer, et l’on s’en allait pour en causer par la ville.

Sa tante, qui avait défendu à ses petits cousins de renouveler le charivari, eut la bonté de ne lever sa coiffure que lorsqu’elle fut rentrée tout au fond de la maison, afin que personne au moins ne vit son doux visage si blanc de crême et si rouge de honte, que je n’essaie pas de vous le peindre.

Félicitée dont le cœur était près d’éclater d’amertume, et pourtant de reconnaissance envers son juge, ne put qu’articuler au milieu d’un sanglot : « Oh ! ma tante ! » Sa tante n’en reparla jamais. Cela s’est répandu sourdement, et je vous le raconte, non pas en haine de Félicité qui attendit toujours depuis que Dieu lui envoyât le bonheur au lieu de le prendre ainsi à l’assaut : je vous le raconte pour vous engager instamment à profiter de cet exemple, afin d’en éviter la punition.


Notre conscience est notre plus intime amie. C’est elle qui fait notre lit, et qui couche avec nous jusqu’à la mort.

Quand on ne peut pas dire en face : Bonsoir, ma conscience ! on dort mal !

L’ENFANT AMATEUR D’OISEAUX.

Écoute, oiseau ! je t’aime et je voudrais te prendre.
Pauvre oiseau ! sans témoins, comment peux-tu chanter ?
Moi, quand je suis tout seul, je m’en vais. S’arrêter,
C’est attendre ou dormir ; et courir, c’est apprendre.
Viens courir ! je t’invite mon jardin très grand,
Plus grand que cette plaine et qui sent bon de roses ;
Mon père y va chanter ses rimes et ses proses ;
Ma mère y tend son linge et le lave au courant ;

Moi j’y vis en tous sens comme l’oiseau qui vole,
Je monte aux murs en fleurs, aux fruits plantés pour moi ;
J’ai hâte de manger les plus beaux avec toi !
Viens nous partagerons tout, excepté l’école.
L’école, c’est ma mort ! jamais tu n’y viendras.
Je serais bien fâché d’y faire aller personne.
Je n’ai jamais sommeil que quand l’école sonne.
Toi, libre chez ma mère, heureux, tu m’attendras
Dans ta cage bien close : elle est neuve et cachée
Sous la vigne flottante autour de la maison.
Tu verras le soleil descendre à l’horizon
Et tu diras le jour à ma mère couchée.


Tu n’as vu nulle part de nid mieux fait, plus vert ;
Plus frais quand on a chaud, plus chaud quand c’est l’hiver ;
Tout s’y trouve. On y peut loger un grand ménage
D’oiseau. C’est un palais ! »

l’oiseau.

D’oiseau. C’est un palais — Oui. Mais c’est une cage.

Et pour mes goûts d’oiseau, mon garçon, j’aime mieux
Les cieux !


L’EMPRUNTEUR.

Je voudrais, dans l’amour que je leur porte, guérir tous les enfants du désir d’emprunter. Cette manie de s’approprier pour un temps le bien d’autrui s’étend quelquefois sur la vie entière et la remplit de trouble, d’embarras et de honte. Henri, du moins, en est corrigé, et j’en suis très-contente pour Henri.

Tout ce qu’il voyait aux autres le tentait, ce pauvre Henri. Il s’en faisait bientôt un besoin réel et ne pouvant acheter les objets de son ardente fantaisie, n’osant dire franchement : « Donne-le-moi, » ce qui eut été du moins plus loyal, il prenait un détour pour s’initier dans la possession du bien des autres, et disait : « Veux-tu me le prêter ? » On le lui prêtait ; mais il en résultait bien des désagréments, car Henri ne rendait pas vite. Il était oublieux d’une part, de l’autre peu soigneux ; et, lorsqu’après bien des réclamations, des reproches, qui altèrent l’amitié des enfants comme des hommes, il restituait enfin ce dont il avait usé en vrai propriétaire dissipateur, ce qu’il rendait était affreux ; souillé, taché, en lambeaux.

Cette conduite lui fondait une réputation détestable. Un jour il entendit dire de lui :

— Ne lui prête que ce que tu veux perdre.

— C’est ce que je fais, répondit un autre enfant fort sage je ne prête jamais sans réflexion ; et ce que je prête alors, je dis en moi-même : « Je le donne pour toujours. » J’évite ainsi l’impatience d’attendre, et le chagrin de me brouiller ; car l’emprunteur se fâche souvent de ce qu’il appelle votre importunité, et se sauve avec cette excuse un peu aigre : « On te le rendra ! »

Henri fit la moitié d’un retour sur lui-même ; mais sa conscience resta en chemin et se rendormit sur cette mortification. « On ne me l’a pas dit en face ! » pensa-t-il, avec la mauvaise foi de la paresse, qui emprunte aussi de mauvaises raisons à l’orgueil.

Il oublia donc qu’il retenait depuis un mois le sabre en fer blanc et le bonnet de hussard d’Alphonse, avec lesquels il avait tant fait la guerre dans sa chambre et dans les rues, que le bonnet ne ressemblait plus qu’à une vieille boîte à poudre, et que le sabre n’eût pas coupé un fil, tant il était tordu, rouillé, méprisable.

Une compagnie nombreuse était réunie à dîner chez la mère de Henri. Paisible comme l’innocence, il mangeait bien, riait de voir rire ceux qui n’avaient aucun reproche à se faire, et se croyait à cent lieues d’un affront.

Tout à coup on sonne ; on parle dans le vestibule ; tout bas d’abord, puis tout haut et vivement.

— Qu’est-ce donc ? dit la mère de Henri.

— C’est M. Henri qu’on demande, madame.

— Faites entrer. Comment donc ? Henri n’a pas de secrets pour nous.

Et la gouvernante d’Alphonse est introduite.

Henri crut que la table et sa chaise et lui s’enfonçaient dans la terre. Ses yeux hagards s’attachèrent sur cette femme, et il eût alors donné de son sang pour n’avoir jamais emprunté rien en sa vie. Vœu tardif et poignant !

— Que voulez-vous, ma bonne ? dit poliment la mère de Henri ; pensant peut-être qu’on venait inviter son fils à quelque réunion d’ombres chinoises, dont il s’occupait avec talent.

— Madame, répondit avec respect et fermeté la gouvernante, je viens chercher le sabre et le bonnet de hussard de mon jeune maître. M. Henri l’a emprunté depuis un mois ; il est impossible de se le faire rendre ; j’ai pensé que madame voudrait bien l’ordonner à son fils.

Tous les convives se regardèrent entre eux avec un étonnement qui serra le cœur de la tendre mère. Quel coup pour elle ! je vous le demande ? quelle tristesse de voir le front rouge et brûlant de Henri prêt d’éclater sous les regrets de feu qui couraient dans sa tête. Oh ! que sa mère était à plaindre ! Elle le contempla dans sa honte, qui faisait la sienne ; je ne peux pas vous dire avec quel mélange d’amour et d’amertume et de reproche silencieux. Jugez-en, quand vous saurez que tous les convives en eurent les larmes aux yeux et cessèrent de manger.

Cependant elle, courageuse, ordonna d’une voix calme à son fils d’aller chercher les objets réclamés, ne prévoyant que trop la nouvelle humiliation qui l’attendait.

Henri, la tête penchée sur l’estomac, traversa en chancelant la foule des témoins et revint chargé de l’emprunt où personne ne reconnut un sabre, ni un bonnet de hussard. C’était laid, c’était humiliant pour la mère.

Elle les prit des mains de son coupable enfant, et lui dit avec une tendre sévérité :

« — Vous vous êtes trompé, Henri, ceci n’est pas ce qu’on réclame. » Et elle jeta cette horreur dans un grand feu.

Puis ouvrant une armoire où elle aimait à renfermer les douces surprises de Henri, elle en retira le plus beau shako de hussard qu’on ait jamais vu au monde, un sabre superbe, non en fer-blanc, mais d’acier bien trempé, élégamment soutenu par un ceinturon de maroquin rouge brodé d’or, enrichi d’agrafes a têtes de lions dorées.

— Voilà, dit-elle, ce que j’avais destiné aux étrennes de Henri, connaissant tout son penchant pour les parures militaires. Dites à son ami Alphonse avec quel plaisir et quel empressement il le lui envoie, heureux de restituer ce qu’il a si indignement détruit.


Henri n’emprunta plus rien. Sa mère lui fit comprendre : que l’emprunteur de profession n’est qu’un voleur prudent.

LE PÉLICAN OU LES DEUX MÈRES.

Tout perdu dans les soins de sa jeune famille,
Sur la vague qui passe, et qui roule, et qui brille,
Un pélican s’incline, et saisit des poissons
Qu’il offre en espérance à ses chers nourrissons.


Sans affaire, et livrée à l’amour d’elle-même,
L’autruche, en digérant, vient le long du rocher.

Son repas est fini, qu’aurait-elle à chercher ?
Elle porte tout ce qu’elle aime.
« Grand dieu ! d’où venez-vous ? dit-elle au tendre oiseau
Dont la poitrine est ouverte et sanglante.
Sortez-vous d’un combat, d’un piège, d’un réseau ?
Le coup est-il mortel ? j’en suis presque tremblante.
Partez donc ! quelle flèche ou quel ongle assassin
Vous déchira le sein ?
Vous faites peur. — C’est moi, c’est un peu de ma vie,
Répond le pélican à sa pèche assidu.
Vous allez me porter envie :
Mes petits avaient faim ; mon sang n’est pas perdu,
Je l’ai versé pour eux. — Quoi ! dit l’autre irritée ;
Votre sang… taisez-vous ! on ne peut sans horreur
Supporter dans l’amour cet excès de fureur ;
Il soulève, il repousse, et j’en suis révoltée.
Vous perdez le bon sens, vos petits vous tueront,
Et les oiseaux riront.
Laissez ces préjugés aux tendres tourterelles.
L’amour est un besoin qu’il est doux d’éprouver,
Mais je n’aurais point d’œufs s’il fallait les couver.

Quel emploi, quel ennui d’étendre ainsi les ailes,
De garder la maison, d’y mourir de chaleur !
L’hymen n’est donc pour vous qu’un travail, un malheur ?
Se torturer le flanc, s’appauvrir l’existence,
Mourir pour satisfaire à l’importune instance
De petits jeunes dévorants,
Dont les cris déchirants
Troublent et le somme et la veille !
D’en parler seulement je me blesse l’oreille.
Ce fanatisme fait pitié ;
Toutefois, s’il est temps, écoutez l’amitié.


Mon exemple peut vous instruire ;
Loin de couver, de me détruire,
Au hasard je laisse mes œufs :
Le ciel veille sur moi, le ciel veille sur eux.
Je ne me charge pas de ce soin haïssable.
Je suis mère pourtant, je les couvre de sable.
Si la pluie et l’orage, et les vents tour à tour,
Ne les écrasent pas avant de naître au jour,

Si le milan ne les dévore,
La chaleur du soleil enfin les fait éclore :
La nature en prend soin, et tous les éléments
Composent mieux que moi leurs premiers aliments.
Ils s’envolent alors et vont chercher fortune.
Je n’ai pas supporté leur enfance importune.
Ce qu’ils deviennent, je ne sais :
Je me porte bien, c’est assez.


— Méchante ! ah ! méchante endurcie !
De quel aveuglement ton ame est obscurcie ?
Tu n’as donc d’une mère obtenu que le nom ?
Va, tu glaces mon cœur, tu blesses ma raison.
Quoi ! te déshériter des larmes d’une mère,
De ses tourments délicieux,
De ses plaisirs silencieux,
Où tout est volupté bien que parfois amère !
Quand je sens mes petits s’agiter sous mon sein,
Quand leurs cris me disent : J’ai faim !
Oh ! quel bonheur j’éprouve à leur donner ma vie !

Mais ma douce blessure est promptement guérie :
On dirait que l’extrême amour
Renaît sans cesse de lui-même :
On le prodigue en vain, comme le feu du jour,
Il se ranime encor pour nourrir ce qu’il aime.
Va chercher tes enfans ; tu me remercîras,
Si tu peux les trouver et devenir sensible ;
Ton sort, au milieux d’eux, s’écoulera paisible ;
Va, ne crains plus la mort ; sois mère, tu vivras !


LE PETIT DANSEUR.

Jamais je n’ai vu Édouard danser en rond avec tant de courage que le jour qu’il dansait tout seul autour d’un seau plein d’eau, planté par hasard au milieu de la cour de ses tantes.

C’étaient des bonds, des cercles, des passes, une légèreté, une vélocité, des sauts joyeux à faire envie aux jambes les plus paresseuses. Il poussait des cris de joie qui ne pouvaient sortir que de la plus belle action du monde ; ses tantes le pensaient du moins, en le regardant émerveillées de ce bal qu’il se donnait à lui-même. La curiosité les fit descendre, fort heureusement pour lui sans doute, au moment où Griffa, la chatte ordinairement paisible du logis, mais qui miaulait aussi fort qu’il chantait, poussée par l’exemple ou par un instinct de vengeance, s’élançait au visage du danseur et lui plantait ses griffes dans les cheveux, avec autant d’énergie qu’il en mettait à se réjouir. Des cris qui n’étaient plus de victoire appelèrent au secours tout ce qu’il y avait de vivant dans la maison, et ce fut avec bien de la peine, qu’on parvint à détacher les pattes du blanc animal, de la chevelure mêlée et dressée d’horreur du pauvre Édouard.

— Méchante ! criait-il, tu me griffes !

Mais vous pouvez juger de l’étonnement et de l’Indignation de ses tantes, les meilleures tantes qu’on puisse trouver, lorsqu’elles virent nager au milieu du seau d’eau, les trois petits encore aveugles de l’infortunée Griffa. Les gémissements de cette mère éperdue vous auraient assurément plus touché que les cheveux en désordre de monsieur Édouard ; car, bien qu’il ait manqué de perdre un œil dans ce combat, où Dieu se déclarait pour l’innocence, la justice l’emporta sur la tendresse dans le cœur de tous les témoins de cette mauvaise action, accourus aux clameurs des chats, des tantes et du petit cruel, qui révoltait la rue et la cour, tout sanglant qu’il était.

Je dois me hâter de vous dire que les trois victimes furent sauvées, rendues à leur mère, qui les sécha en peu de temps par l’ardeur de ses baisers et de ses caresses. Ils devinrent beaux comme Griffa, et demeurèrent étroitement unis sous ce toit qui avait failli être leur tombeau. Ils gardèrent seulement une aversion profonde pour le seau d’eau de la cour, car pour eux c’était un fleuve !

On mit un mouchoir sur l’œil d’Édouard, un bandeau qui lui allait fort mal, qui faisait rougir ses tantes et qui rappelait à tout le monde comme à lui le honteux engagement où il avait été si grièvement blessé. Il détesta depuis sincèrement cette mauvaise heure de sa vie, et il n’a jamais pu se rendre compte à lui-même de la frénésie dansante dont il avait été saisi, ni de ce goût barbare qui lui avait pris de se poser sacrificateur de chats. Il ne danse plus ainsi à contre temps ; il est tellement en garde contre ses inspirations brutales, qu’il se demande toujours avant d’agir, si ses jeux ou ses actions ne seront nuisibles à personne. Il faut faire comme Édouard.

LE SOIR D’ÉTÉ

Venez, mes chers petits ; venez, mes jeunes ames ;
Sur mes genoux, venez tous les deux vous asseoir
Au soleil qui se couche il faut dire bonsoir ;
Voyez comme il est beau dans ses mourantes flammes,
Sa couronne déjà n’a plus qu’un rayon d’or ;
Demain, plus radieux vous le verrez encor ;
Car on ne l’a point vu s’enfuir sous un nuage :
La cigale a chanté ; nous n’aurons point d’orage.

Ce soleil mûrira les fruits que vous aimez ;
Il vous rendra vos jeux, vos bouquets parfumés.
Des qu’il s’éveillera, je vous dirai moi-même :
Allons voir le soleil. Jugez si je vous aime !
Les charmantes heures viendront
Danser autour de la journée,
Et riantes s’envoleront,
Formant avec des fleurs la trame de l’année.
Et vous appellerez le faible agneau qui dort ;
Pour le baigner ce soir il n’est pas assez fort ;
Huit jours font tout son âge ; il se soutient à peine,
Et vous le fatiguez à courir dans la plaine.


Venez, il en est temps, vous baigner au ruisseau ;
Tout semble se pencher vers son cristal humide :
Le moucheron brûlant y pose un pied timide ;
Et, fatigué du jour, le flexible arbrisseau
Y trace de son front la fugitive empreinte ;
À ses flots attiédis confiez-vous sans crainte ;
Je suis là. Voyez-vous ces poissons innocents ?

Ne les effrayez pas ; ils s’enfuiront d’eux-mêmes ;
De vos jeunes désirs on dirait les emblèmes ;
Sans les troubler encore ils glissent sur vos sens.
Saluez, mes amours, cette vieille bergère ;
Son sourire aux enfants donne une nuit légère.
Quoi ! vous voulez courir, pauvres petits mouillés ?
Ce papillon tardif, que la fraîcheur attire,
Baise dans vos cheveux les lilas effeuillés,
Et, tout en vous bravant, je crois l’entendre rire.
C’est assez le poursuivre et lui jeter des fleurs,
Enfants ; vos cris de joie éveillent la colombe :
Un roseau qui s’incline, une feuille qui tombe,
Rompt le charme léger qui suspend les douleurs.
Écoutez dans son nid s’agiter l’hirondelle ;
Tout lui semble un danger ; car elle a des petits.
Peut-être elle a rêvé qu’ils étaient tous partis ;
La voilà qui se calme ; elle les sent près d’elle !


Mais la lune se lève, et pâlit mes crayons :
Ne bravez pas dans l’eau ses humides rayons ;

Les pavots vont pleuvoir sur sa lente carrière.
Au ciel, qui donne tout, offrez votre prière ;
Elle est pure et charmante, et vous la dites bien.
La voix et faible encore ; mais c’est Dieu qui l’écoute !
Un faible accent vers lui sait trouver une route ;
Il entend un soupir ; il ne dédaigne rien.
Et maintenant dormez. Leurs mains entrelacées
Semblent lier encor leurs naïves pensées.
Hélas ! ces cœurs aimants qu’elles viennent d’unir,
Ne les séparez pas, mon Dieu, dans l’avenir !


Ils dorment. Qu’ils sont beaux ! Que leur mère est heureuse !
Dieu n’a pas oublié ma plainte douloureuse ;
Sa pitié m’écouta… Tout ce que j’ai perdu,
Sa pitié, je le sens, me l’a presque rendu !


Sommeil ! ange invisible, aux ailes caressantes,

Verse sur mes enfants tes fleurs assoupissants ;
Que ton baiser de miel enveloppe leurs yeux ;
Que ton vague miroir réfléchisse leurs jeux ;
Au pied de ce berceau, que mon amour balance,
Fais asseoir avec toi l’immobile silence.
Ma prière est sans voix ; mais elle brûle encor.
Dieu ! bénissez ma nuit ; Dieu ! gardez mon trésor !

LES MAINS BLANCHES.

Adrien était un enfant soigneux. Il tenait ses habits en ordre, il avait une brosse pour les brosser lui-même. Aussi, tout le monde lui disait souvent — Adrien, tu as donc un habit neuf ! sa mère l’aimait, elle en était fière : car un enfant qui aime la propreté est un bien bel enfant ! Il ne courait point exprès dans la boue. Personne ne se rappelle avoir jamais vu une tache sur les vêtements ou sur les mains d’Adrien qui avait alors quatre ans. Donc sa mère avait un plaisir infini quand il les passait à son cou, dans un transport caressant. Le plus beau collier d’or lui eut semble moins précieux que les petites mains toujours blanches et bien lavées d’Adrien !


La propreté est la parure de tous les âges.

LES DEUX ABEILLES.

Au fond d’une vallée où s’éveillaient les fleurs,
On vit légèrement descendre deux abeilles ;
Elles cherchaient des yeux ces fleurs, tendres merveilles,
Où l’aurore en passant avait laissé des pleurs.
L’herbe brillait de perles arrosée ;
L’horizon bleu, les gouttes de rosée,
Sur la colline une ardente clarté,
Tout annonçait un jour brûlant d’été ;

Tout l’attestait ; car un jardin rustique
Répandait à l’entour des deux errantes sœurs
De frais parfums, d’attrayantes douceurs,
Et d’un souffle embaumé la langueur sympathique.
Toutes deux ont franchi l’enclos vert du jardin :
« Voyez ! dit la plus vive, » elle était frêle et blonde :
« Voyez que de trésors ! ce n’est rien que jasmin,
« Litas, roses, et je crois toutes les fleurs du monde. »
Cette folle suivait son volage désir,
Aux suaves bouquets se suspendait à peine,
Prodiguant ses baisers jusqu’à manquer d’haleine.
Disant : « Demain le miel, aujourd’hui le plaisir ! »


L’autre, plus posément, savourait les délices
Du banquet préparé pour les filles de l’air,
Et, prévoyante aux besoins de l’hiver,
Pour la ruche épuisée en gardait les prémices.
Leurs ailes en tremblaient. Mais un globe fatal,
Suspendu dans les fleurs de la méridienne,
Semble de l’ambroisie offrir le doux régal

À la jeune épicurienne.
Sous ce cristal frappé de tous les feux du ciel,
S’échauffe et fermente le miel ;
Innocente liqueur pour l’homme préparée,
Mais qui donne la mort à la mouche dorée ;
Sa force s’y consume, et sa raison s’y perd.
L’abîme transparent par malheur est ouvert ;
L’imprudente n’y voit qu’un don de la fortune ;
Sa sœur, qui l’en détourne, est presqu’une importune,
Et, malgré ses conseils, elle court s’y plonger :
Quand on veut le bonheur, en voit-on le danger !
« Par quel charme imposteur vous êtes asservie,
« Dit l’autre en soupirant ; vous me faites pitié ;
« Quittez ce doux breuvage, au nom de l’amitié,
« Peut-être, hélas au nom de votre vie !
« Vous ne m’écoutez pas. Je reviendrai ce soir ;
« Ô ma sœur ! le travail est utile à notre âge.
« Puissé-je ne pas voir bientôt, chère volage,
« Ce que je tremble de prévoir. »


Elle retourne aux fleurs avec inquiétude.

Ce beau jour lui paraît plus lent qu’un autre jour ;
Tout suc lui semble amer, et sa sollicitude
Implore, et croit du soir avancer le retour.
Enfin à l’horizon le soleil va s’éteindre ;
Elle vole à sa sœur, et, tout près de l’atteindre,
L’appelle en la grondant d’un ton craintif et doux :
« Allons, il se fait tard ; me voici, venez-vous ? »


« — Il n’est plus temps, ma sœur, je suis trop accablée ;
 « Je ne puis me sauver de ce lieu.
« Je vous regarde encor ; mais ma vue est troublée ;
« Mon corps brûle et languit ; venez me dire adieu.
« Je ne puis me mouvoir. Un grand feu me dévore ;
« Mes ailes, je le sens, ne peuvent m’emporter ;
« Voyez comme je suis ! mais soyez bonne encore ;
« Si mon crime ( il est grand !) ne peut se racheter,
« Ne me haïssez pas, je n’étais pas méchante :
« La volupté trompeuse égarait ma raison ;
« Ce breuvage mortel dont l’ardeur nous enchante :
« Que je l’aimais, ma sœur, et c’était un poison !

 « Je me repens, et je succombe :
 « Sous une fleur creusez ma tombe.
« Adieu ! Pourquoi le ciel créa-t-il le désir,
 « S’il a caché la mort dans le plaisir ? »


Elle ne parla plus. Ses ailes s’étendirent,
Ses petits pieds doucement se raidirent ;
Et sa sœur gémissante eut peine à s’envoler.
Ce tableau d’un long deuil accabla sa mémoire ;
Elle fut toujours triste ; et jamais, dit l’histoire,
Même au sein du travail ne put se consoler.

LE CHIEN AVOCAT.

J’ai connu un garçon que je ne nommerai pas. Il se reconnaîtra peut-être en lisant son histoire ; mais je ne ferai pas semblant de savoir que c’est lui, il ne faut jamais nommer ceux dont on ne peut dire du bien.

Il avait un chien, ce garçon, un bon chien, qui ne sautait pas sur le monde, qui ne montrait pas les dents aux enfants ou aux pauvres, comme tant de chiens d’une mauvaise nature, et qu’il faut se garder de provoquer. Celui-là aboyait et préservait par une vigilance active, la maison de l’attaque des voleurs. Il allait avec son petit maître, des que celui-ci appelait : Facteur ! Facteur ! De plus, il s’asseyait sur ces jambes de derrière, levait le menton, caressait de ses pattes libres et souples ; il relevait une canne, des gants avec beaucoup de délicatesse, et faisait mille tours réjouissants qui l’auraient fait aimer de tout le monde. Et ce méchant garçon battait le pauvre Facteur ! il le faisait pirouetter et hurler à vous fendre le cœur. Un jour, il alla jusqu’à suspendre une pierre à la queue du bon animal, le fouettant pour le faire courir avec ce poids douloureux qui le blessait jusqu’au sang. Aussi, Facteur, malgré sa tendresse et sa soumission, lui lançait des regards pleins de reproche et de ressentiment.

Un homme vit cette cruauté de l’enfant qu’il saisit, lui et son fouet, avec son bras vigoureux et vengeur. Il pendit la pierre aux cheveux du méchant maître de Facteur, et le fouetta pour le faire courir à son tour.

— Eh bien ! monsieur le tyran, dit-il, comment vous trouvez-vous maintenant ? pensez-vous qu’il soit doux d’être traité comme vous traitez votre chien ?

L’enfant rêvait, mais l’ardent Facteur poussait des cris lamentables, comme s’il eut demandé la grâce de son maître. Il y avait même une grosse larme dans ses yeux, et ses deux pattes levées s’agitaient en tous sens devant l’homme comme deux bras d’avocat.

— Si votre chien ne plaidait pas avec tant d’éloquence pour vous, dit l’homme, je vous ferais courir ainsi par la ville. Aimez-le donc bien, car c’est lui qui vous délivre ! et il retira la pierre des cheveux douloureux de l’enfant.

Monsieur ! dit celui-ci, touché de repentir et caressant son chien, qui le regardait avec tendresse, prenez Facteur avec vous ; je l’ai rendu trop malheureux pour oser encore être son maître.

— Eh ! bien gardez-le, dit l’homme, pour réparer votre dureté envers lui. Vous voyez bien qu’il vous aime encore, et que vous seul pouvez le consoler du mal que vous lui avez fait.

— Je crois qu’il ne voudra plus me suivre, repartit le garçon humilié.

— Marchez devant lui, et moi, je vais l’appeler pour l’éprouver encore.

— L’enfant s’éloigna, plein d’anxiété, tandis que le passant invitait Facteur à le suivre.

Oh ! Facteur avait bien autre chose à faire !

— Me voilà, sembla-t-il dire à son maître, en sautant d’un bond jusque sur sa poitrine.

— Tu fais bien ! Facteur, répondit son jeune maître, qui pleura cette fois de tendresse, et qui l’emporta comme un ami dans ses bras.


N’émoussez pas le remords ; il ressemble & une lancette qui blesse pour guérir.

LE PETIT OISELEUR.

la mère.

Vous voilà bien riant, mon amour ! quelle joie !
Comme un petit chasseur, traînez-vous quelque proie ?
Sous ce fragile osier cachez-vous un trésor ?

l’enfant.

C’est un oiseau du ciel il a des plumes d’or.

Il reposait son vol au bord de la fontaine ;
J’ai retenu tong-temps mes pas et mon haleine :
Quand il a secoué son plumage plein d’eau,
J’ai saisi ses ailes mouillées,
Et le voilà blotti dans les fleurs effeuillées.
Regardez qu’il est bien, ma mère, et qu’il est beau !

la mère.

Oui, je l’entends gémir.

l’enfant.

Oui, je l’entends gémir.Non, mère, c’est qu’il chante.

la mère.

Vous croyez, mon amour ? Sa chanson est touchante.

l’enfant.

Je crois qu’il est content puisqu’il est dans les fleurs
Il les aime. Son nid est sous l’amandier rose,
Cet arbre au fruit de lait que la fontaine arrose ;
C’est là qu’il dérobait ses brillantes couleurs.

la mère.

Y demeurait-il seul ?

l’enfant.

Y demeurait-il seul ? Ses enfants sont au gîte ;
C’était pour les revoir qu’il se baignait si vite.
Mais je n’ai point de peur, ils ne sauraient bouger ;
Ils n’ont pas une plume et n’ont rien à manger.

la mère.

Que vont-ils devenir ?

l’enfant.

Que vont-ils devenirJ’agrandirai la cage ;
J’en ferai dans l’hiver un semblant de bocage ;
Et j’aurai mille oiseaux qui chanteront toujours.
Que de musiciens pour amuser mes jours !
Quel bonheur de nourrir tant de joyeux esclaves !
À peine ils sentiront leurs légères entraves.
Ô ma mère, j’y cours.

la mère.

Ô ma mère, j’y coursArrêtez… il fait nuit ;
Quelque chose de triste entoure ce réduit ;
Restez ! de noirs soldats les farouches cohortes
Au coucher du soleil ont assailli nos portes.

Ne vous éloignez pas, ne quittez plus mon sein ;
De vous saisir peut-être ils avaient le dessein.

l’enfant.

Des soldats ? et beaucoup, ma mère ? et pour me prendre ?

la mère.

Vous, charme de ma vie, et pour ne plus vous rendre.

l’enfant.

Que feront-ils de moi ?

la mère.

Que feront-ils de moiQui le sait ? un captif,
Un orphelin, peut-être un prisonnier plaintif.

l’enfant.

Sauvez-moi !

la mère.

Sauvez-moiPriez Dieu, c’est en lui que j’espère,
Loin de nous les cruels emmènent votre père,
Ce père, si content quand ils vous embrassait,
Ce gardien de vos jours et qui les nourrissait.

l’enfant.

Mon père prisonnier !

la mère.

Mon père prisonnierC’est le roi qui l’ordonne.

l’enfant.

Qu’est-ce qu’un roi ?

la mère.

Qu’est-ce qu’un roiPuissant par l’amour ou l’effroi,
Un maître s’il punit, presque un dieu s’il pardonne.

l’enfant.

Ah ! laissez-moi sortir je veux parler au roi,
Mon père va mourir !

la mère.

Mon père va mourirEh quoi ! si jeune encore,
Savez-vous si l’on meurt loin de ceux qu’on adore ?
Qu’arraché de son toit votre appui va souffrir ?
Que sans la liberté l’on n’a plus qu’à mourir ?
Savez-vous qu’en prison la vie est bien amère ?

l’enfant.

Oui, nous mourrons sans vous, et vous mourrez, ma mère.
Mais ce roi si méchant, qui l’a mis en courroux ?

la mère.

Le roi n’est ni méchant ni cruel plus que vous,
Mon fils. Las de ses jeux, il vient troubler les nôtres ;
Libre, il a des captifs : n’avez-vous pas les vôtres ?
Dans une chambre étroite il vous renfermera.
Mais vous serez content, car il vous nourrira,
Pourquoi de vos sanglots déchirez-vous mon ame ?
Est-ce à vous, cher coupable, à murmurer le blâme ?
Nous sommes des oiseaux dans ses cages plongés.
Pourquoi de son plaisir serions-nous affligés,
Si, dans ses jeux de roi qu’on a faits légitimes,
De lumière et d’air pur il prive ses victimes ?
Où courez-vous ?

l’enfant.

Où courez-vousDe l’air ! de l’air au prisonnier !
Qu’il respire, ma mère, et qu’il vole, et qu’il vive !

Oiseau ! des malheureux que n’es-tu le dernier !
Je ne veux point d’esclave.

la mère.

Je ne veux point d’esclaveÔ clémence naïve !
Embrassez-moi, mon fils, vous m’arrachez des pleurs :
Soyez libre vous-même, et calmez vos douleurs.
Quoi ! jusque dans mes bras votre frayeur palpite !…
Ah ! le cœur de l’oiseau palpitait-il moins vite,
Quand votre instinct cruel empêcha son essor !
Enfant, sans vos chagrins quel eut été son sort ?
Vous ravissiez l’époux à l’épouse éperdue ;
Elle eût traîné sa plainte, et Dieu l’eut entendue !
Et les petits tout nus, glacés dans votre main,
Auraient péri de froid, de langueur et de faim.

l’enfant.

Ah ! je n’y songeais pas !

la mère.

Ah ! je n’y songeais pasMaintenant tout respire ;
Tout se calme et s’endort.

l’enfant.

Tout se calme et s’endortEt mon père ?

la mère.

Tout se calme et s’endort. Et mon pèreIl soupire,
Comme l’oiseau du ciel un moment arrêté ;
Mais Dieu, qui voit partout, veille à sa liberté.

l’enfant.

Le roi le voudra-t-il ? nous rendra-t-il mon père ?

la mère.

Oui, mon fils, oui, mon bien, maintenant je l’espère ;
Oui, s’il a des enfants comme les miens chéris,
Des jeunes suppliants il accueille les cris.
Un père a dans le cœur je ne sais quoi de tendre ;
Toutes les voix d’enfant savent s’y faire entendre.

l’enfant.

Je veux le voir. Venez ! conduisez-moi vers lui.

la mère.

Oui, mon amour, demain.

l’enfant.

Oui, mon amour, demainPas demain, aujourd’hui.

la mère.

Quoi ! votre chère enfance à cette heure exposée ?…

l’enfant.

Je veux montrer au roi cette cage brisée ;
Je lui dirai : Voyez ! je fus méchant aussi ;
Je ne le suis plus, Dieu merci !
Au captif innocent j’ai rendu la volée,
Et sa famille consolée
À cette heure est au nid plus heureuse que nous !
Le même arbre en ses fleurs les couvre et les rassemble :
Chaque famille ainsi doit s’endormir ensemble,
Et nous venons chercher mon père à vos genoux,

la mère.

Écoutez !… par l’appui de quelque voix divine,
On dirait que le roi vous plaint et vous devine ;
Car voici votre père, il a tout entendu :
Enfant, Dieu vous absout, puisqu’il nous est rendu.

L’ENFANT QUESTIONNEUR.

— Pourquoi le soleil ne vient-il pas la nuit ? disait Hippolyte à quatre ans ; on verrait bien plus clair !

— Parce que c’est le soleil, lui répondit sa mère, qui fait le jour. S’il venait la nuit il n’y aurait plus de nuit.

Hippolyte fut très étonné.

Il passait alors par une vaste rue. La lune se levait large, rouge et majestueuse.

En voilà une toute neuve ! dit-il. Où est celle d’hier ;

— C’est la même toujours, mais mieux frappée par le soleil que nous ne voyons plus, et dont elle n’est que le reflet.

— Qui donc a fait ces deux belles choses si gaies ?

— Dieu ! qui t’a fait une mère et qui m’a fait un fils.

— Que je l’aime ! et dis-moi, reprit-il après un long silence : n’y a-t-il qu’un bon Dieu dans le ciel ?

— Un seul.

— Ah ! tant mieux ! répliqua-t-il avec joie.

— Pourquoi tant mieux ?

— C’est que, s’ils étaient deux, ils se battraient, et alors… ce ne seraient plus le bon Dieu.


Il ne faut pas juger Dieu d’après les hommes.

LA SOURIS CHEZ UN JUGE.

Tremblante, prise au piège et respirant à peine,
Sortie imprudemment du maternel séjour,
Rêvant sa dernière heure au seul bruit de sa chaîne,
Une jeune souris voyait tomber le jour.


Dans le grillage étroit qui la tient prisonnière,
A passé d’un flambeau l’éclatante lumière ;

Elle tressaille, écoute : un silence de paix
Succède au mouvement qui la glaçait de crainte ;
Et d’un vieux mur caché sous des lambris épais
On entend murmurer cette humble et douce plainte :


« Dans ta belle maison, toi, qui rentres content,
Quand je me sens mourir de la mort qui m’attend,
Redoutable ennemi de tout ce qui respire,
Oh ! n’étends pas sur moi ton oppressif empire !
Laisse ton cœur s’ouvrir au cri du malheureux :
Hélas ! est-on moins grand pour être généreux ?
Laisse-moi boire encor l’air, la douce rosée,
Ce bienfait de la nuit, ce céleste présent,
Dont par un souffle humide et bienfaisant,
Chaque matin la terre est arrosée.
Juge, soit juste et rends-moi mes trésors,
Un ciel à contempler, ma liberté native :
Dieu me fit de la vie un plaisir sans remords,
Toi, tu la rends sombre et captive.


« Je suis une souris née au dernier printemps ;

L’été commence. Hélas ! c’est vivre peu de temps !
Viens voir, je porte encor la robe de l’enfance.
Le blé nouveau, le riz friand, les noix,
Disait ma mère, allaient avant deux mois
Enrichir mon adolescence.
Peu m’est assez pourtant ; facile à me nourrir,
Je ne suis pas gourmande et tout sert au ménage
Un grain d’orge suffit aux souris de mon âge,
Pour les empêcher de mourir.


« Ne me fais pas mourir ! suis l’exemple d’un sage :
Les souris sans danger visitaient son séjour ;
Car ce sage disait : « De nos ames un jour
« Le sein des animaux peut-être est le passage.
« Tout est possible à Dieu, l’impossible est son bien ;
« Si par lui l’homme est tout, par lui l’homme n’est rien.
« Grâce donc ! criait-il aux hommes en colère,
« Muets pour la clémence et sourds à la prière ;
« Grâce ! oubliez un peu les mots : glaive, trépas
« Régnez sur le plus faible et ne le tuez pas !

« La colombe au cœur tendre, à la plume argentée,
« Peut-être est une amante aux forêts arrêtée
« Par le doux souvenir d’un amour malheureux ;
« On croit le deviner à son chant douloureux.
« Qui sait si la souris n’est pas la jeune fille
« Frappée en folâtrant au sein de sa famille,
« Et qui tombe immobile en courant dans les fleurs :
« Car, pour un peu de miel, que d’absinthe et de pleurs ! »


« Si le sage a dit vrai, tremble d’être inflexible,
Tremble de tourmenter l’ame errante et sensible
D’une sœur qui t’aima, d’une jeune beauté
Qui se plaisait, enfant, sur ton sein agité.


 « Enfin, si ma part de la vie
N’est que le rayon passager
Du jour que mon cachot me dérobe et m’envie,
Ce don si fugitif, daigne le ménager !

Vivre, c’est vivre enfin, et ! e néant m’alarme ;
Cette crainte au méchant coûte au moins une larme ;
Juge de son horreur pour un cœur tout amour,
Et si loin de ta nuit ne m’éteins pas le jour !
Faut-il te dire tout ? je veux devenir mère.
Laisse-moi donc revoir, dans ma douleur amère,
Un ami de mon âge, imprudent comme moi,
Qui pour me délivrer s’élancerait vers toi.
S’il avait de mon sort la triste confidence,
Je lui dirais en vain : Sauvez-vous ! il viendrait :
L’amour au désespoir connaît-il la prudence ?
Il rongerait mes fers, ou bien il me suivrait.


 « J’ai dit l’amour : tu le connais peut-être ?
Béni soit Dieu ! car l’amour est humain.
Oui, je retrouverai la moitié de mon être,
Et je serai libre demain !
Oui, tu sais que l’amour console la nature,
Qu’il jette au prisonnier des rêves gracieux,
Qu’il souffle à son oreille un chant délicieux,

Et que même au coupable il sauve la torture.
Et je suis à genoux… et je tremble… et j’attends…
Homme, pour te fléchir qu’il faut parler long-temps !


« Un jour, que cet aveu m’en obtienne la grâce,
J’avais salué l’aube et ton premier repas,
Lorsqu’un bruit, plus léger que le bruit de mes pas,
M’avertit qu’en secret quelqu’un cherchait ta trace.
Ta voix devint alors plus douce de moitié.
Celle qui répondait me parut suppliante,
Et, si je ne m’abuse, à la tendre pitié
Tu donnas plus d’une heure, ou l’heure était bien lente !
Le bruit cessa, j’entrai ; les débris d’un festin
M’invitaient à la table enfin abandonnée ;
Et sur ma vie un moment fortunée
Je vis pleuvoir les bienfaits du destin.
Dans ces lieux trop aimés qu’à présent je déteste,
J’ai vu, j’ai respecté la boucle de cheveux
Tombés d’un front charmant pour enchaîner tes vœux ;
Ils ne sont pas les tiens, leur couleur me l’atteste.

Ces liens souples et dorés,
Ces doux aveux, ces feuillets roses,
Les rubans embaumés dont ces lettres sont closes,
N’ont pas séduit mes sens de langueur enivrés.
J’ai respiré de loin la cire parfumée
Qui scella, j’en suis sure, un secret qui t’est cher :
Le hasard me l’apprit sans m’en être informée ;
Je courais, j’étais libre… hélas ! c’était hier !


« Tu sommeillais peut-être, et plus vive que sage,
Au pied de ces rideaux, que je baigne de pleurs,
J’aperçus, ne crains pas que je le dise ailleurs,
Un soulier trop petit pour être à ton usage
Je m’y blottis joyeuse et je le fis courir ;
Je traînais en riant cette maison mobile,
Dont les dehors ornés par quelque main habile
M’enflaient d’un peu d’orgueil, et l’orgueil fait mourir.
Car, depuis ce moment, éveillé par la haine,
Tu m’élevas dans l’ombre une affreuse prison.
Innocente souris, pour m’écraser sans peine,
Un homme est descendu jusqu’à la trahison !

Non ! ne m’écrase pas ! et si ma peur te touche,
Que l’accent du pardon s’échappe de ta bouche !
Il est dieu, leur dirai-je, il m’a donné des jours !
Ton toit sera béni, ton nom vivra toujours,
Et toujours de beaux yeux aimeront à le lire.
« Et si jamais ton cœur, brûlé d’un saint délire,
A langui pour la liberté,
Qu’elle se donne à toi dans toute sa beauté !
Que sur ta sereine carrière
Elle épanche à flots purs sa tranquille lumière :
Qu’elle trace à ta vie un facile sentier,
Et te sème de fleurs un siècle tout entier ! »


Elle se tut. Le juge alors : « Hé ! vite !
« Elle est au piège, hâtez-vous d’accourir ;
« Étouffez-la, cette pauvre petite ;
 « Je n’aime pas à voir souffrir. »

L’AUMÔNE.

Il avait plu tout le jour ; c’était l’été, c’était dimanche. Le balcon était mouillé, la rue humide, et la promenade interdite aux enfants.

Tout à coup Hyacinthe, la sœur de Prosper, qui regardait au travers les carreaux d’une large fenêtre, vit se découper au fond d’un nuage blanc, le premier cercle d’or d’une lune nouvelle.

— Oh ! vois, maman, que la lune est fine ! dit-elle.

— On pourrait sortir à présent, répartit son frère, car la rue est balayée comme le ciel.

— Il est trop tard, dit leur mère.

— Quoi, maman, pas même jusqu’au pâtissier.

— En effet, répondit-elle en souriant, il est là en face comme pour vous tendre les bras. Tiens, Prosper, va lui offrir cette jolie pièce blanche, nous verrons ce qu’elle te vaudra.

— Une brioche ! maman, grosse comme ma tête, tu vas voir ! il franchit en trois bonds l’escalier, et sa sœur le suivit joyeuse et timide jusqu’à la porte on elle attendit comme on attend son frère, et une brioche.

Prosper revint mais les mains vides. Tandis qu’Hyacinthe et lui chuchotaient au pied de l’escalier, n’osant plus remonter sans leur souper friand, la mère se penchait sur la rampe, prête à serrer son fils dans ses bras, car voici ce qu’elle avait vu de la grande fenêtre du balcon :

Un pauvre barrait la porte du pâtissier. Il était vieux, il était nègre, et il était aveugle ! pitié ! toutes les brioches disparurent de la terre aux yeux de l’enfant charitable. Il s’arrêta devant lui, en tournant le dos au riant pâtissier et voyant que le nègre n’avait plus de regard pour comprendre le sien, il lui glissa doucement sa petite pièce dans la main et lui dit :

— Prends garde ! monsieur le pauvre ! cette pièce vaut une brioche de quinze sous. Le nègre tressaillit de joie.

La mère de Prosper sentit ses yeux se mouiller. Mais à la réflexion, elle ne parut pas se douter de l’embarras des enfants et ne parla plus de la brioche. Ils se couchèrent bien soulagés tous deux, s’étant contentés pour leur souper dans l’ombre, d’un morceau de pain, toujours de bon goût, quand il est assaisonné par une bonne action.

Le lendemain, un beau soleil revint consoler le balcon et toute la ville, comme pour une fête.

Le déjeuner s’apprête, on entoure la table, tout devait être bon, on avait faim. Mais, ô redoublement de surprise et d’appétit ! deux énormes brioches apparaissent comme si elles perçaient ce ciel, et qu’elles fussent arrivées toutes chaudes sous une aile d’ange. C’était un très-beau spectacle !

— Oh ! d’où viennent-elles ! d’où viennent-elles, maman !

— C’est le bon nègre qui te les envoie, mon fils, dit la mère en souriant. Tu ne sais pas comme le pauvre est riche dans ses prières ; car, c’est Dieu qui se charge de payer pour lui.


LE PETIT AMBITIEUX

Un enfant avait mis les bottes de son père.
Il se croyait plus grand ; mais il fallait marcher :
Dans sa jeune espérance, il arpentait la terre ;
Ses bottes ne pouvaient pourtant l’en détacher.
Il traîne avec ardeur l’entrave qu’il adore ;
Il veut courir… il rampe ; il rit, il rampe encore :
Au collège, avant l’heure, il arrive enchanté,
Et parmi les plus grands se range avec fierté.

Son père l’a suivi… Dieu ! faites-le sourire !
Il cherche, il voit l’enfant ; il a dit : « Levez-vous ! »
L’ambitieux chancelle et fléchit les genoux.
Mais son père commande : un père, il faut souscrire ;
Il se lève. « Courez, dit son juge, courez !
D’un pas ferme et hardi devancez votre père,
Que votre course soit prospère :
Si vous tombez, malheur !… vous vous débotterez. »


Se débotter !… jamais ; plutôt périr en route.
L’enfant frissonne, il pleure à la voix qu’il redoute ;
Mais il pleure immobile, et sur son front charmant
Se peignent la douleur et le ressentiment.


L’école curieuse avait fermé son livre,
Le maître préparait le sermon détesté ;
Et l’enfant !… Il songeait à la mort qui délivre,
Car du crime, à ses pieds, tout le poids est resté.
« Pour la dernière fois, courez, je vous l’ordonne !

Si vous me devancez, mon fils, je vous pardonne. »
Et l’enfant éperdu, plein d’ame et plein d’effroi,
S’élance sur son père, et dit « Emportez-moi ! »
Et ce père accueillit sa rougeur et ses larmes ;
Sur son cœur qui battait de colère… ou d’amour,
Il emporta son fils, tout botté, sous les armes.
« Conserve-les, dit-il ; tu marcheras un jour ! »


LE SONNEUR AUX PORTES.

En cinq parties.

LE PORTIER.

Je ne crois pas qu’il y ait encore des enfants aussi hardis qu’Antony. Il était la terreur des portiers, le lutin des servantes, le cauchemar du rentier paisible. Ce petit voltigeur des rues passait pour le chef d’une bande audacieuse, qu’il entraînait tous les soirs en sortant de l’école. Il se mettait à leur tête en vrai cosaque à pied, et pas un marteau, pas une sonnette, n’échappaient à leur investigation.

— Pan ! pan ! pour le marteau. Ils fuyaient, se plaçaient en embuscade à quelques maisons plus loin, et la porte s’ouvrait à la grande joie de leurs cœurs pleins de malice.

Le portier, ne voyant entrer personne, venait lui-même regarder pourquoi ? et plongeant en vain ses yeux dans la rue silencieuse, s’en retournait mécontent. Après un temps raisonnable, quand on le supposait rentré dans sa loge et paisiblement assis, on retournait, haletant, avec des rires étouffés où il y avait tout un poème de brigandage.

— Pan ! pan ! recommençait le marteau et les six oiseaux de nuit s’envolaient encore, rasant la terre, dans la cachette qu’ils s’étaient choisie. Force était au portier de tirer le cordon, ne fût-ce que pour lui-même ; car il brûlait ce portier dérangé d’attraper et de tordre le bras insolent qui l’arrachait ainsi à son repos. C’était en vain !

Alors, l’amour même du repos l’arrachait violemment à son immobilité de profession. Il se faisait petit, et s’avançait finement le long du rang où il supposait les malfaiteurs cachés.

Mais si, par hasard, il s’approchait de leur retraite, ils en sortaient tout à coup avec une agilité si prodigieuse qu’ils glissaient entre ses bras étendus, faisant voler en l’air son bonnet et poussant des cris aussi aigus que ceux de l’orfraie ou de la chouette. Ils étendaient même l’insulte jusqu’à frapper du marteau chacun un coup ; ce qui en faisait six, en jetant pour adieu au portier gonflé de colère dans la rue :

— Ouvrez, portier ! ouvrez donc ; portier ! le cordon, s’il vous plaît !

La nuit entière ne consolait pas le portier de ces allées et venues forcées, et sans vengeance. Le portier aime la vengeance.

LE CORDONNIER.

Antony donc répandant partout ses ravages était toujours pendu à une sonnette et tandis que les autres fuyaient, lui souvent mettait dans sa tête d’affronter le danger.

Une servante accourait, effrayée du terrible ébranlement de la sonnette, et avant même qu’elle ouvrît la bouche, Antony, levant un nez insolent, demandait :

— Est-ce ici le médecin de mon oncle ?

— Qu’est-ce que c’est que le médecin de votre oncle ? demandait la servante irritée.

— C’est… je ne me souviens pas de son nom ; mais c’est un bien bon médecin ! »

— Ce n’est pas ici. Et une autre fois ne sonnez pas si fort. »

Une ardeur nouvelle emportait la troupe errante. Pas un ne songeait que c’est lâche d’insulter dans l’ombre.

Antony, bien élevé d’ailleurs, et qui coûtait à son père une grosse somme pour devenir savant, imitait effrontément le gamin dont la joie est immense quand il fait tressaillir l’humble cordonnier, en plongeant tout à coup sa tête dans l’échoppe par un carreau de papier qu’il enfonce, et en demandant froidement : « Quelle heure est-il ? »

Il trouvait aussi une émotion délectable à lancer l’épouvante chez le tranquille artisan, travaillant à la lampe. Il faisait ruisseler sur les vitres sonores des poignées de pois secs qui descendaient comme la foudre en éclat dans le silence laborieux du chaussetier solitaire.

LE PIED DE BICHE.

Ce soir-là, toute la meute sonnante se précipita sur le pied de biche d’un rentier. La première attaque fut inutile, car le maître était absent, et ses deux domestiques, se chauffant au feu de leur maître, faisaient la sourde oreille pour ne pas se déranger.

Antony, très irrité de cette lenteur, s’écria : « Se moque-t-on de moi ? » et se pendit s’en façon de tout le poids de son corps au pied de biche, qui lui resta dans les mains. Un cri de victoire, très-flatteur pour Antony, fat poussé jusqu’aux toits par sa troupe légère, ce qui l’empêcha d’entendre le bruit de la porte. Elle s’ouvrit d’ailleurs si vivement qu’il fut pris et entraîné dans l’allée sombre, avant qu’il pût même laisser tomber le pied de biche, témoin irrécusable de son crime. Ses compagnons s’enfuirent épouvantés et dirent entre eux :

— Aussi pourquoi nous entraîne-t-il à cela ? je n’y songerai pas sans lui. — Ni moi ! — Ni moi ! — Ni moi ! cinq fois répété, fut tout ce qu’ils trouvèrent pour sauver leur chef du piège qu’ils avaient évité. Seulement ils soupèrent assez mal ce soir-là, et quelques-uns rêvèrent de gendarmes.

Antony ne rêvait pas. Toute son intelligence était éveillée par l’air froid et vindicatif des deux domestiques, ses vrais maîtres alors, résolus à le lui prouver rudement. Ils avaient commencé par lui lier les bras et les jambes, et se disposaient à le descendre à la cave ; avec des menaces effrayantes. Le fier Antony ne proférait pas une parole. Il regardait ses liens qui lui faisaient mal ; il songeait à l’inquiétude de sa mère… C’était affreux ! mais il ne pleurait pas ; son cœur seul disait au fond de lui-même : — Ma mère !

— Finissons, dit l’un des hommes, en faisant signe à l’autre d’emporter avec lui l’enfant, qui devint très-pâle, mais qui ne baissa point ses yeux pleins de courage.

À l’instant même on frappa trois coups à la porte de la rue.

— C’est monsieur, dirent-ils, car il sonne ordinairement trois fois. Va, petit brigand, ton affaire est faite, recommande ton ame à Dieu.

Antony crut qu’il allait voir apparaître un ogre. Le frisson passa dans ses cheveux et les fit lever ; mais son regard curieux ne se mouilla pas d’une larme.

Le bon rentier, qui était le moins ogre des hommes, ne trouva pas dans la perte de son pied de biche une raison suffisante pour mettre en cave et faire mourir peut-être l’imprudent qu’on avait garotté ; mais après avoir un peu rêvé sur le trouble que de telles actions répandent souvent dans des maisons paisibles, il ordonna qu’on fît avancer une voiture à l’heure.

Pendant qu’on la cherchait, Antony dans l’immobilité où le retenaient ses liens, eut les yeux bandés sans qu’il lui fut fait le moindre mal.

Alors la voiture arriva. Le rentier, touché du jeune âge et du maintien sans bassesse du prisonnier, l’interrogea en grossissant sa voix.

— Votre nom ? celui de votre famille ? votre demeure ? »

Antony répondit à tout d’un accent ému, mais précis.

— Avez-vous du courage ? »

— Pour entreprendre, oui. Pour souffrir, je l’ignore ; c’est la première fois que je me suis laissé prendre. »

— Jurez-vous de ne pas vous révolter si l’on vous ôte ces cordes ?

— Je le jure. »

— Ôtez les cordes au prisonnier. »

Les cordes tombèrent.

— Vous allez subir de grandes épreuves, continua le Juge. Les soutiendrez-vous sans lâcheté ? »

— Je tâcherai, répliqua simplement le petit sonneur aux portes.

Son juge le plaça derrière lui et détachant de la tapisserie couverte de dessins une tête de mort au crayon noir qui n’y tenait que par quatre épingles, il l’a mis devant l’enfant en lui disant : ne bougez pas ! »

Vous dit-il aux domestiques, soulevez son bandeau.

Antony trouva sans tressaillir cette tête sous ses regards délivrés.

— Qu’en dites-vous ? »

— Que c’est mal dessiné, répondit l’écolier qui l’avait parcourue avec attention.

Le bandeau retomba sur ses yeux.

— Aviez-vous des complices ? »

— J’avais des amis, monsieur. Ils se sont sauvés… ils ont bien fait. »

— Avez-vous une mère ? »

Antony ne répondit pas ; mais il baissa la tête, et le rentier qui l’examinait attentivement, vit ruisseler deux larmes sous son bandeau.

— Partons ! dit le juge, d’un ton grave et irrévocable.

VOYAGE D’ANTONY.

Antony fut conduit en silence dans la voiture qui roula si long-temps qu’il se crut à vingt lieues de Paris. Elle s’arrêta tout à coup sur un cri des deux guides, au milieu desquels Antony était assis.

Le rentier qui n’avait pas soufflé le mot, durant le voyage, descendit le premier, et s’éloigna. Antony fut déposé au milieu d’une rue déserte et noire qu’il prit pour une ville de province inconnue. Quand son bandeau fut ôté et qu’il put porter autour de lui ses yeux pleins de terreur :

— Tirez-vous de là, dirent brièvement ses guides en remontant dans la voiture que l’enfant infortuné vit s’éloigner avec l’amertume profonde de son abandon.

Il resta quelques instants sans se mouvoir et sans rappeler ses idées. Cette ville nouvelle lui paraissait pleine de consternation, il trouvait les maisons d’un aspect bizarre, bâties tout autrement qu’à Paris, son cher Paris ! et présentement qu’il était pour lui d’une impérieuse nécessité de sonner à quelque porte pour s’y sauver d’une nuit d’épouvante et d’insomnie, à jeun ; tous les pieds de biches du monde n’auraient pu réveiller sa passion éteinte pour le son des marteaux et des cloches. Il s’assit en soupirant au coin d’une borne sur un banc étroit qu’il accepta pour son lit, non sans murmurer tristement :

— Ah ! que les bancs son bien plus larges à Paris ! et les réverbères, Dieu ! qu’ils sont ternes dans cette petite ville… Est-ce qu’il y a des hommes dans ces habitations froides ?… Maman ! maman ! que la vôtre à cette heure était chaude et gaie pour moi ! Si vous saviez où je suis, vous prendriez la poste pour venir me sauver. Il est vrai que je suis bien coupable ; mais vous n’auriez pas le courage, vous, de me punir si cruellement, car je suis perdu enfin !… » Et les larmes d’Antony coulèrent par flots sur le banc de pierre.

Mon Dieu ! s’écria-t-il, est-ce que vous m’avez abandonné ! »

LE BON ANGE.

Laissez venir à moi les petits enfants.

Un homme s’approcha tout à coup dans l’ombre. Antony se leva.

— N’ayez pas peur, mon petit ami, dit cet homme. — Je n’ai pas peur, répondit l’enfant ; quel mal voudriez-vous me faire ? — Aucun, si vous me dites la vérité : Qui êtes-vous ?

— Je suis un enfant perdu.

— D’où venez-vous ?

— De Paris, où je suis né. Je n’ai pas d’argent, je ne connais pas cette ville où l’on m’a laissé seul pour me punir.

— De quoi ?

— De sonner aux portes avec mes amis.

— Leurs noms ?

— Je ne les dirai pas.

— Le vôtre ?

— Antony Derbay ; mais mon père sera-t-il inquiété pour ma faute ?

— Soyez tranquille, mon enfant, dit l’homme attendri, regardez-moi comme votre bon ange, et suivez-moi… quand je saurai votre demeure, toutefois, car je suis résolu à vous rendre ce soir même à vos parens. »

Quoi, monsieur, vous feriez ce voyage ! s’écria Antony, plein de reconnaissance. Il lui dit alors le nom de son père, sa demeure à Paris et se laissa conduire soumis par ce guide si différent de ceux qui l’avaient emporté du pays natal.

Après quelques détours qui ne lui semblaient que les commencements d’un voyage pénibles, l’homme qui l’avait doucement enveloppé dans son manteau s’arrêta en disant : Nous y sommes.

— Où donc, s’écria d’une voix craintive Antony, sans se reconnaître encore, et croyant rêver.

— Chez votre père, dont voici la maison. Et il frappa de manière à ce qu’on ne tarda pas à leur ouvrir.

Quelles furent la surprise, la joie et les transports d’Antony, en se retrouvant à sa porte comme par enchantement ! quand il tomba dans les bras de sa mère inquiète depuis deux heures de ne pas le voir rentrer ! Quand il la couvrit de ses larmes en lui racontant sa faute, qu’il lui montra son sauveur, qu’il prenait alors pour Jésus-Christ lui-même ; car il avait fait un miracle !

— Oh ! qui donc êtes-vous, monsieur ? dit la mère, en se penchant vers l’étranger pour le bénir.

— Le rentier, madame, qui se trouvera bien heureux, s’il a corrigé l’enfant et consolé la mère.

Je dois vous avouer qu’Antony sanglota de repentir dans les bras du bon rentier, et qu’en essuyant ses yeux rouges, il s’écria tout à coup :

— Je te rendrai ton pied de biche ! »

— Non, dit en souriant le rentier qui devint le meilleur ami d’Antony ; je vous le donne comme un talisman pour entrer à toute heure dans ma maison.


L’objet qui nous rappelle une faute pleurée nous empêche d’y retomber.

UN PAUVRE.

Enfant sois doux au pauvre. Il en est d’adorables ;
Il en est de puissants sous leurs traits misérables :
Tel est celui qui monte attiré par ta voix,
Qui descend toujours humble et content quelquefois,
Selon nos jours à nous, vides, nourris d’attente,
Ou comblés de travail et de joie haletante.
Dieu lui fait, m’a-t-il dit, de longues nuits sans peur ;
Et sous un peu de paille il a chaud dans son cœur !

Le sommeil a pour lui des ailes toutes prêtes ;
C’est là qu’il illumine et qu’il donne ses fêtes ;
Là, qu’un ange vient dire à ce pauvre à genoux :
« Debout ! debout, mon frère ! et montez avec nous !
Laissez-moi relever votre ame voyageuse ;
Laver vos pieds durcis par l’argile fangeuse,
Rendre vos pas légers puisqu’ils sont sans remord,
Et délier vos bras pour les tendre à la mort !
Ayez foi dans la mort : cette cueilleuse d’ames,
Ne les moissonne pas pour en tuer les flammes ;
Mais pour les délivrer de leur lourd vêtement,
Comme on ôte le sable où dort le diamant…


Dans votre épreuve solitaire,
Ne demandez pas le bonheur :
Sa semence est dans votre cœur ;
Il n’eclora pas sur la terre.


Si la terre en poussait les fleurs,

Voyez qu’elles n’ont qu’une aurore,
Et qu’elles laisseraient encore
Leurs épines dans vos douleurs.


Mais ce fruit couvé par votre ame,
Naîtra plus haut mûr et vermeil,
Fait d’une impérissable flamme,
Comme un rubis sous le soleil.


Le bonheur, c’est l’amour sans larmes ;
C’est la liberté sans effroi ;
Sans prisons, sans haine, sans armes,
Et les mondes roulants sans roi.


Bénissez donc vos pleurs dont l’intérêt s’amasse.
Dieu compte avec la terre ; où l’ombre règne, il passe !
Et l’éternité s’ouvre aux mots : pardon ! amour !
« Montez ! » — Et l’indigent monte à Dieu jusqu’au jour !

Quand ce beau rêve a fui, quand la faim le réveille,
S’il tombe en soupirant du ciel où l’on sommeille,
Il reprend son fardeau plus léger ; lui plus fort,
Et gravit, patient, les affronts de son sort.


Ce pauvre est plus qu’un pauvre ! une telle indigence,
Puisque Dieu la permet, ouvre l’intelligence :
Dieu voilé parle en lui. Souvent ses vieux lambeaux
M’ont paru lumineux, comme si de flambeaux,
Comme si des rayons d’une auréole sainte,
Sa tête blanchissante et paisible était ceinte :
Ce pauvre est plus qu’un pauvre ! enfant ! sois doux pour lui.
Comme tu fus hier, s’il revient aujourd’hui.


LE PETIT MENDIANT.

Un petit pauvre suivait avec obstination un vieillard dans sa promenade, et criait :

— Monsieur ! ce n’est point pour moi, monsieur ! c’est pour ma pauvre mère. Ah ! ma pauvre mère ! si j’avais de quoi lui acheter un pain.

Le vieillard, ému de cette vive prière pour une mère, et de cette voix d’enfant qui a toujours une grande puissance sur l’homme, s’arrêta, parcourut des yeux la figure rose et (il faut le dire) un peu effrontée du jeune mendiant, qui plongeait avec des yeux avides et brillants jusqu’au fond de la bourse prête à s’ouvrir pour lui.

— Tu l’aimes donc bien ta mère ?

— Oui, monsieur ! dit l’enfant, en jetant les yeux çà et là d’un air distrait et insouciant.

— Où est-elle ?

Elle est morte, monsieur, répondit le menteur, qui n’avait pas prévu la question.

— Elle n’a donc pas besoin de pain : dit le vieillard en refermant sa bourse, et laissant rouge et honteux l’imposteur, à qui la vérité simple eut été bien plus profitable ?


Le mensonge est odieux. Il est toujours nuisible à celui qui s’abaisse par lui.

LE PETIT PEUREUX.

Quoi, Daniel, à six ans vous faites le faux brave ;
Vous insultez un chien qui dort ;
Vous lui tirez l’oreille, et, raillant votre esclave.
Sous ses pas endormis vous dressez une entrave !
L’esclave qui sommeille, ô Daniel, n’est pas mort ;
Son réveil s’armera d’une dent meurtrière :
La preuve en a rougi votre linge en lambeaux.
Oui, vous voilà blessé, mais blessé par derrière !

Malgré la nuit, j’y vois. Sauvons-nous des flambeaux ;
Sauvons-nous des témoins… Moi, je suis votre mère…
Je cacherai ta honte, enfant, dans mon amour :
Viens ! j’ai pitié de toi, car la honte est amère ;
Bénis Dieu : sa bonté vient d’éteindre le jour.


Personne ne t’a vu lâche et méchant… Écoute :
Pour t’appeler méchant sais-tu ce qu’il m’en coûte ?
C’est ton nom pour ce soir ; subis-le devant moi :
Va ! personne jamais ne l’entendra que toi.


Personne ne t’a vu d’une bête innocente
Tourmenter l’indolent sommeil ;
Et, pour irriter son réveil,
Lui simuler sa chaîne absente.
Cher petit fanfaron, c’est lui qui t’a fait peur.
Sa gueule était immense, ouverte à la vengeance.
Il te mangeait, Daniel, sans ma tendre indulgence,
Et tu fuyais en vain, lié par la stupeur.

Il m’a cédé sa proie, il a compris mes larmes ;
Et peut-être un gâteau, que préparait ma main
Pour charmer ton loisir demain,
L’a rendu tout-à-fait clément à mes alarmes.
Je l’avais fait si beau, si grand ! Ne pleure plus :
De tes habits l’eau pure effacera la tache ;
Ton âge n’en a pas où le remords s’attache !
Tout ce qui doit survivre à tes cris superflus,
Ce qu’il faut regretter par-delà ton enfance,
C’est mon sang…, oui, le mien, lâchement répandu :
Quoi ! sous la dent d’un chien tu l’as déjà perdu,
Daniel, et ton pays l’attend pour sa défense !


LA JAMBE DE DAMIS[1].

Un petit créole s’ennuyait. Le créole est terrible quand il s’ennuie, et il s’ennuie souvent.

— Maman, je veux un œuf ! dit l’enfant qui tâchait d’avoir faim.

— Il n’y en a pas, ami ! dit avec regret sa mère.

— Eh bien ! à cause de cela, j’en veux deux ! cria-t-il en frappant des pieds.

— Son père se retourna vivement vers lui, et dit : Veux-tu un soufflet, ami !

— Je n’en veux pas ? repartit l’enfant avec une contenance fière.

Eh bien ! à cause de cela, j’en donne deux ! dit froidement son père, en les lui donnant. Et il retourna à ses calculs.

L’enfant rugissait. Quant il crut son père assez loin, il recommença ainsi :

— Maman, je veux jeter Damis par la fenêtre. Damis était un petit nègre endormi dans un coin.

— Jetez, ami ? dit la mère indolente et le regardant faire.

Damis sortit par la fenêtre, et ne se réveilla qu’à terre avec la jambe cassée.

Mais le terrible père rentra comme la foudre et saisissant son fils par les deux bras, comme un oiseau par les ailes : Va panser ton esclave ! dit ce singulier philantrope, en le lançant par le même chemin et il passa froidement auprès de sa femme évanouie. Coupable femme, en effet ! la surprise et l’effroi avaient comme retenu le petit blanc dans l’air, car il tomba légèrement auprès de Damis mutilé, qu’il contempla stupide de terreur, mais sans la moindre blessure. Une négresse inondait silencieusement Damis de ses larmes.

— Jambe cassée ! dit-elle enfin avec une voix de mère, en cachant sa tête sur le corps de l’enfant stoïque. Il n’avait pas poussé un cri.

Je ne veux pas que Damis ait la jambe cassée ! dit d’une voix sourde le petit colon pelotonné par terre. Je ne veux pas que Damis ait la jambe cassée.

— Celle qui lui reste du moins sera libre, dit derrière lui son père, qu’un mouvement d’humanité avait fait descendre. Tu paieras l’autre quarante piastres à l’année, ajouta-t-il, en relevant le petit tyran, qui murmurait et qui sanglotait les mêmes paroles : « Je ne veux pas que Damis ait la jambe cassée !

Moi, je veux que vous partiez tous deux, séparément pour la France. Élevés de même nous verrous ce qui en adviendra !

Ce qui en advint le voici :

Damis, guéri s’appela depuis le sauveur des blancs. Le jeune planteur, sauvé de l’influence fatale d’une mère trop faible et d’un père trop violent, fut depuis estimé sous le nom d’un philantrope que nous n’osons signaler ici ; car vous n’oublierez peut-être pas qu’il avait commencé par casser la jambe de Damis.

LA MÈRE À SA FILLE.

C’est beau la vie
Belle pour toi,
De toi suivie
Toi devant moi !
C’est beau, ma fille,
Ce coin d’azur,
Qui rit et brille,
Sous ton front pur !



C’est beau ton âge,
D’ange et d’enfant,
Voile, ou nuage
Qui te défend
Des folles ames,
Qui font souffrir ;
Des tristes flammes,
Qui font mourir.


Dieu fit tes charmes
Dieu veut ton cœur ;
Tes jours sans larmes,
Tes nuits sans peur :
Mon jeune lierre,
Monte après moi !
Dans ta prière,
Enferme-toi.


C’est beau, petite,

L’humble chemin,
Où je ne quitte
Jamais ta main :
Car, dans l’espace,
Aux prosternés,
Une voix passe,
Qui dit : « venez !


Tout mal sommeille
Pour ta candeur,
Tu n’as d’oreille,
Que dans ton cœur
Quel temps ? quelle heure ?
Tu n’en sais rien :
Mais que je pleure ;
Tu l’entends bien !

LE PETIT BÈGUE.

I.

L’ÉCOLE.

Ah qu’une école laisse de souvenirs aux enfants qui s’y sont agités pour devenir des hommes ! aux mères qui sont allé presser leurs cœurs contre ses portes fermées entre elles et leurs enfants ! chers objets de nos amours pleins de sacrifices, chères abeilles de ces ruches où vous allez préparer le miel de toute votre vie, pourquoi n’y portez-vous pas les grâces innocentes du foyer, la douceur paisible de vos premiers jeux ? pourquoi les aiguillons qui poussent à vos lèvres servent-ils souvent à piquer vos camarades, qui ont pleuré comme vous de cette première offrande faite à l’ordre social qui veut des hommes graves, des savants, des penseurs !… Une larme de votre mère vous en dira plus que moi, elle vous rappellera l’indulgence divine dont elle a enveloppé vos premiers cris et vous en aurez pour vos petits compagnons ; vous en aurez pour tout le monde. Moi, je n’ai qu’à vous dire l’histoire du pauvre René.

René, mal vêtu, mal tourné, gauche et timide comme la misère honnête, entra, par je ne sais par quelle protection, dans un grand pensionnat de Châlons.

Encore rouge et pâle de pleurs d’avoir quitté sa mère, le cœur gonflé d’une inexprimable tristesse, il regardait tout avec des yeux stupides, ne répondait rien aux questions bruyantes dont l’accablait l’école et devenait sourd du bourdonnement de ces voix confuses. La voix, l’adieu de sa mère retiraient toute son Intelligence à son cœur. Il resta immobile, le sourcil froncé, les yeux à demi fermés, au grand divertissement des habitués, qui l’isolèrent au milieu d’un rond qu’ils formèrent en se tendant par la main, tournant autour de lui avec une vélocité d’écolier, et criant à lui briser le tympan :

— Honneur au discours de réception ! prix d’éloquence au camarade ! dans quelle langue dit-il bonjour ?

À tout cela René n’ouvrit pas la bouche.

Ils finirent même par s’impatienter d’insulter cette bûche, et coururent à la picorée d’autres jeux pour remplir l’heure si belle, si furtive de la récréation.

Le soir, las d’une séance où il n’avait rien compris, d’une route à pied, et de son cœur gonflé de larmes, il s’endormit d’un sommeil si lourd, si léthargique, sur un banc du réfectoire, qu’il ne sentit pas les milles piqûres dont il était l’immobile objet, comme le mannequin d’un monstre qui servait à l’éducation attaquante des dogues que les chevaliers du moyen-âge dressaient contre lui.

Le bon René, dont la douleur n’était pas belle, l’accoutrement peu moderne, d’une coupe grossière, donnant à ses neuf ans le poids d’un savoyard de quarante, fut pris en goût par vingt écoliers qui i ne dormaient pas, pour faire éclore cent traits d’esprit qu’ils jugeaient très-brillants et très-fins ! L’un trouvait charmant de chatouiller ses lèvres avec une plume, ce qui lui faisait faire d’étranges grimaces sans s’éveiller ; mais cette convulsion souffrante d’un être dont on tourmente la fatigue se révélait sur son jeune visage avec je ne sais quel charme comique dont les tourmenteurs étaient aux anges. Quand le rire étouffé s’éteignait une seconde pour reprendre haleine, un de ces messieurs venait poser adroitement sur le nez sans défense du dormeur un long cornet de papier terminé en trompette et les applaudissements n’osant éclater de peur, disaient-ils, de réveiller la bête, un hourra général, traduit par des coups de talons imitatifs, faisait rouler la joie autour de cette bande de petits anges tombés, permettez-moi de leur donner ce nom, bien qu’ils aient pu se relever plus tard.

On avait coiffé René des plus risibles bonnets, on venait de l’étendre tout de son long par terre, pour jouer au mort, disaient-ils, sans qu’il ait donné d’autre signe de vie que ces contractions neryeuses des yeux et des lèvres qui les faisaient mourir de rire. Quand un plus hardi, voulant réchauffer la scène, dit à son voisin :

Tiens-le ! tiens-le ! et vint porter jusque sous ces narines entr’ouvertes, la flamme épaisse d’une lampe qu’il détacha du mur.

René ne poussa qu’un rugissement sourd, comme un jeune lion qui n’a pas encore combattu, mais dont on provoque imprudemment la force. Il se soulève à demi, les yeux encore baignés de sommeil et de ses derniers pleurs, saisit par les jambes les deux assaillants effrayés, les roule avec lui, sous lui, les crible de coups de poing, de coups de pied qui tombent si heureusement à leur adresse, qu’on n’entend plus rire, mais crier : — Aie ! tu me casses la tête ! tu m’étrangles ! À moi, Jules ! Achille, à moi ! au secours ! monsieur le recteur ! Il accourut en effet à ce singulier combat, dont les témoins cherchent à se sauver, en criant : ce n’est pas moi ! et dont le vainqueur toujours endormi tape comme un désespère, sur le cauchemar dont il ne devine seulement pas la forme. Il continua néanmoins de rugir et de se battre instinctivement avec une telle vigueur de courage, qu’il les eut étranglés peut-être dans une entière innocence, comme Hercule au berceau mit à mort le serpent qui venait s’attaquer à son sommeil.

Plus personne, ni cette nuit, ni jamais, n’eut dans le dortoir la fantaisie d’aller passer une plume ou du feu dans les naseaux de la bête, bien que René ne se fût pas réveillé une seconde dans l’orgueil de la victoire. Il n’en eut pas même le souvenir, en se retrouvant le lendemain dans un lit qu’il ne connaissait pas encore, qui n’était plus près de celui de sa de sa mère ! et ou on l’avait roulé tout d’une pièce après qu’on fut parvenu à détacher ses bras nerveux comme incrustés au corps des amateurs de malices.

Il ne sentit qu’une lassitude vague, dont la cause lui resta inconnue. Ceux qui s’en ressouvenaient le plus avaient, outre cette lassitude, plusieurs bosses, plusieurs empreintes d’ongles incultes et de souliers ferrés, dont il souffrirent beaucoup, mais dont ils ne demandèrent pas raison au réveil paisible de René.

On ne savait encore de quelle couleur étaient ses paroles quand il fut interpellé solennellement par le recteur. Au nom de René Beaumal, vous devinez que ce fût comme une seule tête qui se leva de dessus vingt livres posés ouverts sur les tables. Un fil d’électricité n’eût pas tourné plus rapidement quarante yeux ardents vers celui qu’on nommait, à leur grande joie, René !

— Levez-vous donc, René ! s’écria le recteur.

— Il ne se lèvera pas ! il ne se lèvera pas… murmurèrent les écoliers sans avoir l’air d’y toucher.

— Silence, là-bas ! lança le recteur d’une voix qui fit retomber tous les yeux sur les livres qui leur servaient de maintien.

Alors René fut interrogé sur ce qu’il ne savait pas encore. Sa bouche s’ouvrit au moins cinq fois, sans laisser échapper autre chose que l’air qui remplissait sa poitrine oppressée.

— Il parlera ! il ne parlera pas ! il parlera ! il ne parlera pas ! dirent les impitoyables dans un bourdonnement qui laissait une chance à la négation.

— Si vous ne voulez pas me parler, René, insista le recteur qui n’avait pas de temps à perdre vous serez mis a la porte. Savez-vous votre leçon ?

— Ma le…le…leçon ?

— Eh bien ! oui, quoi ! elle n’est pas bien longue, je crois !

— Elle…elle…elle…

— Ah ! mon Dieu qu’est-ce qu’il a donc mangé, hasarda un malin sous son livre, et de rire !

Quand le silence fut rétabli, et l’effroi de René plus glaçant que jamais, il voulut en finir avec son sort, car il croyait toucher au dernier moment de sa vie. Il poussa au dehors ce qu’il crut être son ame, et bégaya :

— On m’a…m’a…m’a…

Ô joie d’école ! ô découverte pleine d’avenir et de moqueries !

René était bègue. C’était à l’adorer, c’était à n’en plus douter, c’était à frémir d’espérance à chaque parole qui allait prendre une forme inattendue sous cette langue esclave. Les deux blessés furent guéris. Ils burent joyeusement l’humiliation du jeune infirme qui faisait oublier la douleur, et ils ne cachèrent plus leurs contusions.

Que faut-il vous dire de tout ce que souffrit l’humble et patiente créature, servant de risée à cette petite populace fanfaronne ? c’est à ne pas rendre, à souffrir de se le rappeler, à haïr, si l’on pouvait haïr, ceux qui amassèrent sur lui plus de maux que l’infortune et la nature, un moment distraite en le formant, n’en avait laissé choir sur cet inoffensif et pauvre garçon. C’était peu d’être bègue, lent à démêler sa pensée sous les nuages que la raillerie amoncelait autour de sa tête humiliée, il devint presque muet ; car il avait tant de crainte de faire rire en parlant, qu’il ne parlait plus. Les mots les plus brefs lui causaient des peines infinies à sortir de ces lèvres ; elles tremblaient, s’agitaient à vide, et l’effort inutile produisait une contorsion pénible qui ravissait les lâches oppresseurs de René.

Une douleur vive qu’ils se plaisaient à lui faire sentir tous les matins sans qu’il osât s’en plaindre, c’était de l’éveiller en sursaut, lui qui avait le sommeil le plus complet de son âge, ce sommeil de marmotte, dans lequel toute la vie extérieure est suspendue ou cachée, où pas un cheveu ne bouge, et que les mères ont tant peur de troubler ! C’était la joie des lutins rassemblés autour de ce pauvre enfant immobile, qui riaient aux anges, comme on dit. Ils poussaient tout-à-coup une clameur si furieuse dans l’oreille du dormeur, qu’il bondissait hors de son lit, tandis que les écoliers, sans paraître s’occuper de lui, filaient en chantonnant de côté et d’autre. C’était du beau ! de quoi les rendre bien fiers : je vous laisse y penser.

René s’habillait triste et comme ivre de cette fanfare qui le rendait au mouvement avec une violence propre à lui rompre le cœur. Pauvre René ! ce n’était plus ce réveil entr’ouvert par une voix douce, qui coulait d’abord à son âme. Il n’y avait plus de main caressante qui roulait sur son front comme pour en écarter le sommeil. Il n’entendait plus cette femme absente lui souffler patiemment : Allons, René ! allons, mon garçon ! c’est jour ! Et le prendre, et rire tout bas et l’habiller à demi, et répéter : « Allons : » jusqu’à ce qu’il rit à son tour, en ouvrant ses yeux doux et pleins de pitié de cette femme, dont la bonté l’avait rendu bon jusqu’au cœur !

Oh ! respectez le sommeil de l’enfance. Qui sait si ce n’est pas alors que l’ame rend sa visite à Dieu.

II.

LES PETITS NAGEURS.

On arriva ainsi jusqu’en juillet 1830. L’extrême chaleur ralentissait parfois le courage des écoliers. René savait lire et causait souvent tout bas avec ses livres, ses bons amis, qui ne lui faisaient pas la grimace. Il savait écrire et il parlait de cette manière sans bégayer. On trouvait sur toutes ses pages.

Bon jour, ma mère ! comment vous portez-vous ?

J’aime mon père et ma mère.

Je voudrais bien aller voir ma mère !

Quand je serai grand, je soignerai ma mère, je la laisserai dormir ! Elle dormira si elle veut jusqu’à huit heures.

— Oh ! je voudrais qu’il ne fît jour qu’à huit heures !

Sa parole écrite était correcte et vraie ; son écriture presque élégante. Ma mère ! était surtout enjolivé de traits tout-à-fait jolis. C’était comme une manière de couronne qu’il avait un sérieux plaisir à composer autour. Il se croyait heureux quand on le laissait là, quand il marchait vite, seul et libre, le nez au vent, jetant ses bras devant lui, sur sa tête, en tous sens, comme un être fort qui veut grandir. Personne dans l’école ne le haïssait, il ne troublait personne, il était même aimé comme une espèce de joujou solide sur lequel on se jetait quand les autres étaient cassés.

On l’appelait souvent bègue-bête pour rire, et plus souvent bonne-bête. Quelques ricaneurs peut-être avaient renconré ses yeux ; c’étaient de ces yeux qui lancent une pensée toute chaude, toute claire ; son regard ne bégayait pas plus que son ame ; vous allez voir ! Car je l’aime, moi, ce petit René ; je veux vous le raconter des pieds à la tête.

Ce jour-là, en juillet, un jour tout de feu et de vacance, on alla se baigner. Toute l’école avait soif d’eau, de cette belle eau dont le bruit rafraîchit l’oreille, dont le courant plein de perles blanches semble entrer par les yeux dans l’imagination altérée de ceux qui la regardent.

Dernier venu dans l’école, à l’époque de l’année où les bains de rivière sont clos jusqu’à l’autre été, René ne savait pas nager.

— René, lui dit-on, vous veillerez sur les habits et vous regarderez comme font les autres pour vous déniaiser un peu. Le maître de natation vous commencera bientôt.

René avait répondu oui, par un signe de tête ; car il avait toujours l’épouvante de dire : ou… ou… oui ! c’était plus fort que lui.

« Messieurs, vous m’attendrez ! dit le sous-maître qui avait oublié je ne sais quoi et qui les laissa aller en avant. Que pas un de vous ne se déshabille avant mon retour ! je connais la rivière ; il y a une petite barre dangereuse. Restez tous tranquilles, sur votre parole d’honneur ! »

Parole d’honneur ! parole d’honneur ! répondirent en s’égosillant les écoliers, qui ne demandent jamais mieux que de lancer une exclamation dans l’air. Mais on n’a trop de raison de dire : autant en emporte le vent. Je voudrais qu’on réfléchit longtemps avant de dire parole d’honneur pour une chose à venir.

Achille pouvait conduire ce bataillon civil, car Achille avait treize ans. C’était un grand garçon droit comme une flèche, blond, joli, prompt comme un épervier. Quand il voulait un plaisir, sur l’eau, sous l’eau, n’importe, il s’élançait au but, la tête la première ; chacun de ses mouvements avait l’air de crier : Gare que je passe ! « il n’avait pas dit tout-à-fait parole d’honneur, comme les autres, mais seulement eur, eur, eur ! ce qui n’engage à rien du tout, ce qui n’est qu’un cri comme un autre.

Voilà donc ce héros des rivières poussé par l’orgueil de l’indépendance, attiré par le bruit frais du large bain qui tes attendait tous, le voilà en deux secondes, sans habit, sans bas, sans chemise, dans l’eau ! Vous jugez de l’étonnement des autres qui regardaient, la bouche béante, le plongeur hardi, si pressé de déployer ses habiles manœuvres, que toute prudence l’abandonna. Il but, il tourna, il eut peur et disparut devant l’inexprimable terreur de ses camarades qui poussèrent des plaintes vers le ciel, sans pouvoir détacher leurs pieds du sol où ils semblaient attachés par force.

René fit trois pas en arrière, et d’une voix hurlante de douleur, cria vers le sous-maître dont les cheveux se dressèrent d’effroi :

— Secours ! secours !

Alors jetant son habit à la tête des écoliers tremblants qu’il bouscula dans un trouble intelligent, il bondit juste à la place où avait coulé son camarade. Sa chute les couvrit d’eau et leur fit froid.

— Il ne sait pas nager ! disaient les enfants pâles en se tordant les mains, et s’embrassant à demi-morts. Deux petits étaient tombés à genoux pour ne pas voir et sanglotaient : Le sous-maître, suffoqué de poussière, accourait de toutes les forces de sa vie ; mais que c’était lent devant la mort qui va si vite ? si vite qu’Achille, étouffé par la suffocation de l’eau et de la peur, ne pouvait plus seconder René qui le tenait par les cheveux d’une main infatigable, nageait des pieds et de l’autre main avec l’instinct sublime d’un chien qu’on jette à l’eau pour la première fois. Ses yeux ardents, ses mouvements souples et rapides, l’inébranlable idée de sauver son fardeau en le poussant vers le bord, et quelque ange arrêté peut-être devant sa généreuse imprudence, le soutinrent longtemps. Tout-à-coup il s’enfonce…, un silence d’horreur répond seul au précepteur haletant qui atteignait cette scène de désolation.

— Où sont-ils ? dit le pauvre maître dont les dents claquent d’impatience, et qui se déshabille en les interrogeant.

— Là ! montrent les enfants, où tout s’était englouti : mais ce n’était plus là.

René, comme attiré vers le bord par une puissance divine, y paraît à l’instant, traînant après lui sa proie évanouie, sans qu’il semble trop surpris de ce prodige. Il eût fallu lui couper le bras pour l’en séparer ; car ses doigts étaient si prodigieusement serrés dans les cheveux d’Achille, que sa main saignait déchirée de ses propres ongles.

Les acclamations qui le reçurent l’effrayèrent d’abord, et il se remit à crier : secours ! secours ! pensant que le pauvre Achille n’était pas entièrement sauvé. Mais il était sauvé ! ivre et faible encore, étendu sur le gravier que le soleil rendait brûlant. Il regardait René nu comme lui, René, que des souvenirs confus, des fils noués entre eux pour l’avenir tout entier, lui faisaient chercher, contempler comme son sauveur. Bénédiction ! il revenait à la vie par la reconnaissance. Leurs yeux ne pouvaient se détacher l’un de l’autre.

Oh ! comment t’es-tu jeté ainsi sans savoir nager ? lui dit-on en l’accablant de caresses et de questions.

Je ne l’ai pas senti, réplique René avec feu : tout ce que je sais, c’est que j’étais sur les cailloux, et que tout d’un coup, je me suis trouvé dans l’eau : j’ai vu clair, j’ai vu jusqu’au fond, j’y suis descendu comme par un escalier glissant ; j’ai trouvé sa tête j’ai dit : bon ! À présent, il faut revenir. Et j’ai poussé devant nous. Le chemin s’ouvrait tout seul ; je n’ai pas eu de peine ; seulement, j’ai cru une fois qu’il s’enfonçait sous moi, et j’ai coulé dessous pour voir. Alors avec deux bons coups de pieds, si fort que je n’en respirais plus, j’ai tout jeté de ce côté, et le voilà ! termina-t-il avec un rire plein de larmes. Il ne bégayait plus.

— Tu parles comme tu nages ! lui dit le précepteur en secouant sa main, transporté d’admiration, tandis que les autres faisaient cercle pour écouter son récit plein de candeur.

C’est, mon Dieu, vrai ! » répliqua René en s’écoutant parler avec autant de surprise que de joie.

J’ai dit tout ça couramment. Avez-vous bien entendu ? Ajouta-t-il pour s’assurer que ce n’était pas un rêve.

— Oui, mon bon petit garçon, dit le maître, en le couvrant de caresses : oui ! aussi couramment que je te proclame une digne créature ! Oh ! je parlerai donc comme un autre à présent ! on ne se moquera plus de moi !

Non ! non ! Vive René ! cria toute l’école en l’emportant dans ses bras.

— Oh ! quand ma mère va savoir que je ne suis plus bègue ! dit l’enfant.

LE PETIT INCENDIAIRE.

On a vu un enfant sur le banc des accusés.

Je crois que c’était en France, tout près de nous.

Il se ressouvenait d’un feu d’artifice, dont les soleils et les fusées au fond de la nuit sombre avaient laissé une vive impression dans sa mémoire. Ce spectacle le poursuivait surtout quand le jour tombait. Il eût donné tout au monde pour revoir une fois encore éclater ces ardentes lumières qui avaient enflammé l’air et son imagination de cinq ans. Mais il n’avait rien du tout pour acheter un feu d’artifice, et il rêvait sur le bord de la chaumière.

Les yeux fixes et la tête penchée, il cherchait un moyen d’assister encore à cette fête du soir qui l’avait rempli d’émotion et d’étonnement.

Une idée simple, mais fatale traversa son petit cerveau, comme une lueur traverse l’obscurité. Demeuré seul pour garder la maison dont son père et sa mère s’étaient forcément éloignés un moment, il saisit une lampe qui pendait sous l’âtre et porta lui-même sa flamme dans tout ce qu’elle pouvait dévorer. La grange recelait de la paille, du foin sec ; le feu se répandit avec une telle rapidité qu’il s’élança comme des langues dévorantes vers le ciel, consumant la grange et la chaumière sans qu’il en restât rien, que les cendres noires et tristes comme l’action terrible de ce jeune insensé.

Il venait de réduire à la mendicité son père, sa pauvre mère, et lui, nuisible à tous par cette action stupide dont il regardait l’effet terrible avec une admiration profonde et muette.

Ah ! que ce fut une grande douleur, quand la mère, au milieu des flammes qui sortaient furieuses de la chaumière, s’élança en appelant son vieux père, l’image de Dieu sur la terre, qui porte bonheur à la maison des enfants ! ce bon vieillard paralytique n’avait pas poussé un cri. La fumée sans doute l’avait étouffé dans son lit, on le trouva consumé victime du caprice monstrueux de son petit-fils, qu’il aimait qu’il avait béni avant de s’endormir… Ah ! oui, cela fut, cela est encore une grande douleur ! et l’on ne comprend point comment la mère infortunée ne mourut pas, quand l’enfant, épouvanté des cris et des sanglots de tout ce monde épouvanté, se mit à crier lui-même : J’ai fait le feu ! j’ai fait le feu ! Horreur et pitié !

Jugez quand il passa le lendemain au travers du village, lié avec des cordes, au milieu d’hommes armés comme pour garder un grand criminel et que tout le monde criait après lui : à l’incendiaire ! à l’incendiaire !

Sa mère pâle et ruinée qui le suivait à pied, ne pouvant se résoudre à l’abandonner, joignait les mains comme pour demander à toutes ces voix du silence par pitié pour elle, la mère, la pauvre femme sans chaumière, sans vieux père à servir tous les jours, sans jeune enfant plein d’innocence comme était hier ce coupable garotté !

Voilà comme il parut, suivi d’un peuple immense au tribunal, qui n’avait jamais vu un si jeune coupable et qui resta longtemps dans un triste silence quand l’enfant interrogé répondit, tout épuisé de larmes :

— Je voulais revoir un feu d’artifice. On le condamna à vivre trois cent soixante-cinq jours dans une obscurité profonde, où sa mère seule l’éclaire et le console… Priez pour lui !

LE TUEUR DE MOUCHES.

Tuer une mouche, c’est affliger Dieu. C’est détruire un de ses chers ouvrages.

Un homme bien malheureux qui avait tout perdu sur la terre, hors le souvenir et la résignation, rêvait des heures entières, occupé à regarder ces charmantes promeneuses des vitres, où elles glissent en tous sens comme sur un chemin droit. Un jour, il vit Paul que j’ai bien connu, en saisir au vol, quatre qu’il dépouilla de leurs ailes, pour en faire disait-il des chiens, et les atteler ensuite à quelque charriot fait de papier, ou d’une noisette creuse.

L’homme se retint de parler, mais il soupira une douce croyance s’attachait pour lui au vol imprévu de leurs ailes, sur sa tête ou sur ces mains ; il se persuadait que l’ame de quelque ami, d’un de ses enfants pleurés, venait baiser sa tristesse, et l’action de Paul lui serra le cœur.

Mais Paul, bientôt las de faire courir ses chiens fatigués, leur rendit la liberté et trancha du généreux. Les petites invalides se traînèrent ainsi défigurées sur la terre et moururent.

— En voilà de bien belles ! cria Paul, avec un rire avide de victimes : qu’en ferai-je ?

Une, deux, trois, quatre, cinq, six vestales ! condamnées à être enterrées vives, comme j’ai lu dans mon histoire de Rome. Allons ! pas de grâces mesdemoiselles, votre feu s’est éteint ; plus de lumière pour vous. Dans la terre ! dans la terre !

Il creusa en effet un trou au bord du jardin où il jouait ; puis pour être plus sûr que pas une n’échapperait à sa condamnation, il les plongea d’abord dans un cornet de papier, comme dans un cachot préalable, et les ensevelit après dans l’éternelle nuit. Il parcourut ensuite le jardin, à cloche-pied, tout joyeux et tout fier d’avoir imité les Romains.

À peine fut-il loin, que le témoin de cette mauvaise action se pencha en toute hâte vers la sépulture des mouches et qu’il les délivra. Ce fut, avoua-t-il lui même depuis, un moment de profonde joie pour lui, quand il vit ces six petits souffles du ciel y remonter légères quoiqu’un peu étonnées de leur captivité.

Sans que le regard fixe de cet homme affligé eut suspendu l’acte barbare de Paul, ce regard le poursuivait. Il le perçait d’un reproche, au milieu de son triomphe et des fleurs du jardin. On eût dit sa conscience ! Il revint donc sur ses pas, pour flatter et assoupir cette conscience rigide qui l’empêchait de jouer, et il tourna autour de l’homme immobile.

— Bonjour, monsieur ! bonjour, bon monsieur ! répéta-t-il d’une voix caressante et obstinée. Veux-tu causer avec moi comme hier ?

Je ne cause pas avec le bourreau, répliqua le témoin, qui s’éloigna lentement de Paul anéanti.

Après quelques tours de promenade, il sentit Paul haletant, qui l’accrochait par ses habits et l’étreignait de ses deux bras, au milieu du chemin.

— Monsieur, dit-il, hors d’haleine, je voulait déterrer mes vestales ; car je ne suis pas le bourreau, monsieur, je suis Paul qui demeure là. Mais si tu savais… les vestales n’y sont plus. » Elles sont sauvées ! dit son juge en se penchant vers lui ! sauvées par moi toutes les six… — Merci ! oh ! merci, bon monsieur ! s’écria l’enfant en larmes se jetant à son cou. Paul, appelle-moi Paul, dit-il en le serrant avec passion un jour je serai bon comme toi. »

— Au revoir, Paul ! tu te ressouviendras de moi comme d’un courageux ami, répondit l’homme en passant sa main sur les traits consolés de Paul.

— Tu verras ! dit l’enfant.

Depuis, Paul ne tua pas une mouche.


Il n’y a de créature si petite ni si abjecte qui ne représente la bonté du Créateur.

LA PHYSIOLOGIE DES POUPÉES.

I.

un père.

Quatre poupées entrèrent un jour à la fois, rue des Pyramides. Cela fit quelque sensation chez les voisins de l’heureuse maison où se précipitaient ces charmantes étrangères, car elles étaient pleines d’éclat, de décence et de fraîcheur dans leurs parures.

Une vieille gouvernante les reçut dans le vestibule du second étage, les prit des bras de la personne qui les apportait, et les rangea derrière un rideau, comme elle en avait reçu l’instruction, puis courut avertir son maître, arrivé, depuis quelques jours d’un grand voyage ; il parut un moment après, suivi de quatre enfans qu’il fit ranger autour d’un excellent déjeuner préparé pour eux.

Cet homme, d’une taille légèrement courbée, quoique jeune encore, les assit lui-même auprès de lui d’un air doux et triste. Il était le père des enfants et revenait leur tenir lieu d’une mère charmante, qu’ils avaient perdue. Rien ne pouvait retenir M. Sarrasin à la vie, que le dessein irrévocable d’être à la fois le père et la mère de cette petite famille groupée autour de lui. Forcé à de fréquents voyages dans l’intérêt de tous, il n’avait pu depuis trois ans cultiver lui-même ces jeunes plantes dont il ignorait entièrement les caractères. Leurs jours s’étaient passés depuis six mois, dans une pension, où elles avaient senti moins cruellement l’absence de leur mère et la privation momentanée de ce jeune père, qui leur était enfin rendu ! C’était leur troisième réunion depuis son retour béni, et vous avez déjà jugé qu’ils s’occupaient des moyens d’assurer leur bonheur. Il ne lui en restait pas d’autre.

Il se leva quand le déjeuner fut fini et la table remise en ordre.

Voici, dit-il en tirant le rideau qui cachait les belles visiteuses, quatre petites compagnes que je veux associer à notre voyage de Saint-Denis.

Un saisissement de plaisir fit manquer la voix aux quatre sœurs, qui levèrent leurs bras, en criant :

— Oh ! papa ! oh ! papa ! qu’elles sont jolies !

Ce n’est pas sans dessein, reprit-il, qu’elles sont arrivées ainsi pour vous chercher. Elles ont sans doute désiré un asile près de chacune de vous. Leur choix doit être écrit d’avance dans leur billet de visite.

Toutes se précipitèrent sur les petites mains à ressorts des poupées qui tenaient une carte de visite. Albertine, l’aînée, y lut son nom (car elle savait lire l’écriture), l’adresse était ainsi conçue : Prudente pour Albertine. Augusta, Marceline et Valérie y épelèrent aussi leurs noms et ce furent des cris, des embrassements, qui firent couler la joie jusqu’au cœur de leur père.

— Élevez-les bien, dit-il avec une tendresse sérieuse, et rendez-moi un compte fidèle de leurs penchants : ce sont vos filles.

Albertine emporta la sienne dans ses bras avec un maintien de petite maman tout à fait composé, la regardant avec un air de tendre protection qui fit bien augurer à monsieur Sarrasin de l’avenir de la poupée qu’elle appela sur le champ : — ma fille.

Augusta saisit vivement Lutine par le milieu du corps, et lui appliqua deux gros baisers qui dérangèrent un peu sa coiffure. Valérie soutint Péri par ces deux mains délicates, en la faisant sauter en mesure sur un pas de valse. Marceline, la plus jeune, petite blonde silencieuse, se tint gravement debout devant celle qui la regardait de dessus la table, sans montrer trop d’empressement à l’en faire descendre.

— Tu ne prends pas, Fauvette ? dit son père : ne te trouves-tu pas contente d’avoir une telle fille ? — Si ! répondit l’enfant blond, en regardant alternativement Fauvette et son père. — Je t’aime mieux, toi ! ajouta-t-elle à voix basse en se glissant dans ses genoux et en passant ses bras autour de son cou qu’elle étreignit longtemps de toute sa force. Son père ému, tenant les yeux longtemps aussi fixés sur cette petite tête attachante, crut voir en miniature le portrait de sa mère, et la serra fortement sur son cœur. Le père et l’enfant restèrent plongés dans une immobilité qui n’était pas de l’engourdissement.

Les éclats de rire et de musique qui partaient de la chambre voisine réveillèrent cet homme absorbé au fond de sa mémoire. Il prit par la main sa plus jeune fille, qui tenait avec quelque embarras la brillante Fauvette, et ils se réunirent au cercle joyeux qui allait devenir le centre des observations du tendre physiologiste.

II.

quatre femmes en miniature.

Albertine venait de faire asseoir Prudente devant elle, pour lui montrer patiemment un point de tapisserie, lui parlant avec une gracieuse autorité, et lui promettant un monde de bonheur dans le charme du travail. Elle en avait déjà rangé autour de Prudente tous les éléments sans confusion. La poupée attentive tenait avec soumission son aiguille enfilée de laine, et paraissait écouter sans ennui sa jeune maman compter les fils de canevas, et lui expliquer les délices de cet ouvrage, répétant sans se lasser : — Vous prenez deux, que votre point soit égal et rond vos mains toujours propres et vos laines en ordre.

Ce petit coin du tableau reposa délicieusement les yeux de M. Sarrasin, car Albertine était l’aînée.

Quel bonheur pour lui de découvrir en elle le germe d’une patience si utile un jour dans sa maison ! cette grâce liante et calme devait si bien unir ensemble les jeunes branches qui l’enracinaient au monde !

Assise sur une grande chaise devant le piano, Valérie soutenait Péri par sa ceinture comme par des lisières, et la faisait légèrement tourner en frappant avec sa main droite une espèce de galop qui semblait enivrer la poupée, et la petite fille criant comme son maître de danse : — en mesure, mademoiselle, arrondissez les bras, effacez les épaules…, baissez les yeux devant votre cavalier !

— Heureuse enfant ! pensa monsieur Sarrasin, la musique fera du bruit dans tes plaisirs et dans tes peines. Ta physionomie riante reposera souvent ma douleur, et j’allégerai tes graves leçons par l’espoir de la danse.

Augusta, qui se tenait alors à l’écart, paraissait très affairée autour de Lutine. — Elle l’avait embrassée si fort et si souvent, que l’humidité de ses lèvres, assez mal essuyées des traces de son déjeuner ; avaient déjà compromis l’éclat des joues rouges et presque vivantes de sa fille. C’est dans l’étonnement de voir une tache ternir un teint plus brillant que le sien même, qu’elle avait eu recours au savon, et qu’elle s’aperçut avec désespoir qu’il ne restait dessous qu’un carton pâle où le sang ne circulait pas. L’autre joue, toute neuve et intacte, formait un affreux contraste avec celle où la couleur délayée se mêlait au savon et aux cheveux collés dans ce hideux mastic. Ce fut dans cet état qu’Augusta, avec une grosse larme dans les yeux s’élança vers son père, en élevant sous ses yeux, Lutine ainsi déshonorée, et criant : Vois comme elle a mal à la joue ; je l’ai pourtant bien lavée.

C’est à cause de cela, répondit son père, l’eau ne vaut rien aux poupées. Ta tendresse lui a déjà fait mal ; il ne faut pas dévorer ce qu’on aime. Trop de caresses étouffent un enfant. Une surveillance calme et active, une douce liberté autour de ta fille, comme pour tout ce que tu aimeras au monde, ce sera le meilleur secret pour le conserver.

— Fais-la guérir, dit Augusta les mains jointes, et je te promets de l’embrasser bien doucement. » Lutine fut envoyée chez un médecin célèbre de poupées au grand bazar où elle avait été choisie ; et dès le soir même, elle rentra rue des Pyramides, plus rouge que jamais.

Monsieur Sarrasin observait en même temps que Marceline, la plus petite et la plus frêle, n’enseignait ni la tapisserie, ni la danse à Fauvette. Elle la regardait quelquefois, caressait doucement ses souliers de satin et ses mains un peu cachées par des manchettes de blonde : mais c’était une admiration froide ou craintive que ne pouvait expliquer son père.

— Pourquoi ne danses-tu pas avec Fauvette, mon petit ange ? lui demanda-t-il ; elle doit être légère comme ses plumes. Sa robe de crêpe blanc est si bien garnie de fleurs ! »

Marceline d’abord ne répondit pas ; puis, comme si sa pensée sortait à son insu de sa bouche, elle dit : je n’ose pas l’aimer. »

— C’est singulier ; pensa Monsieur Sarrasin.

III.

la porte du ciel.

Comme le temps était fort beau le lendemain, bien qu’il fit froid d’une dernière gelée, après que les leçons furent apprises, que l’active gouvernante eut habillé ses quatre petites maîtresses qu’elle aimait avec dévotion, on déjeuna de bonne heure, on sortit à pied tous ensemble. La vieille Suzanne, chaudement parée, guidait ce petit troupeau dont elle était fière, et Monsieur Sarrasin le suivait de près avec la surveillance et la sollicitude d’un père.

Savez-vous où l’on allait avec tant d’empressement, tant d’espoir, que pas un pied ne touchait terre ? et pourquoi ces quatre visages doux et charmants se levaient souvent pour regarder au-dessus des maisons le ciel bleu suspendu, si pur, si haut au-dessus des cheminées des immenses bâtiments de Paris ? Pourquoi l’on avait embrassé sérieusement les poupées en leur disant : au revoir ! sans les emmener avec soi ? Eh bien ! vous allez le savoir ; car la personne qui a raconté cette histoire a suivi toute la famille jusqu’à la barrière Montmartre ; elle avait à rendre aussi une pieuse visite là où montaient ces beaux enfants, ayant chacun une couronne de fleurs passées au bras sous leur manteau brun.

— Oh ! ma bonne Suzanne, où allons-nous ? dit la petite Marceline qui ne marchait pas encore d’un pas aussi ferme que les autres. Suzanne soupira et n’osa répondre, car son maître gardait un profond silence. On monte, on monte… puis on aborde une grille devant laquelle monsieur Sarrasin s’arrête, découvre sa tête ; et dit : — Saluez, mes enfants, car c’est ici la porte du ciel !

Les quatre petites filles obéirent avec un instinct de douleur et de tendresse qui les fit ressembler à quatre anges de la piété. Suzanne se détourna pour cacher ses larmes. — Ma bonne vieille Suzanne, poursuivit monsieur Sarrasin, si vous ne pouvez nous suivre, vous nous attendrez là. — Ah ! monsieur ! dit Suzanne avec une instance dans le regard, et découvrant sous son tablier noir sa couronne à elle, qu’on ne lui avait pas commandé d’apporter, monsieur ! j’ai du courage, et je sais le chemin ! Dans votre absence depuis six mois demeurée toute seule, je n’avais pas d’autre voyage à faire, et je venais ! — Entrez donc, ma fidèle Suzanne, entrez, mes petites chéries… Vous n’oublierez jamais notre première promenade elle est sérieuse ; mais elle est pleine d’espérance. Voyez que de fleurs !

Il y en avait, en effet, déjà beaucoup ; et des arbustes, des plantes vertes, des saules si bien entremêlés ensemble que la terre à cette place ne se voyait plus qu’à peine. — C’est ici, mes filles, qu’il faut attacher vos couronnes et vous mettre à genoux.

Ce que firent les enfants.

— Venez, leur dit-il, après qu’il eut prié au milieu d’eux et pour eux. Venez ! votre mère vous regarde ; elle vous bénit.

La petite Marceline se précipita dans les branches et les hautes herbes en criant : — où donc ! où donc !

— Monsieur Sarrasin après l’avoir saisie dans ses bras, lui dit : je te promets que nous serons tous réunis un jour et que nous irons la rejoindre par la porte du ciel. — Merci ! répondit l’enfant qui se coucha triste sur son épaule, et qui redescendit avec son père au milieu des sanglots de ses jeunes sœurs qui marchaient mieux qu’elle.

IV.

la poupée malade

L’enfance est heureuse ! elle est aimée de Dieu. Dieu charge un ange de mesurer la peine à la faiblesse. L’ange y va bien doucement ; on croit qu’il leur souffle des baisers dans leurs larmes. De là ces ondées de pleurs qui mouillent à peine, car il les emporte sur ses ailes avec leurs prières. Alors, ils rient, ces petits enfants ; ils aiment, ils espèrent, ils croient et c’est pour cela que Dieu les aime ; pour cela qu’il a dit : Laissez venir à moi les petits enfants ? Il faut donc se réjouir en pensant que les quatre sœurs retrouvèrent leurs poupées avec un sentiment de joie très pur et qu’elles les associèrent à leurs souvenirs, à leurs jeux, à l’union charmante qui régnait entre elles.

Un jour que les leçons étaient finies, leur père s’étonna du profond silence qui avait succédé au bruit accoutumé de l’heureuse chambre de ses enfants. Il s’approcha sur la pointe du pied pour observer la cause de ce grand silence, et demeura fort surpris de voir la poupée d’Augusta couchée, et les petites filles s’agitant autour d’elle avec le plus tendre empressement.

Un ordre parfait régnait dans leur activité muette. On glissait doucement autour du cher petit objet qu’on semblait avoir peur de réveiller, de cette Lutine si vive et si brillante, privée de ses vêtements incommodes ; renversée sur un oreiller, se conformant à sa position avec une grâce qui enchantait les enfants. Alphonse, joli petit parent de la maison, partageait fort gravement les soins de ses cousines et remplissait les fonctions de médecin.

C’était un charme de le voir tâtant le pouls de Lutine, réfléchissant comme il avait vu réfléchir un docteur profond, et s’asseyant près du lit, le front appuyé sur sa main, une plume passée dans ses lèvres, lent à écrire l’ordonnance que ses cousines attendaient avec anxiété.

Oui ! l’enfance est heureuse. Il y avait pour elle dans cette scène l’intérêt d’un drame véritable. Cette malade immobile leur faisait pressentir ou rappeler tout ce qu’il y a de doux, d’aimable aux soins prodigués à un être souffrant. Monsieur Sarrasin vit tant de zèle et de charité régner dans ce coin de chambre, que les larmes lui en vinrent aux yeux.

Albertine lut l’ordonnance du médecin, et prépara promptement une petite bande de toile urgente pour la saignée, qu’exécuta sur l’heure la main légère et hardie d’Alphonse.

La lancette fut un passe-cordon d’argent, la cuvette une coupe de porcelaine qu’avait prêtée la vieille Suzanne. Alors, à la satisfaction curieuse des enfants, la poupée dont la peau fut plus qu’effleurée par l’intègre Alphonse qui s’en acquittait de tout son cœur, la poupée perdit une grande quantité de son.

— Elle est sauvée ! cria le docteur. Elle est sauvée !

Sauvée ! répétèrent en frappant dans leurs mains les garde-malades, qui avaient à peu près le costume de l’état.

— Je te fais compliment de cette cure, mon ami, dit monsieur Sarrasin en se montrant. Tu me parais devoir être un jour médecin dans toutes les formes. Alphonse lui sauta au cou, et lui dit en confidence. — Je fais semblant de croire ; car, vois-tu, cette poupée n’est pas vivante. — Si ! Si ! un peu vivante cria Augusta qui l’avait entendu, et qui ne voulait pas perdre son illusion. Tiens papa, regarde, ajouta-t-elle en entraînant son père auprès de sa Lutine. Tu vois que les sangsues ont bien pris ! » Lutine avait, en effet, huit sangsues, ou du moins huit petits morceaux de réglisse découpés dans la forme de ce laid et bienfaisant animal. Il faut convenir que Lutine ainsi barbouillée, le bras vide, et lavée par toutes les potions qu’on lui avait fait boire, demeura dans un état de convalescence, dont les bons soins de la sage Albertine ne purent jamais la tirer entièrement. Monsieur Sarrasin déclara pourtant que cette convalescence serait célébrée par un banquet, où le docteur reçut, en crèmes, en biscuits et en darioles, le prix de sa sagacité merveilleuse.

— D’où provenait la maladie de Lutine ? demanda Monsieur Sarrasin, moitié sérieux, moitié riant.

Le docteur mangeait, se reposant sur ses lauriers. Augusta répondit avec vivacité que Lutine avait fait son malheur elle-même, qu’elle se serrait dans son corset de manière à s’étouffer, ce qui la rendait très agacée et très pâle.

Enfin, papa, sans moi, elle serait devenue poitrinaire. C’est une folle, sans soin d’elle-même, jamais en place, une petite ramasse-poussière qui me fait tourner la tête.

— Je comprends, dit son père, en frappant doucement sur cette petite tête agitée, qu’il faudra lui donner un bien bon exemple pour la corriger.

La tienne, Valérie, paraît en bonne santé. — Oui, papa, elle danse toujours, et je lui apprends le pas du châle pour te faire une surprise le jour de ta fête. Oh ! papa ! elle valse presque seule sans s’étourdir. — Il faut lui faire une récompense de cet amusement, mon ange : on peut danser de joie quand on a bien rempli tous ses devoirs ; j’y veillerai avec toi. La tienne, Albertine, comment se conduit-elle ?

Albertine ne répondit rien qu’en courant chercher les preuves de l’excellente conduite de Prudente. Elle rapporta, dans un doux silence, l’ouvrage de tapisserie terminé avec une propreté ravissante ; puis elle étala, avec un sourire d’une petite mère satisfaite, un trousseau cousu de la façon la plus solide. Ce trousseau se composait déjà d’une paire de draps ourlés, marqués au nom de Prudente ; quatre chemises à manches longues en forme de peignoir ; quatre manteaux de lits, des béguins bordés d’une petite dentelle de Lille et quatre mouchoirs ornés de son chiffre.

— Avec cela, dit l’enfant plein de joie, elle peut attendre. Elle m’a bien aidée, cette chère mignonne ! Oh ! papa que je l’aime ! et que je suis contente quand nous travaillons ensemble ! — je t’aime aussi, dit son heureux père, et je te donne dès ce moment le droit de surveillance sur toutes les poupées de la maison ; elles y gagneront beaucoup et tes jeunes sœurs davantage.

Les plus petites embrassèrent tendrement Albertine, qui les baisa d’un baiser plein d’amour et d’avenir. Je dois vous dire, pour l’avoir vu de mes yeux qu’elle devint, en effet, plus tard, le guide et l’appui de ses sœurs, dont elle est encore adorée.

Dans un moment de réflexion fort rare chez Augusta, elle regardait un peu tristement les ravages que sa tendresse avait produit chez Lutine, qui n’était plus que l’ombre d’elle-même, — Veux-tu la mienne ? dit Marceline, que personne ne soupçonnait en observation dans un coin ; mais dont les yeux intelligents perçaient toujours jusque la tristesse des autres. Prends la mienne, prends, petite sœur ; tu soigneras, Lutine et Fauvette te réjouira. — Mais toi, répondit Augusta, en hésitant à recevoir la belle Fauvette, aussi fraîche que le jour de son entrée dans la maison. — Je la regarderai, Augusta, quand j’aurai fini mes devoirs ; mais elle est lourde et elle a trop de plumes, il est impossible que ce soit là ma fille. — Oh ! j’en aurai donc deux ! s’écria sa sœur folle de joie. Que de choses, mon Dieu ! que d’inquiétudes je vais avoir sur les bras qu’une grande famille cause de soins et de fatigue aux mères !

l’orpheline du boulevard.

Monsieur Sarrasin n’avait pas vu sans surprise le détachement de Marceline pour Fauvette, il en cherchait la cause dans l’insouciance de son âge ; mais il se trompait ; il en eut la preuve un jour. Toute cette famille innocente revenait du boulevard Saint-Denis ; on pressait le pas, car c’était l’heure où les lumières du gaz s’allument de loin en loin. Une humble boutique à terre s’annonçait à une grande distance par la voix d’un jeune marchand, qui jetait ces paroles perçantes dans toutes les oreilles promeneuses :

Voyez, messieurs, voyez mesdames, enfants, petits enfants, voyez ! pleurez pour obtenir de vos pères et mères les trésors à cinq sous que voilà. À cinq sous, messieurs, mesdames, enfants, petits enfants ! À cinq sous, tout ce qui peut frapper l’œil de l’acquéreur ! »

Monsieur Sarrasin ne résista pas à l’attraction de cette voix puissante ; il permit à ses enfants de choisir chacune un de ses trésors à cinq sous qui font plus d’heureux qu’on ne pense.

Un seul objet attira toute l’attention de Marceline. Une poupée nue, abandonnée dans un coin, sur la terre humide, lui causa une sensation de pitié subite. La plus attrayante sympathie s’établit entre elle et cette pauvre petite chose dédaignée ; et pressant de toute l’étreinte de ses deux mains la main de son père pour le forcer à se pencher vers elle, donne-moi, lui dit-elle, cette Fauvette, pour que je la réchauffe, oh ! je t’en prie ! » Elle fut à l’instant sous son manteau, entrouvert vingt fois par les caresses que cette poupée reçut de son doux sauveur. C’est de là que lui vint le nom de l’Orpheline du Boulevard.

Il est impossible de vous représenter l’affection qui parut s’établir entre elles deux. C’était presque triste de penser qu’un seul cœur en faisait tous les frais : on aurait voulu animer un peu l’objet d’une amitié si tendre, pour lui donner le bonheur d’y répondre. Marceline ne le désirait pas, elle en était sûre ! elle voyait ces petits traits fins et luisants s’animer pour elle, pour elle seule ! et cette idée lui causait du ravissement. Jamais on ne la rencontrait sans l’orpheline collée contre sa poitrine ; jamais elle ne se couchait, après sa prière à Dieu, sans endormir sur son cœur son enfant trouvé, l’amour de son choix, sa petite bien-aimée ! Elle passait toutes ses récréations dans cette union intime et silencieuse. Tout ce qu’elle lui chuchotait de paroles caressantes et mignonnes ferait un poème d’amour et d’amitié ! Cette jeune âme était remplie, et son visage d’ange rayonnait de bonheur. Sur les genoux de son père même, qui l’y berçait souvent comme la plus légère, elle montait avec l’orpheline associée à sa vie ; cette vie fut un sourire tant qu’elle posséda sa frêle et pure idole. Quand son père, qui souriait de cette tendresse, lui demandait : — Que dit-elle de tout ce que tu lui racontes !

— Elle m’écoute, répondait l’enfant, elle m’entend ! » Et l’avenir de cette petite fille l’inquiétait plus que celui de la rangeuse Albertine, plus que celui de la bondissante Valérie ; plus même que celui d’Augusta, dont le caractère impétueux pouvait se modifier, et l’exempter à coup sûr de toutes les maladies de l’âme.

la poupée perdue

Alphonse avait passé tout un jour de congé au milieu de ses jeunes parentes, et ce jour s’était écoulé comme une heure. Le jardin déjà embaumé, la cour où il y avait de l’herbe et des poules, les greniers où vivaient des pigeons à la plume éclatante au soleil, tout avait maintenu la joie et la concorde dans cette jolie famille ; pourtant Marceline devint triste après le départ d’Alphonse. Elle le fut le lendemain, le surlendemain, longtemps, jusqu’à ce que l’on s’aperçut qu’il y avait de profonds soupirs dans son silence, que ces soupirs ressemblaient presque à des sanglots et qu’enfin sa santé s’altérait d’une manière sensible.

Son père la portait dans ses bras, la faisait danser avec Valérie, coudre avec Albertine, sortir avec sa bonne Suzanne. L’enfant obéissait partout, mais elle dansait d’un air pleurant, se couchait sur l’épaule de son père, rêveuse et les yeux fixes, gardait sans y toucher les gâteaux délicieux dont Suzanne voulait réveiller son appétit, et posait une heure entière sa petite tête brûlante sur les genoux de sa patiente sœur, Albertine.

— Veux-tu cela ? lui disait-on, et cela ? et cela ? et beaucoup de choses propres à la distraire.

Oui ! oui ! oui ! » répondait-elle d’une voix douce et plaintive, mais elle ne jetait seulement pas les yeux sur les joujoux qu’on s’empressait de lui offrir.

Cette petite fille était devenue si chère à monsieur Sarrasin, qu’il devint lui-même tout rêveur de la voir ainsi languissante après avoir interrogé sa maison dans la crainte que l’enfant n’y fut malheureux pendant ses courtes absences ; il prit la résolution de la veiller lui-même jusque dans son sommeil, cet excellent père ! il entra quand tous les enfants dormaient paisibles et blancs comme des ramiers couchés dans leurs nids.

Le sommeil d’Albertine l’arrêta un moment dans une contemplation pleine de bonheur. C’était l’ange de la paix, qui s’était endormi dans la prière pour tous ! Augusta dont les joues rouges semblaient bondir comme deux beaux fruits sur l’oreiller blanc, appela comme Albertine le baiser de ce père attendri. Il jugea par le sourire de Valérie qu’elle s’était assoupie avec une chanson sur les lèvres. Jamais il n’avait compris jusque là tout le bonheur d’un père, qui entend les douces haleines de ses enfants immobiles de sommeil et de santé.

C’est à remercier Dieu à genoux ; c’est à croire qu’on l’entend respirer lui-même dans ce monde.

Il n’eut pas le loisir d’interroger le repos de son plus jeune enfant, car à peine eut-il effleuré les boucles blondes de son front presque pâle, que la petite Marceline se réveilla en tressaillant et fixa ses yeux brillants tout grand ouverts sur son bien-aimé père, en lui tendant les bras.

— T’ai-je fait peur ? dit-il en se penchant sur elle. Non ! j’ai cru que c’était le bon Dieu, bon comme toi. »

Alors, avec une voix de père qui ouvre les secrets de tous les enfants, il entra dans la petite âme sensible et renfermée, au milieu d’un ruisseau de larmes qu’il fit couler à force de confiance et de tendres paroles, la petite mélancolique laissa sortir cet aveu : J’ai perdu ma fille !

— Comment ! dit monsieur Sarrasin frappé d’étonnement, c’est là ce que je cherche depuis trois mois, et tu ne m’en as rien dit ?

Oh ! tu aurais trop de chagrin, poursuivit-elle en jetant les bras à son cou et puis je ne voulais pas rapporter ; c’est si laid !

Dis tout, dis, pauvre ange ! insista son père ému et enchanté d’avoir découvert la blessure.

— Eh bien !… ne gronde pas Alphonse, dit-elle en sanglotant sur le cœur de son père. Moi, je serai bien sage… je rirai devant toi. »

Je vous avoue que cet homme qui n’était plus enfant depuis trente ans passés, pleura d’aussi bon cœur que cette douce petite fille.

le retour de la poupée

— Bonjour, Alphonse, dit le lendemain monsieur Sarrasin en entrant dans la maison de son petit neveu, qu’il trouva dans la cour.

— Ah ! mon oncle, quelle joie de te voir !

— Je l’imagine bien, mon ami, et puis voilà ta cousine un peu malade, qu’il faut distraire et guérir. C’est une heure de plaisir que nous venons te demander.

— Quel bonheur ! quel bonheur ! quel bonheur ! cria de toute sa tête Alphonse en voltigeant à travers l’escalier, où il tirait de toute sa force son oncle par la main : maman ! c’est mon oncle ! c’est petite cousine et sa mère ouvrit avec empressement.

Au milieu de l’entretien amical qui s’engagea, monsieur Sarrasin observait le maintien de sa fille. Il craignait qu’elle n’en voulut dans son cœur à ce jeune garçon, auteur vrai ou supposé d’un si grand chagrin. Mais il ne vit nulle trace d’inimitié ni de bouderie sur ce petit front rêveur, et l’aima bien mieux encore. Amour à ceux que la douleur n’aigrit pas ; qui ne rendent pas les autres responsables de leur extrême sensibilité ! Alphonse l’avait fait souffrir, mais Alphonse n’était pas méchant ; il n’était qu’étourdi.

Cette petite le sentait bien, elle était si bonne, si triste de la perte de Fauvette, qu’elle n’avait pas besoin de joindre à son mal d’amitié, le mal qui mord le cœur, la haine. Sa mère avait dit une fois devant elle que la haine ferme la porte du ciel : oh ! cette petite voulait aller au ciel, elle ne voulait qu’aimer, comme les anges, comme sa mère !

« — Figure-toi, Alphonse, dit monsieur Sarrasin au joyeux enfant qu’il avait pris entre ses genoux, et qui grimpait dessus comme un chevreau, figure-toi que j’ai du chagrin. »

Alphonse dressa l’oreille, cessa de se rouler sur son oncle, et le nez en l’air, les cheveux éparpillés sur son front qui devenait grave, il écouta tout frappé d’intérêt, la suite de ce mot qu’il avait répété vivement : — du chagrin.

— Oui, Alphonse, du chagrin ! je peux te confier cela, à toi, qui es un grand garçon, le cousin, l’ami, le défenseur de mes filles, à défaut de frère, qu’elles n’ont pas : tu comprends ?

Alphonse devint tout ame.

— Figure-toi que cette petite, que j’ai prié exprès ta mère d’emmener un moment au jardin, est encore si crédule, si enfant, qu’elle se persuade… mille choses touchantes par leur naïveté ; entre autres, elle croit que les poupées sont vivantes. — Alphonse poussa un grand éclat de rire et se frotta les mains.

— Toi aussi quand tu étais petit, tu croyais fermement à l’existence de ton cheval de carton, et tu exigeais qu’on lui achetât de l’avoine. Mais tu as neuf ans, tu sais la vie et tu es revenu de tous ces enfantillages, une poupée pour toi, c’est un petit morceau de bois ; c’est exactement la même chose pour moi-même ; toutefois, nos anciennes erreurs doivent tourner en indulgence pour les simples, et tu seras triste comme moi quand tu sauras que ta petite cousine est sérieusement malade de l’absence, de la fuite, du vol d’une poupée ; je dis du vol, car elle a disparu en effet comme un oiseau dont elle portait le nom : Fauvette.

Alphonse redevint immobile.

Figure-toi, mon pauvre Alphonse, que depuis trois mois environ, je vois languir mon plus jeune enfant, un ennui muet fane sa vie, sa jeune vie, autrefois heureuse et comblée par la possession de sa poupée ! c’était sa compagne, c’était sa fille ! elle lui parlait bas, elle lui faisait respirer des fleurs, cherchait partout de la mousse pour l’y coucher auprès d’elle : tu aurais ri…

Alphonse ne riait plus.

— Enfin, pitié ! une si petite idole suffisait à un si petit cœur ; car sa perte l’oppresse, l’étonne, l’isole. Elle est dans un désert depuis que cette diable de poupée a disparu. Elle ne mange plus qu’à peine, elle a de la fièvre, des soupirs, qui disent : ma fille ! ma fille ! on pourrait en rire si…

Alphonse fondait en larmes.

— Pourquoi pleures-tu ? tu n’es pas son père, poursuivit monsieur Sarrasin ; tu ne sens pas le mal que me fait l’étrange manie de mon enfant.

— Je le sens, moi, mon oncle, et c’est bien pire que toi ! dit Alphonse avec une candeur passionnée. Tiens ! quand tu devrais me battre, il faut que je te l’avoue, car j’étouffe. C’est moi qui suis le voleur de poupée, adieu, mon oncle, je vais…, je ne sais pas où je vais, mais je n’ose plus te regarder, et j’aimerais mieux être en prison que devant toi !

— Rends-moi plutôt la poupée ! répartit son oncle en lui barrant la porte, et comprimant ses sanglots contre sa poitrine.

— Mon Dieu ! s’écria l’enfant malheureux, si je l’avais, ce serait déjà fait. Mais j’ai pris cela, moi, comme un caillou, une balle pour lancer en l’air. Je ne sais ce qu’elle est devenue : je croyais que c’était pour rire ce nom de : ma fille, qui est-ce qui va penser !…

— Ah ! voilà le mal dit l’oncle en appuyant sur cette réflexion. On trouble souvent le bonheur des autres, sans contribuer au sien même ; faute de l’avoir compris on brise, on détruit, sans cruauté, des liens, des habitudes profondes et sacrées ; mon cher ami, ne prends rien à personne, ne dérange pas un fil dans la trame des autres, de peur de rompre ceux que tu n’aperçois pas. Souviens-toi de mon conseil, surtout quand tu seras grand ! — Ah ! je te le jure ! mon oncle : Malade par ma faute ! répétait, en tapant des pieds, Alphonse exalté de repentir.

Marceline rentrait dans ce moment. Pressé par la honte de paraître devant elle, il se glissa prompt comme l’éclair, sous un long rideau de croisée, où il ensevelit sa rougeur et ses larmes. L’ample draperie de soie agitée fortement par Alphonse s’ébranla ; quelque ange, souriant peut-être, en fit tomber la poupée elle-même ! la poupée les bras ouverts comme pour alléger sa chute ; la poupée mignonne et chérie, retenue dans un pli du rideau comme dans une étroite prison !

Ah ! ce fut étouffant de surprise et de joie. Marceline ne fit qu’un grand cri, puis se jeta sur sa fille qu’elle saisit à deux mains avec un tremblement d’ame inexplicable à cet âge en se réfugiant avec elle sous les bras de son père, ingénieuse à lui chercher un asile pour toujours !

Je ne peux pas vous dire exactement lequel fut le plus heureux de cette étonnante aventure. Monsieur Sarrasin y puisait la guérison de sa chère fille ; Marceline une récompense sans nom à sa silencieuse maladie, et Alphonse dansait sur un repentir. Il sentait tomber ce plomb qui pend au cœur de ceux qui se disent : j’ai fait du mal à quelqu’un !

Oh ! décidément, Alphonse était le plus heureux ! tout le monde du moins aurait pu le croire comme moi, en le voyant bondir sur le chemin où la poupée fut ramenée en triomphe par les trois personnes auxquels elle inspirait un intérêt si différent !

LA MÈRE À SON FILS.


Quand j’ai grondé mon fils je me cache et je pleure.
Qui suis-je, pour punir, moi, roseau devant Dieu ;
Pour devancer le temps qui nous gronde à toute heure,
Et crie à tous : prends garde ; il faudra dire adieu !


Mourir avec le poids d’une parole amère ;
D’une larme d’enfant que l’on a fait couler ;

Que l’on sent sur son cœur incessamment rouler ;
Est-ce donc pour ce droit que l’on veut être mère ?


Est-ce donc là le prix des immenses douleurs,
Dont nous avons payé leur présence adorée ?
De ce pas sur la tombe encor toute navrée,
Dieu ! laissez-nous donc vivre et respirer nos fleurs !


Laissez-nous contempler à deux genoux la tige,
Qui veut se lever seule et frémit d’obéir ;
Qui veut sa liberté, son plaisir, doux vertige.
Tout ce qui naît, mon Dieu ! tend ses bras au plaisir.


Laissez-nous seulement, ardentes sentinelles,
Écarter leurs dangers qu’ils aiment, si petits ;
Si forts à repousser nos forces maternelles,
De la fierté de l’homme innocents apprentis.



Purifiez un peu ce monde où chaque haleine,
À l’entour de nos fruits souffle un air plein de feu ;
Préservez le lait pur dont leur âme était pleine ;
Alors nous guiderons leur cœur par un cheveu.


Beaux anges mutinés qui bravez nos tendresses,
Dont les jours, dont les nuits tièdes de nos caresses,
Loin de vos nids plumeux brûlent de s’envoler ;
Qui les fera plus doux pour vous en consoler ?


La mère, n’est-ce pas un long baiser de l’âme ?
Un baiser qui jamais ne dit non ni demain ?
Faut-il ses jours ? Seigneur ! les voilà dans sa main :
Prenez-les pour l’enfant de cette heureuse femme.


Enfant ! mot plein de ciel, qui fait reine ou martyr ;
Couronne des berceaux ! auréole d’épouse !

Saint orgueil ! nœud du sang, éternité jalouse,
Dieu vous fait trop de pleurs pour vous anéantir.

 
C’est notre âme en dehors, en robe d’innocence,
Hélas ! comme la vit ma mère à ma naissance :
Et si je la contemple avec d’humides yeux,
C’est que la terre est triste et que l’âme est des cieux !


Ô femmes ! aimez-vous par vos secrets de larmes ;
Par les devoirs sans bruit où s’effeuillent vos charmes ;
Après vos jours d’encens dont j’ai bu la douceur,
Quand vous aurez souffert, appelez-moi : ma sœur !

MINETTE.

Ah ! que j’ai vu une triste chose ! Il m’en coûte beaucoup de vous la raconter ; mais elle peut servir de leçon à quelques enfants, si par malheur, il s’en rencontrait encore de pareils à Minette. J’en prends donc le courage.

Minette passait chaque année une partie des vacances chez une amie de sa mère, car Minette était en pension, parce que sa mère avait des enfants très petits à élever. Il faut bien vous avouer que Minette révélait un caractère si absolu, si despotique, à sept ans que force était déjà de soustraire de plus faibles créatures à sa domination. Hyacinthe était de son âge, et bien qu’elle fut liante et bonne comme un agneau, mademoiselle Minette était bien obligée de faire, suivant l’expression, patte de velours, car Hyacinthe était calme et forte. La douce simplicité de son caractère se rehaussait des dehors les plus beaux ; leur aimable puissance s’exerçait sur Minette elle même qui n’osait que bien rarement lui dire : je veux ! mais, par combien de ruses, l’orgueilleuse ambition de son amitié arrivait-elle au but d’asservir tout ce qui avait le malheur de lui plaire ! je dis le malheur, car, j’en connais peu qui fatiguent le cœur plus qu’une amitié tyrannique.

Nous n’avons pas le droit d’opprimer nos amis.

Ainsi donc, bien que la complaisance d’Hyacinthe fut charmante pour les mobiles fantaisies de Minette, on ne craignait pas qu’elle en souffrit, car elle cédait toujours avec le sourire sur les lèvres.

Personne ne s’apercevait des mille petits sacrifices qu’elle faisait à la tenace persévérance de sa bonne amie ; elle-même ne s’en doutait pas peut-être, car elle y trouvait, je ne sais quel plaisir tranquille qu’un bon cœur goûte à voir les autres heureux de l’abnégation de ses goûts. Vraiment, Hyacinthe était une aimable enfant !

On courait un jour dans le jardin, on se jetait des fleurs ; Minette en avait déraciné un bon nombre, pour les replanter suivant la caprice de son goût sans utilité sans réflexion que l’idée fixe : je le veux ! Minette était inflexible et légère ; rapide et raide comme un papillon de fer. Quel bonheur avec une telle organisation, (qu’elle ne songeait pas à corriger, parce qu’elle se trouvait, parfaite), quel bonheur de ne s’appuyer que sur des relations moelleuses sur l’inépuisable condescendance de la belle Hyacinthe, qui, n’opposait au dégât de ses fleurs qu’un sourire un peu triste, un regard où se montrait à peine un reproche mélancolique, et que Minette ne voyait pas, car elle était à son affaire, à son système de régner partout, même en écrasant des fleurs. Mais le jardinier le voyait, lui ! et il avait pris Minette en horreur. Minette le méritait, car, un jour que cet homme avait prié poliment la bouleversante petite fille de laisser ses plantes et ses arbustes en repos, elle l’avait regardé de toute la hauteur de ses trois pieds et demi, en disant d’un ton bref : qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? — C’est Roch le jardinier, avait répondu Hyacinthe, d’une voix pleine d’aménité.

— Eh bien ! jardinier, je m’amuse ! voilà !

Eh bien ! murmura le jardinier en la regardant de travers, ça fait un fier petit paquet d’ortie : voilà !

Minette devint rouge comme une pivoine qu’elle venait de cueillir ; elle la tordit dans ses mains, que la colère faisait ressembler à des petites griffes, ce mouvement furieux d’orgueil fit rire Hyacinthe, qui n’en comprenait pas la souffrance ! car l’orgueil fait mal comme une aiguille, quand il n’est pas content. Il faut toujours qu’il danse sur la tête des autres, pour ne pas se retourner contre le cœur : c’est un ver malsain à la vie, prenez-y garde.

— Tu ris, toi ! dit Minette avec du feu dans les yeux et en poussant Hyacinthe qui chancela.

— Tu m’as poussée ! dit la douce enfant la poitrine gonflée de surprise.

— Non ! je ne t’ai pas poussée, répartit Minette vivement.

— Si ! tu m’as poussée ! et deux larmes ruisselèrent sur ses mains que serrait impatiemment Minette, en lui criant d’une voix altérée : — Dis que je ne t’ai pas poussée ! dis que je ne t’ai pas poussée !

— Je l’ai cru, dit naïvement Hyacinthe. Si non, je ne l’aurais jamais inventé.

— D’ailleurs, tu ne m’aimes pas, toi ! reprit Minette en boudant.

— Si ! je t’aime !

— Non ! tu ne m’aimes pas, puisque tu ris quand on me dit des mots.

— Je n’ai pas ri de cela, parce que tu avais commencé, et que Roch est bon ! mais c’est que tu avais l’air de faire exprès des gestes, comme en jouant à préchi, précha !

— Bien sûr ! dit Minette en levant son doigt.

— Oui ! bien sûr ! et l’on s’embrassa.

Si tu m’aimes, tu feras tout ce que je voudrais ; n’est-ce pas ? reprit avec réflexion Minette en calinant.

— Tout ce que je pourrai, sans faire de mal à personne.

— Bien entendu, nigaude ; est-ce que je suis méchante, moi ? et Minette avait un désir singulier d’obtenir une grande preuve d’amitié, d’obéissance peut-être, de cette compagne qu’elle avait vu rire d’elle.

Tiens, dit-elle en cueillant une herbe laiteuse et d’un vert gracieux ; si tu m’aimes, frotte tes joues avec ce bouquet : cela pique un peu, et ce sera un gage.

— Quelle idée ! si cela pique.

— Je t’en prie ! je t’en prie ! pour être sûre de toi.

Hyacinthe ne se fit pas presser davantage, et sans redouter une légère piqûre, elle broya l’herbe sur son charmant visage. Minette dansa ! C’était du tithymale, connu sous le nom d’éclair, dont le suc violent et corrosif, par une trompeuse ressemblance avec la crème, peut causer les maux les plus cuisants, si on l’applique sur une chair tendre et délicate. La fraîcheur du soir arrêta d’abord l’effet douloureux de l’herbe. Cependant une inquiétude involontaire agitait l’enfant qui passait à chaque instant les mains sur ses joues et son menton plus blanc, plus rose qu’à l’ordinaire. Mais la lumière, qui pâlit tout, atténuait l’éclat de cette nuance fiévreuse qui la rendit d’abord plus belle en faisant scintiller ses yeux d’une flamme souffrante.

Oui, elle commençait à souffrir ; mais sans le démêler clairement, sans se plaindre surtout, disant dans son cœur :

Bah ! ce sera bientôt fini. Minette est ma bonne amie : elle n’aurait pas voulu me faire du mal.

Minette mangeait des fraises. Hyacinthe la regardait se détournant souvent pour gratter sa figure et une fois aussi pour pleurer.

La nuit, ce fut terrible. Elle rêvait des choses qui font peur, des chats qui sautent aux yeux, des oiseaux qui donnent des coups de bec : enfin toutes sortes de bêtes méchantes que la fièvre invente et jette dans les songes des plus innocentes créatures. Minette dormait du sommeil du juste : elle n’entendit pas une des plaintes étouffées de sa pauvre petite victime, dont la mère fut éveillée avec un sentiment profond d’effroi.

D’abord elle prêta l’oreille en s’appuyant sur son cœur qui battait ; puis, cette voix chère et gémissante la remplit de saisissement. Elle alla dans la chambre voisine droit au lit de sa fille, comme si cette chambre eût été pleine de lumière.

Hyacinthe était assise sur son lit dormant et pleurant tout ensemble ; ses deux mains déchiraient, sans le savoir, ce doux visage brûlant, baigné d’autant de sang que de larmes. Sa mère ne recevant pas de réponse et l’entendant gémir, approcha d’elle une veilleuse allumée toutes les nuits pour la sécurité de la maison : douleur d’une mère ! vous la figurez-vous, quand la lueur de cette lampe n’éclaira qu’un monstre couvert d’ampoules noires et sanglantes ! Hyacinthe avait la tête grosse, grosse ! comme je ne sais quoi, car elle était très-grosse.

Dieu sauveur ! dit sa mère toute défaillante, mon enfant ! Ma fille ! qu’avez-vous ? Ah ! Ferdinand ! cria-t-elle à son fils aîné qui était accouru à ses cris douloureux, Hyacinthe a la petite vérole, regardez, comme la voilà ! »

Ce jeune homme qui était un très-bon frère, ne put contenir son effroi et réveilla tout à fait la petite fiévreuse, dont il retenait les mains dans les siennes.

— Oh ! laisse ! laisse ! mon bon Ferdinand, dit-elle, laisse-moi ôter ces mouches qui me piquent, ou bien, ôte-les, toi ! Seigneur ! Seigneur ! que j’ai du mal ! où est maman ? je croyais qu’elle parlait aussi dans mon rêve. »

Sa mère resta bien épouvantée, car elle était juste devant elle ; ce qui lui fit dire avec un frisson froid par le corps : — Ma fille est devenue aveugle !

Tout fut dans une grande agitation jusqu’au jour, comme vous pouvez croire. Il était trop vrai qu’Hyacinthe ne pouvait ouvrir les yeux qu’avec des peines infinies et disait des mots si touchants que le cœur de sa mère s’ouvrait. Enfin, dès que le jour parut, Ferdinand la conjura de se calmer, en lui promettant de courir chez le meilleur médecin de la terre pour soulager leur petite bien aimée.

Hyacinthe l’attirant doucement vers elle se pencha sur son épaule pour parler dans son oreille :

— Ne va pas chez un médecin, dit-elle, il n’y a que Minette qui puisse me guérir. Dis-lui de venir me voir, Ferdinand : elle m’ôtera bien vite mon mal, va !

Ferdinand ému d’un vague soupçon fit en toute hâte lever mademoiselle Minette par la bonne, et attendit impatiemment à la porte jusqu’à ce qu’elle fût habillée.

Venez ! Minette, venez ! dit-il d’un air troublé, on a besoin de vous auprès du lit de ma sœur.

À peine Hyacinthe entendit-elle sa petite amie, qui demandait avec effroi :

— Besoin de moi ? Ah !… pourquoi… ? qu’elle s’élança de son lit les bras ouverts devant Minette, en disant tristement :

— Voilà comme je suis ! »

Un cri d’horreur répondit seul à ce touchant appel : Minette s’enfuit sans vouloir embrasser Hyacinthe, et descendit quatre à quatre les escaliers en répétant. — Non ! j’ai peur ! non ! j’ai peur !

Sa mauvaise action avait pris en effet une figure bien effrayante pour la punir ; mais s’en aller ! fuir devant la prière sans reproche d’Hyacinthe ! Ah ! c’était affreux ! c’était lâche, c’était encore la sécheresse de l’orgueil ! Je vous dis que l’orgueil est sans pitié. Il n’en a pas même pour ceux qui le nourrissent, ce serpent ! Qui, dans le monde, si ce n’est Minette, ne fut tombé à genoux et n’eût pleuré à chaudes larmes devant l’énorme tête de son innocente compagne ? Les larmes, dit-on, ne guérissent pas. Non ; mais elles désarment ; et l’on n’eût pas vu ce que l’on a vu, si Minette n’eut été, par ce dégoût hors de raison, jugée indigne de toute pitié.

Ferdinand avec la promptitude d’un garçon de quatorze ans, que l’on irrite dans ses amitiés, (car sa mère et sa sœur étaient ce qu’il aimait le mieux dans l’univers) s’élança à la poursuite de la fuyarde et l’atteignit au bout du jardin, où Roch replantait tout ce qu’elle avait abîmé la veille. Ferdinand brûlait d’éclaircir le soupçon qu’il avait contre cette petite griffe, assez connue déjà dans le monde, (bien qu’elle n’y fut que depuis sept ans) pour ne pas inspirer grande confiance. La réputation d’une longue vie commence de bien bonne heure dans les familles.

— C’est vous, dit Ferdinand qui avait saisi la petite fille effarée, c’est vous qui pouvez guérir ma sœur : Voyons, est-ce vous ?

— Je ne peux pas la guérir, non, laissez-moi, criait-elle en se tordant. Ahie ! je veux m’en aller !

— Oui ! tout de suite. Mais quand vous m’aurez avoué ce que vous avez fait à ma sœur.

— Rien du tout ! dit-elle un peu pâle, et les lèvres amincies : est-ce ma faute si elle en a trop mis ! je veux m’en aller.

— Ferdinand ! Ferdinand ! dit sa mère en l’appelant de la fenêtre, laissez cette petite. Le médecin ! mon ami, le médecin ! »

Et Roch, appuyé sur sa bêche, regardait avec un grand sang-froid l’heure de la justice qui allait sonner pour Minette ; des dames aussi, dont les jardins entouraient celui-là, regardaient également de leurs fenêtres l’acte de justice qui s’accomplissait alors.

— Le médecin, ma mère ! répondit Ferdinand à voix haute, le voilà, tenez, le voilà ! poursuivit-il en levant en l’air par les bras, la furieuse Minette qui battait des pieds à vide, pour échapper à Ferdinand.

— Vous savez bien, reprit-il que la vipère guérit sa piqûre quand on l’écrase dessus.

Alors, inflexible et fort, il interroge de nouveau cette nuisible enfant. Elle avoue son crime, entremêlant sa confession de hurlements, qui disaient : je veux m’en aller ! je le dirai à maman ! je vous ferai battre par maman ! »

Ce qu’il me reste à vous dire me fait perdre la respiration. Minette, au milieu du jardin entouré de fenêtres peuplées de spectateurs, devant Roch, qui en replanta ses fleurs avec plus de courage, Minette fut fouettée ! fouettée par un frère qui venge sa sœur, et qui y va de toute son ame, au bruit des applaudissements des spectateurs indignés : et tout en elle, tout ! jusqu’à sa jupe, en demeura immobile, pétrifié de honte. — Il faut tirer le rideau sur la fin de cette scène. On la reconduisit en voiture chez ses parents, ou à sa pension, n’importe. Ainsi tout lien fut rompu entre deux maisons qui s’aimaient avant la naissance de Minette !

Une quantité prodigieuse de lait, sa soumission à se baigner le visage, et les soins de ses amis rendirent à Hyacinthe la vue et la santé. Ce fut la seule qui pleura de l’humiliation de Minette.

LE PETIT RIEUR.

 « Laissez entrer ce chien qui soupire à la porte ;
Je souffre quand j’entends souffrir autour de moi :
Fût-il aveugle et vieux, il pleure, qu’on l’apporte,
Mon feu lui sera doux… Quoi ! petit Paul, c’est toi ?


C’était le petit Paul. Sous un brouillard d’automne,
Pensif et tout mouillé depuis un long moment,


Sans l’ouvrir, à la porte il grattait doucement.
Pourquoi n’entrait-il pas ? On l’entoure, on s’étonne.
Il entre. Il reste ta sans avoir dit : bonsoir,
Bonsoir, petite mère ! et sans oser s’asseoir.


Mais Paul tenait en vain sa paupière baissée ;
Les mères ont des yeux qui percent la pensée.


« De l’école avant l’heure on vous a fait sortir ;
Pourquoi ? Ne mentez pas.
Pourquoi ? Ne mentez pas.— Je ne sais plus mentir,
Mère. Pour presque rien.
Mère. Pour presque rien. — Presque dit quelque chose :
Votre maître est si bon qu’il ne fait rien sans cause.

— On ne peut jamais rire, et c’est bien malheureux !
Moi, quand je ne ris pas, je suis tout las de vivre.

— Vous avez donc ri, Paul ?

Vous avez donc ri, Paul ? — Oui, mère, sous mon livre.
— Qui vous rendait si gai ?
Qui vous rendait si gai ? — Christophe. Il est affreux,
Christophe ! Il a l’œil trouble et la tête enfoncée.
Ses bras vont jusqu’à terre, et sa jambe est torsée,
Comment cela !
Comment cela ! — C’est triste.
Comment cela ! — C’est triste. — Oui, si je l’avais su :
Mais je n’avais jamais vu d’écolier bossu ;
J’ai cru que les bossus venaient tout vieux au monde,
Comme Ésope à mon livre.
Comme Ésope à mon livre.— Ésope fut enfant,
Et sa mère pleura. Pitié douce et profonde,
La laideur s’embellit quand ta voix la défend.
L’homme apporte des maux dont rien ne le console !


— Mais Christophe, ma mère, est un rude garçon ;
Ce n’est qu’un paysan, le dernier dans l’école.
Et comme on riait trop pour suivre la leçon,
J’ai dit : Ésope ! Ésope ! en regardant Christophe ;

Et j’ai fait le portrait du crochu philosophe :
Voyez ! Messieurs, voyez le divin animal !

— Et que disait Christophe ?
Et que disait Christophe ?— Il détournait la vue ;
Il cachait dans ses mains sa rougeur imprévue,
Et je crois qu’il pleurait.
Et je crois qu’il pleurait.— Tais-toi ! tu me fais mal.
Il pleurait !… Ô railleurs, que vous êtes à craindre
Un être a donc souffert, et souffert sans se plaindre :
Tout ce qui pleure est beau. Je l’aime en ce moment ;
Oui, j’aime mieux Christophe et sa jambe tournée,
Que ta langue épineuse à blesser destinée ;
Je l’embrasse de l’âme et je le vois charmant.
Viens, que je te corrige ! Écoute-moi tu m’aimes ?
— Oh oui !
Oh oui !— Souvent nos dards retombent sur nous-mêmes.
Regarde-moi longtemps : et que ton avenir
S’épure d’un amer et tendre souvenir ;
Comment me trouves-tu ?
Comment me trouves-tu ?— Belle comme une mère !


Ô ma mère ! vos traits ont la douceur du ciel.
La vierge des enfants, que l’on prie à Noël,
Est comme vous tendre et sévère :
Oui, vous lui ressemblez. J’y pense en vous voyant,
Et c’est vous que je vois, ma mère, en la priant !
À l’église une fois vous êtes apparue,
Et la foule indigente en joie est accourue ;
Vos habits étaient gais ; vous étiez blanche ; et moi
Je disais : C’est ma mère ! et l’on disait : « Hé ! quoi !
C’est sa mère ! » Ah ! maman, quel bonheur !

C’est sa mère ! » Ah ! maman, quel bonheur !— Je t’écoute,
Et je plains ton doux rêve ; il me touche. Il m’en coûte
D’attrister le miroir attaché sur ton cœur,
Où tu me trouves belle, où je me vois aimée ;
Mais, regarde, et gémis d’être un enfant moqueur :
Je suis laide.
Je suis laide.— Ma mère !…
Je suis laide. — Ma mère !…— Enfant ! je vous afflige ?
Je vous ôte un bandeau. Je suis laide, vous dis-je ;
Un jour, un petit Paul aussi rira de moi.

— Je le tuerai, ma mère ! oh ! quand il serait roi.
Dieu ! rire de ma mère !
Dieu ! rire de ma mère !— Et l’enfant qu’elle adore
L’enfant que son malheur lui rend plus sien encore,
Penses-tu qu’une mère, au fond de ses douleurs,
Ne se lèvera pas pour revenger ses pleurs ?
Et toi, mon fol enfant, fier de tes belles armes,
Lançant ton rire ingrat sur l’objet de ses larmes,
Prends garde ! si ta langue allait faire mourir !
Dieu dit : « Tu souffriras ce que tu fais souffrir. »

L’OISEAU SANS AILES.

— Que tenez-vous-là, Georges ? dit Marie à son frère qui accourait vers elle.

— Prenez-le, Marie ; car c’est un pauvre oiseau presque mort de froid.

— Où l’avez-vous trouvé, Georges ?

— Engourdi sur la neige, Marie.

— Pauvre oiseau ! dit-elle ; quelque méchant garçon t’aura coupé les ailes, et tu seras tombé du toit, sans pouvoir voler. Mais je te ferai un nid ; j’y mettrai de la laine chaude pour t’y coucher, et tu auras ta nourriture de ma main, jusqu’à ce que tes ailes soient repoussées. Ainsi, ne crie pas, pauvre oiseau ; cela me fait mal dans le cœur de t’entendre gémir.

Elle nourrit ainsi le jeune oiseau jusqu’à ce qu’il put sautiller et voler. Georges le regardait avec joie, tout guéri et si familier qu’il s’élançait de sa cage, quand on lui disait seulement : petit ! petit ! Georges fut si content qu’il embrassa Marie en lui disant : tu es bonne !

Par un jour de soleil et tout près du printemps, Marie regardait le ciel à travers la fenêtre ; elle dit en elle-même : C’est pourtant là le vrai séjour des oiseaux ; le nôtre a des ailes à cette heure ; quelle serait sa félicité de remonter vers ces beaux nuages d’or, et dans ce fond d’azur, sa splendide maison, sa première maison !

Petit ! petit ! cria-t-elle, courageusement ; et l’oiseau vola sur son épaule.

Adieu ! poursuivit Marie en versant une larme, qui tomba sur l’aile de l’oiseau, et en ouvrant précipitamment la fenêtre : Je t’aime mieux, dit-elle, pour toi-même que pour moi. Je t’ai rendu des ailes, ce serait affreux de les énerver dans une cage.

L’oiseau, ébloui d’abord, et un peu chancelant au grand air, fixa bientôt hardiment cette vivifiante lumière du ciel ; il étendit trois fois ses ailes palpitantes, et disparut enfin dans l’espace inondé de soleil. Marie revint seule près de la cage vide, où elle appuya son cœur, et prenant dans ses deux petits bras cette cage triste, comme la chambre d’un ami perdu, elle dit tout bas : C’est lâche à moi de pleurer, car j’ai bien fait.

Tout à coup, Georges entra en sautant.

— Bonjour, Marie, ou est le petit ? Petit ! petit ! cria-t-il ne le voyant pas comme à l’ordinaire dans sa cage égayée de fleurs et de feuilles vertes qu’il venait de renouveler.

— Vois qu’il fait beau, répondit Marie, en le conduisant à la fenêtre. Réjouis-toi, Georges. Notre ami est plus près que nous du ciel. Le ciel est à lui, vois-tu ? et je le lui ai rendu tout à l’heure ; regarde mes yeux… Je ne pleure plus. Georges cacha sa tête sur la fenêtre, et demeura pétrifié de douleur.

— Ah ! Marie ! dit-il enfin, rouge de reproche et de passion, tu m’as pris mon ami. Tu ne m’aimes pas ; tu n’aimes pas l’oiseau non plus, puisque tu l’as ainsi délivré.

Délivré ! tu sens toi-même que c’est une délivrance. Tais-toi donc, mon frère ; et pense qu’il n’était à nous que pour le guérir, le recevoir en passant, comme un pélerin blessé. Il chante peut-être nos deux noms à la porte du ciel ! tais-toi donc ! dit-elle en embrassant Georges qui l’embrassa lui-même ; car il sentait que le cœur de Marie était gros et battait contre le sien.

— Oui ! dit-il en la regardant, les yeux mouillés, mais pleins de courage : Tu as bien fait !

Vers le soir, comme ils rêvaient tous deux en regardant du coin de l’œil la cage silencieuse ils entendirent : tac ! tac ! tac ! contre la vitre. Ô joie ! c’était l’oiseau qui battait ses ailes pour rentrer. On ne le fit pas attendre, vous le devinez bien ! Georges en poussant un cri de bonheur, courut vers la fenêtre ; Marie, qui était la plus grande, l’ouvrit en jetant vers le soleil couchant un regard heureux, tandis que Georges couvrait l’oiseau fidèle des chauds baisers de sa reconnaissante tendresse, et leur libre ami, tous les jours de sa douce vie d’oiseau, se partagea dès lors entre le ciel et sa cage ouverte !

L’homme s’élève de la terre au ciel, à la faveur de deux ailes, qui sont la simplicité et la pureté.

LE LIVRE D’UNE PETITE FILLE.


Dieu bénit les enfants qui vont vite à l’école ;
Peut-on, sans les aimer, les regarder courir !
On les croirait poussés par quelque ange qui vole,
Qui de leurs longs cheveux leur souffle une auréole,
Frappe à la lourde porte et les aide à l’ouvrir.


J’en sais un dont la mère, humble femme, est heureuse,

Et qui chante toujours avec ses cheveux blancs :
La reine dans ses fils est moins ambitieuse,
Que cette pauvre femme agitée et joyeuse,
Qui regarde voler deux petits pieds brûlants.


« La réputation commence avec la vie.
A-t-elle dit un jour a son précoce enfant :
Cette échelle mouvante où monte aussi l’envie,
L’école grandira de mémoire suivie,
Et sera d’aujourd’hui le registre vivant.


Marche donc ! marche droit sans retourner la tête.
Qui s’amuse au présent retarde l’avenir !
Tends les mains jour par jour aux leçons qu’il t’apprête ;
Jeune, saute à pieds joints l’obstacle qui t’arrête ;
Vieux, va t’asseoir paisible au banc du souvenir.


Moi. j’y suis. Moi pourtant, j’apprends encor : je t’aime !

Je cherche, dans un coin de mon passé perdu,
Quelque fruit mis à part, stérile pour moi-même,
Car il fut, mon passé, d’une avarice extrême ;
Mais s’il te fait moins pauvre, il m’aura tout rendu !


Et l’on parla bientôt jusqu’au bout de la rue,
De l’enfant régulier qui savait l’heure : « Allons !
Voilà René qui passe et la nuit disparue ;
Voilà son cri de coq et l’aurore accourue ;
En route ! » et vers la ruche on poussait les frelons.


René, c’était l’abeille, et jamais buissonnière.
Un jour, un seul, son banc le réclama longtemps :
C’est la première fois ! « Sera-ce la dernière ?
Cria le maître aigri dans l’heure prisonnière.
Et les plus paresseux riaient, fiers et contents !


Ce jour même, aux rayons d’un soleil couleur

On trouva deux enfants que l’on croyait perdus.
Un saule, aux bras ouverts, leur a servi de chambre,
Et sur le blanc tapis que leur a fait décembre,
On dirait, de leur toit, deux ramiers descendus !


Le plus grand, c’est René. Le plus beau ; c’est ma fille ;
Ange rôdeur qui boude à s’instruire avec nous ;
Qui va cacher son livre au fond de la charmille,
Qui ne veut point d’école au sein de la famille :
Qui se choisit un maître et l’écoute à genoux !
 
Cendrillon les absorbe ! ils ont contre la bise,
D’une baleine d’enfant l’innocente chaleur.
L’un par l’autre emportés de surprise en surprise,
René veut qu’on épèle et ma fille qu’on lise
Tout !… comme on veut d’un champ voir la dernière fleur !

Liberté ! tu fais peur aux rois : sois douce aux mères !

Donne un jour ta main droite à nos jeunes garçons ;
Tiens ces hommes-enfants loin des molles chimères :
Nous, pour qui la nature a des lois plus amères,
Laisse-nous de leurs sœurs enfermer les leçons !

LA PARESSE.

— Oh ! Maman ! quel bonheur de passer tout un jour sans rien faire ! — cria tout à coup la petite Marie à sa mère.

— Quoi pas la moindre chose de tout un jour, ma fille ?

— Non, maman, rien du tout !

— J’ai dans l’idée, moi, que le jeu finirait par t’ennuyer.

— Le jeu m’ennuyer maman ! oh ! maman, je serais plus heureuse que la reine.

— Les reines travaillent, mon enfant. — Oh ! maman ! vrai !… — Vrai, mon petit ange. — Elles sont donc bien à plaindre ? dit Marie avec un gros soupir. Au contraire, le travail les dédommage souvent d’être reines.

Marie demeura confondue. Mais plus amoureuse que jamais d’un long espace tout vide de lecture et d’écriture, d’un jour de cent lieues à parcourir dans la danse, les papillons, les poupées, le soleil et tout ! Marie était palpitante de ce désir : l’eau lui en venait à la bouche, et riante, agitée, gracieuse et suppliante, elle recommença :

— Oh ! maman ! quel bonheur de passer tout un jour sans rien faire ! — Je te le donne, dit sa mère en l’embrassant.

La respiration manqua à Marie. Elle rassembla ses joujoux, sautant à pas entrecoupés comme son haleine. Elle prépara son univers à elle toute seule ; car ses sœurs étudiaient avec les maîtres et leur mère, en attendant le dîner.

Elle porta sa liberté pendant une heure avec une constance parfaite. Elle glissait à travers, légère comme un rêve, ou comme une réalité qui a des ailes. Jamais oiseau, né pour voler, sans lire, ni écrire, ni coudre, n’a pris un élan plus rapide dans son ciel, que Marie dans son bonheur oisif.

Toutefois, peu à peu, son imagination, si haut montée, sembla s’alourdir ; puis, tous les instants qui suivirent, comme des moineaux dévorants qui ravagent du blé, lui enlevèrent, un à un, ses plaisirs.

Elle avait déjà pesé bien souvent ses joujoux les uns après les autres, ils devenaient de plomb à la fin, elle demeura muette devant eux, les bras pendants, les yeux fixes ; sa poupée était tombée en désordre, sans que Marie eût tremblé qu’elle ne se blessât ; au contraire, elle la releva avec une moue pleine de reproches, en l’appelant assez aigrement : traîne-à-terre ! La soumission de cette poupée, favorite déchue, plus muette qu’à l’ordinaire, ne la toucha point. Elle s’avoua même un peu qu’elle était en carton : l’ennui désenchante tout.

Par bonheur, la chatte Mouffette montra tout à coup son nez rose à travers les vitres de la fenêtre entre-ouverte et Mouffette parut illuminer la chambre, où rien ne bougeait, où rien ne parlait plus à Marie. Mouffette peupla le désert.

D’abord elle fut caressée. Contente elle-même de l’accueil distingué de sa petite maîtresse, elle miaula d’une voix flatteuse et ce ron-ron des chats satisfaits ranima un moment la solitude de Marie : on s’aima, on dansa !

Mais Marie, comme pour se venger d’avoir langui toute seule, y mettait une sorte d’ardeur qui déplût à Mouffette. Peu passionnée pour la danse, elle refusa de se prêter au jeu ; Marie la traîna alentour d’elle avec obstination, et lui tira très-imprudemment la queue. Ce procédé parut si inconvenant, à Mouffette, que, de sa patte demeurée libre par oubli de sa danseuse, elle lui fit une longue égratignure sur son visage penché vers le sien, et s’enfuit lestement par où elle était entrée. — Ingrate ! cria Marie, en tenant sa figure, voilà comme tu m’aimes, pour mon lait de tous les jours. C’est bon ! je le dirai à maman. ».

Moufette ne l’écouta pas plus que si elle eut chantée. Alors Marie chercha sa mère pour la prier de lui inventer un nouvel amusement, ou pour jouer avec elle ; mais sa mère active, qui savait le prix des heures, en apprenait l’emploi à ses autres enfants ; la petite fille ne la trouva donc point. Elle se traîna au miroir, et fit des grimaces. Elle s’assit encore silencieusement dans un coin de la chambre, où bâillante et accablée, elle pria Dieu pour l’arrivée de ses sœurs. Tout en priant, tout en soupirant, ne reconnaissant plus rien autour d’elle, elle cacha sa tête dans tous ses joujoux morts comme son bonheur, et s’endormit de désespoir.

Ce fut ainsi que la trouvèrent ses sœurs, ses sœurs éveillées comme des souris joyeuses. Elles avaient bien su leurs leçons, et poussaient des chants pleins d’espoir et d’appétit : la bonne mettait le couvert !

Marie les regarda, les yeux gonflés d’un mauvais sommeil. Quand elle voulut se lever, elle était lasse et raide comme dans une fièvre de croissance.

— Es-tu malade ? Marie, lui demandèrent ses sœurs qui l’aimaient tendrement.

Marie déclara qu’elle était bien malheureuse.

Alors toutes s’empressèrent de lui apporter ses joujoux qui traînaient ; mais elle en avait mal au cœur, et se détourna en criant qu’il y avait un complot contre elle, que tout le monde voulait la faire mourir de chagrin !

Dans ce moment, sa mère qui connaissait la cause de son sommeil et du désordre de cette petite paresseuse entra.

— Regarde autour de toi, Marie, dit-elle en lui prenant la main avec douceur, cherche, en nous comptant l’une après l’autre, celle qui a voulu te rendre malheureuse. »

Marie eut beau parcourir tous ces visages bienveillants, elle n’y trouva pas son ennemie. Alors elle dit d’une voix honteuse :

— Je ne sais pas ! »

— Je vais t’aider à la connaître, moi, poursuivit sa mère en la plaçant toute droite devant le miroir : Regarde : la voilà ! »

Marie fut frappée de ce petit visage maussade où l’ennui faisait déjà des siennes ; il enlaidit beaucoup les enfants, et tout le monde. Elle écouta, docile, les paroles sages et tendres qui se gravèrent aussi autant dans son cœur que le souvenir humiliant de cette journée entière de bâillements, d’égratignures et de langueur : plutôt périr que d’y retomber. Aussi, comme elle apprit ses leçons ! comme elle aima l’étude ! je crois de même que c’est la plus douce nourriture du temps. Et vous !

LE PREMIER CHAGRIN D’UN ENFANT


Le chagrin t’a touché, mon beau garçon. Tu pleures ;
Ta lèvre tremble ; allons ! te voilà dans nos rangs ;
Tu viens d’apprendre. Oui, nous naissons expirants ;
Oui, la vie est malade avant que tu l’effleures.


Que veux-tu ? tes épis pleins de lait, verts encor,
Pour tes jeunes larcins plus attrayants que l’or,

N’iront pas égayer sous ce treillage vide
Le ramier, de tes dons si tendrement avide.
Tu courais dans ta joie : et puis, un dard moqueur
T’a frappé sous le sein. Pauvre enfant ! c’est le cœur ;
On ne peut te l’ôter ; la vie est là. Des larmes
Baignent à ton insu ta pâleur et tes charmes ;
Tu ne te sauves point dans ton premier effroi :
Ton instinct te t’a dit ; la mort est devant toi.


Oui, le Pylade ailé de ta coureuse enfance,
Doux et muet témoin de tes ébats naïfs,
Qui se laissait aimer ou gronder sans défense,
Qui savait te répondre en murmures plaintifs,
Ton camarade est mort. Cette idole livide
Grave le premier deuil sur la page encore vide
De mémoire vierge. Oh ! que tu souffriras !
Ce que tu dois aimer, oh ! que tu l’aimeras !
Car nul cri ne t’échappe, et d’un muet courage,
Sous ta petite main tu contiens tout l’orage :
Mais je te sens souffrir de ce qui souffre en moi ;

Ce qu’on aime est si triste ainsi gisant et froid.
Nul chagrin n’entrera plus au fond de ton être ;
Nul amour ne sera plus vrai pour toi, peut-être.
Là-bas, dans l’avenir où coulent tes beaux jours,
À ton beau ramier bleu tu penseras toujours :
Et, plus tard, abattu sous les vents du voyage
Seul, au bord d’un sentier dépeuplé, sans fraîcheur,
Sans soleil, et navré de quelque adieu railleur,
Tes yeux retourneront tristes vers l’humble cage
Où t’attendait l’ami par ton souffle éveillé,
Qui, vivant sur ton cœur, ne l’a jamais raillé !
Oui, tu regretteras cet amour sans mélange,
Et tes pleurs innocents où se mire un jeune ange !
Tu diras dans ton sort, plein d’échos du passé,
Par des amis ingrats amèrement blessé :


Oh ! je voudrais, mon Dieu, pleurer de douces larmes,
Comme l’enfant candide et sans haine, l’enfant
Qui pleurait son ramier mort dans ses jeunes charmes ;
Oh ! pleurer comme alors !… qui donc me le défend ?


LE PETIT BERGER.

J’aime la campagne ; je suis bien sûre que vous l’aimez aussi. C’est un grand jardin sans murailles, sans rideaux, sans jalousies. Rien n’y cache le lever du soleil ; il se couche devant vous, et l’on sent jusqu’au dernier de ses rayons qui nous dit à tous : — À revoir !

La nuit aussi est animée de bruits qui réjouissent l’âme à demi endormie. C’est un grillon caché dans le four. L’enfant rit quand il l’écoute ; car sa mère, qui sait tout, dit qu’il porte bonheur au village. C’est partout des amis qui se bougent, qui respirent à l’entour de vous.

Le coq chante trois fois et sonne l’heure. C’est l’horloge vivante de la nuit. Il est gai de sentir palpiter la nature, même quand elle est noire ; d’entendre frémir les poules, de comprendre tous les cris voilés des poussins, qu’elles tiennent renfermés sous leurs ailes, et qui ont chaud !

Il est gai de voir, durant le jour, des fleurs, plus belles dans un sentier désert, que les fleurs peintes aux riches tapisseries du roi et de la reine. Le soir, quand on ne les voit plus sous la lune trop pâle, sous le ciel trop sombre, quel bonheur de les respirer ! de humer leur haleine qui coule au cœur, qui fait du bien, qui sent bon, qui murmure dans l’air : « Bois la vie ! » et qui nous attire à genoux, les mains jointes, levées pour dire : — Mon Dieu !

Un petit berger, bien qu’il n’eût que six ans, savait lire tout cela dans le champ de son père. Il est vrai que c’est un beau livre qu’un champ ! Ce petit bonhomme, aux pieds nus, au chapeau de paille, aux cheveux couleur de paille, avec deux petites lumières noires qui lui faisaient des yeux, les yeux les plus perçants de son village, avait composé de son petit cerveau comme une chambre noire qu’il emportait partout, où il amassait en silence des couleurs, des formes, de la peinture vivante, pour tout son avenir.

Quand on le voyait au bord d’un chemin, droit et immobile comme l’arbre où il cherchait de l’ombre, tandis que cinq à six moutons, la tête en bas, épluchaient le sol de toutes ses plantes embaumées, et que sa tête, à lui, comme celle qui frémit au moindre soupir du vent, tournait mobile et curieuse, avec tous ses cheveux épars ; on s’arrêtait.

On disait : Qu’est-ce que tu regardes donc là-bas, Hilaire ? « Ah ! mais… » répondait l’enfant à qui les mots manquaient. « Ah ! mais !

Les vieux pâtres passaient et se mettaient à sourire. Ils n’avaient jamais vu un petit berger si peu causeur.

Non pas rentré au village pourtant : on eût dit qu’alors il fermait sa boîte à couleurs, de concert avec le soleil, qui, le soir, emporte les siennes. Le petit Hilaire dansait, courait autour de l’église, jouait à tous les jeux bruyants des garçons, qui ont besoin, pour grandir, de pousser leurs voix, de gambader, de s’étendre en tous sens.

Hilaire était alors le plus fameux ; il attelait les autres après lui, si on peut dire cela. Tantôt sur une charrette, tantôt sur un cheval, escaladant un bœuf, ou le remplaçant à une charrue renversée, qu’il redressait tout seul ; c’était un lutin de mouvement, d’énergie, de gaîté ; un gamin de village, qui eût fait rire des pierres, et qui trouvait une galette dans toutes les chaumières. On l’y attirait pour lui faire peindre des postures. Les villageois appelaient ainsi tous les portraits de vaches, de chevaux et de chiens qu’Hilaire charbonnait sur les murailles. Il y avait de ses tableaux tout autour de l’église. C’était son album ouvert, parce que les murs étaient lisses et luisants. Il y déroulait tout le portefeuille relié dans sa tête ; il placardait ses pensées dans l’ombre, en jouant, toujours armé d’un charbon, ou d’un morceau de craie qu’il cachait dans sa chemise. Le soir, il cessait de jouer à cloche-pied, sous l’humble parvis, ou bien, en attendant son tour, pour respirer, il allait, en courant, tracer une figure, un arbre, sans y voir. Il fit M. le curé ressemblant, frappé de l’avoir vu un jour porter le bon Dieu à un malade. On reconnut M. le curé, M. le curé se reconnut, et il passa doucement la main sous le menton du petit villageois surpris, qui sentit, pour la première fois, qu’il ne serait pas toujours berger ; car, dans le regard de ce bon curé de campagne, il y avait une promesse : elle fut réalisée.

— Et puis, que fais-tu là par terre ? demanda-t-il, quelques jours après, à Hilaire étendu à plat-ventre auprès d’un tas d’argile. En même temps il se baissa pour voir : car il était vieux et ses yeux aussi ! — Tout çà ! et puis tout çà ! répondit l’enfant ; il y en aura un pour vous ! »

Jamais vous n’avez vu de plus charmants moutons, presque bêlants ; ni des petits cochons plus prêts à grogner. C’était joli, c’était vrai de forme, pétri et modelé avec une sagacité naïve, qui fit rêver encore une fois M. le curé, disant en lui-même : « Il faut pousser ce petit gardeur de cochons ! »

Il le poussa ; l’instruisit dans un livre, et l’habitua aux souliers. Alors il le mena droit avec lui au château où il allait dire la messe, quand le maître était malade. Hilaire restait des heures entières devant les tableaux d’une galerie peuplée de peintures, où le malade se plaisait à le voir si absorbé, qu’il oubliait d’avoir faim.

— Quel est ton sentiment là-dessus ? lui demandait le curé quand il était temps de partir.

— J’en ferai des pareils ! » répondait-il sans orgueil, parce qu’il voyait ses tableaux à lui pendre dans l’avenir. Alors il retournait joyeux à son argile et à ses moutons.

Il dit pourtant un jour adieu à ces belles scènes changeantes ; mais adieu, comme le soleil qui dit : « Je reviendrai. » Il revint douze ans après, tout rayonnant d’instruction, d’expérience, de lumière et de gloire. Tout le village, en tressaillant d’aise, courut au devant d’Hilaire, le petit berger ! avec de gros bouquets et des couronnes.

Il mangea de la galette délicieuse dans beaucoup de chaumières, où il pleura de retrouver ses postures soigneusement gardées sur les murailles. Tout le monde n’est pas peintre au village, mais presque tout le monde y est bon. L’on s’y rassemblait souvent autour de M. le curé, pour l’entendre lire, dans l’écriture d’Hilaire, tout ce qu’il écrivait de si amical qu’on s’essuyait les yeux, parce qu’il ne finissait pas une de ses lettres sans dire : J’embrasse mon village, et je tâcherai de lui faire honneur ! Alors M. le curé embrassait tout le monde. On pouvait bien dire qu’après Dieu, il avait fait un peintre célèbre d’un berger, en lui donnant des protecteurs et des conseils éclairés.

Aussi M. le curé montre-t-il une chambre toute pleine des couronnes d’Hilaire : le berger peintre les lui a toutes données avec son portrait aux pieds nus, recevant du saint homme son premier livre et ses premiers souliers !

LE COUCHER D’UN PETIT GARÇON.


Couchez-vous, petit Paul ! il pleut. C’est nuit : c’est l’heure.
Les loups sont au rempart. Le chien vient d’aboyer.
La cloche a dit : « Dormez ! » et l’ange gardien pleure,
Quand les enfants si tard font du bruit au foyer.

« Je ne veux pas toujours aller dormir ; et j’aime
À faire étinceler mon sabre au feu du soir ;

Et je tuerai tes loups ! je les tuerai moi-même ! »
Et le petit méchant, tout nu, vint se rasseoir.


Ou sommes-nous ? mon Dieu ! donnez-nous patience ;
Et surtout soyez Dieu ! soyez lent à punir :
L’ame qui vient d’éclore a si peu de science !
Attendez sa raison, mon Dieu ! dans l’avenir.


L’oiseau qui brise l’œuf est moins près de la terre ;
Il vous obéit mieux : au coucher du soleil,
Un par un descendus dans l’arbre solitaire,
Sous le rideau qui tremble ils plongent leur sommeil.


Au colombier fermé nul pigeon ne roucoule ;
Sous le cygne endormi l’eau du lac bleu s’écoule,
Paul ! trois fois la couveuse a compté ses enfants ;
Son aile les enferme ; et moi, je vous défends !


La lune qui s’enfuit, toute pale et fâchée,
Dit : « Quel est cet enfant qui ne dort pas encor ? »
Sous son lit de nuage elle est déjà couchée ;
Au fond d’un cercle noir la voilà qui s’endort.


Le petit mendiant, perdu seul à cette heure,
Rôdant avec ses pieds las et froids, doux martyr !
Dans la rue isolée où sa misère pleure,
Mon Dieu ! qu’il aimerait un lit pour s’y blottir ! »


Et Paul, qui regardait encor sa belle épée,
Se coucha doucement en pliant ses habits :
Et sa mère bientôt ne fut plus occupée
Qu’à baiser ses yeux clos par un ange assoupis !

LES PETITS SAUVAGES.

Un naturaliste vivait heureux au milieu des échantillons de toutes les parties du monde qu’il pouvait rassembler dans son cabinet.

Ces fragments de l’univers étaient rangés avec tant d’ordre, qu’une carte de géographie semblait froide auprès des quatre coins de ce monde en miniature. C’était un charme. Ce savant conduisait par la main ceux qui le visitaient, là en Asie, là en Afrique, là en Europe ou bien en Amérique. C’était presque aussi instructif et beaucoup moins fatigant.

Monsieur Le Fémi, comme il s’appelait, avait aussi des enfants qu’il aimait avec une tendresse infinie, mais prudente. Ce sanctuaire de la science, qui était en même temps la source de leur fortune, ne s’ouvrait pour eux qu’en sa présence. Il pensait, ce père plein de sollicitude pour ces chers petits ignorants, que la chose la plus innocente recèle un danger, quand on en méconnaît l’usage. Aussi fermait-il soigneusement à clé ce magasin pittoresque, objet de la curiosité toujours renaissante de ces trois enfants affamés de nouveautés et de joujoux.

— Oh ! que je voudrais avoir un morceau d’Asie ! disait l’un. Moi, une dent de l’Afrique, disait l’autre en soupirant pour un long fragment d’ivoire étiqueté : Dent d’hippopotame d’Afrique.

Mais, mieux garantis qu’Adam et Ève dans leur soif curieuse, ils tournaient autour de l’arbre de la science, sans pouvoir y rien cueillir, car il était sous les verroux. Ils n’entraient qu’avec leur père, quand nul danger ne pendait aux murs ; quand les serpents étaient vendus ou empaillés ; enfin, quand on pouvait faire ce voyage de la terre connue, sans crainte de se blesser en route. Mais un instinct dangereux ramenait sans cesse les enfants autour de cette salle, isolée de la maison par l’espace d’un jardin qui l’en séparait. C’était au bout d’une longue allée d’arbres, où ces enfants jouaient à tous leurs jeux bruyants. Ils choisissaient de préférence cette place à tous les coins frais et odorants du jardin dans le seul plaisir de lever leurs nez vers la grande fenêtre inflexiblement fermée, et de regarder à travers tout ce qui leur eût fait des jouets si amusants ! Vous eussiez dit de jeunes chats sous une volière.

Un jour moins clair qu’un autre, un de ces jours qui portent l’homme à la réflexion, et les enfants à l’ennui, où le soleil s’était caché, peut-être pour ne pas voir ce qui allait arriver, les trois enfants allaient, venaient, errants par-ci, par-là, les bras sur la tête, sans goût, sans jambes pour grimper aux arbres où il n’y avait plus de poires ; un vrai jour de repos et d’inaction, si des écoliers en vacances pouvaient comprendre l’inaction et le repos. Monsieur Le Fémi, sorti de grand matin pour des recherches précieuses, venait comme à l’ordinaire d’emporter sa clé : mais comme il avait nouvellement reçu des caisses pleines de toutes sortes de trésors étrangers, un grand désordre régnait dans son cabinet, où tant de belles choses étaient confondues pêle-mêle sur les tables et par terre. Déjà vingt fois messieurs les enfants avaient plongé leurs yeux de cormoran contre les carreaux de vitres, qu’ils détestaient, faisant des commentaires sur tout ce qu’ils entrevoyaient d’une manière si imparfaite et sans pouvoir y toucher ! leurs cœurs passaient à travers la fenêtre. On sait bien que c’est attrayant des curiosités à distance, des objets qui brillent, dont les couleurs éclatent, dont la forme inconnue tourmente l’intelligence, et attire l’instinct d’apprendre ; on le sait bien ; mais des enfants qui doivent être un jour des hommes, ont déjà le courage nécessaire pour vaincre ses élans mal placés. Il y a toujours de la joie dans la résistance contre un mauvais désir, et toujours du danger dans la possession d’une chose défendue.

C’est encore ici une preuve de cette grande vérité. L’impossibilité de glisser en corps comme en ame par ces carreaux transparents qui semblaient rire au nez des enfants, leur rendit l’énergie de courir et de chercher à se distraire par le mouvement et le bruit.

Une paume heureusement retrouvée fit l’affaire. Il y eut un moment d’ardeur et d’oubli qui tint lieu de vertu. On ne pensa qu’au bonheur permis. On fit bondir la paume au milieu de l’allée verte ; on sauta presque aussi haut qu’elle, et l’idée fixe du cabinet merveilleux s’évapora en cris aigus, étourdissante morale de cet âge.

Mais la paume lancée à travers l’espace par la main déjà vigoureuse d’Alfred se dirigea comme à son insu du côté de la fenêtre, et brisa le carreau du milieu. Clic ! clac ! un trou pour passer la tête : gare la tentation !

Il n’y avait pas deux partis à prendre : il fallait fuir. Ce n’est pas lâche de fuir la tentation.

Alfred resta pétrifié comme Émile et Blondel. Il perdit son temps a déplorer une faute involontaire, et à ramasser les inutiles débris de la vitre en éclats. C’était du temps bien employé !

Peu à peu, le bruit du verre rompu s’oublia, le regret de cette faute se fondit dans une ardente espérance rallumée.

— Vois comme on voit ! dit Alfred à voix basse. — Oh ! que c’est beau ! répondirent les autres plus petits, en se haussant sur leurs pieds, et se tenant au mur sous la fenêtre. Alfred, entraîné dans l’éblouissement de l’attraction, grimpa jusqu’au carreau cassé, et s’accrocha sur l’appui de la fenêtre en passant son bras par ce trou de mauvais augure.

— Qu’est-ce que tu vois ? demandaient les plus petits haletants et gênés. Le cou leur faisait un mal affreux, et leurs ongles, ne pouvant entrer dans le mur, se cassaient contre, ce qui est très douloureux.

Enfin, la probité fit naufrage. L’espagnolette rouillée se trouva, je ne sais comment (Alfred lui-même n’a pu l’expliquer), sous la main de l’escaladeur. Elle tourna, cria un peu, sépara en deux la croisée gémissante d’une telle violation, et tout fut dit. Les deux petits se hissèrent comme ils purent, après quelques glissades qui crevèrent les pantalons aux genoux, et à l’aide de l’infatigable Alfred, qui ne voulait être heureux ni coupable tout seul, on entra ivre, palpitant, enraye de bonheur, forcé au silence par excès d’émotion et de fatigue.

Après cette trêve qui ranima les cœurs, toutes les caisses ouvertes furent inspectées on fureta les quatre parties du globe ; on se trompa en replaçant les spécimens plus chers au naturaliste absent que les prunelles de ses yeux. Bien des choses qui venaient du coin de l’Afrique furent rejetées à la hâte au milieu de l’Asie. En un moment tout fut sens dessus dessous ; on marcha sur l’univers ; on s’habilla en sauvage !

Il y avait précisément là les dépouilles de quelque tribu, dont les ceintures et les bonnets surchargés de plumes offraient une irrésistible parure. Les bonnets flottants haussèrent de trois pieds Alfred et ses frères. Les pantalons déchirés disparurent sous les ceintures emplumées qui leur faisaient des blouses, vu leurs tailles, et des carquois brodés de perles ou de coquillages furent attachés tant bien que mal sur leurs épaules tremblantes d’orgueil.

— Toi, tu es antropophage ! dit Alfred à Blondel, petit blond naturellement fort doux, que l’exemple sent avait attiré dans ce gouffre.

— Toi, Émile, tu es l’Esquimau, mangeur de poissons et de fruits. Moi ! je suis le chef d’une tribu guerrière ; je passe : l’antropophage veut te manger, je tire une flèche, et je le tue.

— Non ! je ne veux pas que tu me tue ! dit Blondel qui prétendait jouer longtemps. Il faut nous battre ; tu crieras : arrête ! je ne m’arrêterai pas ; Émile tombera ; et pendant que je lui mangerai la tête, pour faire semblant, toi tu feras un cri de guerre, oak ! oak ! et nous nous battrons.

— Hardi ! répliqua l’aîné, et la pièce commença.

Les flèches jouèrent leur rôle ; rôle affreux !

La mort montre un bout de sa faux partout. On dirait que les enfants l’agacent dans leurs jeux pleins d’imprévoyance ; elle tourne autour de ceux qui n’ont pas de respect pour les ordres de leur père.

Les flèches, en apparence plus élégantes qu’acérées, ressemblant par leur extrémité à l’aile d’un oiseau gracieusement ouverte, s’entremêlèrent bientôt aux acclamations confuses de : oak ! oak et de tout ce qu’on pouvait inventer de plus sauvage, lorsqu’une douleur aiguë arracha un vrai cri, un vrai aïe ! si naturel, et si perçant qu’il termina le combat. Alfred était blessé au doigt, et bien qu’il voulut rire, il paraît qu’il n’en eût pas la force. La piqûre le mordit jusqu’au sang.

La voix du père, retentissante comme la voix de la conscience qui s’éveille, parvint dans leurs oreilles dressées de peur.

— Alfred ! Émile ! Blondel ! allons donc, messieurs ! où êtes-vous tous les trois !

Personne n’osa souffler.

— Bientôt des pas d’homme approchent. Monsieur Le Fémi, poussé par un battement de cœur de père, une arrière-crainte qu’il n’avait pas encore sentie, atteint le bout de l’allée : il pousse un cri sourd en voyant la fenêtre entr’ouverte. Il n’attend pas le porteur qui le suit chargé d’une énorme caisse d’emplettes rares.

Sans prendre le temps d’ouvrir la porte dont il tient la clé dans sa main qui tremble, il apparaît comme un Dieu terrible… et sauveur, aux yeux des sauvages qui tombent à genoux, eux et leurs plumes, humiliés dans la poussière.

Un coup d’œil rapide jeté sur leur costume, qui l’eût fait rire, s’il ne l’eût épouvanté, fait jaillir dans son ame une pensée funeste qui surmonte son indignation.

— Qu’avez-vous fait ! s’écrie-t-il, vous surtout, Alfred, vous l’aîné, le premier après moi, pour les guider, méchant garçon !

— Il est blessé ! répondent en sanglotant ses frères, montrant le doigt entr’ouvert d’Alfred, pâle et muet de souffrance.

— Terreur ! pitié ! blessé ! par quoi ?

-Par cela ! dit Blondel, l’antropophage, montrant la flèche plus grande que lui.

Un vertige saisit le père, qui chancela plus pâle qu’Alfred.

— Enfant !… misérable… ! non ! mon fils ! bégaye-t-il d’une langue sèche de frayeur, en soulevant de terre son malheureux Alfred ! Viens ici. Du courage, entends-tu, ou tu es mort dans une heure, et si tu meurs, je meurs, entends-tu, je meurs ! — J’aurai du courage, mon père, dit le coupable, fais ce que tu veux. — Tenez cet enfant, monsieur… mon ami ! tenez-le ferme entre vos genoux ! dit M. Le Fémi en appelant au secours le porleur, qui franchit la fenêtre, ému, ce brave homme, de la terreur peinte dans les yeux du naturaliste qui atteignait une hache d’armes du moyen-âge.

— Alfred répète-t-il à l’enfant immobile, il faut que je te coupe le doigt.

— Coupe ! dit Alfred, en l’avançant lui-même.

— Ah ! mon frère !

— Ah ! monsieur ! crièrent les enfants et l’homme épouvantés.

— Pas une seconde à perdre, la flèche est empoisonnée. Ferme donc !… et le doigt tomba.

— Tu le garderas, dit Alfred, sans faiblir.

Les plus jeunes tremblaient sous leurs plumes tandis que le père, dans un sublime sang-froid, brûlait la plaie vive de son fils qu’il disputait à la mort. La force humaine n’alla pas plus loin ; et quand il eut terminé cette opération pour laquelle Dieu le soutenait, il serra convulsivement la tête d’Alfred sur sa poitrine, et perdit connaissance.

Ce ne fut que longtemps après ce jour, dont l’impression forte et salutaire est encore gravée chez ces enfants corrigés, que la mère d’Alfred apprit l’événement qui s’était passé si près de sa chambre. Malade alors, elle n’en sortait pas. L’enfant ne se plaignit point, ne versa point de larmes, quand elle s’aperçut avec de vives craintes qu’il avait la main enveloppée : — Ce n’est rien, ma mère, rien du tout, dit-il en s’enfuyant pour ne pas lui donner le saisissement d’une telle vue. Il chanta même de toutes ses forces, ce qui rassura et fit sourire la mère.

Mais il pleura, oh ! il pleura beaucoup avec son père, parce que ce bon père en voulant faire des reproches justes à son garçon, fut tout-à-coup étranglé par des sanglots qui firent tomber Alfred à ses pieds. Il les mouilla de larmes.

— Oui ! pleure ! pleure ! dit-il ; nous pouvons être un moment faibles l’un devant l’autre : nous avons eu l’un pour l’autre tant de courage !

L’OREILLER D’UNE PETITE FILLE.


Cher petit oreiller, doux et chaud sous ma tête,
Plein de plume choisie, et blanc, et fait pour moi !
Quand on a peur du vent, des loups, de la tempête,
Cher petit oreiller, que je dors bien sur toi !


Beaucoup, beaucoup d’enfants pauvres et nus, sans mère,

Sans maison, n’ont jamais d’oreiller pour dormir ;
Ils ont toujours sommeil. Ô destinée amère !
Maman, douce maman, cela me fait gémir.


Et quand j’ai prié Dieu pour tous ces petits anges
Qui n’ont pas d’oreiller, moi j’embrasse le mien.
Seule, dans mon doux nid qu’à tes pieds tu m’arranges,
Je te bénis, ma mère, et je touche le tien !


Je ne m’éveillerai qu’à la lueur première
De l’aube, au rideau bleu c’est si gai de la voir !
Je vais dire tout bas ma plus tendre prière :
Donne encore un baiser, douce maman Bonsoir !

PRIÈRE.


Dieu des enfants ! le cœur d’une petite fille,
Plein de prière, (écoute !) est ici sous mes mains ;

On me parle toujours d’orphelins sans famille :
Dans l'avenir, mon Dieu, ne fais plus d’orphelins !


Laisse descendre au soir un ange qui pardonne,
Pour répondre à des voix que l’on entend gémir.
Mets, sous l’enfant perdu que la mère abandonne,
Un petit oreiller qui le fera dormir !



LE PETIT DÉSERTEUR.

en cinq parties


LA DÉSERTION.

I.

« Huit ans, fluet, rose, bien mis ; une montre d’étain en sautoir, une pièce de dix sous toute neuve et des billes dans sa poche. »

Tel était le signalement passé de main en main, depuis le faubourg Poissonnière jusqu’à la barrière du Temple, d’un petit garçon, sans chapeau, qui avait disparu le matin de chez son père : on ne voulait pas le croire. On disait : « c’est impossible ! un enfant ne quitte pas son père. »

Quelqu’un répondait : — Si ! si ! on l’a vu passer sans chapeau, en petit garnement, criant en confidence à un écolier qui l’appelait pour jouer aux billes : « — Je n’ai pas le temps : je fais l’école buissonnière. Ne dis pas que je vais chez ma tante, à Dammartin. Ah ! ah ! J’ai pris mon parti ? ne le dis pas. »

Il y avait une foule de voisins aux portes qui racontaient ou qui écoutaient ce départ dont l’imagination était frappée comme d’un sinistre présage. Une vieille qu’on croyait comme l’Évangile disait :

— Cela annonce une révolution. L’enfant qui déserte la maison de son père, c’est les hirondelles qui s’envolent d’un toit. Ne me parlez jamais de choses pareilles ; elles portent malheur ! Tout le monde frissonnait.

— C’est-à-dire qu’elles portent malheur aux hirondelles et aux enfants, repartit l’épicier qui combattait pour son compte un augure si menaçant. Il ne faut pas croire que les honnêtes gens doivent payer pour les mauvais sujets.

— À présent, cherche ! » interrompit celui qu’on avait mis à la poursuite du fuyard, et il se mit à courir, le signalement à la main, poussant tout le monde, qui s’arrêtait de surprise, disant :

— Qu’est-ce qu’il a donc ? — Je cherche un enfant, répliquait l’homme, moitié triste et moitié colère : un gamin, que si je le tenais ! « Huit ans, fluet, rose, bien mis ; une montre d’étain en sautoir, une pièce de dix sous toute neuve et des billes dans sa poche ! » Enfin tout le signalement. Quel scandale sur le boulevard ! Quel étonnement pour tous les curieux à qui cet homme racontait que l’enfant, qu’il osait à peine nommer Oscar, évitant d’ajouter le nom de son père, s’enfuyait de sa famille, pour avoir reçu le fouet ; et si peu, si peu, que sa mère n’avait fait que semblant ! Les curieux étaient confondus.

Pendant cela, monsieur Oscar courait comme un brûlé, croyant n’atteindre le bonheur qu’après avoir franchi la barrière. Il passa roide et prompt, sans chapeau, sans passeport, ce qui est d’une audace inouïe, jetant la plume au vent ; ou, pour parler mieux encore suivant son aspect dévergondé, jetant son bonnet par-dessus les moulins. Il y avait un tel parti pris dans son aspect de désordre, qu’on l’eût pris pour Christophe Colomb courant à la conquête d’un nouveau monde.

Il fuyait l’école, il allait chez sa tante, et il avait dix sous ! l’espace, le temps, la fatigue, tout disparaissait devant ses téméraires espérances.

— Ma tante, disait-il en lui-même, en fendant l’air qui faisait voler ses cheveux blonds, ma tante me donnera un chapeau. Elle me donnera cent chapeaux : c’est ma tante ! c’est riche, une tante ! et elle ne me donnera pas le fouet. J’aurai tout ce que j’avais quand je demeurais chez ma mère ; des tartes, des galettes, des cerfs-volants, (j’en veux douze de cerfs-volants !) et je n’irai plus à l’école, où l’on devient bête. Je ferai un buisson tous les jours ; je courrai avec Pierre ; je me battrai avec François, j’irai nager avec le cheval. C’est bien mieux ! d’ici-là, je trouverai à manger, quand je passerai devant les pâtissiers, ils me donneront des gâteaux. On a tout avec de l’argent : mon père l’a dit. Et j’ai une pièce blanche ! on crie toujours que ma tante est mon coupe-gorge ; mais j’aime mieux ma tante, moi ! ma tante n’a pas de livres. Oh ! ma tante ! vive ma tante !

Il marche ! il marche !

Des arbres passaient devant lui, fuyaient derrière comme sur un plancher à coulisse. Des moutons, des vaches, des champs où les blés flottaient, où les fleurs brillaient ; tout glissait sous ses yeux par la rapidité de sa course. Mais point de maisons, point de pâtissiers ! seulement des flots de poussière qu’il levait avec ses pieds, et qui séchaient sa gorge, parce que d’abord il avait chanté la Parisienne et tout !

Il marche ! il marche !

À la fin, quelques chaumières apparaissent sur le chemin. Ses regards affamés se portent vers les enseignes, point d’enseignes ! enfin, au milieu de quelques paires de sabots, de harengs saurs et de savon vert, trois brioches de campagne et des œufs rouges de Pâques dernières raniment le voyageur épuisé. Il paie sans marchander la somme qu’on lui demande de ces denrées desséchées au soleil, puis il remet, comme l’homme errant de l’écriture, cinq sous dans sa poche. Il croit, comme le juif maudit, que ces cinq sous se renouvelleront : vous allez voir.

Quoiqu’il en soit, il mange les œufs durs et les brioches qui tombent en poussière, et reprend haleine un moment devant une femme à demi-stupide, qui le regarde baigné de sueur et défiguré de poussière, sans s’inquiéter ni d’où vient, ni où va ce petit arpenteur de grand chemin.

— Pour aller chez ma tante, dit-il, c’est-il encore loin ? — Quelle tante ? demande la maîtresse de ce bazar de hameau.

— Ma tante, quoi ! ma tante Dorothée Carbonnel.

— Je ne sais pas ce nom là, repart la femme insoucieuse en se remettant à tirer le lin d’une quenouille de chanvre.

— « Mais, ma tante Dorothée Carbonnel, comment ! repart Oscar qui ne comprend pas que sa tante soit inconnue à quelqu’un dans le monde, elle est à Dammartin, ma tante ! et c’est ma tante. »

— « Ah ben ! faut que vous retourniez sur vous, et puis prendre la fourche à votre main droite, et ce sera par là. Y aura toujours quéque laboureur en champ pour vous montrer. »

Oscar dérouté et las du repos même qu’il avait pris, car il en sentait mieux sa fatigue, rebrousse chemin. Alors le soleil lui donna en plein dans la figure, sans chapeau, sans quelques larges feuilles pour cacher un peu sa tête qui bout comme au milieu de la chaudière de midi ; c’est à tomber sur place ; aussi lève-t-il pesamment cette poussière qu’il faisait voler naguère avec tant d’insolence.

Une inquiétude brûlante le dévore sans qu’il y trouve un nom ; car tant de choses déjà tournent dans son isolement, qu’il souffre sans pouvoir dire de quoi : c’est la soif ! il se ressouvient qu’il a oublié de boire, après le repas d’une nourriture fanée et altérante. Ah ! c’est là un commencement de désespoir. Il donnerait ses cinq sous sans chanceler pour un verre de la source, où sa tante puise de si larges cruches, dont l’image fraîche et bouillonnante qui se met tout à coup devant lui, attise le feu mêlé à son haleine. Personne sur cette consumante ! Le désert se montre devant lui ! Oh ! que les prêtres espagnols pourraient dire de lui, ce qu’ils disaient à Montézuma : Les dieux ont soif !…

Cependant, avec la persévérance digne d’un autre but, il fait le signe de la croix pour s’assurer où est sa main droite, et entre dans un chemin un peu moins aride. IL avait entrevu au loin une voiture qui venait du côté de Paris, et plutôt périr que de rencontrer rien de ce qui venait de Paris, car ce ne pouvait être, selon lui, qu’une école, des livres ou le fouet !

Il pénètre donc dans un chemin de traverse, où quelques haies lui donnent d’abord l’espérance d’un ruisseau : bientôt cette fraîche idée se sèche et peut-être qu’il se fut ainsi calciné au milieu d’un chemin sous le soleil vengeur qui dardait à plomb sur lui, si son ange gardien qui devait être pourtant bien fâché, n’eût arrosé son joli visage d’un déluge de larmes qui vinrent du cœur ; car ce cœur crevait. On a beau faire et beau dire, on ne peut porter à la fois une mauvaise action, la solitude et la soif. Il y avait dans ce petit garçon, la désolation profonde qui se trouve au fond de tous les coups de tête où porte l’ingratitude. Il s’arrête, ébloui, se lavant avec ses larmes de la poussière incrustée dans ses joues ; ce bain naturel en dégonflant sa poitrine, détend un moment la peau rose et tendre de sa figure déjà moins hardie. Il s’avoue même pour la première fois que sa mère ne lui faisait pas le moindre mal quand elle disait qu’elle le fouettait ; que c’était vraiment l’ombre du fouet. Il se l’avoue, car enfin, sa tante était très-loin… sa position était déplorable, la porte de l’école ne trouble plus son jugement. Il est donc là sous l’œil de Dieu et devant sa conscience : la vérité étincelle nue au soleil ; il soupire : — ah !

Je crois que vous ne serez pas fâché de le laisser là un moment tout seul, d’autant plus qu’à force de marcher il arrive à la fin près d’un moulin qui tourne dans une écluse. Ce bruit limpide et les flots d’écume qui jaillissent sous un petit pont jusqu’à sa personne penchée en avant, lui rendent la vie, la force et l’étrange imprudence que nous ne saurons que trop tôt, avec ses suites méritées.


L’ABREUVOIR.

Le commissionnaire de confiance envoyé à la recherche d’Oscar tenait toujours à la main son signalement, mais d’une manière plus commode. Il était monté de bon accord sur l’énorme charrette d’un roulier obligeant, et du haut de cette haute position de surveillance il criait loyalement aux rares piétons qui traversaient l’heure la plus chaude du jour. — Avez-vous vu un enfant ? un petit gamin sans chapeau ? huit ans, fluet, rose, bien mis ; une montre d’étain en sautoir, une pièce de dix sous toute neuve et des billes dans sa poche ? »

On lui répondait : Non ! sans faire de longs discours : car on cuisait de soleil.

C’était la voiture que le petit déserteur avait aperçue au loin, elle passa juste devant le chemin en fourche où Oscar se trouvait caché et perdu dans les haies de sureau, ou d’églantiers ; je ne sais lequel.

Ce ne fut donc qu’a la Fileuse, où l’enfant avait fait un si mauvais repas, que cet honnête chercheur d’écoliers obtint quelques renseignements, au moyen du portrait écrit qu’il relut trois fois à cette espèce de femme sauvage qui avait déjà perdu la mémoire. La pièce de dix sous l’éveilla seule ; car elle la touchait souvent au fond de sa poche, neuve et brillante comme elle était, cette petite monnaie blanche ! le génie de l’idiot est au milieu d’une pièce d’or ou d’argent.

Elle donna donc ses instructions ; en refoulant dans sa poche le prix de sa pâtisserie et le pauvre coureur, disant à regret adieu au routier et à la charrette, se remit sur les traces d’Oscar.

Nous l’avons laissé dans une position si calme que ce serait doux de l’y retrouver, n’est-ce pas ? Moi j’y ressentirais un plaisir infini, car le bruit de l’eau durant la grande chaleur me semble un des plus grands bienfaits de Dieu.

Il paraît qu’une chose plaisait mieux encore à Oscar, et qu’après l’école buissonnière, un cheval était ce qui pouvait le plus exalter sa tête déjà très-montée par l’ardeur du grand soleil.

Il paraît encore qu’après s’être saturé de fraîcheur, ne fût-ce que dans le creux de sa main (on tire parti de tout dans le désespoir), Oscar fut tout à coup frappé de la présence d’un cheval qu’il n’avait pas vu d’abord. Ce cheval, les naseaux ouverts, humait comme Oscar l’humidité délicieuse de l’écluse, et savourait, sans maître, sans harnais, sans rien, le charme d’une promenade en toute liberté, qui sentait d’une lieue l’école buissonnière. La ressemblance de leurs situations établit tout à coup une sympathie si puissante entre eux, du côté du petit fuyard au moins, qu’il grimpa plein d’audace et de bonheur sur ce grand camarade qui se laissa faire avec une indulgence tranquille. Tout ce qui est vraiment fort protège la faiblesse.

Toutefois quand il sentit sur son dos cet extrait de cavalier, qui s’agitait en tous sens pour l’exciter à courir un peu, à jouer amicalement pourvu qu’il lui donnât force de coups de pieds, de coups de poing dans les flancs, sur la tête et partout, le géant d’écurie frissonna d’indignation ou d’amour pour la promenade, et prit ses bottes de sept lieues. Il se mit à courir travers champs, faisant des gambades et des manières d’éclats de rire qui épouvantèrent singulièrement l’écuyer de huit ans. Pour comble d’alarme, en gagnant du pays, et chevauchant avec la vitesse du vent, une large rivière parut ouvrir ses bras devant l’immense soif du cheval, qui, se souciant très-peu si Oscar avait peur de l’eau, courut tout droit s’y plonger jusqu’au poitrail, Oscar poussa des cris affreux, se retenant de toute sa peur aux crins du cheval altéré, criant alors, de ce cri né dans le cœur de tous les enfants, même des enfants ingrats comme Oscar : — Ma mère ! ah ! ma mère ! Le cheval ne bougea pas plus que celui d’Henri IV sur le Pont-Neuf. Il prenait son bain, il était bien : tant pis pour Oscar ! que devait-il à Oscar ? ces cris lamentables : — Ma mère ! ah ! ma mère ! ne laissèrent point d’abord parvenir jusqu’aux oreilles bourdonnantes du petit garçon pantelant ces cris plus rudes et plus affreux : Au voleur ! arrêtez le voleur ! arrêtez le cheval ! arrêtez le voleur !

Jugez comme la solitude des champs fut désagréablement troublée par ce tumulte déshonorant pour Oscar ! combien le ciel avec tous ses yeux ouverts dut regarder tristement cette scène ! Des paysans, qui ne badinent pas sur les droits de la propriété, accouraient de toutes leurs jambes, armés de fourches et les yeux en fureur, prêts à déchirer peut-être ce frêle larron. Il y avait sérieusement de quoi frémir ! Oscar les entendit tout à coup si près de lui que l’insensé fut comme poussé à se précipiter dans l’eau, pour éviter le châtiment qui se préparait terrible.

Mais l’ange gardien, oh ! comme j’y crois à l’ange gardien ! il me semble le voir détourner lui-même le cheval de cette rivière qui allait être un tombeau d’enfant !

Il eut pitié de sa mère absente ; le cheval légèrement frappé par une main invisible, rafraîchi d’une station salutaire à l’abreuvoir, se remit gaiement à trotter vers un petit village, emportant Oscar presque évanoui, mais sauvé de la rivière.

Au bord de ce village, l’enfant glissa du cheval moins fougueux. Ranimé par la terreur, environné de toutes parts d’ennemis prêts à fondre sur lui, il s’élança les bras ouverts dans l’église du hameau, qui le reçut haletant, plein de fatigue, de remords et d’espérance ! Car tout petit qu’il était, il sentit qu’il y a une protection puissante aux genoux de la Vierge, qui tient son enfant entre ses bras ; elle rappelait à Oscar sa mère, et semblait lui dire du haut de l’autel où il tremblait : — Reste avec nous.

— Huit ans, fluet, rose, une montre d’étain en sautoir, etc., criait alors, à la porte du village, l’homme qui gagnait si laborieusement sa journée. Il fut entouré, écouté par tous les paysans qui sortaient des chaumières, tandis que le maître du cheval se calmait un peu en remontant, comme on dit, sur sa bête. Cela fit un spectacle pour le hameau. L’asile où Oscar avait porté sa honte fut franchi : on le trouva blotti dans le chœur, la tête cachée entre les pieds de la Vierge, où il eût voulu rester toujours ! personne, en le voyant se retourner si pâle, si rendu d’épuisement, le visage baigné de larmes, les plus amères de la vie d’Oscar, personne, pas même son poursuivant bleu de chaleur, pas même le propriétaire monté sur son cheval à la porte de l’église, n’eut le courage d’insulter à un coupable si malheureux ! On respecta d’ailleurs l’abri inviolable qu’il avait choisi par une inspiration divine ; on découvrit sa tête devant l’autel, on prit de l’eau bénite et l’on fit sortir en silence Oscar qui se laissa conduire en toute humilité devant la foule rassemblée pour le voir passer. Les vieillards dirent :

— À tout péché miséricorde. »

Les femmes, en voyant ce pâle déserteur, la tête courbée sous l’humiliation, les femmes pressèrent leurs enfants contre elles, et sentirent leurs yeux humides. Les enfants, toujours bons quand ils regardent ces yeux de femme brillants de pitié, dirent à plusieurs : Mères, il faut lui bailler du lait. »

Il en but à pleine mesure et jusqu’au cœur, tandis que son guide reprenait sa force par quelques verres de vin, pour lesquels, il faut le dire, Oscar offrit ses cinq sous avec tant d’instance, que tout le monde dit : — Il a bon cœur » et que l’homme, désarmé par cette action, prit sa main, sans rudesse, sans rancœur, saluant à droite, à gauche les habitants, qui leur donnèrent un pas de conduite dans les champs, en criant : Dieu vous garde ! et d’autres compliments qui se gravèrent pour toujours dans le cœur gonflé d’Oscar.


III.

LES BILLES PERDUES.

Une solitude affreuse régnait dans la maison paternelle quand il y rentra. Il semblait que tout fût mort. La nuit tombait les meubles étaient sombres et reprochants. Le père d’Oscar courait à la recherche de son fils depuis le matin. Sa mère, la douleur dans l’ame, était également sortie pour découvrir son cruel enfant !…

La rue était large, dépeuplée, ironique. Elle semblait dire avec une mine glaciale : — Rentrez, monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer !

L’épicier, les bras croisés, sur sa porte, inspectant, à la fin du jour, tous les scandales à la portée de son investigation, railleur comme la rue que reconnaissait à peine le paria volontaire, l’épicier ôta sa casquette avec la dérision écrasante de cette apostrophe :

— Ah ! mon estimable voisin, enchanté de vous revoir. Si vous avez besoin d’excellentes figues, de raisins de caisse pour vous remettre de vos voyages, dites à votre père que j’en vends. Il doit être bien content de vous, il vous en achètera.

Les jambes d’Oscar rentraient sous lui.

La vieille Léonore, qui tricotait à la lampe dans l’arrière-boutique, fut prise d’un grand saisissement à la vue du petit garçon. — Croyez moi, dit-elle en préparant un bon souper à son guide harassé de fatigue, croyez-moi, Oscar, montez dans votre chambre et couchez-vous. Ce soir, votre père sera encore bien fâché, votre mère n’osera vous pardonner devant lui. Venez avec moi ; ce souper que je vous porte, vous le mangerez en vous couchant, et qui vivra verra ! Oscar monta sans proférer une parole.

Son pain fut très-amer ce soir-là, ainsi que tout ce que la vieille Éléonore avait monté pour manger.

Au milieu de sa mélancolie, à demi-déshabillé sur son lit, où l’on voyait à peine clair par une petite fenêtre, et par un reflet de la lune, abîmé dans mille pensers de crainte pour demain ! d’espoir dans la clémence de sa mère, de son père offensé, et de son Dieu fléchi, une fraîche idée se glissa dans la mémoire d’Oscar : Ses billes ! tout l’avenir s’arrangea devant ses yeux. L’argent était dévoré, le chapeau disparu dans le naufrage, mais ses billes ! si polies, si bien veinées, si transparentes qu’on pouvait regarder le soleil et la chandelle au travers. — Oh mes billes comptons mes billes ! et il s’assit avec un soupir plein d’aise et de dilatation.

Tout le monde savait, avant ce jour affreux, que les heures innocentes d’Oscar n’avaient pas de plus doux loisirs que l’examen de ces jolis marbres ronds ; que c’était sa fortune, ses rentes ; qu’il les comptait cent fois par jour ; en mangeant, ce qui le faisait gronder ; à l’école, sous son livre, ce qui le faisait mettre en pénitence, enfin partout, et comme vous voyez jusqu’au fond de ses remords.

Jugez comme il fut triste quand il n’en retrouva plus que deux, après avoir parcouru avec effroi tous les coins de sa poche, d’une immense poche, qui pouvait passer pour un sac, et qu’Éléonore avait la bonté de recoudre souvent, car c’était un entrepôt qui suivait Oscar dans toutes les démarches de sa vie. Malheureusement dans cette dernière aussi ! il est à présumer que les secousses du cheval errant avaient fait sortir ces petites richesses roulantes… Oscar se renversa sur son oreiller, qu’il inonda de ses larmes et s’endormit désenchanté de ce monde, où les fautes s’expient par de si grandes souffrances. Il avait dit : Tout est fini pour moi ! et il était entré dans un profond sommeil.

Ce fut ainsi que le trouva sa mère, quand elle monta, non pour punir un crime qu’elle n’avait jamais prévu, qui ne faisait point partie de ceux enfermés dans son code pénal de mère et qu’elle remettait à Dieu mais quand elle ne put résister enfin à venir s’assurer si c’était bien lui ! bien son enfant perdu tout un jour… C’était lui ! mais qu’il était changé ! comme sa mère le reconnut avec tristesse, lorsqu’après avoir approché bien doucement, bien doucement une lumière auprès de son lit, elle le vit humecté de larmes, barbouillé de la poussière des voyages, et les cheveux mêlés comme s’il se fût battu avec cent chats !

Le cœur de cette mère ne put résister. Elle pleura comme il avait pleuré, avec plus de douceur toutefois, car elle retrouvait son cher enfant ! Aussi laissa-t-elle tomber, avant de sortir, le baiser du pardon sur le front souillé d’Oscar. Elle retourna près de son mari, qui se promenait en long et en large dans le magasin, songeant d’un air soucieux au châtiment que méritait son fils.

Elle parla tant, tant ! sa voix était si bonne, si suppliante, si craintive qu’elle entra dans la colère de l’homme grave et blessé. Il répondit :

— Couchez-vous ; car vous me rendez aussi faible que vous-même !

Elle bénit Dieu ! et se coucha délassée.


IV.

ÉCOLE ET PARDON.

Le lendemain, Éléonore conduisit Oscar à l’école, avant que personne fut levé chez son père. Un déjeuner d’enfant prodigue, préparé par sa mère qui ne se montra pas encore, avait réparé ses forces et rendu un peu de teint à ses joues bien lavées. Excepté la perte des billes dont il était si fier autrefois, si ruiné aujourd’hui, tout semblait à peu près remis en place dans son existence, où il avait repris son banc, son livre et tous ses bruyants camarades.

Quand l’école fut complète, le maître ayant saisi au vol un moment de profond silence, se leva et dit : — Messieurs, il y a parmi vous un enfant qu’il est de mon devoir de vous signaler comme pouvant donner un funeste exemple à ma classe, un buissonnier ! qui n’a pas craint de plonger sa mère dans les angoisses de l’inquiétude, sa mère, sa bonne mère qui l’a nourri de son lait, qui l’habille, qui lui paie des maîtres ! cet enfant ingrat a déserté hier sa maison !

Sou nom est inutile à prononcer ! une rougeur coupable fait éclater sa condamnation dans ses traits, qu’il s’efforce en vain de cacher sous son livre ! Puisse, messieurs, cette rougeur provenir d’une bonne honte qui enchaînera dans notre sein l’enfant qui a mérité tout un jour le titre anti-social de déserteur !!!

Oh ! quel murmure suivit cette dénonciation publique ! Oscar crut tourner dans un tourbillon de feu, quand il sentit trente-six yeux d’écoliers attachés sur lui seul, comme sur un centre de blâme et de curiosité, car il n’y avait pas à hésiter, c’était lui !

Les innocents de ce jour-là s’étalent regardés fièrement entre eux, ayant l’air de se dire :

— Voyez ! les déserteurs portent-ils la tête comme cela ! » et la tête d’Oscar tombait comme une feuille morte sur sa poitrine ! Aussi les murmures, d’abord décents et étouffés, devinrent tellement tumulte que le maître eut besoin d’une vigueur peu commune pour rétablir à la fin le silence, d’où s’échappait encore, comme les dernières fusées d’un feu d’artifice, ce mot qui ne tombait que sur le banc vide d’Oscar. — Déserteur ! déserteur ! et la classe entière lui tourna le dos.

Ce procédé n’est pas d’une haute charité, c’est vrai : mais telles sont les mœurs de l’école, du monde entier. Oscar eut bien du mal à détacher de lui ce vilain nom qui s’y était collé par sa faute.

Son père, quand il rentra, vit qu’il en était si courbé qu’à peine il pouvait s’avancer vers lui. Suivant sa promesse de la veille, il lui tendit la main généreusement. — Oscar ! je te pardonne, tu as souffert. » Et il vit, lui, que sa mère pleurait en faisant semblant de regarder par la fenêtre.

Pauvre Oscar ! il se trouva, sans savoir comment, dans ses bras, dont l’étreinte lui réchauffa le sang autour du cœur ! il s’y plongea comme dans son champ d’asile. Il y oublia tout ! et les grandes routes, et les écoles impitoyables.

Elle fit des épargnes pour lui rendre vingt billes.

Il fit le serment de ne la déserter jamais.

ADIEU D’UNE PETITE FILLE À L’ÉCOLE.

Mon cœur battait à peine et vous l’avez formé,
Vos mains ont dénoué le fil de ma pensée,
Madame ! et votre image est à jamais tracée
Sur les jours de l’enfant que vous avez aimé !


Si le bonheur m’attend, ce sera votre ouvrage ;
Vos soins l’auront semé sur mon doux avenir :

Et si pour m’éprouver, mon sort couve un orage,
Votre jeune roseau cherchera du courage.
Madame ! en s’appuyant sur votre souvenir !


TABLE
DES
Matières contenues dans le second volume.


 47
 65
  1. Historique.