Le Livre des mères et des enfants/II/Minette

MINETTE.

Ah ! que j’ai vu une triste chose ! Il m’en coûte beaucoup de vous la raconter ; mais elle peut servir de leçon à quelques enfants, si par malheur, il s’en rencontrait encore de pareils à Minette. J’en prends donc le courage.

Minette passait chaque année une partie des vacances chez une amie de sa mère, car Minette était en pension, parce que sa mère avait des enfants très petits à élever. Il faut bien vous avouer que Minette révélait un caractère si absolu, si despotique, à sept ans que force était déjà de soustraire de plus faibles créatures à sa domination. Hyacinthe était de son âge, et bien qu’elle fut liante et bonne comme un agneau, mademoiselle Minette était bien obligée de faire, suivant l’expression, patte de velours, car Hyacinthe était calme et forte. La douce simplicité de son caractère se rehaussait des dehors les plus beaux ; leur aimable puissance s’exerçait sur Minette elle même qui n’osait que bien rarement lui dire : je veux ! mais, par combien de ruses, l’orgueilleuse ambition de son amitié arrivait-elle au but d’asservir tout ce qui avait le malheur de lui plaire ! je dis le malheur, car, j’en connais peu qui fatiguent le cœur plus qu’une amitié tyrannique.

Nous n’avons pas le droit d’opprimer nos amis.

Ainsi donc, bien que la complaisance d’Hyacinthe fut charmante pour les mobiles fantaisies de Minette, on ne craignait pas qu’elle en souffrit, car elle cédait toujours avec le sourire sur les lèvres.

Personne ne s’apercevait des mille petits sacrifices qu’elle faisait à la tenace persévérance de sa bonne amie ; elle-même ne s’en doutait pas peut-être, car elle y trouvait, je ne sais quel plaisir tranquille qu’un bon cœur goûte à voir les autres heureux de l’abnégation de ses goûts. Vraiment, Hyacinthe était une aimable enfant !

On courait un jour dans le jardin, on se jetait des fleurs ; Minette en avait déraciné un bon nombre, pour les replanter suivant la caprice de son goût sans utilité sans réflexion que l’idée fixe : je le veux ! Minette était inflexible et légère ; rapide et raide comme un papillon de fer. Quel bonheur avec une telle organisation, (qu’elle ne songeait pas à corriger, parce qu’elle se trouvait, parfaite), quel bonheur de ne s’appuyer que sur des relations moelleuses sur l’inépuisable condescendance de la belle Hyacinthe, qui, n’opposait au dégât de ses fleurs qu’un sourire un peu triste, un regard où se montrait à peine un reproche mélancolique, et que Minette ne voyait pas, car elle était à son affaire, à son système de régner partout, même en écrasant des fleurs. Mais le jardinier le voyait, lui ! et il avait pris Minette en horreur. Minette le méritait, car, un jour que cet homme avait prié poliment la bouleversante petite fille de laisser ses plantes et ses arbustes en repos, elle l’avait regardé de toute la hauteur de ses trois pieds et demi, en disant d’un ton bref : qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? — C’est Roch le jardinier, avait répondu Hyacinthe, d’une voix pleine d’aménité.

— Eh bien ! jardinier, je m’amuse ! voilà !

Eh bien ! murmura le jardinier en la regardant de travers, ça fait un fier petit paquet d’ortie : voilà !

Minette devint rouge comme une pivoine qu’elle venait de cueillir ; elle la tordit dans ses mains, que la colère faisait ressembler à des petites griffes, ce mouvement furieux d’orgueil fit rire Hyacinthe, qui n’en comprenait pas la souffrance ! car l’orgueil fait mal comme une aiguille, quand il n’est pas content. Il faut toujours qu’il danse sur la tête des autres, pour ne pas se retourner contre le cœur : c’est un ver malsain à la vie, prenez-y garde.

— Tu ris, toi ! dit Minette avec du feu dans les yeux et en poussant Hyacinthe qui chancela.

— Tu m’as poussée ! dit la douce enfant la poitrine gonflée de surprise.

— Non ! je ne t’ai pas poussée, répartit Minette vivement.

— Si ! tu m’as poussée ! et deux larmes ruisselèrent sur ses mains que serrait impatiemment Minette, en lui criant d’une voix altérée : — Dis que je ne t’ai pas poussée ! dis que je ne t’ai pas poussée !

— Je l’ai cru, dit naïvement Hyacinthe. Si non, je ne l’aurais jamais inventé.

— D’ailleurs, tu ne m’aimes pas, toi ! reprit Minette en boudant.

— Si ! je t’aime !

— Non ! tu ne m’aimes pas, puisque tu ris quand on me dit des mots.

— Je n’ai pas ri de cela, parce que tu avais commencé, et que Roch est bon ! mais c’est que tu avais l’air de faire exprès des gestes, comme en jouant à préchi, précha !

— Bien sûr ! dit Minette en levant son doigt.

— Oui ! bien sûr ! et l’on s’embrassa.

Si tu m’aimes, tu feras tout ce que je voudrais ; n’est-ce pas ? reprit avec réflexion Minette en calinant.

— Tout ce que je pourrai, sans faire de mal à personne.

— Bien entendu, nigaude ; est-ce que je suis méchante, moi ? et Minette avait un désir singulier d’obtenir une grande preuve d’amitié, d’obéissance peut-être, de cette compagne qu’elle avait vu rire d’elle.

Tiens, dit-elle en cueillant une herbe laiteuse et d’un vert gracieux ; si tu m’aimes, frotte tes joues avec ce bouquet : cela pique un peu, et ce sera un gage.

— Quelle idée ! si cela pique.

— Je t’en prie ! je t’en prie ! pour être sûre de toi.

Hyacinthe ne se fit pas presser davantage, et sans redouter une légère piqûre, elle broya l’herbe sur son charmant visage. Minette dansa ! C’était du tithymale, connu sous le nom d’éclair, dont le suc violent et corrosif, par une trompeuse ressemblance avec la crème, peut causer les maux les plus cuisants, si on l’applique sur une chair tendre et délicate. La fraîcheur du soir arrêta d’abord l’effet douloureux de l’herbe. Cependant une inquiétude involontaire agitait l’enfant qui passait à chaque instant les mains sur ses joues et son menton plus blanc, plus rose qu’à l’ordinaire. Mais la lumière, qui pâlit tout, atténuait l’éclat de cette nuance fiévreuse qui la rendit d’abord plus belle en faisant scintiller ses yeux d’une flamme souffrante.

Oui, elle commençait à souffrir ; mais sans le démêler clairement, sans se plaindre surtout, disant dans son cœur :

Bah ! ce sera bientôt fini. Minette est ma bonne amie : elle n’aurait pas voulu me faire du mal.

Minette mangeait des fraises. Hyacinthe la regardait se détournant souvent pour gratter sa figure et une fois aussi pour pleurer.

La nuit, ce fut terrible. Elle rêvait des choses qui font peur, des chats qui sautent aux yeux, des oiseaux qui donnent des coups de bec : enfin toutes sortes de bêtes méchantes que la fièvre invente et jette dans les songes des plus innocentes créatures. Minette dormait du sommeil du juste : elle n’entendit pas une des plaintes étouffées de sa pauvre petite victime, dont la mère fut éveillée avec un sentiment profond d’effroi.

D’abord elle prêta l’oreille en s’appuyant sur son cœur qui battait ; puis, cette voix chère et gémissante la remplit de saisissement. Elle alla dans la chambre voisine droit au lit de sa fille, comme si cette chambre eût été pleine de lumière.

Hyacinthe était assise sur son lit dormant et pleurant tout ensemble ; ses deux mains déchiraient, sans le savoir, ce doux visage brûlant, baigné d’autant de sang que de larmes. Sa mère ne recevant pas de réponse et l’entendant gémir, approcha d’elle une veilleuse allumée toutes les nuits pour la sécurité de la maison : douleur d’une mère ! vous la figurez-vous, quand la lueur de cette lampe n’éclaira qu’un monstre couvert d’ampoules noires et sanglantes ! Hyacinthe avait la tête grosse, grosse ! comme je ne sais quoi, car elle était très-grosse.

Dieu sauveur ! dit sa mère toute défaillante, mon enfant ! Ma fille ! qu’avez-vous ? Ah ! Ferdinand ! cria-t-elle à son fils aîné qui était accouru à ses cris douloureux, Hyacinthe a la petite vérole, regardez, comme la voilà ! »

Ce jeune homme qui était un très-bon frère, ne put contenir son effroi et réveilla tout à fait la petite fiévreuse, dont il retenait les mains dans les siennes.

— Oh ! laisse ! laisse ! mon bon Ferdinand, dit-elle, laisse-moi ôter ces mouches qui me piquent, ou bien, ôte-les, toi ! Seigneur ! Seigneur ! que j’ai du mal ! où est maman ? je croyais qu’elle parlait aussi dans mon rêve. »

Sa mère resta bien épouvantée, car elle était juste devant elle ; ce qui lui fit dire avec un frisson froid par le corps : — Ma fille est devenue aveugle !

Tout fut dans une grande agitation jusqu’au jour, comme vous pouvez croire. Il était trop vrai qu’Hyacinthe ne pouvait ouvrir les yeux qu’avec des peines infinies et disait des mots si touchants que le cœur de sa mère s’ouvrait. Enfin, dès que le jour parut, Ferdinand la conjura de se calmer, en lui promettant de courir chez le meilleur médecin de la terre pour soulager leur petite bien aimée.

Hyacinthe l’attirant doucement vers elle se pencha sur son épaule pour parler dans son oreille :

— Ne va pas chez un médecin, dit-elle, il n’y a que Minette qui puisse me guérir. Dis-lui de venir me voir, Ferdinand : elle m’ôtera bien vite mon mal, va !

Ferdinand ému d’un vague soupçon fit en toute hâte lever mademoiselle Minette par la bonne, et attendit impatiemment à la porte jusqu’à ce qu’elle fût habillée.

Venez ! Minette, venez ! dit-il d’un air troublé, on a besoin de vous auprès du lit de ma sœur.

À peine Hyacinthe entendit-elle sa petite amie, qui demandait avec effroi :

— Besoin de moi ? Ah !… pourquoi… ? qu’elle s’élança de son lit les bras ouverts devant Minette, en disant tristement :

— Voilà comme je suis ! »

Un cri d’horreur répondit seul à ce touchant appel : Minette s’enfuit sans vouloir embrasser Hyacinthe, et descendit quatre à quatre les escaliers en répétant. — Non ! j’ai peur ! non ! j’ai peur !

Sa mauvaise action avait pris en effet une figure bien effrayante pour la punir ; mais s’en aller ! fuir devant la prière sans reproche d’Hyacinthe ! Ah ! c’était affreux ! c’était lâche, c’était encore la sécheresse de l’orgueil ! Je vous dis que l’orgueil est sans pitié. Il n’en a pas même pour ceux qui le nourrissent, ce serpent ! Qui, dans le monde, si ce n’est Minette, ne fut tombé à genoux et n’eût pleuré à chaudes larmes devant l’énorme tête de son innocente compagne ? Les larmes, dit-on, ne guérissent pas. Non ; mais elles désarment ; et l’on n’eût pas vu ce que l’on a vu, si Minette n’eut été, par ce dégoût hors de raison, jugée indigne de toute pitié.

Ferdinand avec la promptitude d’un garçon de quatorze ans, que l’on irrite dans ses amitiés, (car sa mère et sa sœur étaient ce qu’il aimait le mieux dans l’univers) s’élança à la poursuite de la fuyarde et l’atteignit au bout du jardin, où Roch replantait tout ce qu’elle avait abîmé la veille. Ferdinand brûlait d’éclaircir le soupçon qu’il avait contre cette petite griffe, assez connue déjà dans le monde, (bien qu’elle n’y fut que depuis sept ans) pour ne pas inspirer grande confiance. La réputation d’une longue vie commence de bien bonne heure dans les familles.

— C’est vous, dit Ferdinand qui avait saisi la petite fille effarée, c’est vous qui pouvez guérir ma sœur : Voyons, est-ce vous ?

— Je ne peux pas la guérir, non, laissez-moi, criait-elle en se tordant. Ahie ! je veux m’en aller !

— Oui ! tout de suite. Mais quand vous m’aurez avoué ce que vous avez fait à ma sœur.

— Rien du tout ! dit-elle un peu pâle, et les lèvres amincies : est-ce ma faute si elle en a trop mis ! je veux m’en aller.

— Ferdinand ! Ferdinand ! dit sa mère en l’appelant de la fenêtre, laissez cette petite. Le médecin ! mon ami, le médecin ! »

Et Roch, appuyé sur sa bêche, regardait avec un grand sang-froid l’heure de la justice qui allait sonner pour Minette ; des dames aussi, dont les jardins entouraient celui-là, regardaient également de leurs fenêtres l’acte de justice qui s’accomplissait alors.

— Le médecin, ma mère ! répondit Ferdinand à voix haute, le voilà, tenez, le voilà ! poursuivit-il en levant en l’air par les bras, la furieuse Minette qui battait des pieds à vide, pour échapper à Ferdinand.

— Vous savez bien, reprit-il que la vipère guérit sa piqûre quand on l’écrase dessus.

Alors, inflexible et fort, il interroge de nouveau cette nuisible enfant. Elle avoue son crime, entremêlant sa confession de hurlements, qui disaient : je veux m’en aller ! je le dirai à maman ! je vous ferai battre par maman ! »

Ce qu’il me reste à vous dire me fait perdre la respiration. Minette, au milieu du jardin entouré de fenêtres peuplées de spectateurs, devant Roch, qui en replanta ses fleurs avec plus de courage, Minette fut fouettée ! fouettée par un frère qui venge sa sœur, et qui y va de toute son ame, au bruit des applaudissements des spectateurs indignés : et tout en elle, tout ! jusqu’à sa jupe, en demeura immobile, pétrifié de honte. — Il faut tirer le rideau sur la fin de cette scène. On la reconduisit en voiture chez ses parents, ou à sa pension, n’importe. Ainsi tout lien fut rompu entre deux maisons qui s’aimaient avant la naissance de Minette !

Une quantité prodigieuse de lait, sa soumission à se baigner le visage, et les soins de ses amis rendirent à Hyacinthe la vue et la santé. Ce fut la seule qui pleura de l’humiliation de Minette.