Le Livre des mères et des enfants/II/La physiologie des poupées

LA PHYSIOLOGIE DES POUPÉES.

I.

un père.

Quatre poupées entrèrent un jour à la fois, rue des Pyramides. Cela fit quelque sensation chez les voisins de l’heureuse maison où se précipitaient ces charmantes étrangères, car elles étaient pleines d’éclat, de décence et de fraîcheur dans leurs parures.

Une vieille gouvernante les reçut dans le vestibule du second étage, les prit des bras de la personne qui les apportait, et les rangea derrière un rideau, comme elle en avait reçu l’instruction, puis courut avertir son maître, arrivé, depuis quelques jours d’un grand voyage ; il parut un moment après, suivi de quatre enfans qu’il fit ranger autour d’un excellent déjeuner préparé pour eux.

Cet homme, d’une taille légèrement courbée, quoique jeune encore, les assit lui-même auprès de lui d’un air doux et triste. Il était le père des enfants et revenait leur tenir lieu d’une mère charmante, qu’ils avaient perdue. Rien ne pouvait retenir M. Sarrasin à la vie, que le dessein irrévocable d’être à la fois le père et la mère de cette petite famille groupée autour de lui. Forcé à de fréquents voyages dans l’intérêt de tous, il n’avait pu depuis trois ans cultiver lui-même ces jeunes plantes dont il ignorait entièrement les caractères. Leurs jours s’étaient passés depuis six mois, dans une pension, où elles avaient senti moins cruellement l’absence de leur mère et la privation momentanée de ce jeune père, qui leur était enfin rendu ! C’était leur troisième réunion depuis son retour béni, et vous avez déjà jugé qu’ils s’occupaient des moyens d’assurer leur bonheur. Il ne lui en restait pas d’autre.

Il se leva quand le déjeuner fut fini et la table remise en ordre.

Voici, dit-il en tirant le rideau qui cachait les belles visiteuses, quatre petites compagnes que je veux associer à notre voyage de Saint-Denis.

Un saisissement de plaisir fit manquer la voix aux quatre sœurs, qui levèrent leurs bras, en criant :

— Oh ! papa ! oh ! papa ! qu’elles sont jolies !

Ce n’est pas sans dessein, reprit-il, qu’elles sont arrivées ainsi pour vous chercher. Elles ont sans doute désiré un asile près de chacune de vous. Leur choix doit être écrit d’avance dans leur billet de visite.

Toutes se précipitèrent sur les petites mains à ressorts des poupées qui tenaient une carte de visite. Albertine, l’aînée, y lut son nom (car elle savait lire l’écriture), l’adresse était ainsi conçue : Prudente pour Albertine. Augusta, Marceline et Valérie y épelèrent aussi leurs noms et ce furent des cris, des embrassements, qui firent couler la joie jusqu’au cœur de leur père.

— Élevez-les bien, dit-il avec une tendresse sérieuse, et rendez-moi un compte fidèle de leurs penchants : ce sont vos filles.

Albertine emporta la sienne dans ses bras avec un maintien de petite maman tout à fait composé, la regardant avec un air de tendre protection qui fit bien augurer à monsieur Sarrasin de l’avenir de la poupée qu’elle appela sur le champ : — ma fille.

Augusta saisit vivement Lutine par le milieu du corps, et lui appliqua deux gros baisers qui dérangèrent un peu sa coiffure. Valérie soutint Péri par ces deux mains délicates, en la faisant sauter en mesure sur un pas de valse. Marceline, la plus jeune, petite blonde silencieuse, se tint gravement debout devant celle qui la regardait de dessus la table, sans montrer trop d’empressement à l’en faire descendre.

— Tu ne prends pas, Fauvette ? dit son père : ne te trouves-tu pas contente d’avoir une telle fille ? — Si ! répondit l’enfant blond, en regardant alternativement Fauvette et son père. — Je t’aime mieux, toi ! ajouta-t-elle à voix basse en se glissant dans ses genoux et en passant ses bras autour de son cou qu’elle étreignit longtemps de toute sa force. Son père ému, tenant les yeux longtemps aussi fixés sur cette petite tête attachante, crut voir en miniature le portrait de sa mère, et la serra fortement sur son cœur. Le père et l’enfant restèrent plongés dans une immobilité qui n’était pas de l’engourdissement.

Les éclats de rire et de musique qui partaient de la chambre voisine réveillèrent cet homme absorbé au fond de sa mémoire. Il prit par la main sa plus jeune fille, qui tenait avec quelque embarras la brillante Fauvette, et ils se réunirent au cercle joyeux qui allait devenir le centre des observations du tendre physiologiste.

II.

quatre femmes en miniature.

Albertine venait de faire asseoir Prudente devant elle, pour lui montrer patiemment un point de tapisserie, lui parlant avec une gracieuse autorité, et lui promettant un monde de bonheur dans le charme du travail. Elle en avait déjà rangé autour de Prudente tous les éléments sans confusion. La poupée attentive tenait avec soumission son aiguille enfilée de laine, et paraissait écouter sans ennui sa jeune maman compter les fils de canevas, et lui expliquer les délices de cet ouvrage, répétant sans se lasser : — Vous prenez deux, que votre point soit égal et rond vos mains toujours propres et vos laines en ordre.

Ce petit coin du tableau reposa délicieusement les yeux de M. Sarrasin, car Albertine était l’aînée.

Quel bonheur pour lui de découvrir en elle le germe d’une patience si utile un jour dans sa maison ! cette grâce liante et calme devait si bien unir ensemble les jeunes branches qui l’enracinaient au monde !

Assise sur une grande chaise devant le piano, Valérie soutenait Péri par sa ceinture comme par des lisières, et la faisait légèrement tourner en frappant avec sa main droite une espèce de galop qui semblait enivrer la poupée, et la petite fille criant comme son maître de danse : — en mesure, mademoiselle, arrondissez les bras, effacez les épaules…, baissez les yeux devant votre cavalier !

— Heureuse enfant ! pensa monsieur Sarrasin, la musique fera du bruit dans tes plaisirs et dans tes peines. Ta physionomie riante reposera souvent ma douleur, et j’allégerai tes graves leçons par l’espoir de la danse.

Augusta, qui se tenait alors à l’écart, paraissait très affairée autour de Lutine. — Elle l’avait embrassée si fort et si souvent, que l’humidité de ses lèvres, assez mal essuyées des traces de son déjeuner ; avaient déjà compromis l’éclat des joues rouges et presque vivantes de sa fille. C’est dans l’étonnement de voir une tache ternir un teint plus brillant que le sien même, qu’elle avait eu recours au savon, et qu’elle s’aperçut avec désespoir qu’il ne restait dessous qu’un carton pâle où le sang ne circulait pas. L’autre joue, toute neuve et intacte, formait un affreux contraste avec celle où la couleur délayée se mêlait au savon et aux cheveux collés dans ce hideux mastic. Ce fut dans cet état qu’Augusta, avec une grosse larme dans les yeux s’élança vers son père, en élevant sous ses yeux, Lutine ainsi déshonorée, et criant : Vois comme elle a mal à la joue ; je l’ai pourtant bien lavée.

C’est à cause de cela, répondit son père, l’eau ne vaut rien aux poupées. Ta tendresse lui a déjà fait mal ; il ne faut pas dévorer ce qu’on aime. Trop de caresses étouffent un enfant. Une surveillance calme et active, une douce liberté autour de ta fille, comme pour tout ce que tu aimeras au monde, ce sera le meilleur secret pour le conserver.

— Fais-la guérir, dit Augusta les mains jointes, et je te promets de l’embrasser bien doucement. » Lutine fut envoyée chez un médecin célèbre de poupées au grand bazar où elle avait été choisie ; et dès le soir même, elle rentra rue des Pyramides, plus rouge que jamais.

Monsieur Sarrasin observait en même temps que Marceline, la plus petite et la plus frêle, n’enseignait ni la tapisserie, ni la danse à Fauvette. Elle la regardait quelquefois, caressait doucement ses souliers de satin et ses mains un peu cachées par des manchettes de blonde : mais c’était une admiration froide ou craintive que ne pouvait expliquer son père.

— Pourquoi ne danses-tu pas avec Fauvette, mon petit ange ? lui demanda-t-il ; elle doit être légère comme ses plumes. Sa robe de crêpe blanc est si bien garnie de fleurs ! »

Marceline d’abord ne répondit pas ; puis, comme si sa pensée sortait à son insu de sa bouche, elle dit : je n’ose pas l’aimer. »

— C’est singulier ; pensa Monsieur Sarrasin.

III.

la porte du ciel.

Comme le temps était fort beau le lendemain, bien qu’il fit froid d’une dernière gelée, après que les leçons furent apprises, que l’active gouvernante eut habillé ses quatre petites maîtresses qu’elle aimait avec dévotion, on déjeuna de bonne heure, on sortit à pied tous ensemble. La vieille Suzanne, chaudement parée, guidait ce petit troupeau dont elle était fière, et Monsieur Sarrasin le suivait de près avec la surveillance et la sollicitude d’un père.

Savez-vous où l’on allait avec tant d’empressement, tant d’espoir, que pas un pied ne touchait terre ? et pourquoi ces quatre visages doux et charmants se levaient souvent pour regarder au-dessus des maisons le ciel bleu suspendu, si pur, si haut au-dessus des cheminées des immenses bâtiments de Paris ? Pourquoi l’on avait embrassé sérieusement les poupées en leur disant : au revoir ! sans les emmener avec soi ? Eh bien ! vous allez le savoir ; car la personne qui a raconté cette histoire a suivi toute la famille jusqu’à la barrière Montmartre ; elle avait à rendre aussi une pieuse visite là où montaient ces beaux enfants, ayant chacun une couronne de fleurs passées au bras sous leur manteau brun.

— Oh ! ma bonne Suzanne, où allons-nous ? dit la petite Marceline qui ne marchait pas encore d’un pas aussi ferme que les autres. Suzanne soupira et n’osa répondre, car son maître gardait un profond silence. On monte, on monte… puis on aborde une grille devant laquelle monsieur Sarrasin s’arrête, découvre sa tête ; et dit : — Saluez, mes enfants, car c’est ici la porte du ciel !

Les quatre petites filles obéirent avec un instinct de douleur et de tendresse qui les fit ressembler à quatre anges de la piété. Suzanne se détourna pour cacher ses larmes. — Ma bonne vieille Suzanne, poursuivit monsieur Sarrasin, si vous ne pouvez nous suivre, vous nous attendrez là. — Ah ! monsieur ! dit Suzanne avec une instance dans le regard, et découvrant sous son tablier noir sa couronne à elle, qu’on ne lui avait pas commandé d’apporter, monsieur ! j’ai du courage, et je sais le chemin ! Dans votre absence depuis six mois demeurée toute seule, je n’avais pas d’autre voyage à faire, et je venais ! — Entrez donc, ma fidèle Suzanne, entrez, mes petites chéries… Vous n’oublierez jamais notre première promenade elle est sérieuse ; mais elle est pleine d’espérance. Voyez que de fleurs !

Il y en avait, en effet, déjà beaucoup ; et des arbustes, des plantes vertes, des saules si bien entremêlés ensemble que la terre à cette place ne se voyait plus qu’à peine. — C’est ici, mes filles, qu’il faut attacher vos couronnes et vous mettre à genoux.

Ce que firent les enfants.

— Venez, leur dit-il, après qu’il eut prié au milieu d’eux et pour eux. Venez ! votre mère vous regarde ; elle vous bénit.

La petite Marceline se précipita dans les branches et les hautes herbes en criant : — où donc ! où donc !

— Monsieur Sarrasin après l’avoir saisie dans ses bras, lui dit : je te promets que nous serons tous réunis un jour et que nous irons la rejoindre par la porte du ciel. — Merci ! répondit l’enfant qui se coucha triste sur son épaule, et qui redescendit avec son père au milieu des sanglots de ses jeunes sœurs qui marchaient mieux qu’elle.

IV.

la poupée malade

L’enfance est heureuse ! elle est aimée de Dieu. Dieu charge un ange de mesurer la peine à la faiblesse. L’ange y va bien doucement ; on croit qu’il leur souffle des baisers dans leurs larmes. De là ces ondées de pleurs qui mouillent à peine, car il les emporte sur ses ailes avec leurs prières. Alors, ils rient, ces petits enfants ; ils aiment, ils espèrent, ils croient et c’est pour cela que Dieu les aime ; pour cela qu’il a dit : Laissez venir à moi les petits enfants ? Il faut donc se réjouir en pensant que les quatre sœurs retrouvèrent leurs poupées avec un sentiment de joie très pur et qu’elles les associèrent à leurs souvenirs, à leurs jeux, à l’union charmante qui régnait entre elles.

Un jour que les leçons étaient finies, leur père s’étonna du profond silence qui avait succédé au bruit accoutumé de l’heureuse chambre de ses enfants. Il s’approcha sur la pointe du pied pour observer la cause de ce grand silence, et demeura fort surpris de voir la poupée d’Augusta couchée, et les petites filles s’agitant autour d’elle avec le plus tendre empressement.

Un ordre parfait régnait dans leur activité muette. On glissait doucement autour du cher petit objet qu’on semblait avoir peur de réveiller, de cette Lutine si vive et si brillante, privée de ses vêtements incommodes ; renversée sur un oreiller, se conformant à sa position avec une grâce qui enchantait les enfants. Alphonse, joli petit parent de la maison, partageait fort gravement les soins de ses cousines et remplissait les fonctions de médecin.

C’était un charme de le voir tâtant le pouls de Lutine, réfléchissant comme il avait vu réfléchir un docteur profond, et s’asseyant près du lit, le front appuyé sur sa main, une plume passée dans ses lèvres, lent à écrire l’ordonnance que ses cousines attendaient avec anxiété.

Oui ! l’enfance est heureuse. Il y avait pour elle dans cette scène l’intérêt d’un drame véritable. Cette malade immobile leur faisait pressentir ou rappeler tout ce qu’il y a de doux, d’aimable aux soins prodigués à un être souffrant. Monsieur Sarrasin vit tant de zèle et de charité régner dans ce coin de chambre, que les larmes lui en vinrent aux yeux.

Albertine lut l’ordonnance du médecin, et prépara promptement une petite bande de toile urgente pour la saignée, qu’exécuta sur l’heure la main légère et hardie d’Alphonse.

La lancette fut un passe-cordon d’argent, la cuvette une coupe de porcelaine qu’avait prêtée la vieille Suzanne. Alors, à la satisfaction curieuse des enfants, la poupée dont la peau fut plus qu’effleurée par l’intègre Alphonse qui s’en acquittait de tout son cœur, la poupée perdit une grande quantité de son.

— Elle est sauvée ! cria le docteur. Elle est sauvée !

Sauvée ! répétèrent en frappant dans leurs mains les garde-malades, qui avaient à peu près le costume de l’état.

— Je te fais compliment de cette cure, mon ami, dit monsieur Sarrasin en se montrant. Tu me parais devoir être un jour médecin dans toutes les formes. Alphonse lui sauta au cou, et lui dit en confidence. — Je fais semblant de croire ; car, vois-tu, cette poupée n’est pas vivante. — Si ! Si ! un peu vivante cria Augusta qui l’avait entendu, et qui ne voulait pas perdre son illusion. Tiens papa, regarde, ajouta-t-elle en entraînant son père auprès de sa Lutine. Tu vois que les sangsues ont bien pris ! » Lutine avait, en effet, huit sangsues, ou du moins huit petits morceaux de réglisse découpés dans la forme de ce laid et bienfaisant animal. Il faut convenir que Lutine ainsi barbouillée, le bras vide, et lavée par toutes les potions qu’on lui avait fait boire, demeura dans un état de convalescence, dont les bons soins de la sage Albertine ne purent jamais la tirer entièrement. Monsieur Sarrasin déclara pourtant que cette convalescence serait célébrée par un banquet, où le docteur reçut, en crèmes, en biscuits et en darioles, le prix de sa sagacité merveilleuse.

— D’où provenait la maladie de Lutine ? demanda Monsieur Sarrasin, moitié sérieux, moitié riant.

Le docteur mangeait, se reposant sur ses lauriers. Augusta répondit avec vivacité que Lutine avait fait son malheur elle-même, qu’elle se serrait dans son corset de manière à s’étouffer, ce qui la rendait très agacée et très pâle.

Enfin, papa, sans moi, elle serait devenue poitrinaire. C’est une folle, sans soin d’elle-même, jamais en place, une petite ramasse-poussière qui me fait tourner la tête.

— Je comprends, dit son père, en frappant doucement sur cette petite tête agitée, qu’il faudra lui donner un bien bon exemple pour la corriger.

La tienne, Valérie, paraît en bonne santé. — Oui, papa, elle danse toujours, et je lui apprends le pas du châle pour te faire une surprise le jour de ta fête. Oh ! papa ! elle valse presque seule sans s’étourdir. — Il faut lui faire une récompense de cet amusement, mon ange : on peut danser de joie quand on a bien rempli tous ses devoirs ; j’y veillerai avec toi. La tienne, Albertine, comment se conduit-elle ?

Albertine ne répondit rien qu’en courant chercher les preuves de l’excellente conduite de Prudente. Elle rapporta, dans un doux silence, l’ouvrage de tapisserie terminé avec une propreté ravissante ; puis elle étala, avec un sourire d’une petite mère satisfaite, un trousseau cousu de la façon la plus solide. Ce trousseau se composait déjà d’une paire de draps ourlés, marqués au nom de Prudente ; quatre chemises à manches longues en forme de peignoir ; quatre manteaux de lits, des béguins bordés d’une petite dentelle de Lille et quatre mouchoirs ornés de son chiffre.

— Avec cela, dit l’enfant plein de joie, elle peut attendre. Elle m’a bien aidée, cette chère mignonne ! Oh ! papa que je l’aime ! et que je suis contente quand nous travaillons ensemble ! — je t’aime aussi, dit son heureux père, et je te donne dès ce moment le droit de surveillance sur toutes les poupées de la maison ; elles y gagneront beaucoup et tes jeunes sœurs davantage.

Les plus petites embrassèrent tendrement Albertine, qui les baisa d’un baiser plein d’amour et d’avenir. Je dois vous dire, pour l’avoir vu de mes yeux qu’elle devint, en effet, plus tard, le guide et l’appui de ses sœurs, dont elle est encore adorée.

Dans un moment de réflexion fort rare chez Augusta, elle regardait un peu tristement les ravages que sa tendresse avait produit chez Lutine, qui n’était plus que l’ombre d’elle-même, — Veux-tu la mienne ? dit Marceline, que personne ne soupçonnait en observation dans un coin ; mais dont les yeux intelligents perçaient toujours jusque la tristesse des autres. Prends la mienne, prends, petite sœur ; tu soigneras, Lutine et Fauvette te réjouira. — Mais toi, répondit Augusta, en hésitant à recevoir la belle Fauvette, aussi fraîche que le jour de son entrée dans la maison. — Je la regarderai, Augusta, quand j’aurai fini mes devoirs ; mais elle est lourde et elle a trop de plumes, il est impossible que ce soit là ma fille. — Oh ! j’en aurai donc deux ! s’écria sa sœur folle de joie. Que de choses, mon Dieu ! que d’inquiétudes je vais avoir sur les bras qu’une grande famille cause de soins et de fatigue aux mères !

l’orpheline du boulevard.

Monsieur Sarrasin n’avait pas vu sans surprise le détachement de Marceline pour Fauvette, il en cherchait la cause dans l’insouciance de son âge ; mais il se trompait ; il en eut la preuve un jour. Toute cette famille innocente revenait du boulevard Saint-Denis ; on pressait le pas, car c’était l’heure où les lumières du gaz s’allument de loin en loin. Une humble boutique à terre s’annonçait à une grande distance par la voix d’un jeune marchand, qui jetait ces paroles perçantes dans toutes les oreilles promeneuses :

Voyez, messieurs, voyez mesdames, enfants, petits enfants, voyez ! pleurez pour obtenir de vos pères et mères les trésors à cinq sous que voilà. À cinq sous, messieurs, mesdames, enfants, petits enfants ! À cinq sous, tout ce qui peut frapper l’œil de l’acquéreur ! »

Monsieur Sarrasin ne résista pas à l’attraction de cette voix puissante ; il permit à ses enfants de choisir chacune un de ses trésors à cinq sous qui font plus d’heureux qu’on ne pense.

Un seul objet attira toute l’attention de Marceline. Une poupée nue, abandonnée dans un coin, sur la terre humide, lui causa une sensation de pitié subite. La plus attrayante sympathie s’établit entre elle et cette pauvre petite chose dédaignée ; et pressant de toute l’étreinte de ses deux mains la main de son père pour le forcer à se pencher vers elle, donne-moi, lui dit-elle, cette Fauvette, pour que je la réchauffe, oh ! je t’en prie ! » Elle fut à l’instant sous son manteau, entrouvert vingt fois par les caresses que cette poupée reçut de son doux sauveur. C’est de là que lui vint le nom de l’Orpheline du Boulevard.

Il est impossible de vous représenter l’affection qui parut s’établir entre elles deux. C’était presque triste de penser qu’un seul cœur en faisait tous les frais : on aurait voulu animer un peu l’objet d’une amitié si tendre, pour lui donner le bonheur d’y répondre. Marceline ne le désirait pas, elle en était sûre ! elle voyait ces petits traits fins et luisants s’animer pour elle, pour elle seule ! et cette idée lui causait du ravissement. Jamais on ne la rencontrait sans l’orpheline collée contre sa poitrine ; jamais elle ne se couchait, après sa prière à Dieu, sans endormir sur son cœur son enfant trouvé, l’amour de son choix, sa petite bien-aimée ! Elle passait toutes ses récréations dans cette union intime et silencieuse. Tout ce qu’elle lui chuchotait de paroles caressantes et mignonnes ferait un poème d’amour et d’amitié ! Cette jeune âme était remplie, et son visage d’ange rayonnait de bonheur. Sur les genoux de son père même, qui l’y berçait souvent comme la plus légère, elle montait avec l’orpheline associée à sa vie ; cette vie fut un sourire tant qu’elle posséda sa frêle et pure idole. Quand son père, qui souriait de cette tendresse, lui demandait : — Que dit-elle de tout ce que tu lui racontes !

— Elle m’écoute, répondait l’enfant, elle m’entend ! » Et l’avenir de cette petite fille l’inquiétait plus que celui de la rangeuse Albertine, plus que celui de la bondissante Valérie ; plus même que celui d’Augusta, dont le caractère impétueux pouvait se modifier, et l’exempter à coup sûr de toutes les maladies de l’âme.

la poupée perdue

Alphonse avait passé tout un jour de congé au milieu de ses jeunes parentes, et ce jour s’était écoulé comme une heure. Le jardin déjà embaumé, la cour où il y avait de l’herbe et des poules, les greniers où vivaient des pigeons à la plume éclatante au soleil, tout avait maintenu la joie et la concorde dans cette jolie famille ; pourtant Marceline devint triste après le départ d’Alphonse. Elle le fut le lendemain, le surlendemain, longtemps, jusqu’à ce que l’on s’aperçut qu’il y avait de profonds soupirs dans son silence, que ces soupirs ressemblaient presque à des sanglots et qu’enfin sa santé s’altérait d’une manière sensible.

Son père la portait dans ses bras, la faisait danser avec Valérie, coudre avec Albertine, sortir avec sa bonne Suzanne. L’enfant obéissait partout, mais elle dansait d’un air pleurant, se couchait sur l’épaule de son père, rêveuse et les yeux fixes, gardait sans y toucher les gâteaux délicieux dont Suzanne voulait réveiller son appétit, et posait une heure entière sa petite tête brûlante sur les genoux de sa patiente sœur, Albertine.

— Veux-tu cela ? lui disait-on, et cela ? et cela ? et beaucoup de choses propres à la distraire.

Oui ! oui ! oui ! » répondait-elle d’une voix douce et plaintive, mais elle ne jetait seulement pas les yeux sur les joujoux qu’on s’empressait de lui offrir.

Cette petite fille était devenue si chère à monsieur Sarrasin, qu’il devint lui-même tout rêveur de la voir ainsi languissante après avoir interrogé sa maison dans la crainte que l’enfant n’y fut malheureux pendant ses courtes absences ; il prit la résolution de la veiller lui-même jusque dans son sommeil, cet excellent père ! il entra quand tous les enfants dormaient paisibles et blancs comme des ramiers couchés dans leurs nids.

Le sommeil d’Albertine l’arrêta un moment dans une contemplation pleine de bonheur. C’était l’ange de la paix, qui s’était endormi dans la prière pour tous ! Augusta dont les joues rouges semblaient bondir comme deux beaux fruits sur l’oreiller blanc, appela comme Albertine le baiser de ce père attendri. Il jugea par le sourire de Valérie qu’elle s’était assoupie avec une chanson sur les lèvres. Jamais il n’avait compris jusque là tout le bonheur d’un père, qui entend les douces haleines de ses enfants immobiles de sommeil et de santé.

C’est à remercier Dieu à genoux ; c’est à croire qu’on l’entend respirer lui-même dans ce monde.

Il n’eut pas le loisir d’interroger le repos de son plus jeune enfant, car à peine eut-il effleuré les boucles blondes de son front presque pâle, que la petite Marceline se réveilla en tressaillant et fixa ses yeux brillants tout grand ouverts sur son bien-aimé père, en lui tendant les bras.

— T’ai-je fait peur ? dit-il en se penchant sur elle. Non ! j’ai cru que c’était le bon Dieu, bon comme toi. »

Alors, avec une voix de père qui ouvre les secrets de tous les enfants, il entra dans la petite âme sensible et renfermée, au milieu d’un ruisseau de larmes qu’il fit couler à force de confiance et de tendres paroles, la petite mélancolique laissa sortir cet aveu : J’ai perdu ma fille !

— Comment ! dit monsieur Sarrasin frappé d’étonnement, c’est là ce que je cherche depuis trois mois, et tu ne m’en as rien dit ?

Oh ! tu aurais trop de chagrin, poursuivit-elle en jetant les bras à son cou et puis je ne voulais pas rapporter ; c’est si laid !

Dis tout, dis, pauvre ange ! insista son père ému et enchanté d’avoir découvert la blessure.

— Eh bien !… ne gronde pas Alphonse, dit-elle en sanglotant sur le cœur de son père. Moi, je serai bien sage… je rirai devant toi. »

Je vous avoue que cet homme qui n’était plus enfant depuis trente ans passés, pleura d’aussi bon cœur que cette douce petite fille.

le retour de la poupée

— Bonjour, Alphonse, dit le lendemain monsieur Sarrasin en entrant dans la maison de son petit neveu, qu’il trouva dans la cour.

— Ah ! mon oncle, quelle joie de te voir !

— Je l’imagine bien, mon ami, et puis voilà ta cousine un peu malade, qu’il faut distraire et guérir. C’est une heure de plaisir que nous venons te demander.

— Quel bonheur ! quel bonheur ! quel bonheur ! cria de toute sa tête Alphonse en voltigeant à travers l’escalier, où il tirait de toute sa force son oncle par la main : maman ! c’est mon oncle ! c’est petite cousine et sa mère ouvrit avec empressement.

Au milieu de l’entretien amical qui s’engagea, monsieur Sarrasin observait le maintien de sa fille. Il craignait qu’elle n’en voulut dans son cœur à ce jeune garçon, auteur vrai ou supposé d’un si grand chagrin. Mais il ne vit nulle trace d’inimitié ni de bouderie sur ce petit front rêveur, et l’aima bien mieux encore. Amour à ceux que la douleur n’aigrit pas ; qui ne rendent pas les autres responsables de leur extrême sensibilité ! Alphonse l’avait fait souffrir, mais Alphonse n’était pas méchant ; il n’était qu’étourdi.

Cette petite le sentait bien, elle était si bonne, si triste de la perte de Fauvette, qu’elle n’avait pas besoin de joindre à son mal d’amitié, le mal qui mord le cœur, la haine. Sa mère avait dit une fois devant elle que la haine ferme la porte du ciel : oh ! cette petite voulait aller au ciel, elle ne voulait qu’aimer, comme les anges, comme sa mère !

« — Figure-toi, Alphonse, dit monsieur Sarrasin au joyeux enfant qu’il avait pris entre ses genoux, et qui grimpait dessus comme un chevreau, figure-toi que j’ai du chagrin. »

Alphonse dressa l’oreille, cessa de se rouler sur son oncle, et le nez en l’air, les cheveux éparpillés sur son front qui devenait grave, il écouta tout frappé d’intérêt, la suite de ce mot qu’il avait répété vivement : — du chagrin.

— Oui, Alphonse, du chagrin ! je peux te confier cela, à toi, qui es un grand garçon, le cousin, l’ami, le défenseur de mes filles, à défaut de frère, qu’elles n’ont pas : tu comprends ?

Alphonse devint tout ame.

— Figure-toi que cette petite, que j’ai prié exprès ta mère d’emmener un moment au jardin, est encore si crédule, si enfant, qu’elle se persuade… mille choses touchantes par leur naïveté ; entre autres, elle croit que les poupées sont vivantes. — Alphonse poussa un grand éclat de rire et se frotta les mains.

— Toi aussi quand tu étais petit, tu croyais fermement à l’existence de ton cheval de carton, et tu exigeais qu’on lui achetât de l’avoine. Mais tu as neuf ans, tu sais la vie et tu es revenu de tous ces enfantillages, une poupée pour toi, c’est un petit morceau de bois ; c’est exactement la même chose pour moi-même ; toutefois, nos anciennes erreurs doivent tourner en indulgence pour les simples, et tu seras triste comme moi quand tu sauras que ta petite cousine est sérieusement malade de l’absence, de la fuite, du vol d’une poupée ; je dis du vol, car elle a disparu en effet comme un oiseau dont elle portait le nom : Fauvette.

Alphonse redevint immobile.

Figure-toi, mon pauvre Alphonse, que depuis trois mois environ, je vois languir mon plus jeune enfant, un ennui muet fane sa vie, sa jeune vie, autrefois heureuse et comblée par la possession de sa poupée ! c’était sa compagne, c’était sa fille ! elle lui parlait bas, elle lui faisait respirer des fleurs, cherchait partout de la mousse pour l’y coucher auprès d’elle : tu aurais ri…

Alphonse ne riait plus.

— Enfin, pitié ! une si petite idole suffisait à un si petit cœur ; car sa perte l’oppresse, l’étonne, l’isole. Elle est dans un désert depuis que cette diable de poupée a disparu. Elle ne mange plus qu’à peine, elle a de la fièvre, des soupirs, qui disent : ma fille ! ma fille ! on pourrait en rire si…

Alphonse fondait en larmes.

— Pourquoi pleures-tu ? tu n’es pas son père, poursuivit monsieur Sarrasin ; tu ne sens pas le mal que me fait l’étrange manie de mon enfant.

— Je le sens, moi, mon oncle, et c’est bien pire que toi ! dit Alphonse avec une candeur passionnée. Tiens ! quand tu devrais me battre, il faut que je te l’avoue, car j’étouffe. C’est moi qui suis le voleur de poupée, adieu, mon oncle, je vais…, je ne sais pas où je vais, mais je n’ose plus te regarder, et j’aimerais mieux être en prison que devant toi !

— Rends-moi plutôt la poupée ! répartit son oncle en lui barrant la porte, et comprimant ses sanglots contre sa poitrine.

— Mon Dieu ! s’écria l’enfant malheureux, si je l’avais, ce serait déjà fait. Mais j’ai pris cela, moi, comme un caillou, une balle pour lancer en l’air. Je ne sais ce qu’elle est devenue : je croyais que c’était pour rire ce nom de : ma fille, qui est-ce qui va penser !…

— Ah ! voilà le mal dit l’oncle en appuyant sur cette réflexion. On trouble souvent le bonheur des autres, sans contribuer au sien même ; faute de l’avoir compris on brise, on détruit, sans cruauté, des liens, des habitudes profondes et sacrées ; mon cher ami, ne prends rien à personne, ne dérange pas un fil dans la trame des autres, de peur de rompre ceux que tu n’aperçois pas. Souviens-toi de mon conseil, surtout quand tu seras grand ! — Ah ! je te le jure ! mon oncle : Malade par ma faute ! répétait, en tapant des pieds, Alphonse exalté de repentir.

Marceline rentrait dans ce moment. Pressé par la honte de paraître devant elle, il se glissa prompt comme l’éclair, sous un long rideau de croisée, où il ensevelit sa rougeur et ses larmes. L’ample draperie de soie agitée fortement par Alphonse s’ébranla ; quelque ange, souriant peut-être, en fit tomber la poupée elle-même ! la poupée les bras ouverts comme pour alléger sa chute ; la poupée mignonne et chérie, retenue dans un pli du rideau comme dans une étroite prison !

Ah ! ce fut étouffant de surprise et de joie. Marceline ne fit qu’un grand cri, puis se jeta sur sa fille qu’elle saisit à deux mains avec un tremblement d’ame inexplicable à cet âge en se réfugiant avec elle sous les bras de son père, ingénieuse à lui chercher un asile pour toujours !

Je ne peux pas vous dire exactement lequel fut le plus heureux de cette étonnante aventure. Monsieur Sarrasin y puisait la guérison de sa chère fille ; Marceline une récompense sans nom à sa silencieuse maladie, et Alphonse dansait sur un repentir. Il sentait tomber ce plomb qui pend au cœur de ceux qui se disent : j’ai fait du mal à quelqu’un !

Oh ! décidément, Alphonse était le plus heureux ! tout le monde du moins aurait pu le croire comme moi, en le voyant bondir sur le chemin où la poupée fut ramenée en triomphe par les trois personnes auxquels elle inspirait un intérêt si différent !