Le Livre de la Pousta/Chapitre XIII

Traduction par Guillaume Vautier.
Paul Ollendorff (p. 245-255).

LE SAGE DE LA POUSTA


Une après-midi, je traversais en voiture la pousta de Csabacsűd, cahoté tantôt sur les mamelons de soude, tantôt dans les bourbiers. Nous eûmes bien du mal à arriver jusqu’au karám[1]. Le pâtre menait à l’abreuvoir ses bœufs qui, paresseusement, s’affaissaient sur l’auge et se désaltéraient à même.

Tout d’un coup, à la lisière de l’oseraie touffue, j’aperçois le visage souriant d’un faucheur. C’est Misa Franyo, un sourd-muet de Szabad Szent Tornya. J’avais déjà appris qu’il rôdait souvent dans ces parages, guettant le gibier au milieu des marais.

Il me saluait d’un rire franc.

C’était un gars solide et plein de sérénité. Ses yeux gris vert souriaient presque sans cesse ; il regardait les gens en face, avec confiance, et sur ses joues rouges, sur ses traits vigoureux, on eût cru voir le reflet des rayons du soleil.

Il paraissait très content de me rencontrer. Depuis mon retour, nous ne nous étions pas encore vus et cependant nous passions toujours très bien notre temps ensemble, lui à faire des signes durant des heures et moi à le regarder. Il était souple comme un chat et parvenait à se faire comprendre par son adresse à se servir de ses mains.

Ainsi, en deux ou trois tours de mains, en deux ou trois jeux de doigts il me fit savoir comment il était venu ici de Szabad Szent Tornya, combien de temps il lui avait fallu, puis qu’il allait justement s’en retourner à pied.

Je lui fis signe que je le ramènerais dans ma voiture. Il ne s’en défendit pas un instant. Il confia sa faux au pâtre, de sa besace et de son suba se fit un siège sur le devant de la voiture, à mes pieds (il ne se serait pas assis à côté de moi pour tout un monde) et désigna la route au cocher. Nous nous élançâmes dans la pousta, tout droit devant nous, sans autre orientation que le mirage, des chardons pour poteaux indicateurs. Franyo me montrait la hauteur des joncs et la peine qu’il avait eue à les faucher. Puis, levant l’un de ses pieds, il fit une mine triste : il s’était coupé en marchant dans le marais, cela lui faisait mal. Mais il rit aussitôt et, de la main droite, esquissa un mouvement brusque comme pour chasser une mouche.

— Bah ! semblait-il dire, ce n’est pas la peine de s’en occuper.

Puis, se mettant debout, il étendit les deux bras, caressant d’un geste large la pousta de l’est au couchant et se déclarant heureux de posséder toute cette immensité. Eh oui ! tout ce qu’il voit lui appartient, le grand ciel avec toutes ses étoiles, le soleil avec tous ses rayons, la pousta avec toutes ses fleurs, la fée Morgane avec tous ses jeux, tout ce qu’il aime, tout ce qu’il connaît, tout est à lui.

Et dire qu’en l’invitant dans ma voiture, je m’imaginais naïvement atténuer un peu ma mélancolie quotidienne en le consolant !

Franyo, couchant en joue un fusil imaginaire, me fit savoir qu’il chassait. Avec une facilité surprenante il énuméra à l’aide de ses deux mains tous les volatiles qu’il avait tués, depuis le petit vanneau jusqu’à la lourde outarde. Il imitait avec une égale précision le vol des oiseaux aquatiques et le planement des aigles ainsi que leur manière de choir une fois atteints par le plomb. Puis, l’index braqué sur moi, il me demanda si j’étais chasseur. Mais tout de suite, il comprit que non : « Vous avez raison, » et la tristesse de son regard disait que ce métier ne convenait pas à un poitrinaire.

Alors il se mit à me consoler et il commença par l’essentiel. Il montra, en levant son pouce en l’air, qu’il était seul aussi, qu’il ne pouvait pas se marier non plus, étant sourd et muet. Mais, continuait-il en se caressant les joues, cela ne l’empêchait pas d’être en bonne santé. Il tâtait ses biceps : la force ne lui manquait pas non plus, et, avec espièglerie, il indiquait le battement rapide de son cœur qui n’était pas de bois.

— Qu’importe ! répétait le mouvement de sa main. Il redressa encore une fois son pouce et, de l’autre main, exprima que lui aussi, moi aussi nous étions dans la même situation, et, heureux, calme, il continua de sourire.

Nous quittions le pâturage et longions un champ de maïs. Il expliqua que ces terres ne valaient pas grand’chose et, indiquant la direction de Szabad Szent Tornya, il calcula sur ses doigts combien les tiges portaient d’épis chez nous. Comme nous approchions d’une plantation de tabac, il porta un doigt à sa bouche et me regarda avec un sourire interrogateur. Je répondis « non » d’un signe de tête. Il approuva : « Ce n’est pas bon pour les poumons, » signifiait la manière dont il frappa son puissant buste. Désignant ensuite une batteuse à vapeur, il posta la main à son oreille : il ne l’entendait pas fonctionner. « Qu’est-ce que cela fait ? » disait de nouveau ce mouvement qui revenait toujours. Et il donnait à comprendre qu’il n’en aimait pas moins le pain pour cela, car il travaillait et, par conséquent, avait bon appétit. Aujourd’hui il avait beaucoup marché ; sans moi il serait rentré à pied. Seulement lui, et sa main décrivait des zigzags dans le vide : il ne suivait pas les détours des routes, il allait droit au but comme la ligne qu’il venait de tracer énergiquement dans la poussière sur le bord de la voiture.

Puis, il m’édifia sur la productivité des terrains que nous traversions, ajoutant à chacun de ses jugements son « bah ! » habituel. Un moment, je ne le compris pas. Croyant que je lui demandais depuis combien de temps il était sourd-muet, il dessina un s dans l’air. Je savais déjà que son infirmité résultait d’une grande maladie qu’il avait contractée à l’âge de six ans. Mais il promena aussitôt son sourire autour de lui comme pour dire qu’il était content de tout ce qu’il voyait et ne demandait rien de plus au bon Dieu…

Je m’aperçus soudain que nous étions arrivés. Jamais cette route d’une heure et demie ne m’avait paru moins longue. La satisfaction que manifestait en tout mon compagnon de voiture avait fait passer le temps très vite.

Il n’était encore jamais venu chez moi. Je lui fis la proposition de l’y emmener, ce qu’il accepta simplement, naturellement, et nous entrâmes dans mon petit cabinet de travail de style byzantin. Il s’assit en souriant devant ma table et passa tout en revue. Il se plaisait à reconnaître les choses dont il savait l’usage. Il se servit du coupe-papier pour ouvrir un journal qui venait d’arriver et regarda fièrement autour de lui si on le voyait faire. Il savait autrefois écrire, disaient ses gestes, mais il avait oublié. Puis, apercevant sur l’étagère quelques portraits de femmes, il sourit de nouveau, leva le pouce selon sa manière d’exprimer la solitude et me regarda en riant, avec un air de dire : « Ce n’est pas pour nous, cela, monsieur ! »

Dans le jardin, il me révéla avec fierté devant un pommier qu’il savait pratiquer la greffe et qu’il avait déjà mangé du fruit d’un arbre greffé par lui. Ensuite, il me demanda une pomme verte, une poire et une rose, montrant à qui il les destinait. Quand je lui donnai la poire, il joignit les mains, courba le dos et imita la démarche d’une vieille femme : c’était pour sa mère. Avec la pomme verte, il voulait jouer un tour à son petit frère.

— Et la rose ? demandai-je en la lui remettant.

Il leva de nouveau son pouce, hochant négativement la tête, et se désigna lui-même : c’était pour lui ; il la mettrait dans un verre d’eau en rentrant à la maison.

Et, heureux d’être ainsi chargé, il attacha sa besace à son côté et s’éloigna en souriant, brandissant sa rose en l’air.

Voilà donc le vrai sage ; il a trouvé en lui-même ce que tant de gens cherchent en vain dans les autres : le bonheur !

  1. Bergerie.