Le Livre de la Pousta/Chapitre XIV

Traduction par Guillaume Vautier.
Paul Ollendorff (p. 259-263).

ADIEUX


Un soir, quelques-uns de mes tsiganes favoris de Budapest tombèrent chez moi. Ils avaient voulu me faire une surprise.

Ils se mirent à jouer sous la grande vérandah de ma maison d’où, entre le feuillage des vieux arbres, j’avais vue sur la pousta immense, sur sa mer de blés dont l’extrémité allait rejoindre le ciel plein d’étoiles.

Tout se confondait, ce que je voyais, ce que cachait à mes veux le voile argenté de la nuit, ce que Pali jouait sur son violon, ce que la mélodie reflétait dans mon âme. J’étais ici, chez moi, au berceau de mon enfance où tout point, tout bruit s’ouvre sur un souvenir de ma vie ; ici, au milieu des poustas de l’Alföld, où dans la vie et dans le chant du peuple, dans les lignes et les couleurs du paysage, dans les images mille fois variées du ciel infini et magnifique je me retrouve moi-même, où je reconnais cette vraie partie de mon moi qui est une avec la mélodie que j’entends, une avec le pays que je vois, une avec l’homme dont l’affection m’entoure…

Et pourtant, aujourd’hui que je me sens si bien chez moi, après mes longues pérégrinations, autant que peut le sentir l’exilé qui met pour la première fois le pied sur le sol natal, juste au moment où cette mélodie fait vibrer avec tant de force en mon âme le sentiment du chez soi, soudain un air mélancolique m’arrache douloureusement à ce bien-être et la nostalgie me prend.

Oui, la nostalgie. Le bruissement des platanes me rappelle que leurs feuilles à reflet d’argent tomberont, que le premier vent d’automne les emportera sur ses ailes, au loin, avec les fleurs, avec la mélodie dont il ne restera que le souvenir… qu’il me faudra abandonner la simplicité qui règne ici dans le cœur humain comme dans les lignes du paysage, errer de nouveau dans des contrées lointaines où l’été est éternel, mais où il n’y a pas de printemps, où il n’y a de réveil ni dans la vie des champs ni dans la vie de l’homme.

Au lieu des paroles spontanées que m’adressent mes « pays » après ma longue absence, il n’arrive que des phrases empanachées, vides de sens, sans valeur et impuissantes à éveiller un écho dans mon âme.

L’homme simple et calme, qui vit au jour le jour, jouit du moment, cueille toutes les fleurs de l’existence, qui plonge ses yeux largement ouverts dans l’océan de la lumière éternelle, qui ne craint pas le « passer » parce qu’il se résigne à tout ce qui est, à qui sa naïveté primitive sert de doctrine, dont la main calleuse est mon doux appui, qui avec la force du brûlant rayon solaire rajeunit le cœur déjà fatigué : l’homme de ma race peu à peu s’éloigne de moi, et je me retrouve de nouveau dans le monde des subtilités, de la conscience, de la décadence.

Du point le plus élevé de l’évolution, d’en haut, tout en haut, je vois au milieu de l’abîme, où il n’y a pas de chant, pas de fleur, pas d’amour.

La mélodie continue, éclairant de sa tristesse les sentiers escarpés et inconnus que j’ai encore à parcourir, m’emportant loin d’ici, là où la vie est autre, là où autre est la mort.

Adieu, berceau de ma jeunesse… adieu, féeries de mes rêves… adieu, mon doux chez moi… Adieu… adieu…