Le Livre de la Pousta/Chapitre XII

Traduction par Guillaume Vautier.
Paul Ollendorff (p. 225-242).

FOINS COUPÉS


La csárda[1] de Zsuzsi Zana est remplie de musiques, de l’envolement des jupes et du tintement des éperons. La jeunesse du village fête le premier dimanche de mai.

Zsuzsi Zana, d’une gaieté bruyante, s’amuse avec son vingtième amant, un jeune gars dégourdi. Chacun tourne autour de sa « paire », celle qu’il mènera bientôt devant le curé, comme il le lui promet tous les dimanches après midi, ou celle qui l’aide à « sucer le miel du bonheur défendu ».

Le csárdás est impétueux, l’entrain aussi. Le tsimbalom chante, le violon gémit dans le grondement de la contrebasse… D’abord, la mélodie se répand avec lenteur, la danse affecte une marche posée. Puis, les accords s’accélèrent, et les talons se rejoignent plus fréquemment. Mais les danseurs restent graves, même dans leur joie débordante. Car ils savent qu’elle est toujours amère, la chanson qui célèbre l’amour et le bonheur. Ils sentent la tristesse de la passion effervescente qu’exprime le déchaînement de cette musique ; ils sentent que le temps est court et l’éternité longue, et pourtant, tantôt l’un, tantôt l’autre, pousse ce cri qui les rassure : « Jamais nous ne mourrons ! »

Là-bas, un gars danse seul. Il se tient devant les tsiganes, le bras levé, mêlant parfois ses cris aux accents de la musique.

Sa belle humeur l’entraîne. Il fait sonner les éperons de ses bottes, brandit ses larges manches en l’air, rabaisse sur ses yeux son chapeau orné de « cheveux de l’orpheline », et, lentement, plein d’une exubérance contenue, danse devant l’orchestre le « pas de recrutement des hussards », marquant le rythme à coups de talon.

Jean Guba, ce danseur effréné, est le gars le plus fort, le plus fier et le plus difficile du village. Il danse seul parce qu’il a trois bien-aimées et qu’il ne faut qu’une danseuse pour le csárdás.

Il caresse de temps en temps sa moustache blonde avec satisfaction. Soudain, il tire de sa poche un billet de cinq florins, le colle au front d’un tsigane, et, se dandinant, va droit aux trois jeunes filles qui se pressent l’une contre l’autre autour du grand poêle. Toutes trois rabaissent leurs fichus sur leurs yeux, se font petites à son approche, se serrent davantage comme si, à trois, elles eussent plus facilement supporté le regard de Jean Guba.

— Hé ! fillettes, dit celui-ci, je vais rentrer ; au petit jour, il faut que j’aille faire du foin près du lac salé… Venez-vous ? Il me faut justement trois faucheuses, hei ! trois faucheuses ! Venez-vous avec moi ? C’est quarante kreutzers pour toute la journée et toute la nuit. Après demain, à midi, nous serons chez nous !

Les trois filles se regardèrent.

Franczi Misinszky, la plus hardie, se décida à répondre :

— J’y vais ! Pourtant, mon père est croyant, il me grondera.

— J’y vais aussi ! dit Mari Csicsó.

— Et moi aussi, ajouta timidement Julcsa Manga, qui n’était cependant pas la plus timide.

— Alors, partons !

Et Jean Guba sort, escorté des trois jeunes filles. Zsuzsi Zana ne s’en aperçut que lorsqu’ils eurent franchi le seuil ; elle leur cria quelque chose, mais sa voix et son rire se perdirent dans les sons de la musique.

Rendez-vous fut pris près du moulin à vent. Ils allèrent échanger leurs costumes de fête contre leurs vêtements de travail.

Quand ils se rejoignirent, l’aube blanchissait à peine. La lune s’était retirée, mais le soleil ne se levait pas encore.

Guba voulut que l’une des jeunes filles s’assit près de lui. Aucune d’elles ne s’y prêta. Puisqu’il jouait uniformément avec toutes les trois, qu’il choisisse lui-même. Elles ne remueraient pas le bout du petit doigt pour lui.

Guba dut se décider à s’asseoir seul sur la botte de foin, tandis que Julcsa, Mari et Franczi restèrent debout, appuyées contre l’un des côtés de la charrette.

En avant ! D’un coup de fouet, il enleva ses trois petits chevaux, qui partirent au galop dans la fraîcheur de l’air.

Guba chantait, accompagné par les jeunes filles. Leurs voix faisaient vibrer l’immensité au réveil. Quand ils traversèrent Orosháza, la ville dormait encore.

À peine si de-ci de-là pointait une lueur dans la noire fenêtre de quelque maison blanche. Au milieu de la grand’rue, le veilleur cria quatre heures. Heure matinale au mois de mai.

Enfin la charrette sort de la ville. La pousta est plongée dans un épais brouillard, un nuage cendreux touche presque le sol. Çà et là, la tache blanche d’une tanya égaie le terne paysage. La chanson recommence :

    Non, c’est fini, non, c’est fini,
    Pour moi d’être servant ;
    Sur mon chapeau, sur mon chapeau,
    Je ne mets une plume de coq,
    Parce que le coq chante au matin,
    Et que ma rose l’entendrait de sa fenêtre.

Là-bas, le soleil apparaît. Sa face vermeille crève l’atmosphère vaporeuse. Une alouette passe en chantant.

Le jour se lève.

— Hé, fillettes ! savez-vous la nouvelle chanson ? demande tout d’un coup Guba après un silence prolongé.

— Non ; comment la saurions-nous ? fit hardiment Franczi Misinszky.

    J’ai un amour et non pas deux,
    Que je n’aie donc qu’une seule amie fidèle.
    Avec elle, j’irai chez le curé,
    Et nous regarderons le Seigneur Dieu en face.

— Qui achète en aura, qui choisit possédera ! cria Franczi en poussant la voiture d’un coup de torse.

— Comment choisirait le fils de l’homme pauvre s’il n’a personne qui guide son cœur ?

— Hé, hé ! c’est le cœur qui doit dicter ; il n’est pas pour cela besoin d’un vieux juge.

Franczi lui répliquait toujours. Les deux autres se cachaient le visage sous leurs fichus et ne disaient rien.

— Et toi, Julcsa Manga, tu te tais ?

— Vous ne voyez donc pas que j’aide Mari Csicso.

— Et toi, Mari Csicso, qui aides-tu ?

— Celui qui en a besoin ! fit celle-ci en relevant la tête et en regardant Guba dans le blanc des yeux.

Guba ne répondit pas. Il fit cingler son fouet et les trois petits chevaux reprirent leur course avec une ardeur nouvelle dans la pousta de plus en plus délaissée.

Peu à peu, les tanyas devenaient plus rares, on ne voyait presque plus de traces de la main humaine. La voiture traversa d’abord une longue oseraie, puis un pâturage infini ravagé par les eaux. Un moment ils en eurent les pieds mouillés.

— Est-ce que vous avez peur ? demanda Guba.

— Nous avons un bon cocher ! répondit Franczi en riant.

Au-dessus des marécages pendait une vapeur lourde. Certains endroits étaient couverts de lys aquatiques. Les joncs reparaissaient. Dans leurs tiges passait un léger murmure. Des oiseaux de toutes dimensions s’envolaient à l’approche de la charrette. Plus loin, ils rencontrèrent des faucheurs. Ceux-ci s’arrêtèrent pour les voir passer. De loin, on entendait les clochettes de quelque troupeau. Puis, tout bruit cessa.

Ayant fait un détour, ils furent soudain frappés de voir le ciel reflété dans la surface polie d’un « lac de soude ». Sur la rive opposée, une longue digue coupait d’une dure ligne blanche la monotonie du bleu transparent.

— Nous sommes arrivés ! dit enfin Guba.

Il descendit le premier. Puis on détela les chevaux, et on se prépara au travail. Les trois jeunes filles relevèrent leurs jupes, montrant leurs mollets nus. Le gars retroussa les manches de sa chemise jusqu’aux épaules, sa gatya jusqu’aux hanches. À demi nu, avec ses larges épaules, ses bras musculeux, il ressemblait, au milieu de ces jeunes filles, à un dieu mythologique descendu de l’Olympe pour conquérir des cœurs de femme.

Ils travaillent sans s’arrêter, mais ils songent à autre chose, respirant le parfum d’amour qui se dégage du foin desséché.

À midi, la température devient excessive. Le soleil commence à se faire brûlant. Un moulin à vent qu’on apercevait à peine se rapproche soudain par l’effet du mirage et semble construit dans l’air ; un troupeau de hœufs paît alentour. On ne perçoit en ce moment pas le plus léger bruit. Julcsa Manga et Mari Csicso sont allées s’abriter de la chaleur derrière la charrette. Mais Franczi continue à se faire griller aux côtés de Guba.

Celui-ci, assis près d’elle, veut l’enlacer par la taille. Franczi, peu endurante, lui répond par un coup de poing dans les côtes. Guba riposte et les voilà aux prises. Franczi est la plus forte des filles du village ; elle arrive même à bout de la plupart des jeunes gars. Aussi, la lutte qui s’engage en riant sur les bords du lac de soude, ne tarde-t-elle pas à s’animer. Leurs échines se courbent, leurs lèvres halètent, leurs visages se rapprochent. Les rayons brillants du soleil font bouillir leur sang qui gronde dans leurs bouches et menace d’une éruption : gars et fille désirent le baiser.

Mais les deux autres sont là !

Ils luttent, rient, s’essoufflent ; enfin, Guba, le puissant Guba, enlève son adversaire et la couche sur un monceau de foin.

— En plein midi, elle ferait mon affaire ! pensa-t-il, en allumant sa pipe.

Puis, il alla s’asseoir à quelques pas des jeunes filles, la tête au-dessus des eaux lourdes du lac de soude qui reflétèrent ses lèvres frissonnantes, ses yeux pleins d’étincelles, ses joues en feu…

L’après-midi, Franczi sentait sa défaite. Guba lui parlait comme auparavant, mais dans sa voix il y avait quelque chose de plus ou de moins que de coutume, quelque chose qui, elle le sentait, lui arrachait le cœur jusqu’aux racines.

Elle aurait voulu pleurer. Mais elle s’acharnait à sa besogne pour que les autres ne vissent pas ce qu’elle se cachait à elle-même.

Le soir, elle s’assit dans la paille auprès de la timide Mari Csicsó ; elle se sentait défaillir.

Maintenant, c’est Julcsa Manga qui se trouvait près de Guba et lui faisait griller son lard.

Un blanc clair de lune inondait la pousta ; toutes les couleurs s’unifiaient, il n’y avait plus qu’un immense espace argenté.

— Je serai à toi, à toi. Embrasse-moi ! Une alouette chantante m’a appris l’amour, un rossignol m’apprendra la fidélité, disait tout bas Julcsa en se penchant sur le feu qui pétillait et dans la fumée duquel Jean Guba voyait bien des choses.

— Tu seras à moi ! Hé ! sœur, il faut d’abord que je te gagne. Ton père est un terrien, il ne te donnera pas pour peu.

— Tu ne t’inquiètes pas de ma fidélité, mais de la volonté de mon père. Tu ne désires pas mon amour, toi qui parles de sa terre ?

Guba sortit du feu un brandon et l’approcha de son visage ; l’expression en était amère.

— M’as-tu demandé, toi, si je serais fidèle ? si je serais ton maître, ton seigneur ? Tu promets ton amour à quelqu’un qui ne t’a pas encore dit s’il voulait te gagner. Connais-tu la marche de mes pensées ? Connais-tu la chambre sept fois scellée de mon cœur ? Sais-tu rien de mes baisers ? Ici même, en pleine clarté lunaire, tu ne saurais parmi les bagues que j’ai aux doigts reconnaître celle que tu m’as donnée !

La jeune fille ne répondit pas. Elle prit la main de Guba et se serra tendrement contre lui.

Guba sentait que la lune n’était ni assez claire ni assez obscure pour qu’il pût distinguer la route qu’il devait suivre.

— Au clair de la lune, elle ferait mon affaire ! pensa-t-il en lui baisant les lèvres.

À l’aube, en se réveillant, il aperçut devant lui Mari Csicsó en train de se laver le visage dans le lac salé. Les yeux frais, l’expression souriante et sereine, elle regardait Jean Guba.

— Tu te lèves déjà ?

— Je vais me mettre à la besogne pour que nous ayons fini avant le soir.

— Tu ne voudrais donc pas passer encore une soirée ensemble ?

— Non… pas à nous quatre !

— Et à nous deux ?

— Encore moins !

— Alors tu repars ?

— Je n’ai plus rien à faire près de vous.

— Et si — demanda Guba qui sentait combien la voix de Mari s’harmonisait avec le chant de l’alouette, combien le soleil levant seyait à ses cheveux blonds, combien ses yeux bleus reflétaient les sentiments que lui-même n’avait que pressentis jusqu’alors, — et si, demanda-t-il, je te donnais de l’ouvrage pour la vie entière ?

— J’accepterais, répondit Mari simplement.

Les deux autres dormaient encore.

  1. Cabaret : de là, csárdás, danse de cabaret.