Le Livre de la Pousta/Chapitre VIII

Traduction par Guillaume Vautier.
Paul Ollendorff (p. 161-170).

LE PÂTRE


Tout est calme encore lorsque, laissant derrière moi le dernier poteau du domaine de Szénás, j’atteins la pousta de Csabacsűd.

En haut, des myriades d’étoiles semant une lueur blafarde sur la buée légère qui s’envole vers elles. En bas, la surface obscure et infinie du sol.

Je quitte ma voiture pour ne pas troubler le majestueux repos de la nuit. Du couchant au levant tout sommeille.

Peu à peu, cependant, les étoiles pâlissent ; un souffle zézayant vient doucement caresser les herbes, mettre un frisson dans l’air. Soudain, une voix d’alouette, rien qu’un son d’abord, traverse l’espace, réveille la vie, et se perd ensuite dans le chant de cent et cent autres alouettes, et bientôt, lien mystérieux entre le ciel et la terre, de joyeuses psalmodies sortant des gorges invisibles emplissent l’immensité du vide.

Je m’arrête. La voûte céleste m’apparaît plus gigantesque encore maintenant que les étoiles ne la criblent plus ; la terre s’agrandit sous l’aube sans qu’on y puisse rien distinguer.

Et le chant des alouettes continue… s’élevant toujours. Tout d’un coup, une autre voix se fait entendre dans les prairies humides qui m’entourent. Les millions de microscopiques grenouilles qui les peuplent commencent à se réveiller et leur coassement, d’abord presque imperceptible, se transforme en un doux et continu murmure qui accompagne le concert des alouettes.

Les voix se confondent et montent vers l’étoile du matin pour se répandre dans tous les sens. Le jour naissant invite à revivre.

Maintenant, les objets se dégagent de leur enveloppe brumeuse. Les couleurs aussi se réveillent. Voici la longue aire dont le toit jaune de chaume de maïs est encore d’un ton grisâtre où brillent quelques points dorés.

Un bruit sourd et répété se fait entendre. C’est le coq, l’horloge du pâtre. La porte de la chaumière s’ouvre. Un homme paraît.

Il sourit tranquillement en m’apercevant, vide sa pipe et me tend la main.

— Eh bien ! János, quoi de neuf ?

— Nous avons eu du mal, monsieur ; ce n’est que ce matin que j’ai ramené ma femme de Kondoros. Elle était allée chez la sage-femme et a failli en mourir.

Je le regardai : il souriait doucement.

— Et alors ?… fis-je.

— Elle va déjà bien. Mais c’est un endroit bien abandonné du bon Dieu quand il arrive un malheur. C’était samedi dans l’après-midi ; ce petit veau en est la cause ; nous n’en pouvons plus avec cette bête. Ma femme en a reçu dans le côté un coup de tête qui l’a renversée par terre.

— C’est en hiver que ces choses-là doivent être dangereuses !

— Ma foi, la femme a toujours des transes à l’arrivée de chaque enfant. Kondoros n’est pas près d’ici : c’est à deux heures de marche, en été ; et en hiver, ma foi, on n’y arrive pas plus qu’à Szarvas ou à Orosháza. La femme de Csabacsűd ne devrait avoir d’enfant qu’en été… Pendant les grandes neiges, c’est à peine si nous pouvons aller jusqu’au puits, il faut le déblayer jusqu’à dix fois par jour. Et nous avons eu des hivers où nous ne pouvions pas le dépasser trois semaines durant.

— Et vous vous accoutumez à cette vie monotone ? Vous ne vous ennuyez pas ?

— On trouve toujours quelque chose à faire ; je n’ai jamais manqué de besogne depuis que je suis ici.

— Et vous n’avez pas peur des bêtes féroces ?

— Certes, les loups ne sont pas rares.

Mais les chiens les attaquent plutôt que les renards. Figurez-vous que l’année dernière je sors pour aller à l’écurie, quand j’aperçois une vingtaine de chiens (Dieu sait d’où ils venaient) en escorter un petit rouge (du moins je le croyais), tout comme une noce accompagne la jeune épousée. C’était un renard, ils n’osaient pas l’attaquer. À ma vue, le renard fit un bond et décampa à toutes jambes. Pas un chien ne se lança à sa poursuite.

— Mais votre femme ? elle ne craint pas non plus des bêtes féroces ?

— Elle ne s’éloigne pas beaucoup de la maison ; elle ne peut pas aller bavarder avec la voisine : la tanya la plus proche est à une bonne heure d’ici.

— Vous êtes en effet bien délaissés. Et au temps des grandes eaux, ou pendant les tempêtes, vous n’avez pas peur ?

— De quoi ? Les eaux ont déjà emporté deux fois notre maison. Mais le bon Dieu nous est venu en aide. Les ruines ont formé un monticule, si bien que notre cabane est aujourd’hui surélevée. Il n’y a que le vent qui puisse en emporter la toiture. Le cas échéant, on l’y remettrait.

— Est-ce que vous allez quelquefois dans la maison du Seigneur ?

— Ma femme prie de temps en temps, moi je regarde les étoiles. Nous ne pouvons pas aller à l’église, c’est trop loin. Mais le bon Dieu le sait, il ne nous abandonnera pas pour cela.

Puis, il s’assit pour traire la vache. Le jeune veau approchait sans cesse et lui donnait des coups de tête ; mais il le repoussait d’une tape sur le museau et continuait sa besogne.

Au loin, à cinq minutes de distance de la chaumière, rôdait une génisse qui par moments poussait un mugissement plaintif.

Le pâtre lança ses chiens et le jeune animal retourna vers le troupeau. Mais il s’arrêta bientôt et répéta sa plainte.

— Qu’a-t-il donc ? demandai-je.

— C’est le camarade de ma vache ; ils se sont liés ; j’ai beau lancer les chiens sur lui, il ne bouge pas tant que son amie est là ; il l’attend toujours.

Quand il eut fini de la traire, la vache, suivie de son veau, s’élança dans la pousta. Ils rejoignirent la génisse et se dirigèrent tous trois vers le troupeau.

— Les animaux se lient tout comme nous, dit le pâtre en se lavant les mains dans l’abreuvoir.

— Vous, János, vous n’avez pas beaucoup de monde avec qui vous lier.

— À quoi bon ? Je ne suis pas seul, j’ai ma femme et ma famille.

Je sentais qu’en tout il avait raison, qu’il vivait la vie comme il faut la vivre.

Involontairement je jetai les yeux vers la pousta, qui maintenant sortait de son engourdissement matinal. Vers le couchant s’amoncelaient de grands nuages noirs.

— Nous aurons de la pluie, János ?

— Hôtes du matin s’en vont ; hôtes du soir seuls restent… répondit-il en se dirigeant vers la grange.

Mais l’orage approchait, assombrissant la voûte grise du ciel. Le vent s’acharnait contre la grange, contre la chaumière, contre les meules, contre tout, balayant devant lui des brins de paille arrachés en route. Soudain, il rompit une forte branche de l’unique acacia qui se trouvait là.

— Hé ! János, si le vent emportait la meule ?

Un moment on n’entendit que le sifflement de la tempête qui dominait tout autre bruit ; un nuage de poussière grise enveloppa soudain la chaumière du pâtre d’un voile impénétrable.

János regardait autour de lui, attentif. Il rajusta sa bunda, décrocha du mur une fourche de fer et se dirigea vers la meule. Je le suivis anxieux. Qu’adviendrait-il si l’ouragan détruisait tout ?

Comme s’il eût deviné ma pensée secrète, il dit après un moment de réflexion :

— D’une manière ou d’autre cela sera ; rien n’a jamais été.

Et il s’apprêta à lutter contre la tempête.