Le Livre de la Pousta/Chapitre VII

Traduction par Guillaume Vautier.
Paul Ollendorff (p. 133-158).

COQ ROUGE


La nuit était venue. Dans la rue de Szabad Szent Tornya qui se prolonge jusque dans les vignobles, les banquettes étaient désertées, les veilleuses s’éteignaient les unes après les autres. Une atmosphère suffocante s’emparait de la vie, étouffant le moindre bruit.

Ce n’est que du côté du Gyapáros qu’arrivaient, comme un ronflement entrecoupé, les accords d’un orchestre lointain. À l’auberge du bord du lac, les gars s’amusent chez les Simon.

Sur la lisière du village, dans une maisonnette située au milieu d’un petit vignoble, on veille encore. Dans l’unique pièce est assis un vieillard, près de lui une jeune fille. Le vieillard lit la Bible, la jeune fille penche la tête sur sa couture.

— Ne vient-il pas encore ?… demande le vieux.

— Il tarde à venir ; peut-être l’a-t-on engagé.

— J’en doute. Jamais on ne prend les ouvriers qui s’offrent eux-mêmes. Qui donc a jamais retenu un métayer à la Saint-Pierre et Saint-Paul ? De mon temps, fit le vieux en redressant le buste, c’est à la Fête-Dieu qu’on commençait le travail.

— Mais, parrain, ce n’est pas la faute de Gyuri.

— Ne le défends pas. Il ne sait pas ce qu’il fait. Le Seigneur éclairera son chemmin comme il a marqué le mien de ses rayons glorieux.

Le vieux déposa ses lunettes. Il caressa les longs bandeaux de ses cheveux, ferma le grand livre et, les mains jointes, appuyées sur la table, regarda devant lui. Il pouvait avoir soixante ans. Grand et fort, le torse long, le vieux Mihály Madarász, ancien sergent revenu intact de la campagne d’Italie, après avoir essuyé le feu de sept batailles, était d’une raideur militaire à laquelle il devait probablement sa force qui ne l’abandonnait pas ; il avait toujours eu à lutter, ayant toujours eu la foi et la confiance.

Jusqu’à sa quarantième année, la gloire du régiment en avait fait un héros anonyme ; aujourd’hui le nazarénisme l’enthousiasmait. Car il était nazaréen, « croyant », comme le tiers du village, mais avec cœur et âme, plein d’une ardeur que peu connaissaient dans la contrée. Sa vie, disaient ses coreligionnaires, ressemblait à une blanche colombe. Agissant toujours selon les doctrines de l’Écriture, il pouvait rendre compte de toutes ses actions. Sa sévérilé envers lui-même l’autorisait à juger sévèrement les autres.

— La vie terrestre, disait-il, repose sur trois ou quatre grands principes, et quiconque ne les observe pas ne peut être « mon ami ».

Ceux-là, il ne leur reconnaissait même pas la qualité de « passants ». Madarász était l’un des instituteurs de la réunion ; c’est lui qui, tous les dimanches, commentait l’écriture des livres saints, lui qui disait les plus beaux sermons, lui, enfin, qui était l’apôtre le plus zélé des croyants du village. Tous les autres l’observaient et s’efforçaient de suivre son exemple.

Il faisait beaucoup de bien. La jeune fille assise près de lui, par exemple, il l’avait recueillie toute petite des mains mêmes de sa mère, une pauvre veuve morte sur la paille en lui recommandant son enfant, à lui et au seigneur du village qui vivait en amitié avec ses paysans comme au temps jadis. C’est pourquoi, bien qu’elle se nommât Marcsa Iszlai, on n’appelait l’enfant que Zsiga, comme le jeune seigneur. Ce n’était pas un sobriquet. À l’école, à la mairie, à la ferme, on ne lui connaissait que ce nom-là ; peut-être ne la marierait-on pas sous un autre.

Aujourd’hui, Zsiga était une grande fille brune, aux joues rondes, aux pommettes saillantes, au teint olivâtre. Ses dents blanches criaient dans le carmin des lèvres, et ses yeux gris vert brillaient sous le noir fichu qui la coiffait. Elle se vêtait toujours de blanc ou de noir, ainsi qu’il sied à la filleule du « croyant » Mihály Madarász. Elle était mâle, « un bon gars », tout comme Franczi Misinczky avec laquelle elle avait grandi, se battant toutes deux avec les garçons. Au temps de la moisson, elle jouait avec eux pendant les nuits claires, les renversait par terre les uns après les autres, mais toujours doucement, avec une certaine délicatesse féminine. Les uns la taquinaient en l’appelant « la femme à Zsiga », mais elle leur faisait vite passer l’envie de rire à ses dépens.

— S’il n’a pas obtenu d’ouvrage, il rentrera. Que ferait-il dehors ? dit-elle résolument. Et elle posa son fichu devant elle, montrant ainsi qu’elle était sûre qu’il reviendrait.

— Couche-toi donc, Zsiga, demain tu dois te lever de bonne heure. Notre orge mûrit, et moi je dois aller à la réunion.

— Si je ne dors pas, c’est mon affaire, et non celle de monsieur mon parrain. C’est moi qui sourcillerai sous les rayons jaunes du soleil et non pas vous. J’attends…

— Fillette, fillette, tu ne marches pas en bonne voie. N’as-tu pas su mieux trouver ?

— Que votre fils ?

— Que mon fils ? En quoi l’est-il ? C’est mon sang, ma chair ? Pas même peut-être ! On m’appelait pigeon ramier ; c’est un coq rouge qui a poussé près de moi. Dire qu’à mes côtés il n’a pu devenir un des nôtres ! Tout petit, je l’emmenais à la réunion le dimanche et le mercredi ; à peine la moustache lui venait-elle que je lui expliquais l’Écriture. Rien n’y a fait ; maintenant, il ne vient même plus de notre côté, il ne lit plus que les journaux…

— Vous l’avez mis trop tôt sur le bon chemin. Il n’était pas encore assez mûr pour comprendre vos paroles. Vous non plus, vous ne saviez pas dans votre jeunesse ce que c’est que « le sentier étroit ».

Le vieux ne l’écoutait pas, il déversait ce qu’il avait sur le cœur ; en ce moment le monde extérieur n’existait pas pour lui.

— Soldat, il ne l’a pas été non plus. Je rougis quand je songe qu’il est revenu du régiment. S’il ne croit pas, qu’il fasse au moins son service ; cela lui apprendrait à devenir au moins « passant » dans sa vieillesse. On l’a refusé ! Pourtant il est aussi gaillard que je le suis, sinon bâti comme je l’étais autrefois. Sa poitrine est large, son bras robuste. On lui a dit qu’il avait des pieds d’oie, qu’on n’en pouvait rien faire. Ses pieds ! c’est son cœur qui ne vaut pas plus que celui d’une oie…

— Mon père, vous ne connaissez pas son cœur ! dit Zsiga tranquillement, comme quelqu’un qui a entendu dire cela souvent et souvent y a répondu.

— Fillette, c’est toi qui ne le connais pas ! reprit le vieux avec le même calme. Tu n’es que sa bien-aimée, moi je suis son père. Tout ce qu’il y a de sagesse, d’étincelle divine en lui, c’est de moi qu’il le tient. Toi, tu vas seulement vers lui pour allumer ton bougeoir…

— Je l’aime… vous le savez.

— Un mauvais chrétien, continua le vieux sans s’arrêter aux paroles de Zsiga, est un mauvais sujet, un mauvais ouvrier, qui ne reconnaît ni la règle écrite, ni la règle imprimée, qui ne sait pas obéir, quoiqu’il ne soit pas né pour commander.

— Ce sont les journaux qui en sont la cause…

— Moi aussi je sais lire, peut-être ! Eh bien ! jamais, non, jamais je ne mettrais le nez dans un journal. On n’aime à lire sur le papier que ce qu’on a d’écrit dans le cœur. Moi, je m’adresse à la Bible, lui à « l’ami du peuple ». Comment chacun de nous pourrait-il voir le visage de l’autre dans son cœur ?

— Moi, je ne demande pas ce qu’il lit, ce qu’il ne lit pas ; tout ce que je sais, c’est qu’il m’aime.

— Il aime le sang et la colère de Dieu. C’est les yeux pleins de sang, qu’il est allé réclamer de l’ouvrage à ceux qu’il exècre. Aussi reviendra-t-il comme il est parti. Il en sera bien avancé !…

— Père, le voilà !

On frappait au dehors. Zsiga s’élança dans la cour.

Gyuri Madarász, le fils du vieux, entra le chapeau sur l’oreille, en costume des grands jours. Haut, fort, les traits réguliers, il ressemblait à tous les jeunes gens de sa race, sauf les yeux qui, au lieu de l’expression calme hahiluelle, brillaient, tournaient avec inquiétude, semblant chercher dans la vaste pièce un point pour se reposer.

Il s’assit, ne se découvrit pas, posa sur la table le havre sac qu’il portait en bandoulière et dit alors :

— Donne-moi un verre d’eau, Zsiga.

Celle-ci prit sur l’armoire un verre, une carafe d’eau et une bouteille de vin et mit le tout devant Gyuri.

— Du vin ! Il y en a donc encore ! Bientôt nous n’en aurons même plus.

— Hé ! fils, et qu’est-ce que nous n’aurons plus encore ?

— Notre honneur est aussi épuisé.

— L’honneur de qui ? Pas le mien, à coup sûr !

— Le nôtre aussi, père ! s’écria Gyuri, en frappant du poing sur la table ; puis, sa voix redevint indifférente : C’est du pain que nous n’aurons plus.

— J’ai un arpent de terre derrière la maison, Zsiga le cultive : cela nous suffira bien à nous deux…

— Je ne demande pas qu’on m’entretienne.

— Il y aura toujours bien de la place pour toi, chez nous, dit Zsiga, puisque je serai la fille de ton père à l’automne.

— Tu veux épouser un mendiant, ma sœur ? Attends plutôt un homme qui ait une terre, ou bien cherche un monsieur qui t’achète des rubans rouges pour que tu entres à son service.

— Gyuri, n’écoute pas les autres, reste avec nous, répondit-elle en lui prenant la main. Tu vois cette petite bague, c’est moi qui t’en ai fait cadeau ; j’ai pu aussi te donner plus de dix mouchoirs de soie cet hiver : pourquoi le pain nous manquerait-il ?

— Tais-toi. Est-ce que je sais, moi, comment nous ferons ! Le peuple a faim ; ceux de Bánom et de Csorvás n’ont pas été engagés ; partout, la moisson se fait sans nous. À Orosháza[1], il y a plus de mille ouvriers sans ouvrage. C’est la désolation. Le coq rouge se réveille. Hier il a crié deux fois. Cette nuit on a mis le feu à deux meules de la ferme de Lapos. Il y a encore des allumettes chez le juif — et involontairement il en sortit une du paquet qui gisait sur la table et la mit derrière son oreille — et pour celui qui n’a pas envie de crever de faim, le maïs pousse vite, il peut bien caser quelques betyars[2].

— Que dis-tu, Gyuri ? demanda Zsiga en lui secouant violemment le bras. Le vieux ne disait rien ; de sa main ridée, il caressait le poli de la table et ses yeux bleus étaient fixés sur la lampe qui filait.

Gyuri tressauta.

— Rien, sœurette ! Je me suis présenté en trois endroits. Chez l’un, on avait déjà assez d’ouvriers ; chez l’autre, on voulait bien m’engager, mais comme on nous sait gênés maintenant, on le prend de très haut avec nous : cinq toises cubes de blé, six florins et un ressemelage de bottes, c’est ce qu’on m’a promis pour un engagement jusqu’à l’Assomption.

— Pourquoi n’as-tu pas accepté ? C’est mieux que rien, fit Zsiga, bien qu’elle-même ne pensât pas ainsi.

— La gent des Madarász est orgueilleuse, ma petite, prends garde à ce que tu dis, tu pourrais bien être un jour la femme d’un Madarász, répondit Gyuri én renfonçant son chapeau sur ses yeux. Puis, vidant d’un trait un verre de vin (maintenant il ne touchait même plus à l’eau) : Je me suis tourné sur mes talons et les ai plantés là pour toute réponse. Chez un troisième, on m’a ri au nez. Je suis revenu.

— On dit que l’empereur d’Allemagne va venir ici pour mettre ordre à tout cela, annonça Zsiga pour dire quelque chose.

— Quand ce serait le pape de Rome… je ne marchanderai pas avec lui.

— Et la société ouvrière ?

— Dissoute. Le föispán[3] est venu dans la contrée et pas un de ces imbéciles n’a osé lui dire un mot. Eh bien ! non, non et non. Il faudra voir… Si on nous amène ici des Slovaques et des Bulgares et qu’on en inonde le pays, ce fokos est magyar — et il décrocha du mur une de ces espèces de haches à long manche — il servira à prouver ce qu’est un magyar à ceux qui croient aux saintes écritures slovaques.

À ces mots, le vieux redressa la tête. Il se leva et, par habitude peut-être, ouvrit le grand livre.

— Écoute, dit-il d’une voix pure et profonde. À mon tour de parler. De mon temps, on ne s’occupait que de ce qu’on savait et de ce qu’on croyait. Aujourd’hui, ni foi, ni savoir, mais des journaux et des orateurs… Le pauvre est le serviteur préféré de Dieu, parce qu’il est le moins exposé aux tentations. Bénis ton sort d’être venu au monde collé à la terre. Bénis le Seigneur de t’avoir fait le fils d’un « croyant ». Mais, vous autres, vous ne savez que maudire, acheter des matières explosibles pour faire sauter les bâtiments ; la lueur des meules incendiées est votre lumière… Sors de ma maison, que je n’entende plus parler de toi ! Et ne t’avise de revenir qu’avec un visage repentant. Qu’on ne prononce pas de paroles méchantes sous mon toit ! Que des yeux sanguinolents ne regardent pas la couverture de mon saint livre ! Que des mains ensanglantées ne touchent pas à mon pain ! La tête haute et le cœur humble ont leur place ici… mais l’orgueil et la méchanceté salissent les murs. Que le bon Seigneur Dieu nous ait toujours en sa sainte garde ! Que son nom soit loué… Va-t’en, mon fils, dit-il d’une voix douce mais résolue ; quand tu auras changé, reviens, nous t’attendons !

Là-dessus il se leva et se dirigea vers la porte.

— Père, est-ce votre dernier mot ?

— Pour ce soir, oui. Or, ce que les étoiles entendent sera entendu le matin par l’oiseau qui se réveille, comme nous l’a appris le Rédempteur.

— Alors, que Dieu nous bénisse ! cria Gyuri en saisissant son havresac.

Mais le vieux refermait déjà la porte.

Zsiga s’avança vers Gyuri.

— Écoutez, lui dit-elle, ne partez pas encore. Emmenez-moi. Nous gagnerons bien notre pain honnêtement, quand même il nous faudrait ruisseler de sueur. Mes deux bras valent les vôtres.

— Ta place n’est pas à mon côté. Reste avec mon père. Il a besoin de toi.

— Et moi, n’ai-je pas besoin de toi ? dit Zsiga en le regardant avec tendresse.

— Zsiga, notre aube viendra aussi. Mais maintenant, laisse-moi, insista Gyuri. Puis, après avoir vidé un dernier verre de vin, il se dirigea vers la porte.

— Où allez-vous, à cette heure-ci ?

— Où cela me fait plaisir. Hei ! Je suis de bonne humeur !

— Vous songez à des choses qui ne sont pas bonnes, je le sens, dit Zsiga calme encore.

— Fillette, n’essaie pas d’approfondir les desseins de l’homme ! fit Gyuri en ricanant. Et il se mit à siffler.

— Ne parlez pas ainsi, de grâce ! Restez ici. Couchez-vous dans le lit à plumes. Demain matin, je calmerai mon parrain.

— Tu perdrais ta peine. Il l’a dit : sa réponse aux oiseaux sera la même que sa réponse aux étoiles.

— Gyuri ! cria Zsiga d’une voix qui se faisait aiguë.

— Laisse-moi partir, te dis-je !

— Non ! Et elle se posta en travers de la porte.

— Allons, petite niaise ! Tu ne vas pas me barrer le chemin, peut-être !

— Gyuri, regarde-moi bien en face. Tu te creuses la tête à des méchancetés. Calme-toi, reste ici, avec moi… Je te verserai à boire… tu m’embrasseras les lèvres. Mais ne pars pas, pas aujourd’hui ! Reste avec moi… je me charge de répondre aux oiseaux… de leur répondre pour toi.

— Ni étoile, ni baiser, ni chant d’oiseau ne peuvent me retenir. Place !

Et il voulut la pousser de côté. Mais Zsiga était forte. Ils en vinrent aux mains. Une lutte s’engagea. Tous deux s’essoufflaient, sans prononcer un mot.

Cependant Gyuri avait la tête montée par le vin. Il s’acharnait, fouetté par cette résistance. Saisissant Zsiga par la taille, il la jeta par terre. Elle lâcha prise. D’un bond il s’élança vers la porte, et disparut dans la nuit noire.

La jeune fille, étourdie par la secousse, resta quelques instants immobile. Puis, subitement, elle se leva, rattacha son fichu sur sa poitrine, et se précipita à sa poursuite.

Mais, dans la cour, le vieux l’arrêta.

— Tu ne sortiras pas d’ici, je réponds de ton salut.

— Et moi, je réponds de votre fils : il me faut le rejoindre !

— Fille, je te broyerais plutôt que de te laisser faire un pas. Les fleurs de ma maison sont sous ma garde !

Zsiga ne répondit pas. Elle fit semblant de céder, puis, brusquement, elle sauta de côté, enjamba la haie vive, et une fois dans la rue se mit à courir de toutes ses forces. Arrivée près du moulin à vent, elle s’arrêta sur le petit monticule. Elle aperçut Gyuri avançant à grands pas dans la direction de Kopog. Aussitôt elle reprit sa course affolée. Oui, elle voyait son ombre glisser là-bas parmi les maisons blanches ; maintenant il approchait de la tanya de Zalaï, le riche terrien toujours en mal avec les socialistes. Qu’allait-il faire là ? Elle accéléra encore ses pas.

Elle l’atteignit juste au moment où il tournait près de la grande meule de paille.

— Arrête ! lui cria-t-elle hors d’haleine.

Gyuri, en l’apercevant, fut terrifié ; il hésita un moment, poussa un cri et grimpa rapidement sur l’échelle adossée à la meule.

— Arrête ! arrête ! cria Zsiga, croyant qu’il allait se précipiter de là-haut. Quand elle vit qu’il continuait, toute tremblante, elle monta derrière lui.

— Zsiga, que le Seigneur Dieu te soit clément, j’ai mis le feu à la paille !

À peine avait-il prononcé ces paroles qu’une fumée épaisse sortit du bas de la meule, puis une flamme en surgit.

— Alors, que Dieu nous pardonne à tous deux ! s’exclama Zsiga et, au lieu de redescendre, elle franchit les derniers échelons.

Ils sont là maintenant, l’un près de l’autre, sous le ciel constellé, se regardant en face, prêts à mourir, attendant la mort.

— Descends-tu avec moi ? demande-t-elle.

— Redescends, répond-il, redescends ou je te jette en bas. Et ils recommencent à lutter de nouveau, muets, les dents serrées, contenant leur respiration. Mais ils s’enfoncent de plus en plus dans la paille qui les enveloppe comme dans un nid.

Au-dessous d’eux, les flammes s’élèvent, la fumée les étouffe, ils n’en peuvent plus.

— As-tu encore une allumette ? demande Zsiga d’une voix suffoquée.

Il comprend. Il met le feu en même temps à leurs pieds, à leurs côtés et à leur tête. Ils s’enlacent étroitement, et au milieu d’un long et éternel baiser, se noient en l’océan de flammes…

  1. C’est d’Orosháza, immense village de plus de 30 000 habitants, qu’est parti le mouvement dit « agraire » qui agite depuis quelques années les populations rurales de la grande plaine hongroise. C’est surtout dans la défectueuse répartition du sol qu’il faut en chercher la cause primordiale. En effet, la classe moyenne ne représentant qu’une infime fraction, deux catégories de propriétés se trouvent seules en présence : celles de moins de 30 hectares et les grands domaines seigneuriaux. Or, les premières étant cultivées par les terriens eux-mêmes aidés de leur famille, c’est sur les secondes que, faute d’industrie, travaillaient presque exclusivement les paysans prolétaires. La dépression du prix des céréales, l’emploi des machines, la concurrence des ouvriers agricoles venant de contrées trop peuplées rendirent leur situation très critique. L’absence des grands propriétaires et les vexations de certains gérants parfois peu scrupuleux aggravèrent le mécontentement. Il suffit alors à quelques meneurs socialistes d’apparaître. Des « sociétés ouvrières » furent fondées et, à la première occasion, la partie la plus riche de l’Alföld devint le théâtre de scènes sanglantes.
  2. Betyar n’est que très rarement un vil meurtrier, mais presque toujours en réalité un szegény legény (pauvre gars) qui, trop rigoureusement condamné pour un léger délit, se venge de la société. (Jean de Néthy, Ballades et chansons populaires de la Hongrie, 1891.)
  3. Préfet.