Le Livre de la Pousta/Chapitre VI

Traduction par Guillaume Vautier.
Paul Ollendorff (p. 113-130).

L’OFFRANDE DU VILLAGE


L’hiver dernier, mon pauvre serviteur Benedek étant mort à Palerme, les braves gens de Szabad Szent Tornya me firent écrire par le senior du village une lettre où ils me priaient de choisir parmi eux « quelqu’un qui m’accompagnât toujours et partout dans mes lointains et dangereux voyages ».

Cette offre m’émut beaucoup. Je l’acceptai, et à mon retour, six mois plus tard, je pris à mon service István Iványi, désigné par eux pour remplir cette « mission ». C’était un garçon trapu, musculeux, au visage pâle, aux sourcils épais, et dont la puissante moustache ombrait le menton carré et couvrait de petites dents pointues.

Il attachait sur moi ses yeux gris bleu d’un air sombre, résolu, comme quelqu’un que le péril attend, mais qui sait que son devoir est de le braver.

Ses mouvements étaient mesurés, empreints d’une lenteur solennelle.

Dieu sait ! Tout d’abord, je n’arrivais pas à le déchiffrer. M’était-il sympathique ou non ? Pourquoi me regardait-il avec cet air de défi ? Était-ce parce qu’il me voyait entouré d’ennemis, de périls dont il voulait me sauver, fût-ce au prix de sa vie ? Ou bien parce qu’il n’entrait pas de son gré à mon service, et en éprouvait contre moi du ressentiment ? Je ne m’en rendais pas bien compte.

Engagé à midi, il venait trois heures plus tard me retrouver à l’école où je devais passer quelques jours dans la famille de l’instituteur, en attendant la mise en état de ma maison de campagne.

Un complet de drap foncé revêtait son corps anguleux, ajoutant encore à la gravité de sa démarche.

— Maintenant, István, lui dis-je vers le soir pendant qu’il m’accompagnait à travers la pousta, quels sont tes défauts ?

Il est bon de savoir d’avance à quoi s’en tenir. C’est toujours la première question que j’adresse aux gens qui entrent à mon service. J’aime à connaître leur côté faible.

— Je n’en ai pas, répondit-il tranquillement, comme si rien n’eût été plus naturel.

— Comment peux-tu affirmer une chose pareille ?

— Non, je n’en ai pas, répéta-t-il en joignant ses talons dans une altitude militaire.

— Bon, peut-être ne le sais-tu pas. Tout le monde en a, non pas un, mais plusieurs. Tu l’ignores, voilà tout. Encore une chose. Avant de te prendre définitivement, je veux que tu me promettes d’avoir toujours et en toute circonstance confiance en moi. Il y a un défaut que je ne pardonne jamais à personne : le mensonge. Ce que j’exige avant tout, c’est la confiance et la vérité.

— Je dis toujours la vérité, dit István, en continuant de marcher gravement derrière moi.

Le soir, il me prépara tout avec une sollicitude touchante dans sa gaucherie.

Il fallait voir ce lourd garçon marcher sur la pointe des pieds, ouvrir soigneusement ma valise, déposer une à une mes paperasses comme s’il eût touché les ailes d’une libellule.

Quand je fus couché, il alla prendre sa grande fourrure de mouton, l’étendit par terre dans la petite entrée qui précédait ma chambre et se coucha en travers de la porte qu’on ne pouvait ainsi franchir sans lui passer sur le corps.

On le sentait pénétré de sa mission qui consistait à veiller sur moi et sur ma santé débile. C’est ce qu’il faisait avec conviction. Peut-être sentait-il aussi que là-bas, loin du pays natal, c’est en sa personne que tout mon peuple aimé se concentrerait à mes yeux.

Nous étions ensemble depuis trois semaines et pour un monde il ne m’eût pas adressé la parole ; il me parlait quand je l’interrogeais. S’il était question d’un objet quelconque appartenant soit à lui, soit à moi, il y accolait toujours un adjectif possessif pluriel ; ainsi ses bottes devenaient « nos bottes », mon écurie « notre écurie » ; de même pour sa maison, bien que sa plus grande fierté fût d’être propriétaire à Szabad Szent Tornya.

Eh oui ! mon István est propriétaire. Il possède une belle petite maison proprette, entourée d’un jardin d’un demi-arpent avec des cerisiers, des amandiers et des noyers. Dans la grande pièce se trouve un lit à baldaquin dont les rideaux légers ont été lissés par sa douce mère ; c’est elle aussi qui a peint sur l’architrave ces belles tulipes, c’est elle qui, tous les jours, met sur la table de la lavande ou du romarin odoriférant.

C’est sa douce mère qui l’a soigné, lui aussi, comme elle soigne maintenant la maison. Car la maison est une acquisition d’István qui en a amassé le prix avec le labeur de ses mains avant de faire son service à l’armée.

C’est le cœur plein d’anxiété que sa pauvre vieille mère l’a vu entrer dans son nouvel emploi, si brillant, mais si rempli de dangers terribles ! Destiné à courir sur des routes lointaines en voiture, en vaisseau, en chemin de fer et le bon Dieu sait encore en quelles espèces de véhicules dont elle n’a même jamais entendu parler ! Y a-t-il en effet d’anathème pire que le voyage !

En vain István revenait à la petite maisonnette dans son beau costume de hajdú[1] soutaché de 32 mètres de passementerie et orné de soixante-quatre boutons brillants. La vieille femme voyait à peine son fils à travers ses larmes. Elle ne pouvait l’admirer que dans le complet de drap luisant qu’il portait le jour de son entrée à mon service et qu’il avait dû quitter depuis. Mais elle se l’était fait remettre pour le serrer bien soigneusement tout au fond du vieux bahut bleu à grosses tulipes pour qu’avec elle il y eût encore « quelqu’un » qui attendît le retour de son fils.

István devint un très bon serviteur. Jamais une mauvaise parole ne s’échangea entre nous. Mes hôtes l’aimaient ; l’un d’eux, un sculpteur renommé, le modela pendant qu’il chantait, un autre artiste apprit ses chansons. Lorsque, au cœur de l’été, je passai quelques jours au Svábhegy dans la maison de notre grand poète national, celui-ci et sa famille écoutèrent durant des heures ce garçon robuste adossé au mur dans l’attitude d’une chaste pucelle et chantant sans afféterie les nouveaux airs de Szent Tornya. Pourtant il s’en trouvait dans le nombre plus d’un dont l’inconscience naïve mettait de la rougeur aux joues anémiques des dames présentes ; mais István nous les chantait sans se départir de son impassibilité.

C’était un délicieux plaisir d’entendre reproduire ainsi les airs hongrois tels qu’ils avaient été conçus, sans ornement ni sentimentalité fausse, avec une simplicité inconnue des habitants de Budapest.

Un soir, on fut curieux de le voir danser. On lui fit inviter la jeune métayère. Celle-ci, une gaillarde des environs de Bude, dansait le csárdás comme à la capitale, la main droite sur l’épaule du danseur ; chez nous, à Szent Tornya, ce n’est pas l’usage. István, au début, la laissait faire — j’ignore cependant à quoi il attribuait ce manège, — dansait à côté d’elle, droit, révérencieux ; mais il finit par en avoir assez :

— Ôtez donc la main ! grogna-t-il. Et d’un mouvement brusque il se débarrassa de l’enlacement de sa partenaire… et continua de danser.

— Saint Antoine devait être de cette force, remarqua en riant un jeune peintre présent. Peut-être avait-il raison.

Si je lui avais dit : « István, saute par la fenêtre, cela sera bon — à ma santé », nul doute qu’il ne l’eût fait. Cependant je n’étais pas encore parvenu à l’entendre parler à cœur ouvert. Lui adressais-je la parole, il se raidissait militairement ou bien tourmentait quelque chose du bout de ses doigts sans jamais me regarder en face. Je n’étais toujours pas édifié sur son compte.

Il ne retrouvait sa confiance que le soir quand j’écrivais ; alors il entrait doucement chez moi, posait l’une de ses grosses mains sur le dossier de mon fauteuil et me regardait noircir les feuilles de papier l’une après l’autre. Cela semblait l’ébahir, car il ne comprenait pas, sachant à peine lire et incapable de déchiffrer une écriture manuscrite, la mienne moins que toute autre.

Un soir, je lui annonçai que dans quelques semaines nous partirions pour notre voyage d’hiver.

— Qu’en dis-tu ? Ne préfères-tu pas rester ici ? lui demandai-je.

— Cela m’est égal, répondit-il avec son indifférence habituelle.

Le lendemain matin, je lui payai son mois. Il me pria alors de le laisser aller à Orosháza pour voir une de ses sœurs.

Je lui accordai le congé demandé. Moi-même, j’allai au village chez l’un des terriens qui m’avait invité à dîner.

Dans l’après-midi, passant devant la csárda, j’eus l’idée d’y entrer ; les gars du village chantaient à tue-tête ; j’aurais bien voulu apprendre quelque air nouveau…

En ouvrant la porte, qui vois-je au milieu de la petite pièce ? Mon István, chancelant, levant en l’air une bouteille vide qu’il lança au mur avant de m’avoir aperçu.

De l’autre main il tenait un verre plein. Il allait le porter à ses lèvres, mais, me reconnaissant, il l’envoya avec force dans la direction de la fenêtre où il se brisa avec un grand fracas.

Je remarquai alors qu’au lieu de son brillant uniforme de hajdú, il portait l’ancien costume de paysan. Il me regarda un instant de ses deux grands yeux ténébreux, puis il trébucha, tomba dans les bras de ses camarades et entonna une nouvelle chanson.

Tout comme lui, ses camarades avaient revêtu leurs costumes d’apparat en drap noir. Maintenant ils chantaient de leurs voix fortes qui faisaient trembler les murs.

Mais celle d’István, même en ce moment, dominait le chœur fougueux et sauvage. Ils chantaient justement mon air favori. István avait commencé. Pourquoi ? Peut-être pour cacher son mensonge. À quoi bon ! Il savait bien que c’était là le seul défaut que je ne pardonnais jamais à personne. Pourquoi ne m’avait-il pas demandé la permission de s’amuser ? Pourquoi ne m’avait-il pas dit qu’il voulait venir ici pour prendre congé de ses camarades avant de partir pour le grand voyage ?

Ce mensonge me chagrinait, j’avais en horreur ce lieu infect que je ne me sentais pourtant pas le courage de quitter. Je croyais devoir attendre encore autre chose.

Les vêtements noirs des paysans se détachaient sur la blancheur des murs ; derrière les barreaux du kármentô[2] ricanait la cabaretière, attifée d’étoffes voyantes. À une table, je vis un vieil oncle d’István et un de ses cousins, très malade lui-même, qui venait d’enterrer sa femme. Tout ce monde buvait, ivre déjà.

István de nouveau se lève, peu solide. Il tient haut son verre et chante. On eût dit un autre homme. Ce garçon ne semblait avoir rien de commun avec celui qui répondait tranquillement : « Je n’ai pas de défaut. »

Dans les yeux brillants, ensanglantés de celui-ci, on ne lisait que défi, appel du danger, soif de destruction. Les jambes fléchissantes, mais la tête haute, il chante, jure, provoquant l’homme, Dieu, et même moi, son seigneur ! Je ne puis supporter plus longtemps cette vue. Je sors. Ceux de sa famille sont inquiets ; ils veulent l’excuser par de sots prétextes, mais les paroles leur restent dans la gorge, ils balbutient. Je ne les écoute même pas. Au moment où j’ouvre la porte, se fait entendre un nouveau bruit. C’est István qui vient de lancer son verre contre le dernier carreau de la csárda.

Qu’allait-il advenir ? Je résolus d’attendre.

Le lendemain matin, il n’était pas encore rentré. De toute la journée, on ne le vit pas. Ce n’est que le surlendemain qu’il reparut. Le matin, à mon coup de sonnette, il entra dans ma chambre comme si rien ne se fût passé. Un moment, il eut vers moi un regard de bravade, mais comme, sans trop savoir pourquoi, je ne lui fis aucune observation, il vaqua silencieusement à sa besogne.

Et il s’en acquitte avec conscience depuis des semaines et des mois. Un jour, longtemps après, — il commençait à perdre un peu de sa raideur et se montrait beaucoup plus confiant, ses yeux devenaient tout clairs, — je lui demandai pour ainsi dire instinctivement ce qui serait arrivé alors si je l’avais grondé à son retour.

— Alors, dit-il en me regardant encore plus courageusement que jamais, j’aurais tué quelqu’un, moi ou un autre.

Mais il ne dit pas qui il entendait par cet « autre ». Je ne poussai pas plus loin mes investigations.

Depuis, il est toujours avec moi. Jour et nuit, il veille sur mes pas. Un soir d’automne, je ne voulais pas mettre le pardessus qu’il me tendait ; il me gronda en disant que c’était lui qui répondait « de notre santé ». Si j’ai la moindre indisposition, il veille au seuil de ma porte sous la vérandah, ayant toujours un œil, une oreille sur moi.

Et je sais aussi que je n’ai jamais eu et que jamais je n’aurai de serviteur aussi fidèle qu’István Iványi.

  1. Autrefois, garde du corps ; aujourd’hui, valet de pied dont la livrée, pareille pour la façon à l’uniforme des hussards, reflète dans ses différentes parties les couleurs familiales du maître.
  2. Litt. sauve-dégâts, sorte de cage en bois derrière laquelle se tient le débitant des boissons.