Le Livre de la Pousta/Chapitre V

Traduction par Guillaume Vautier.
Paul Ollendorff (p. 103-109).

MIDI


Sous la pluie des rayons solaires du midi brûlant baigne le plus fameux d’entre les lacs de soude du Bas-Pays hongrois : le Gyapáros. Les lumineuses flèches, verticalement, plongent en ses eaux inertes, s’y réfléchissent et inondent d’un éblouissement de clarté l’immensité incandescente.

Déjà les eaux basses de l’extrémité méridionale se confondent avec le vibrant mirage et prennent l’aspect d’une mer infinie.

L’oseraie sommeille en silence, sans le moindre bruit, sans même un tremblement parmi ses tiges frêles. Le midi, suggestif pourtant de vivifiants rêves, en a humé la vie… de même que vers le nord il réalise le plus délicieux des rêves.

C’est un monde d’Arcadie !

Là se baigne la paysannerie de trois comitats.

Voici un jeune gars, tout nu sur le dos d’un cheval qu’il maîtrise d’une main, tenant de l’autre le licou de ses trois poulains. Il entre dans l’eau parmi le clapotement des éclaboussures.

Sur ses membres nus et sculpturaux luisent les reflets huileux qu’y mit la chaleur du bon Dieu.

Pas un muscle qui ne soit à sa place, ainsi que l’a voulu la nature dans sa large bonne humeur. Chaque fibre de chair se trouve ainsi harmonieusement disposée, sans que l’homme ait en rien cherché ce résultat. Ni vélocipède, ni gymnastique, ni entraînement n’ont rien à voir à son « académie ». Aussi est-elle harmonieuse, comme son être, comme le glorieux sourire de ses lèvres. On le sent fier de pouvoir exposer sa nudité sous les rayonnements du jour sans que le rouge de la honte envahisse son visage.

Derrière lui ses deux cadettes en chemise de lin. Oh ! pudeur virginale plus nue dans le lin blanc que la nudité même ! Elles avancent à petits pas, serrant leurs chemises autour des seins sans se douter que ce geste les fait remonter le long des cuisses. Mais elles ne baissent les yeux ni l’une ni l’autre. Et pourtant le gars brun qui sort du milieu du lac tout droit sur le devant d’une charrette dans le vêtement paradisiaque de notre père Adam, les épaules crânement cambrées, c’est l’aimé de la plus jeune. Ils se regardent, se sourient avec fierté, se caressent le corps du front aux chevilles, y soufflant par leur regard la chaleur éternelle qu’expriment les milliards de rayons dansants de ce soleil d’été, se sentant avec une inconscience sublime aussi bien l’un à l’autre, ici, sous les doux jeux des éléments que lorsqu’un jour ils seront devant le prêtre en costume de fête…

Plus loin, un groupe d’enfants tout nus se tenant par la main tourbillonne au milieu des eaux lourdes. Hommes, filles, femmes, vieillards se baignent ici pêle-mêle, tranchant les flots, vivant la vie de toute la puissance de leurs fibres et jetant à l’air frais des baisers de joie. Ils inondent la large immensité du sentiment que chantent les joncs du marais, qu’exhalent les odorantes fleurs d’été, que célèbrent les arbres chargés de fruits, les lourds épis du blé, le gazouillement continu des hirondelles : leur présence est un hymne disant que la vie est belle, belle, que l’éternité réside dans le chardon, dans la fleur, dans l’homme, que tout ce qui vit est beau, et que ce qui est « né » a droit à sa part de l’épanouissement des fleurs, de la maturité des fruits.

Sculpteurs, peintres ! c’est ici qu’il faut venir. Oubliez les modèles pleins d’afféterie des ateliets ; oubliez les muscles mal placés des athlètes de foire ; oubliez ces petites couturières qui rougissent pudiquement en montant sur l’estrade et prétendent avec leurs membres déjà las de baisers vous révéler la beauté immuable, éternelle, marmoréenne de la Vénus Aphrodite !

Quittez l’atmosphère pestilentielle des villes si vous voulez connaître le beau bestial qui est tant humain. Venez ici, dans ce monde de champs et de lacs ; ici où la créature exhibe encore ses grâces virginales aux rayons brillants du soleil, dans ce pays doré, où la créature sent la pureté de l’enveloppe tranquille qui reflète si fidèlement son âme.

Ces gens-là vivent, joyeux d’exister ; pourquoi en rougiraient-ils ?

Cachons ce qui est sale, ce qui est souillé, ce qui gêne l’œil et blesse le cœur. Mais ce que la nature a créé doit être vu, étudié, si l’on désire connaître les lois éternelles du beau.

Venez donc ici, artistes, apôtres du beau, qui modelez et chantez l’harmonie des corps.

Hâtez-vous pour ne pas arriver trop tard ! Car l’odieuse haleine des civilisations pourries a déjà passé sur la race. Peu à peu elle recouvre son âme du linceul grossier que tissent la dissimulation, l’inquiétude et la perte de la primitive inconscience. Elle menace de l’emprisonner, cette race, dans la camisole de force antinaturelle de la fausse pudeur.