Le Livre de la Pousta/Chapitre IV

Traduction par Guillaume Vautier.
Paul Ollendorff (p. 81-100).

DAMNÉ


Vers la fin d’août, les vapeurs des premières nuits brumeuses enveloppent la pousta. Les nuages du firmament infini embrassent l’infini du sol. Il fait chaud, pourtant, et l’humidité de l’atmosphère charrie au loin les moindres sons qui se confondent en une musique muette et plaintive.

Par moments on entend le roucoulement d’un tourtereau. D’où peut venir ce bruit à une heure si tardive ?

Tantôt c’est du levant, tantôt du midi, comme si des oiseaux invisibles s’appelaient dans l’obscurité. Les roucoulements continuent, se rapprochent, deviennent moins fréquents, cessent fout à fait.

La pousta retombe dans le silence. Puis, le roucoulement reprend dans une autre direction. Peu à peu, le bruit devient plus net, d’autres semblables y répondent ; ils se rejoignent, se taisent, pour renaître lorsqu’un appel lointain retentit à nouveau.

Ce sont les csikós[1] de Szahad Szent Tornya qui mènent leurs chevaux au pâturage et se cherchent ainsi dans les ténèbres, imitant le cri du tourtereau en signe de ralliement.

Quand une vingtaine de jeunes gars et une quarantaine de chevaux sont ainsi réunis, on allume l’étoile de la pousta : un grand feu autour duquel les bergers passent la nuit étendus sur leurs subas[2], fumant leurs pipes et chantant des airs populaires.

Tandis qu’après avoir mûri les fruits, l’été meurt et emporte au loin, dans des régions inconnues, les fleurs des champs et le chant des alouettes, voilant d’un épais brouillard la voûte étoilée du ciel, là, dans l’obscurité et le silence, les hommes évoquent un printemps nouveau. L’âme du peuple, la chanson s’éveille pour faire vibrer la pousta d’un bout à l’autre et tressaillir le cœur de la vierge agonisant d’amour. Ce ne sont que délicieuses floraisons, printemps juvéniles, aubes souriantes, réveils pleins de charmes, rêves dorés et sans fin que les douces senteurs des acacias transforment peut-être en réalités…

Cher automne, voilà comment tu nous berces avec tes promesses de renouveau, d’amour, nous persuadant que les premières brumes n’ont pas encore absorbé le germe des fleurs ni remplacé les mirages de la gente fée Morgane !…

Une nuit, je ne parvenais pas à m’endormir. Les mélodies des pâtres arrivaient jusqu’à ma fenêtre ouverte. J’allais les rejoindre.

Misa Lövey dirige le chœur. Il est étalé tout de son long sur son suba ; le feu pétillant éclaire sa face et ses mains brunies par le soleil ; sa voix profonde emplit la pousta. Les autres l’accompagnent. Ils chantent que l’été est passé, que les feuilles jaunissent, que l’étoile ne brillera plus longtemps, que la saison approche des baisers dans la chambre des fileuses, de l’été, de la chaleur du poêle qui mûrira les baisers échangés pendant la moisson, au milieu de l’océan des épis d’or, pour sceller la promesse que la chanson rappelle maintenant à l’immensité brumeuse.

Parmi les csikós chanteurs est accroupi un vieux paysan au visage blême, dont les yeux gris sans expression s’encavent profondément sous sa peau de parchemin. Dans le fouillis des rides amères qui sillonnent ses joues, un terne sourire revient sans cesse sur ses lèvres lâches.

C’est le seul homme âgé de la bande. Il s’appelle Mihály Bús.

Lorsque Misa Lövey eut terminé le dernier couplet, le vieux vida sa pipe dans le creux de sa main et dit : — Cette chanson vous mène au mal, toutes les strophes en sont bonnes pour faire plaisir au diable ; on dirait que c’est Belzehuth qui vous l’a inspirée.

Misa Lövey grommela en lui-même, s’essuya la bouche avec la manche de sa chemise et siffla la chanson qu’il venait de chanter.

— C’est cela, continua le vieux, siffle maintenant. Va, réjouis de ton mieux les puissances infernales. Hé ! Misa Lövey, j’ai été aussi chanteur et pourtant…

— Dites donc, père Bús, vous qui êtes « croyant[3] », pourquoi fumez-vous ? C’est un péché pire que de chanter.

— Chanter pour la gloire de Dieu, ce n’est pas un péché. Ce n’est pas la mélodie, c’est le texte de votre chanson qui est maudit. J’ai chanté aussi à la « réunion[4] », tous les dimanches. Maintenant, je peux fumer.

— C’est interdit aux « croyants en Christ », riposta le jeune gars en ricanant.

— Je ne le suis plus ; on m’a chassé.

— Vraiment ? fis-je. Jusque-là j’avais écouté en silence ce singulier dialogue.

— Oui, monsieur, oui, c’est comme cela. Ma femme a mis dix années entières à me convertir en me montrant par ses paroles, son exemple, ses actions, la vie qu’il me fallait suivre. Elle est croyante depuis vingt ans au moins. Elle m’a appris à distinguer le bien et le mal, et, lentement, m’a amené sur le sentier qui conduit en haut… Pendant dix longues années j’ai été « passant[5] » ; au bout de ce temps on m’a jugé digne d’être reçu. Et dire que dans un moment maudit j’ai compromis à tout jamais mon salut !…

— Ah ! vous vous trompez, peut-être ?

— Non, non, monsieur, c’est certain. Ma femme est l’âme la plus innocente du monde, mais d’une sévérité extrême pour les autres et pour elle-même. Elle ne manquait pas de dénoncer à la réunion le moindre de mes défauts. C’est ce qui fit durer mon noviciat aussi longtemps. Dame ! monsieur, j’aimais le tabac, je fumais, je chiquais, il m’arrivait parfois de boire aussi. Dès que ma Zsuzsi avait le dos tourné, vite je courais à notre champ de maïs et j’allumais ma pipe. Je ne pensais pas que le Seigneur m’en voudrait pour cela. La fumée d’une bouffée de pipe ne montera pas au ciel, me disais-je. Mais ma femme sentait l’odeur du tabac dans mes vêtements ; mon haleine me trahissait quand j’avais bu. La dissimulation ne servait de rien. Ah ! monsieur, en ai-je été assez puni ! Comme ma femme savait s’adresser à mon âme ! comme elle s’entendait à en redresser tous les plis ! Plus d’une fois, elle me rossa. Mais toujours elle me dénonçait à « la réunion ».

Les csikós maintenant écoutaient le vieux, les regards fixés sur sa bouche, curieux d’apprendre son histoire.

Misa Lövey me dit tout bas :

— Sa femme le mène droit à la tombe.

Elle le tourmente tant par ses exhortations qu’il en perd la raison.

— Et alors vous avez été reçu ? demandai-je au vieux Bús, pour qu’il poursuivît son récit.

— Oui, reprit-il en souriant toujours d’une façon singulière, et durant cinq années tout marcha bien : ma femme ne me soupçonnait pas, elle me laissait même aller seul au champ de maïs (et sa figure s’épanouissait béate), jusqu’à ce qu’un jour… voyez-vous, je me suis damné…

— Damné ?

— Oui, répondit-il tranquillement. Et tout en attisant le feu de sa pipe, il continua de sourire.

Misa me fit un signe comme pour dire : « Vous voyez bien qu’il n’a pas la tête en place. »

— Hé ! monsieur, j’ai été jeune aussi. Ma jeunesse a été remplie de fleurs et de chansons comme la leur, continua-t-il en montrant les gars qui l’entouraient. Je croyais alors que la chanson est le comble du bonheur ; maintenant je reconnais qu’elle mène tout droit à la perdition.

— Parbleu ! lui cria Misa Lövey, c’est chez vous qu’on a mis dernièrement les meubles aux enchères publiques, pas chez nous.

— C’est autre chose, cela se rapporte aux biens terrestres. Mais leur biens à eux ne sont pas de ce monde, et il n’existe pas sur la face de la terre un exécuteur qui puisse les saisir. C’est ce que m’apprend quotidiennement ma « servante » Zsuzsi.

— C’est elle aussi qui vous porte à croire toutes les sottises qui se disent à la réunion, répliqua vivement Misa Lövey.

— Comme si ce malheureux paquet de tabac devait nous coûter le ciel ! ajouta-t-il avec indignation.

Puis, pris de pitié, n’ayant plus envie de chanter, il s’allongea sur son suba et fit mine de s’endormir.

— Alors tu sais mon crime, toi ? Hé ! l’ami, fit doucement le vieux Bús, que mon malheur soit pour toi un enseignement. Voici ce qui en est, continua-t-il en se tournant vers moi : Ma femme, — une sainte ! — dans sa bonté incomparable, mit tout en œuvre pour me faire éviter le péché. Elle jetait mon tabac dans la fosse à chaux ; elle ne lâchait jamais la clé de la caisse et ne me donnait pas un kreutzer.

— Comment pouviez-vous souffrir cela, puisque la maison et la terre vous appartiennent ? demanda un jeune csikós.

— Depuis que je la voyais tenir la torche pour éclairer notre voûte tortueuse, je m’en remettais entièrement à elle, sachant bien que c’était la grâce de Dieu qui parlait par sa bouche.

— C’est aussi la grâce de Dieu qui parle en elle, grommela Misa Lövey, quand elle vous insulte si haut qu’on l’entend à deux cents pas jusque chez les Molnár ?

— Oui, c’est Dieu qui l’anime alors, car c’est pour mon bien qu’elle lave ma sale tête, répliqua Mihály Bús toujours souriant.

— Continuez, Bús, votre récit m’intéresse.

— Il est intéressant, monsieur, et instructif surtout. Hé ! vous autres, mon malheur devrait vous servir de leçon. Vous ne savez encore rien du bien et du mal. Si vous connaissiez les joies célestes comme ma Zsuzsi, vous ne chanteriez pas durant des nuits entières. Mais le diable ne dort pas, il veille pour mettre sa main crochue sur l’âme des pauvres gens. La mienne lui appartient désormais… Et cependant ma femme y prenait garde ; elle aurait bien voulu que dans le ciel nous fussions ensemble à nous réjouir. Quoique, ajouta-t-il avec une profonde conviction, là-haut il n’y ait pas de mariage. Chacun vit pour soi, ignorant les faiblesses terrestres. Le comble de délices n’est pas l’amour, lança-t-il à Misa Lövey qui l’écoutait le chapeau sur les yeux.

— Moi, continua Mihály Bús, je pensais qu’en touchant du bout des ongles au miel de la vie je ne me faisais aucun tort. Je me trompais. Au début, j’allais à la dérobée fumer ma pipe dans le fossé derrière le champ de maïs ; mais cela ne dura pas longtemps. Un jour, le tabac vint à me manquer et ma femme me refusait maintenant jusqu’au denier d’aumône, parce que, savez-vous, m’expliqua-t-il, de temps en temps elle me donnait par pitié deux ou trois kreutzers : c’est ce qu’elle appelait le denier d’aumône. Eh bien ! ce jour-là elle refusa net. Alors, dans un moment de malédiction, ah ! monsieur, que l’homme est faible ! Judas a vendu le Seigneur pour trente deniers, moi j’ai vendu le salut de mon âme pour une poignée de tabac. J’ai volé ! Monsieur, j’ai volé, moi l’honnête Mihály Bús que personne n’aurait pu accuser jusque-là d’une mauvaise action. J’ai volé une vingtaine de feuilles de tabac dans le domaine du baron. Et je les fumai avec la plus grande béatitude, pendant deux bonnes semaines. Ah ! si j’avais su que je les paierais si cher un jour ! Ma femme finit par me surprendre. Elle vit avec horreur que je fumais. Tout de suite elle sut que je n’avais pas acheté le tabac. Terrifié, tremblant, je fis des aveux complets.

— Que le bon Dieu vous mette où il voudra ! Alors c’est ça votre crime ? demanda un gamin en train de faire griller un morceau de lard.

— Tu ne le trouves pas assez grand, toi, imprudent jeune homme !… Ma femme, dès qu’elle apprit ce qui s’était passé, fondit en larmes, et depuis, cette pauvre bonne Zsuzsi pleure jusqu’à quatre fois par jour, le matin, à midi, le soir et même la nuit, entre deux sommes. Le lendemain, pour ne pas pécher et se damner elle-même, elle dénonça ma faute à la réunion. On me chassa ; l’instituteur lut à haute voix les saintes paroles de l’Écriture et me voua à la damnation éternelle. Pauvre Zsuzsi ! depuis ce moment, elle ne fait que se lamenter sur moi qui n’aurai pas ma part des réjouissances célestes, pas le moindre rayon de la lumière divine, dont les os brûleront sans fin dans les flammes de la géhenne et dont elle devra se séparer à tout jamais quand sonnera l’hosanna du Jugement.

— Et il n’y a pas d’espoir d’être sauvé ?

— Non, car celui qui, une fois reçu croyant, commet un aussi grave péché n’a plus droit à la grâce ni sur la terre, ni devant le Juge suprême.

— Et maintenant, comment vivez-vous avec votre compagne ?

— La pauvre âme ! quand elle n’est pas à la réunion, elle gémit sur mon sort. Aussi, pendant la journée, je me cache dans le maïs, pour ne pas l’entendre beugler. Je dors ou je fume ma pipe.

— Vous fumez donc, maintenant ?

— Je bois aussi. Puisque je suis damné, que ce ne soit pas pour rien ! De temps en temps je rosse la vieille quand ses plaintes me deviennent par trop insupportables. Elle ne se défend pas, car une bonne « croyante » doit tout souffrir. Ce qui la chagrine, c’est que j’augmente par là le nombre de mes péchés.

— En ce moment-ci, que fait-elle ?

— Elle dort. Mais pour un rien elle se réveille. Et alors elle recommence là où elle s’était interrompue. Elle me décrit les tortures les plus abominables de l’enfer. Eh ! monsieur, je vous assure que, pendant la nuit, ce n’est pas drôle, au milieu du silence. Aujourd’hui encore, j’ai dû me sauver pour ne plus l’entendre. Je suis venu ici, guidé par le feu.

— Tenez, vieux, voilà ma gourde : ne l’épargnez pas, c’est une bonne eau-de-vie de l’année passée, dit Lövey redevenu gai.

— Dieu te punira pour cela, et moi aussi. Mais toi tu es jeune, tu as le temps de faire pénitence. Et puis, — il s’arrêta pour tirer une gorgée, — et puis, ta faute est moins grave, tu n’es pas encore « édifié », tu ne connais pas le chemin du bien.

Le vieux Bús s’essuya la bouche, sortit de sa pipe une pincée de tabac qu’il se fourra sous les gencives et, souriant avec paresse, il se mit à fixer le feu qui s’éteignait.

Misa Lövey se tut encore quelques instants, puis il entonna une chanson. Les autres l’imitèrent. Au premier rayon de l’aube, ils chantaient encore. Les brumes de la nuit semblaient être dissipées par la force de la mélodie.

Un matin ensoleillé nous sourit bientôt. J’avais l’impression que ces jeunes gens soufflaient la vigueur et la virginité de leurs âmes dans l’immensité qui s’éveillait fraîche de rosée et rappelaient à la vie tout ce qui est né pour vivre et qui porte ainsi en soi l’éternité.

Le vieux Bús, la tête baissée, les membres recroquevillés, dormait près du feu éteint.

  1. Gardeurs de poulains.
  2. Sorte de houppelande en grosse laine.
  3. Nazaréen.
  4. Les Nazaréens n’ont ni prêtres ni église. Ils se réunissent en un lieu commun qu’ils appellent « réunion » où l’un d’eux lit la Bible à haute voix.
  5. Nom donné aux postulants qui veulent se faire admettre au nazarénisme et qui sont soumis à des épreuves nombreuses et parfois très longues. Ceux qui, ayant traversé ces épreuves, ont été reçus par la réunion, « édifiés », s’intitulent « amis ».