Le Livre de la Pousta/Chapitre III

Traduction par Guillaume Vautier.
Paul Ollendorff (p. 57-78).

LA
CONVERSION DE ZSUZSI ZANA


Elle n’est décidément plus jeune. Sous ses paupières se creusent des sillons, signes des années de tempête. Son front pâle, ses joues creuses, ses yeux ternes rendent le fard inutile.

Que faire ? Comment paraître devant lui ? Telle qu’elle est depuis dix longues années ! Dans cet accoutrement, du rouge aux joues, parfumées d’herbes odorantes ! Ne la repoussera-t-il pas ?

Ou bien se montrer à lui telle qu’elle se voit dans la glace, vieille, fatiguée. Il la plaindrait.

Ah ! non, elle ne veut pas être plainte. Ce qu’elle veut, c’est tout autre chose. Mieux vaut se parer.

Et elle se met du musc aux tempes, s’enveloppe la tête d’un fichu de soie, prend ses boucles d’oreilles d’or, s’attache au cou un collier de perles. Sur ses bas rouges elle chausse des bottines de velours, passe sa lourde robe de soie, se serre la taille dans un corsage à brandebourgs dorés. Telle était la viveuse Zsuzsi Zana, depuis qu’elle avait quitté son seigneur[1] pour suivre Adam Gyulay.

C’est ainsi qu’elle s’habillait les jours de semaine comme les jours de fête, pour sauter au cou des hussards aussi bien que pour suivre les gendarmes à Orosháza ou pour traverser au son de la musique la grande rue de Szabad Szent Tornya, entourée de cinq jeunes gens.

Depuis quand portait-elle donc déjà ce costume ? Elle ne s’en souvenait que trop bien. Elle s’accouda à la petite fenêtre et plongea son regard dans la nuit tombante.

Elle songeait.

L’horizon du ciel devenait d’un gris cendreux avec, par endroits, de petits nuages aux bords roses.

On entendait le son d’une cloche lointaine. Devant la maisonnette des troupes d’oies passaient lentement ramenées de la pousta par de jeunes garçons.

Maintenant arrive un cheval lancé à fond de train et monté par un jeune csikós qui chante :

« Pourvu que ma mie ne se détourne pas de moi ! »

Un cri, un mot lancé dans la direction de Zsuzsi Zana, et il disparaît.

Celle-ci ne répond pas. Elle se retire de la fenêtre ornée de pots de fleurs et, sans savoir pourquoi, serre son foulard sur sa gorge.

Trop tard, Zsuzsi Zana ! Tardive est ta pudeur, tardif ton repentir !

Peu à peu la nuit était venue.

Zsuzsi Zana regardait toujours devant elle avec fixité, presque abêtie maintenant. Elle se rappelait le soir, pareil à celui-ci, où elle s’était sauvée de chez son seigneur, se glissant par la petite porte de la cour et rampant le long du fossé qui borde la route devant la maisonnette, allant, allant toujours, comme folle, à lui.

Elle le rejoignit au milieu du village, derrière le clocher.

C’était alors une femme sans expérience, qui ne connaissait pas encore l’homme.

Adam Gyulay l’avait emmenée au cabaret, pas plus loin, et ils y avaient passé toute la nuit au son de la musique des tsiganes.

Et pourtant elle aurait pu se séparer de son seigneur, devenir l’épouse fidèle, aimante de celui qu’elle préférait, partager ses bons comme ses mauvais moments. Elle se sentait capable de laver, de travailler pour lui.

Adam Gyulay s’était réveillé vers midi.

— Zsuzsi, mon âme, retourne à ton seigneur. Attendons, tes parents vivent encore. Tu vois, je suis raisonnable, il me semble que nous faisons fausse route. Toi, tu vivras encore quelques années auprès de ton seigneur, mais je te souhaite bonne chance. Après, quand nous serons libres tous deux, nous nous ferons « croyants » et nous recommencerons la vie ensemble.

La jeune femme le regardait avec étonnement, ne comprenant pas.

— Maintenant, je ne pourrais pas, continuait Adam, Dieu le Père en est témoin. Tu étais une brave femme, travailleuse ; tu le resteras. Et puis, nous attendrons…

Que pouvait faire Zsuzsi Zana ? Elle donna son mouchoir de soie à Adam et retourna à la maison attendre. La maison lui appartenait, son seigneur ne pouvait pas la mettre à la porte. Il supporta la honte, bien qu’on le montrât du doigt.

Et la femme attendait.

Une année se passa. Puis, un matin, Adam Gyulay lui renvoya son fichu de soie. Il se mariait.

Qu’allait-elle faire, la pauvre tête ?

Elle commença par flanquer son seigneur dans la rue.

— Va-t’en travailler ou mendier !

Depuis longtemps déjà elle le détestait et ne le supportait qu’à cause d’Adam.

Puis, le jour même elle acheta une robe de couleur pourpre, des bottes à talons de cuivre, un collier de perles et des chemisettes romaines transparentes. À la lucarne de son grenier elle pendit une faux avec des copeaux au bout[2], prit à son service trois musiciens tsiganes et se mit à faire la noce.

Huit jours après le mariage d’Adam, elle tomba tout d’un coup chez lui et, sans même regarder la jeune épousée, dit à son ancien amant :

— Tu sais, je t’attends toujours. Tu auras beau faire, tu ne m’oublieras pas. Malgré tout, tu peux redevenir mon amant, mais tu n’approcheras de ma couche que si tu quittes pour moi ta femme, tes vieux et tout le monde. Je ne serai que ta maîtresse, mais une maîtresse meilleure, plus fidèle que cette porchère pâlotte, ta femme. Je laverai tes effets, blanchirai ton linge, je te soignerai mieux que ta douce mère… et alors tu goûteras le miel de la vie ; jusqu’ici tu n’as vécu que de pain sec…

Et tournant sur ses talons, elle sortit en se dandinant avec coquetterie, sans même remarquer les larmes de la jeune épousée.

Depuis Adam revint chez elle au moins deux fois l’an.

D’abord, il frappait à la porte, menaçait de l’enfoncer avec sa hache, pour arriver à elle. Plus tard, il se pendait au loquet et la suppliait de le laisser entrer.

Mais Zsuzsi continuait de danser avec le sergent de gendarmerie ou un autre et ne lui répondait même pas.

Elle ne voulait pas le partager. Elle ne s’accommodait pas du double jeu. Les autres hommes ne lui servaient qu’à oublier celui-là. Elle recevait chez elle le premier venu, dansait à ses côtés, prodiguait ses bras, sa bouche, ses yeux, ses sourires ; seul son cœur battait toujours pour lui.

Et ainsi elle dansa, chanta durant les plus belles de ses années.

Ce matin-là, une lettre d’Adam était arrivée. Son nouvel amant, un gaillard de la grande ferme, la lui avait lue. Zsuzsi n’était pas lettrée.

Adam enfin se départait de sa fierté. Il disait dans sa lettre que la vie ne valait rien sans Zsuzsi. À quoi bon femme et enfants ! À quoi bon l’amour de ses vieux ! Il ne pouvait l’oublier : aussi quittait-il tout pour elle. Il viendrait la retrouver ici, à la csarda, apporterait tout ce qu’il possédait, s’installerait chez elle et ils vivraient ensemble à la barbe de tout le monde. Puis, il se séparerait de sa femme pâle et malingre et appartiendrait à sa Zsuzsi, même devant le bon Dieu.

Zsuzsi pendant la lecture de sa lettre avait senti trembler ses genoux ; elle s’était affaissée sur le bord du poêle ; jamais, lui semblait-il, elle ne pourrait se relever. Mais subitement elle avait sursauté. Son gaillard de la grande ferme avait dû décamper au plus vite, tant elle s’était montrée furieuse de le voir encore là. Elle avait aussitôt dépêché la petite servante chez les Gyulay, la chargeant de dire « à son compère Adam » qu’elle l’attendait avec impatience.

Ensuite elle s’était mise pour la première fois depuis tant d’années à faire le ménage.

Et elle fredonnait, chantonnait, tout en travaillant :

« Ce soir j’attends mon chéri à souper… »

Quand elle eut fait reluire toute la pièce, elle lava le plancher. Elle ôta de la lucarne du grenier la faux et les copeaux, congédia les tsiganes.

Et maintenant elle se demande si elle va revêtir la robe dans laquelle elle alla le rejoindre, Adam, la nuit d’alors.

Non, cette robe ne sied plus à son visage. D’ailleurs, elle ne veut pas paraître devant lui dans ce costume dont chaque pli eût été un reproche.

Mieux vaut garder ce crâne corsage pourpre et le rouge au visage.

Que lui dira-t-il ? Que vont-ils devenir ?

Comme le cœur lui bat ! Elle s’attend bien à une volée. Il ne peut en être autrement, elle connaît Adam Gyulay. Il lui arrachera ce dégoûtant costume. Dieu ! qu’elle l’avait toujours exécré ! Il déchirera son fichu voyant, lui crachera au visage pour la laver de son fard… Mais après ? Après, il l’aimera toute sa vie, éternellement.

Son âme en danse rien que d’y songer. Elle sent déjà la force de ses bras robustes, se voit déjà pleine de bleus, les membres meurtris, tombant voluptueusement dans ses bras, baisant la main qui la frappe, le pied qu’il lève sur elle.

Mais le voilà, elle entend son pas. Elle le connaît si bien ! que de fois elle l’avait guetté quand il rentrait chaque soir de la pousta ! Si l’amant d’occasion qu’elle pressait sur son sein chantait à ce moment-là, elle le faisait taire pour ne rien perdre du bruit de ces pas chéris ; si elle était couchée, elle se dressait sur son séant au milieu des édredons moelleux, retenant son haleine pendant qu’il passait devant la maison. Maintenant il referme la porte de la cour. Maintenant, maintenant, il arrive sur le seuil.

La porte s’ouvre… Zsuzsi se lève, pâlit (sous le fard il n’y paraît pas) et s’avance vers lui, plus crâne encore que d’habitude.

— Bonsoir, Adam, alors tu t’es souvenu de moi ? dit-elle, s’attendant à voir cet homme grand et fort s’abattre sur elle, lui broyer le corps et l’âme.

— Chère perle, ma violette, tu m’aimes donc toujours ? Tu me pardonnes tout ? Quelle bonne et brave femme tu es ! Comme tu vas être pour moi une fidèle épouse !

Zsuzsi, d’un mouvement hardi comme en avait la Zsuzsi Zana de la chanson, se jette au cou d’Adam.

— Mon chéri doré, te voilà… Tu m’aimes encore ?

Maintenant, maintenant, peut-être va-t-il la repousser, maintenant…

— Cher, cher agneau !

Et Adam se penche vers elle et veut l’embrasser.

À ce moment, Zsuzsi, sans trop savoir pourquoi, recule. Le sang lui monte aux joues. Il y a cependant bien longtemps qu’elle a oublié de rougir.

Elle va s’asseoir sur la banquette, loin d’Adam, prise subitement de crainte.

C’était pourtant un bon garçon. Il ne lui faisait pas de mal. Lui crut qu’elle jouait. D’un bond, il fut près d’elle, la prit dans ses bras et voulut baiser sa bouche.

— Ne me touche pas, Adam, tu t’en repentirais… fit sourdement Zsuzsi ; elle se réfugia de l’autre côté de la pièce, et instinctivement, se barricada derrière la table.

— Allons, Zsuzsi, ne plaisante pas, je t’aime, toi aussi, nous ferons un couple… dit Adam en se rapprochant d’elle.

— Laisse-moi… ou gare !…

— Petite chatte, on ne te craint pas… ricana Adam qui fit le tour de la table.

— Prends garde ! parce que… Et elle saisit sur la planche à pain un couteau de cuisine.

— Bon, bon, ne t’emporte pas. Allons, j’attendrai. Enfin, Zsuzsi, qu’est-ce qui te prends ? Je ne te fais rien… Allons, viens t’asseoir près de moi… Causons un peu.

Et il recula jusqu’au poêle.

Zsuzsi le fixa un instant sans mot dire, puis, avec un rire convulsif, elle essuya le couteau avec son tablier et s’assit près de lui sur la banquette du poêle.

D’abord ils se turent tous deux. Puis Adam dit :

— Je croyais que tu m’en voulais sérieusement. Voyons, pouvais-je agir autrement ?

Zsuzsi hochait la tête et ne répondait pas.

— J’étais un pauvre diable. Mes parents voulaient à tout prix que je l’épouse, et pourtant elle avait moins d’argent que toi.

— Moins que j’en ai aujourd’hui !

— Oui, moins que toi aujourd’hui. Et puis, tu es devenue fameuse.

— Oh ! oui, fameuse !

— C’est vrai que j’en suis cause, mais enfin je ne pouvais pas choisir ; maintenant c’est autre chose.

— Maintenant !… répéta Zsuzsi, les yeux toujours dans le vide. Son fichu lui brûlait le front ; elle le détacha et le posa sur ses genoux.

— Maintenant je reste avec toi, continua Adam. Le pain commence à se faire rare chez nous. La bénédiction n’était pas sur notre maison. Les vieux nous sont à charge, la femme est maladive, les enfants piaillent. Qu’ils se tirent d’affaire… Toi, tu m’aimes !

— Oui, moi je t’aime… répéta Zsuzsi comme pour se convaincre elle-même ; puis lentement, elle ôta son collier.

— Alors nous serons heureux. Je serai ton sommelier. Ça doit bien marcher chez toi, Zsuzsi. Qu’est-ce que tu paies au propriétaire ?

Zsuzsi ne détourna même pas les yeux.

— Peu de chose… C’était mon amant !

Il la regarda, toujours calme ; rien ne le touchait, il ne la battait pas, ne la grondait pas, ne broyait pas ses membres.

— Tant mieux… conclut-il après un instant de silence. Moi, j’ai un bout de vigne, nous en vendrons ici le moût et le vin.

— Nous aurons tout ce qu’il nous faut, Adam.

Zsuzsi, machinalement, dégrafa son corsage, ôta sa robe de soie.

— Qu’est-ce que tu fais, Zsuzsi ?… Dois-je éteindre la bougie ? ricana l’homme.

— Oh non ! Au contraire, allumes-en une de plus, pour mieux voir. Hein ! qu’en dis-tu, me voilà vieille femme, n’est-ce pas ? Ces deux taches sur mes joues, c’est du rouge. Sans perles au cou, sans boutons aux oreilles, sans tablier rouge, pas un enfant qui ne m’appelle « la mère Zsuzsi ». Nous avons vieilli tous deux, je le vois bien. Retourne chez toi, Adam, console tes vieux, soigne ta femme ; moi je m’en vais me coucher, je suis lasse, j’ai besoin de repos.

Et Adam s’apercevait en effet que ce n’était plus la fière Zsuzsi Zana qu’en allant aux champs il voyait provocante, hautaine, et sans même un regard pour lui.

Celle-ci était courbée, ridée, fanée.

— Mais, Zsuzsi, je peux me séparer de ma femme. Je serai ton mari, ton seigneur. Je veillerai sur ton bien, sur toi, je serai ta « paire » !

— C’est trop tard, Adam, c’est trop tard. Pourquoi veillerais-tu sur moi aujourd’hui ! Je n’ai plus rien à perdre. Mon bien, je saurai l’administrer moi-même, j’en aurai le temps.

— Si c’est comme ça, fit Adam en la dévisageant des pieds à la tête… je m’en retourne. Un bon somme… et puis, demain, nous verrons…

— Ne vous inquiétez de rien. Il souffle un vent d’automne, les feuilles chantent.

— Alors, Dieu soit avec toi, Zsuzsi.

— Il va pleuvoir, compère, il fait nuit. Faut-il vous éclairer ?

— Merci bien… Je connais le chemin.

— Dieu vous bénisse !

— Bien le bonsoir !

Et il partit.

Zsuzsi, sur le seuil de la porte, écoutait ses pas s’éloigner. Elle sentait, comme si avec ce bruit la vie s’en allait d’elle.

Le lendemain, on la vit en robe noire sur la porte de la csarda. Pour la première fois de sa vie, elle demandait des comptes au porcher et se chamaillait avec le pasteur d’oies.

Depuis ce jour, elle se fait appeler « la mère Zsuzsi ». Elle a fermé la csárda, vendu son vin, pris à son service des valets d’écurie. Tous les mercredis et les samedis, elle va à la réunion nazaréenne[3] prier.

  1. La femme hongroise désigne presque toujours son époux du nom de « seigneur » ; par contre, celui-ci, en parlant d’elle, dit souvent « ma servante ».
  2. Enseigne montrant qu’on vend du vin dans la maison.
  3. Nazaréen ou « croyant en Christ », secte religieuse originaire de Suisse et présentant de nombreuses analogies avec celle des quakers. Les adeptes professent la plus grande tempérance et observent à la lettre les doctrines de l’Écriture. Ils sont très nombreux aux environs d’Orosh’áza, Hod mezövásárhély et Makó, c’est-à-dire dans la contrée magyare la plus riche et la plus prospère.