Le Livre de la Pousta/Chapitre II

Traduction par Guillaume Vautier.
Paul Ollendorff (p. 29-53).

LA POUSTA


Midi. Pas un bruit, pas un mouvement. La pousta, immense et vide, sommeille. Une chaleur intense pèse sur la nature et en arrête momentanément la vie. De toutes parts, l’infini de l’horizon n’est interrompu que par la bascule d’un puits ou par quelque tanya[1] isolée dont le mur sans crépi met une tache sombre sur le fond verdâtre des pâturages desséchés où de grands bœufs blancs, paresseusement couchés, ruminent. Plusieurs troupeaux se reposent ainsi sur différents points, et parfois on entend le son d’une clochette indolemment agitée. Là-bas, une centaine de ces bêtes, haussées de plusieurs mètres au-dessus du sol, semblent marcher sur des échasses, phénomène dû à la vibration trompeuse de l’air qui a transformé l’horizon en une mer d’eau douce.

C’est la fée Morgane, née des jeux du soleil avec l’atmosphère vacillante et la terre verdâtre, qui peuple le vide de multiples et fantaisistes images et y fait surgir les objets les plus disparates, ici un puits, là, un clocher de village ou la cheminée d’une maison. Elle les rapproche, les grossit, les confond, les disperse, les multiplie, toujours pleines d’illusoires espérances pour le voyageur exténué.

N’est-ce pas elle, la douce fallacieuse, qui promet des sources et des lacs à celui qui a soif, des champs de blé et des arbres chargés de fruits à celui que la faim tourmente, des églises à celui que la terre a lassé et dont l’âme aspire à des régions plus hautes ? N’est-ce pas elle qui suggère des rêves, de beaux rêves féeriques à celui que la réalité accable, qui donne la consolation au souffrant, le baume au blessé, le repos sans fin à celui que brise l’infinie lassitude ?

De larges rayons solaires torréfient le sol uni dont la teinte grisâtre prend des nuances jaunes et violacées, tandis que les taches d’eau de pluie éblouissent par l’éclat de leur blancheur. Dans les moissons, les épis prennent des tons plus dorés ; toutes les couleurs s’accentuent, s’échauffent, atteignent un éclat de plus en plus puissant, une exubérance dont le paroxysme affirme la richesse et la magnificence de la nature.

Le soleil baisse. Le crépuscule approche. Rien ne trouble le calme de la pousta. Un léger vent souffle de l’ouest, caressant les calices des fleurs champêtres et mêlant à l’atmosphère un parfum fort et vivifiant.

De magnifiques couleurs se jouent sur le sable. Le thym fleuri met, par endroits, de larges taches violettes sur la terre grise, blanchie par la soude. Çà et là pointent les dentelles touffues des chicorées sauvages. Là encore la jaune aranka[2] couvre une longue bande de terrain. Plus loin, autour de l’abreuvoir, le sol est dénudé, pétri par les pas des troupeaux. Puis s’étale un pré fangeux, espèce de tourbière, que les eaux intérieures inondent tous les printemps. Il n’y pousse que du jonc et de rares lys aquatiques.

Des bœufs traînant lentement leurs ombres longues s’avancent vers l’auge. Le pâtre, grand, majestueux, superbe, les suit. À chaque pas il s’arrête, d’un mouvement rajuste sa bunda[3], redresse sa calotte de peau, s’appuie sur son bâton, et, sa pipe en terre cuite entre les dents, regarde devant lui, les yeux vides, immobile, semblable à quelque statue grandiose par sa simplicité, son silence et dénuée de pensée.

Le monde qui l’entoure lui appartient. Il ne sent personne au-dessus de lui. Où qu’il jette ses regards, il ne voit d’autre âme vivante que lui-même. Son troupeau le connaît, son chien lui est fidèle, sa femme l’aime.

Journaux, politique, luttes, faiblesses, défauts, péchés, il ne sait rien de tout cela. Élevé dans la pousta, il lève les yeux au ciel aux heures d’affliction et les reporte vers la terre quand il songe au pain de chaque jour.

Chacune des étoiles du firmament est à lui, à lui le soleil qui donne la vie, à lui les fleurs de la pousta sans fin ; il règne sur les aigles et les milans parce qu’ici lui seul est l’homme. Lui seul sait ici rire, pleurer. La grandeur simple, le bonheur calme et harmonieux d’une race entière se lisent dans ses yeux limpides. Sa poésie est la poésie du sens naturel : la terre maternelle lui a donné la vie, la terre maternelle fera pousser des fleurs sur sa tombe.

Il vit et mourra comme il a vécu : sans rien savoir de la vie.

Sur une éminence, la seule de la pousta, formée par les décombres d’anciennes cabanes que les eaux printanières ont peu à peu detruites, se trouve sa maison, une chambre et une cuisine ; un banc de bois, un grand lit plein d’édredons, quelques assiettes multicolores, et un grand bahut confectionné pendant les longues soirées d’hiver composent tout l’ameublement. Près de la maison, une petite étable, et, plus loin, un enclos servant à parquer les chevaux.

La femme du pâtre est assise sur le seuil de la maison. Ses candides yeux gris foncé s’abritent sous des sourcils arqués, un fichu blanc cache les bandeaux plats de ses cheveux noirs.

Elle allaite son enfant… Elle ne se dérange pas à mon approche, n’essaie pas de voiler son sein nu, et me regarde en face avec tranquillité ! Tout son être respire la féminité. La pudeur lui est inconnue : elle ignore ce qui pourrait la lui enseigner. Son ainé, un bambin de trois ans, s’accroche craintivement aux plis de sa robe.

Je lui parle de son mari, et lui demande si elle n’est pas inquiète de lui, de lui qu’elle voit si peu.

— Pourquoi ? répond-elle en souriant.

— Ainsi vous êtes seuls pendant tout l’hiver. Que feriez-vous s’il vous arrivait quelque malheur ?

— Dieu nous viendrait en aide !

— À quand le prochain enfant ? M’inviterez-vous comme compère ?

— Oui !

Elle me regarde sans embarras ni sourire. Elle parle gravement de ce qu’elle sent être grave, plus grave que tout au monde.

Je m’éloigne… mais, de loin, je ne puis m’empêcher de me retourner. Elle est toujours assise devant sa porte, allaitant le nourrisson qu’elle tient sur son bras, caressant de sa main libre la tête de son aîné. Les yeux perdus dans le vague, peut-être fredonne-t-elle quelque vieille chanson !

Derrière elle la pousta.

Le tableau est sublime ; sublime est le cadre.

Le soleil déclinant souligne le ciel vert d’eau d’une longue traînée de feu. Son disque, peu à peu, perd ses rayons, se solidifie, prend une forme arrondie, puis s’aplatit à sa partie inférieure, près de disparaître derrière l’horizon.

Du côté opposé, le ciel est gris, d’un gris cendreux, et les tanyas lointaines se noient dans l’effacement du sol assombri.

Soudain un vent violent déchire la pousta, balayant devant lui un épais nuage de poussière qui voile les splendeurs du couchant. Des milliers d’oiseaux de toutes sortes se lèvent, effarés. Là-bas, des masses lourdes se meuvent presque à ras du sol : ce sont des outardes. Au-dessus d’elles tournoient des éperviers qui emplissent l’air de petits cris aigus. Et tout en haut, les ailes déployées, plane majestueusement un aigle immense. Il s’arrête un moment. Puis, rapide comme l’éclair, il s’élance. Quelle fut sa proie ? Qui le saura ? Et il s’en va, ses larges ailes ouvertes, chevauchant un blanc nuage de poussière qui s’épaissit sous son vol.

Un rayon d’adieu perce alors le nuage et le soleil s’enfonce dans un lit de pourpre.

Le vent se calme, la lutte des éléments cesse.

Tout sur la pousta n’est plus qu’une ombre, et, entre l’infini du ciel et l’infini de la terre, l’aigle emporte sa proie, s’élève, s’élève…

On n’entend plus que la musique monotone et plaintive de la pousta, faite du frisson des herbes et du chant des grillons, mêlés à des sons de lointaines cloches, aux pipeaux des bergers et aux vibrations de la vie de la nature.

Déjà l’étoile du soir pointe sur le firmament et des feux de bergers s’allument à tous les coins de l’horizon.

Et un susurrement persiste, léger et triste…

Des pas lourds interrompent soudain ce religieux silence. Un homme se rend en toute hâte à la tanya voisine. Un grand malheur vient d’y arriver. Il revient de Szarvas où il est allé mander un prêtre.

Toute une famille, cinq personnes se meurent. On ne sait pas ce qu’elles ont. Elles vomissent aussitôt tout ce qu’on leur fait prendre.

Vite nous rejoignons ma voiture et nous galopons en ligne droite dans la direction qu’il indique.

Le terrain est inégal, les ravines parfois profondes, les secousses fort violentes.

— Ce n’est rien ! dit mon cocher, sans sembler se départir de son calme : l’essieu n’est pas rompu !

Et il reprend son silence coutumier pour une demi-heure encore.

Nous avançons toujours, pleins d’anxiété, sous la lueur pâle de la lune. Nous allons si vite qu’il me semble par moments que nous ne touchons plus la terre.

En avant !… Tel un météore arraché à quelque corps céleste et jeté dans le vide sans espoir de repos, et qui court, court, éternellement…

Et les étoiles du firmament m’accompagnent dans cette course.

— Je crois qu’ils vont périr ! dit tout à coup le paysan assis sur le siège en vidant sa pipe dont le vent emporta quelques étincelles.

Je tressaille, tiré de ma rêverie. La misère de la vie me rappelle sur la terre.

— Qu’ont-ils donc ?

— Un grand mal, monsieur, un bien grand mal !

Et nous nous taisons de nouveau, accablés de tristes pensées. Enfin, la voiture s’arrête devant une petite tanya dont les deux fenêtres minuscules sont éclairées.

— Ils vivent encore ?

— Qui sait, monsieur ? Il se peut qu’on les veille !

Nous entrons. Au milieu de la chambre, autour d’une grande table, trois ou quatre paysans jouent aux cartes.

Le long des murs, des morts, des agonisants. Étendues sous la fenêtre, deux petites filles s’enlacent convulsivement.

— Elles sont mortes ! me fait remarquer l’un des veilleurs tout en attisant le feu de sa pipe.

Près du grand poêle, un vieillard, le « grand-père », sans connaissance. À côté de lui, son fils, raide déjà.

— Qu’est-il donc arrivé ? demandé-je aux veilleurs.

Mais la réponse m’est donnée par une femme d’une trentaine d’années couchée dans le lit. Elle se dresse sur son séant, appuie sa tête sur son poignet jauni, se penche en avant et me sourit. Malgré ses souffrances surhumaines, elle n’oublie pas les honneurs qu’elle croit devoir à un hôte de marque. Elle tourne vers moi ses yeux glacés et, avec les formes d’un serviteur qui parle à son maître, me dit :

— C’est mon fils, monsieur, qui… avant-hier… a trouvé des… champignons… Nous les avons mangés… hier. Ils élaient vénéneux…

— Le médecin ?

— Le médecin est loin… son temps… cher… Puis, qui serait allé le chercher ?

L’un des veilleurs ouvre enfin la bouche :

— Nous autres aussi, nous n’avons été informés que ce matin. C’est le hasard qui nous a amenés par ici, nous allions aux champs. Il n’y a que cette petite qui soit bien portanle, mais elle n’a pas assez de raison pour nous prévenir.

La petite fille dont il parle dort sur la banquette de bois. Elle peut avoir cinq ans.

Sa pauvre mère souffre atrocement. Elle ne le montre cependant pas, elle continue d’une voix de plus en plus éteinte : — Aujourd’hui… le médecin est venu… vers midi… mais… c’était trop tard… je le sens…

— Mais non ! lui dis-je machinalement, et je lui répète les banalités en usage au chevet des moribonds.

— Je sais, monsieur, que nous n’en avons plus pour longtemps… Si, au moins, le prêtre pouvait venir… Peut-être trouverait-il encore les autres en vie !…

Elle ignore qu’ils ont déjà cessé de souffrir. Je tâche de la rassurer.

— Merci, monsieur… C’est bien comme cela…

Elle continuerait, mais ses forces l’abandonnent. Elle retombe sur ses oreillers et tire la couverture sur sa tête.

Un silence glacial règne dans la pièce. Les veilleurs ne jouent plus, ils se sont assoupis l’un après l’autre.

Soudain, la moribonde se redresse ; elle joint les mains, et, d’une voix éteinte, mais en prononçant clairement chaque mot, fait sa prière. Cela lui coûte de grands efforts. Pourtant, elle arrive jusqu’à l’amen.

Puis elle tombe en arrière, pousse un soupir et meurt.

Nous nous découvrons. L’esprit de la mort traversait la pièce et y apportait un caractère de grandeur et de sublimité.

Quelle simplicité dans la mort !

L’homme ingénu, tout en sentiments, est-il donc toujours plus grand que nous dans les moments décisifs de la vie ?

L’enterrement eut lieu dans l’après-midi du lendemain. Les habitants des tanyas du voisinage se rassemblèrent autour de la maison mortuaire. Chacun avait quitté son travail pour venir rendre les derniers honneurs aux trépassés.

Des groupes se forment, mais la foule est silencieuse. Près du fossé, quelques vieux paysans, en costume de drap noir, le costume des grandes occasions, baissent la tête. Peut-être songent-ils que dans peu d’années le couvercle du cercueil se refermera sur leurs cheveux blancs !

À droite de la porte se tiennent les jeunes gars en gatyas[4] et en chemises de lin blanc, le chapeau orné de « cheveux de l’orpheline[5] ». Leurs bras vigoureux, leurs visages hâlés, leurs yeux brillants attestent le triomphe de l’été aux chaleurs salubres.

Ils se taisent, tout comme les jeunes femmes debout en face d’eux, avec, dans leurs mains, des couronnes de fleurs des champs qu’elles ont tressées le matin en chantant ces longues et mélancoliques chansons dont la fin est toujours la même : le cœur brisé de chagrin mis dans la terre noire…

Les vieilles mères, celles qui ont plus d’expérience, sont occupées à l’intérieur de la maison à faire la toilette des morts. Elles les embaument d’huiles parfumées qu’elles-mêmes ont extraites des fleurs de la pousta ; elles ensevelissent leurs dépouilles de linceuls tissés pendant les soirs d’hiver ; elles préparent pieusement leur couche, la dernière, celle où, muets, sans sentiment et sans pensée, ils attendront la trompette du grand jugement…

Le soleil se cache derrière les nuages. Va-t-il pleuvoir ?

Le battage doit commencer le lendemain matin. Plusieurs terriens, la main au front, regardent le ciel avec anxiété.

Du côté du nord, un petit point noir avance suivi d’une longue queue de poussière.

Le peuple murmure : « C’est le révérend. »

Quelques-uns entrent dans la maison ; d’autres vont au-devant de la voiture.

Maintenant, on sort un à un les cercueils en bois blanc enduits de goudron. Il y en a quatre. Les deux petites filles ont eu place dans le même. On les dépose l’un près de l’autre. Un drap blanc recouvre la tête des cadavres.

Enfin, le révérend est arrivé ; il ôte son chapeau et, gravement, se dirige vers les cercueils. Là, il s’arrête. Il semble dépasser d’une tête tous les assistants.

Ceux-ci forment un cercle autour de lui ; d’un côté les hommes, de l’autre les femmes, comme à l’église.

On relève le suaire. Les visages apparaissent à nu, résignés, les yeux arrondis, vitrifiés, regardant en face l’immensité du ciel.

Le révérend contourne les bottes noires, s’arrête, se recueille et commence l’oraison funèbre. Pendant qu’il parle, sa taille s’allonge, sa voix domine tout autre bruit.

La foule écoule attentivement, chacun semble préoccupé du sort auquel l’expose sa solitude dans la pousta, loin de toute habitation, en été comme en hiver, dans le malheur comme dans la joie, seul avec les étoiles, seul avec les herbes, seul avec la terre, seul avec lui-même.

Et tous ces solitaires sont venus ici pour entendre la parole de Dieu, et prendre congé de ceux qui ne sont plus seuls… Ils s’agenouillent et penchent la tête vers la terre, vers cette bonne mère qui les nourrit de ses produits pendant leur vie, et qui après leur mort couvrira leur tombe de ses fleurs…

Maintenant, on cloue les cercueils. De jeunes gars les chargent sur leurs épaules, précédés des femmes et des jeunes filles, suivis du révérend et des vieux qui avancent lentement, feuilletant leurs grands livres d’heures, entonnant un psaume. Leurs voix profondes emplissent la pousta.

Le convoi avance, les voix faiblissent, le tableau s’efface. Le soleil répand sa lumière avec parcimonie. On ne distingue bientôt plus que le serpentement de plusieurs groupes : d’abord la longue procession des femmes pleurantes, ensuite plusieurs points noirs détachés : les quatre cercueils et l’ombre du pasteur, enfin les vieux, en masse compacte, ferment la marche.

Puis, le soleil se retire aussi, tout se confond avec l’obscurité, il ne reste plus qu’un fil à peine perceptible, puis un point, puis rien. Toutes les lignes en relief sur la steppe s’effacent. Il ne reste plus qu’une vaste surface grise sous la coupole du ciel.

La terre maternelle se couvre d’un voile sombre qui envahit l’immensité de toutes parts.

Au firmament apparaît le croissant pâle de la lune, puis des myriades d’étoiles. Tout est profondément calme, on n’entend pas le moindre murmure, on dirait que la vie est morte… pas une feuille ne bouge… le silence est infini… J’ai l’impression que je suis seul sur la terre.

  1. Habitation au milieu des terres.
  2. Mauvaise herbe qui croît dans les prairies et envahit parfois des étendues considérables.
  3. Grande fourrure en peau de mouton que les habitants de la Pousta portent toute l’année, la fourrure en dedans pendant l’hiver et à l’envers pendant les grandes chaleurs.
  4. Ample caleçon qui retombe jusqu’aux mollets et se termine en franges.
  5. Herbes longues des steppes, assez semblables à une chevelure.