Le Livre de la Pousta/Chapitre I

Traduction par Guillaume Vautier.
Paul Ollendorff (p. 3-26).

AU RETOUR


J’ai beaucoup rôdé dans les contrées les plus diverses, mais ma « campagne de Bosnie », unique en son genre, restera l’un des plus étranges en même temps que des plus chers parmi mes souvenirs.

Voici comment m’advint cette impression.

Un soir de mai, à peine rentré d’Afrique, j’assistais à un bal donné dans les salons du « Casino national » qu’emplissaient les fleurs printanières, le sourire des jeunes filles et la douce mélodie d’airs populaires non encore entendus.

Il passait par nos têtes un de ces courants qui nous emportent dans une ronde de folies. C’était au moment du souper. En cette saison, il y avait à Budapest de nombreux étrangers. Parmi eux quelques Autrichiens. C’est avec ces derniers, leurs danseuses et la mienne que je me trouvais installé à une longue table de douze couverts. Existe-t-il sur l’orbe de la terre quelque chose de semblable à l’entrain d’un souper de bal magyar ? Je ne le crois pas.

La salle noyée de lumières, les glaces reflétant des têtes souriantes ou rêveuses ; l’âme féminine à qui la musique des tsiganes donne un épanouissement nouveau, tout à vos côtés, et dont elle vous dévoile par instants et comme par hasard certains des mystérieux replis, les rêves dont vous vous surprenez à tisser la trame, tout cela exprime un printemps plus vrai que celui des frondaisons parce qu’il est plus près de la vie et parce qu’il porte à des songeries plus profondes.

Je devisais avec ma voisine sur la vie et sur ce que la vie emporte sous forme d’illusions, d’hommes et d’espoirs. Ses yeux bleu clair s’arrêtaient sur les miens avec innocence ; mais je sentais que cette âme pure et frêle comme la robe de mousseline blanche dont elle était vêtue avait plongé déjà jusqu’au fond de la vie, aperçu la souffrance qui en forme le fond et épuisé à la source de cette expérience la force de regarder l’avenir en face.

C’était une jeune fille d’une profondeur rare à laquelle m’attachaient bien des liens : ses deux frères avaient été les camarades favoris de ma première jeunesse, et l’ami que j’avais aimé, perdu et pleuré tenait de près à sa famille.

C’est de lui que nous eussions parlé si, sans savoir pourquoi, nous n’eussions senti les paroles s’arrêter dans notre gorge. L’ombre du défunt se dressait entre nous et nous ne pouvions rien dire de lui ; son souvenir, au lieu de caresser nos âmes, semblait les étouffer.

À quoi cela tenait-il ? À la musique ? ou à la sentimentale gravité innée chez ma voisine ?

Nous nous tûmes. La voix du violoncelle couvrait les pas pressés des garçons et le chuchotement général où, parfois, perçaient des éclats de rire. Mais nous sentions le silence envahir notre esprit… Oui, oui, c’était bien ainsi nos sensations.

Voici que mon ami, mon pauvre ami défunt, était là.

Oui, il était entre nous, assis près de moi… je voyais ses yeux… il me faisait peur… et m’attirait pourtant…

C’était mon voisin de gauche, le comte de H… un Autrichien, cousin du défunt. Il se nomma et me pria de le présenter à ma danseuse. Quiconque n’avait pas bien connu mon pauvre Lajos n’aurait pas été frappé de la ressemblance. Mais l’expression des yeux, la sonorité de la voix étaient tellement les mêmes, que tous deux, ma voisine et moi, eussions désiré que l’orchestre entier fit rage pour nous empêcher d’entendre ce que disait H…

Au contraire, le violoncelle se tut. La pièce se vidait. On retournait dans la salle de danse. Nous en fîmes autant.

Le « souper csárdás » battait son plein. Mais je ne pouvais échapper à l’obsession. Je me retrouvai assis près de H…

— Votre cousin, oui, je sais… Voyez-vous, je l’aimais beaucoup ; nous vivions ensemble depuis sept ans, et il a emporté dans la tombe les meilleurs de mes souvenirs.

— Je l’aimais aussi, dit l’Autrichien, quoique nous nous vissions peu.

C’était peut-être pour cela qu’ils se ressemblaient tant, pensai-je, et peut-être leur ressemblance s’étendait-elle à ce qu’ils avaient d’essentiel dans l’âme.

Nous regardions danser le csárdás, que les glaces reflétaient à l’infini, le csárdás, cette manifestation la plus intense peut-être de la vie, et pourtant l’ombre noire de la mort effleurait notre esprit.

— Venez donc me voir une fois à Mostar, fit H…

— Pourquoi pas ? Quand ?

— Quand il fera moins chaud, vers la fin de l’automne.

— Vous repartez bientôt ? demandai-je comme en songe. Je sentais que j’allais faire une bêtise, le contraire de ce que la raison me commandait.

— Après-demain.

— Je vais avec vous !… fis-je ; et ni lui ni moi ne parûmes étonnés de cette promesse inattendue.

Deux jours après, nous étions assis ensemble à une table du wagon-restaurant du train de Belgrade. J’avais toujours devant moi ses deux yeux d’un vert bleuâtre et foncé, à travers lesquels, comme dans une jumelle, je voyais jusque dans ma Jeunesse !… Oui, dans ma jeunesse !… Ces yeux faisaient revivre les projets projetés avec le défunt, j’y voyais les rêves rêvés avec lui, je revivais ces sept années si pleines et pourtant si courtes que recouvraient maintenant six pieds de terre et que le cercueil de bronze avait emportées à tout jamais…

Et… je m’aperçois soudain que, derrière ces deux yeux, il n’y a rien de tout cela… Mon Dieu ! Je n’y songeais pas. Je croyais que ce qu’exprimait l’extérieur, l’âme le redirait aussi.

Mais cet homme, que savait-il de ma vie, de mes espoirs, de mes joies, de mes souffrances ? Rien, rien du tout, et cela ne le regardait pas. Et pourtant je sentais ne pouvoir l’entretenir d’autre chose que de l’essentiel, du souvenir du pauvre ami absent.

Que c’est bizarre ! Il me semble que mon vis-à-vis me connaît jusqu’au foie… et il ignore jusqu’à l’alpha de ma vie…

Puis, voilà qu’un autre danger, plus grand encore, se présente. Je ne veux pas le voir ; il me fausse les traits, le souvenir de mon Lajos…

Non, je ne veux pas le voir !

Le train, indifférent, avance avec une rapidité insensée… je voudrais partir, me sauver. — Mais comment ? où me réfugier ?

Mon compagnon de voyage (comment se douterait-il de ce que je ressens) croit que je regrette déjà d’être venu ; il veut m’amuser. Je vois que c’est un garçon grave, mais combien différent de Lajos ! Je sens, je comprends qu’il ne peut rien, absolument rien pour moi.

Comment causer avec lui ? Si je lui dis que je croyais revivre avec lui quelques moments de ma jeunesse, — c’est pour cela que j’étais venu — il ne me comprendra pas, il se moquera de moi et il aura raison.

Dans ses yeux purs et profonds je vois l’autre et je sais que derrière eux est le silence de la tombe. Ils ne peuvent répondre à ce que je voudrais leur demander, pas plus que la tombe ne peut tenir les promesses que la vie nous donnait jadis, au mort et à moi.

Non, je ne veux pas le voir, je ne lui parlerai plus !… Je m’accoude à la portière, mon compagnon ouvre un livre.

Oui, ce que je vois au dehors me console. L’Alföld[1] se déroule à mes yeux. — C’est l’alouette de mes souvenirs qui fend les airs, ce sont les fleurs de ma jeunesse qui émaillent les champs sans fin, les moulins à vent de ma jeunesse qui tournent, tournent paresseusement à l’horizon.

La pousta n’est pas muette ; aujourd’hui encore elle me restitue ce que j’ai gaspillé pour elle. Mon amour, elle le paie de sa beauté. Voilà huit mois que je n’étais venu par ici ! Patrie des douces chansons, berceau de mon enfance, monde de mes rêves, c’est donc ainsi qu’il me faut vous revoir ? En courant, courant vers le midi, vers un pays sauvage et inconnu qui ne me rappellera rien, rien, qui sera muet comme les yeux de mon compagnon de route, muet comme la part de ma jeunesse que le mort a emportée dans la tombe !

Le soir, un orage passe sur la pousta. Je suis debout dans le couloir du wagon, j’appuie mon front à la vitre froide et je rêve éveillé. De grands nuages noirs cinglés par des éclairs se bousculent sous la voûte infinie du ciel. Je me sens m’identifier avec ce que je vois. Allons, entrons dans l’obscurité pour ne plus rien voir, pour ne plus souffrir de ce qui ne frappe que ma vue sans répondre à aucune des voix de mon âme.

Enfin ! l’orage est mort, la nuit s’éveille. Il n’y a plus dans le coupé que la faible lueur de la petite lampe. Je ne vois plus mon compagnon qui, à mes yeux, reconquiert ainsi sa raison d’être. Je voudrais le prendre pour ce qu’il est. Nous causons.

Il parle de la Bosnie… Demain je serai donc de nouveau à la porte de l’Orient. À peine si je quitte l’empire du bulbul et l’ouarda. J’ai encore les mains parfumées d’essence de rose, le henné se voit encore sur mes ongles. Mes oreilles ont conservé le bourdonnement des chants plaintifs du désert, j’entends le lent clapotement des ouèdes et quand je regarde dans la nuit, il me semble voir encore des minarets, des tombeaux à coupoles ; j’ai la nostalgie du désert. Mais quoi ? Ce n’était qu’« hier » et je rêve de temps beaucoup plus anciens.

À Zombor, il fait complètement nuit. La gare est obscure, calme ; on n’entend que les accords mélancoliques d’un orchestre de tsiganes dans un cabaret proche. Cette musique nous ouvre le cœur. Mon compagnon devient loquace ; ce qu’il · dit esquisse nettement son individualité, lui donne son cachet personnel. Je commence à le voir tel qu’il est ; et à le prendre en affection pour lui-même.

Je ne vois pas ses traits, le fracas des roues couvre le timbre de sa voix.

J’aurais pu me lier avec lui, autant peut-être qu’avec son pauvre cousin. Mais c’est trop tard, c’est un autre qui m’intéresse en lui, c’est pour un autre que je suis venu ici.

À Gombos, le train glisse doucement sur le radeau à vapeur. L’orage a cessé. Un beau clair de lune fait miroiter les vagues paresseuses du Danube ; des bouffées d’air humide entrent dans le coupé.

Nous ne disons rien.

Soudain, les traits éclairés de mon compagnon me mettent de nouveau en présence de Lajos. Je n’en puis plus.

Je m’étends sur la banquette, je me tourne du côté du mur et je fais semblant de dormir. Oh ! si je pouvais descendre !

Le lendemain, nous arrivâmes à Serajevos dans l’après-midi. Le jour s’était tranquillement passé. Je fermais les yeux pour rêver de la pousta revue, un sentiment de douceur m’envahissait à l’idée que, dans une huitaine de jours, je rentrerais au cœur de l’Alföld, là où j’étais né, où j’avais été jeune, où toute herbe, tout arbre parlait ma langue. L’Orient revu n’était qu’un rêve, la réalité viendrait ensuite plus riche en rêves que le rêve même.

Dès notre arrivée, H… alla voir un de ses amis à la campagne. Il ne devait revenir que le lendemain matin.

Pendant ce temps, je me promenai dans la ville, m’arrêtant devant les curieuses mosquées flanquées de leurs colonnes de bois autour desquelles s’entortillent des rosiers de Jéricho, au bord des rues longues et étroites, devant les bazars qui grimpent la colline.

À plusieurs reprises, je m’assieds les jambes croisées, sous la petite porte d’un Turc ; je déguste une tasse de café, écoutant ce qu’il raconte lentement avec des paroles brèves… mais toujours mes regards se reportent vers l’horizon du nord.

Pourtant je goûte le paysage. Devant de petites cabanes, des mahométans travaillent lentement mais régulièrement ; l’un passe continuellement son fil jaune dans une babouche de maroquin rouge ; l’autre enfonce des clous de cuivre dans une grande selle à haut arçon ; un troisième frappe un plat de métal à coups de marteau. Dans la rue volettent les longues manches retroussées des passants ; des gens silencieux se traînent lentement près de moi. Là-bas s’ouvre la porte d’une école turque, où grouillent des enfants à tête rasée récitant les saints versets du Coran. Mais que me font toutes ces images !

Elles ne peuvent pas me parler de ma jeunesse. Et suis-je venu ici pour autre chose ? J’espérais revivre quelques minutes du passé, évoquer le souvenir de mon ami regretté…

Le soir je me trouve au bord de la rivière, petit torrent de montagne qui coule avec rapidité entre les terrasses des maisons blanches dont les murs, à cette heure du couchant, prennent des teintes bleuâtres et violacées. Parfois, des sons de gouzla s’échappent d’une fenêtre. Je rencontre plusieurs groupes. Ici, des soldats ; plus loin, des ombres blanches de mahométans. Maintenant on annonce du minaret l’heure de la prière. Le soleil vient de disparaître ; la nuit sera longue.

Pourquoi suis-je venu jusqu’ici ? Et la route à Mostar, douze heures de voiture, en plein jour, avec lui, qui ne m’est pas ce qu’il est et n’est non plus le mort.

Pourquoi suis-je venu ici, loin de mon village, puisque j’aurais pu descendre à mi-chemin, rentrer dans mon pays, chez moi, où tous les oiseaux chantent mes souvenirs ?

Je regardais l’eau de la rivière comme si j’en eusse attendu une réponse…

Soudain, un son bien connu…

Cela vient d’une petite maison ; un tsimbalom qu’on accorde. Aussitôt, j’entre dans le cabaret, et je m’attable à la terrasse. Des roses blanches s’effeuillent sur ma tête ; autour de moi, des Bulgares, des Serbes, aux mines recueillies ; en face, l’orchestre de tsiganes que leur vie nomade a amenés là.

Je les écoute.

Maga magyar ! (Vous êtes Hongrois !) s’exclame soudain la cabaretière : je le vois à votre manière d’écouter la musique.

— Vous l’avez deviné.

— Comment venez-vous par ici, dans ce pays auquel le bon Dieu a tourné le dos ? Comme on est mieux chez nous qu’au milieu de tous ces Serbes et de tous ces Turcs !

— Vous dites vrai, on est mieux chez nous… répondis-je. Les paroles de cette femme, la force de cette musique se confondaient, se complétaient et me devenaient insupportables. Oh ! oui, partir, partir…

— Je suis de Kecskemét, continua mon interlocutrice, et j’ai maudit le moment où j’ai quitté ma ville natale. Oh ! je serais si heureuse d’être encore dans notre Bas-Pays, même à Nagy Körös[2] !

Je me rappelle de nouveau qu’au milieu de l’immensité de la pousta je possède une petite maison ; que, près de cette maison, s’étend un village peuplé de gens laborieux dont le bon sens m’a plus d’une fois tiré de l’abattement, dont l’affection et le dévouement ont semé de fleurs ma jeunesse et que j’aime pour ce qu’ils valent réellement.

Pourquoi ne retourné-je pas là où mes souvenirs sont vivants ? pourquoi ne quitté-je pas celui qui ne peut que raviver ce qui s’est évanoui de ma jeunesse ?

Oui, je rentre !

L’action suit la pensée. Le lendemain matin, je laisse un mot d’excuse à mon compagnon de voyage, le soir je suis à Bosna-Brod ; le surlendemain, à midi, j’arrive chez moi, à Szabad Szent Tornya[3], aux confins des Comitats de Békés et de Csongrad.

Je le sais, il m’a pris pour un fou. Si je le suis, du moins, je sais ce qu’est ma folie, mon idée fixe.

Ce qui m’attire vers l’homme, c’est l’essentiel de sa personnalité. Cet « essentiel », chez H… était le même que chez l’ami que j’avais perdu. C’est ce qui un moment avait transformé sa personne en celle du mort, c’est le souvenir de ma jeunesse reflété un instant sur son visage. Oui, ce que j’avais en vain cherché en cet homme, c’était ce caractère personnel de mon ami mort qui renfermait en lui presque toute ma jeunesse. Et ce souvenir que les traits de H… ne purent me refléter qu’un instant, je l’ai enfin trouvé, en rentrant dans ma pousta, au milieu de mes paysans.

Chacun d’eux résume l’espèce entière à laquelle il appartient, et l’espèce c’est moi. En eux, mes souvenirs ; en eux, mes sentiments, mes aspirations, mes souffrances. Ce qu’ils expriment d’un mot, d’un mot peut-être inintelligible à d’autres, évoque en moi l’essence d’une espèce…

Anima speciei…

Le premier jour passé chez moi me mit dans une sorte d’extase.

Je m’en fus dans les champs brodés de fleurs. Tout y rayonne ; le chant de l’alouette, les rayons dorés du soleil, l’atmosphère imbue des senteurs d’acacia, tout cela vibre à l’unisson de l’âme de mon sang.

Et voici l’homme, oui, voici toute ma race.

Un vieux pâtre, seul, dont l’ombre tranquille se repose sur l’infini de l’horizon. Il s’appuie sur un long bâton, et regarde au loin. Dès qu’il m’aperçoit, il ôte son chapeau, vient lentement à moi, me prend la tête à deux mains et m’embrasse sur les deux joues.

Il ne dit pas un mot, ni moi non plus.

Et je sens que j’ai eu raison de rentrer chez moi. Cet homme me donne ce que je cherchais en vain là-bas : mon passé, et en même temps il ouvre une échappée sur mon avenir. Son être irradie le calme, il apporte à mon âme l’équilibre, la foi en la vie, par quelque chose d’inexprimé qu’il essaierait vainement de traduire en paroles.

Cœur à cœur ! C’est le même air que nous respirons depuis notre naissance, son sang est mon sang, sa chair ma chair.

Ce qu’il dit trouve un écho au fond de mon âme. Parle-t-il de son passé, il me rappelle ma jeunesse. Et quand il se tait, la voix éternelle de la nature parle pour lui…

  1. Le pays bas de la Hongrie.
  2. Ville en hostilité continuelle avec la ville de Kecskemét.
  3. Szabad Szent Tornya, commune magyare au cœur de l’Alföld, colonisée par les ancêtres de M. de Justh sur leur terre nobiliaire de Szent Tornya. Le nouveau village prit le surnom de Szabad, libre, parce que ses habitants, bien avant l’abolition du servage en Hongrie, jouissaient des droits seigneuriaux. Aujourd’hui, ils sont les fermiers collectifs du domaine de Szent Tornya.