Le Livre de la Pousta/Texte entier

Traduction par Guillaume Vautier.
Paul Ollendorff (p. 3-263).

AU RETOUR


J’ai beaucoup rôdé dans les contrées les plus diverses, mais ma « campagne de Bosnie », unique en son genre, restera l’un des plus étranges en même temps que des plus chers parmi mes souvenirs.

Voici comment m’advint cette impression.

Un soir de mai, à peine rentré d’Afrique, j’assistais à un bal donné dans les salons du « Casino national » qu’emplissaient les fleurs printanières, le sourire des jeunes filles et la douce mélodie d’airs populaires non encore entendus.

Il passait par nos têtes un de ces courants qui nous emportent dans une ronde de folies. C’était au moment du souper. En cette saison, il y avait à Budapest de nombreux étrangers. Parmi eux quelques Autrichiens. C’est avec ces derniers, leurs danseuses et la mienne que je me trouvais installé à une longue table de douze couverts. Existe-t-il sur l’orbe de la terre quelque chose de semblable à l’entrain d’un souper de bal magyar ? Je ne le crois pas.

La salle noyée de lumières, les glaces reflétant des têtes souriantes ou rêveuses ; l’âme féminine à qui la musique des tsiganes donne un épanouissement nouveau, tout à vos côtés, et dont elle vous dévoile par instants et comme par hasard certains des mystérieux replis, les rêves dont vous vous surprenez à tisser la trame, tout cela exprime un printemps plus vrai que celui des frondaisons parce qu’il est plus près de la vie et parce qu’il porte à des songeries plus profondes.

Je devisais avec ma voisine sur la vie et sur ce que la vie emporte sous forme d’illusions, d’hommes et d’espoirs. Ses yeux bleu clair s’arrêtaient sur les miens avec innocence ; mais je sentais que cette âme pure et frêle comme la robe de mousseline blanche dont elle était vêtue avait plongé déjà jusqu’au fond de la vie, aperçu la souffrance qui en forme le fond et épuisé à la source de cette expérience la force de regarder l’avenir en face.

C’était une jeune fille d’une profondeur rare à laquelle m’attachaient bien des liens : ses deux frères avaient été les camarades favoris de ma première jeunesse, et l’ami que j’avais aimé, perdu et pleuré tenait de près à sa famille.

C’est de lui que nous eussions parlé si, sans savoir pourquoi, nous n’eussions senti les paroles s’arrêter dans notre gorge. L’ombre du défunt se dressait entre nous et nous ne pouvions rien dire de lui ; son souvenir, au lieu de caresser nos âmes, semblait les étouffer.

À quoi cela tenait-il ? À la musique ? ou à la sentimentale gravité innée chez ma voisine ?

Nous nous tûmes. La voix du violoncelle couvrait les pas pressés des garçons et le chuchotement général où, parfois, perçaient des éclats de rire. Mais nous sentions le silence envahir notre esprit… Oui, oui, c’était bien ainsi nos sensations.

Voici que mon ami, mon pauvre ami défunt, était là.

Oui, il était entre nous, assis près de moi… je voyais ses yeux… il me faisait peur… et m’attirait pourtant…

C’était mon voisin de gauche, le comte de H… un Autrichien, cousin du défunt. Il se nomma et me pria de le présenter à ma danseuse. Quiconque n’avait pas bien connu mon pauvre Lajos n’aurait pas été frappé de la ressemblance. Mais l’expression des yeux, la sonorité de la voix étaient tellement les mêmes, que tous deux, ma voisine et moi, eussions désiré que l’orchestre entier fit rage pour nous empêcher d’entendre ce que disait H…

Au contraire, le violoncelle se tut. La pièce se vidait. On retournait dans la salle de danse. Nous en fîmes autant.

Le « souper csárdás » battait son plein. Mais je ne pouvais échapper à l’obsession. Je me retrouvai assis près de H…

— Votre cousin, oui, je sais… Voyez-vous, je l’aimais beaucoup ; nous vivions ensemble depuis sept ans, et il a emporté dans la tombe les meilleurs de mes souvenirs.

— Je l’aimais aussi, dit l’Autrichien, quoique nous nous vissions peu.

C’était peut-être pour cela qu’ils se ressemblaient tant, pensai-je, et peut-être leur ressemblance s’étendait-elle à ce qu’ils avaient d’essentiel dans l’âme.

Nous regardions danser le csárdás, que les glaces reflétaient à l’infini, le csárdás, cette manifestation la plus intense peut-être de la vie, et pourtant l’ombre noire de la mort effleurait notre esprit.

— Venez donc me voir une fois à Mostar, fit H…

— Pourquoi pas ? Quand ?

— Quand il fera moins chaud, vers la fin de l’automne.

— Vous repartez bientôt ? demandai-je comme en songe. Je sentais que j’allais faire une bêtise, le contraire de ce que la raison me commandait.

— Après-demain.

— Je vais avec vous !… fis-je ; et ni lui ni moi ne parûmes étonnés de cette promesse inattendue.

Deux jours après, nous étions assis ensemble à une table du wagon-restaurant du train de Belgrade. J’avais toujours devant moi ses deux yeux d’un vert bleuâtre et foncé, à travers lesquels, comme dans une jumelle, je voyais jusque dans ma Jeunesse !… Oui, dans ma jeunesse !… Ces yeux faisaient revivre les projets projetés avec le défunt, j’y voyais les rêves rêvés avec lui, je revivais ces sept années si pleines et pourtant si courtes que recouvraient maintenant six pieds de terre et que le cercueil de bronze avait emportées à tout jamais…

Et… je m’aperçois soudain que, derrière ces deux yeux, il n’y a rien de tout cela… Mon Dieu ! Je n’y songeais pas. Je croyais que ce qu’exprimait l’extérieur, l’âme le redirait aussi.

Mais cet homme, que savait-il de ma vie, de mes espoirs, de mes joies, de mes souffrances ? Rien, rien du tout, et cela ne le regardait pas. Et pourtant je sentais ne pouvoir l’entretenir d’autre chose que de l’essentiel, du souvenir du pauvre ami absent.

Que c’est bizarre ! Il me semble que mon vis-à-vis me connaît jusqu’au foie… et il ignore jusqu’à l’alpha de ma vie…

Puis, voilà qu’un autre danger, plus grand encore, se présente. Je ne veux pas le voir ; il me fausse les traits, le souvenir de mon Lajos…

Non, je ne veux pas le voir !

Le train, indifférent, avance avec une rapidité insensée… je voudrais partir, me sauver. — Mais comment ? où me réfugier ?

Mon compagnon de voyage (comment se douterait-il de ce que je ressens) croit que je regrette déjà d’être venu ; il veut m’amuser. Je vois que c’est un garçon grave, mais combien différent de Lajos ! Je sens, je comprends qu’il ne peut rien, absolument rien pour moi.

Comment causer avec lui ? Si je lui dis que je croyais revivre avec lui quelques moments de ma jeunesse, — c’est pour cela que j’étais venu — il ne me comprendra pas, il se moquera de moi et il aura raison.

Dans ses yeux purs et profonds je vois l’autre et je sais que derrière eux est le silence de la tombe. Ils ne peuvent répondre à ce que je voudrais leur demander, pas plus que la tombe ne peut tenir les promesses que la vie nous donnait jadis, au mort et à moi.

Non, je ne veux pas le voir, je ne lui parlerai plus !… Je m’accoude à la portière, mon compagnon ouvre un livre.

Oui, ce que je vois au dehors me console. L’Alföld[1] se déroule à mes yeux. — C’est l’alouette de mes souvenirs qui fend les airs, ce sont les fleurs de ma jeunesse qui émaillent les champs sans fin, les moulins à vent de ma jeunesse qui tournent, tournent paresseusement à l’horizon.

La pousta n’est pas muette ; aujourd’hui encore elle me restitue ce que j’ai gaspillé pour elle. Mon amour, elle le paie de sa beauté. Voilà huit mois que je n’étais venu par ici ! Patrie des douces chansons, berceau de mon enfance, monde de mes rêves, c’est donc ainsi qu’il me faut vous revoir ? En courant, courant vers le midi, vers un pays sauvage et inconnu qui ne me rappellera rien, rien, qui sera muet comme les yeux de mon compagnon de route, muet comme la part de ma jeunesse que le mort a emportée dans la tombe !

Le soir, un orage passe sur la pousta. Je suis debout dans le couloir du wagon, j’appuie mon front à la vitre froide et je rêve éveillé. De grands nuages noirs cinglés par des éclairs se bousculent sous la voûte infinie du ciel. Je me sens m’identifier avec ce que je vois. Allons, entrons dans l’obscurité pour ne plus rien voir, pour ne plus souffrir de ce qui ne frappe que ma vue sans répondre à aucune des voix de mon âme.

Enfin ! l’orage est mort, la nuit s’éveille. Il n’y a plus dans le coupé que la faible lueur de la petite lampe. Je ne vois plus mon compagnon qui, à mes yeux, reconquiert ainsi sa raison d’être. Je voudrais le prendre pour ce qu’il est. Nous causons.

Il parle de la Bosnie… Demain je serai donc de nouveau à la porte de l’Orient. À peine si je quitte l’empire du bulbul et l’ouarda. J’ai encore les mains parfumées d’essence de rose, le henné se voit encore sur mes ongles. Mes oreilles ont conservé le bourdonnement des chants plaintifs du désert, j’entends le lent clapotement des ouèdes et quand je regarde dans la nuit, il me semble voir encore des minarets, des tombeaux à coupoles ; j’ai la nostalgie du désert. Mais quoi ? Ce n’était qu’« hier » et je rêve de temps beaucoup plus anciens.

À Zombor, il fait complètement nuit. La gare est obscure, calme ; on n’entend que les accords mélancoliques d’un orchestre de tsiganes dans un cabaret proche. Cette musique nous ouvre le cœur. Mon compagnon devient loquace ; ce qu’il · dit esquisse nettement son individualité, lui donne son cachet personnel. Je commence à le voir tel qu’il est ; et à le prendre en affection pour lui-même.

Je ne vois pas ses traits, le fracas des roues couvre le timbre de sa voix.

J’aurais pu me lier avec lui, autant peut-être qu’avec son pauvre cousin. Mais c’est trop tard, c’est un autre qui m’intéresse en lui, c’est pour un autre que je suis venu ici.

À Gombos, le train glisse doucement sur le radeau à vapeur. L’orage a cessé. Un beau clair de lune fait miroiter les vagues paresseuses du Danube ; des bouffées d’air humide entrent dans le coupé.

Nous ne disons rien.

Soudain, les traits éclairés de mon compagnon me mettent de nouveau en présence de Lajos. Je n’en puis plus.

Je m’étends sur la banquette, je me tourne du côté du mur et je fais semblant de dormir. Oh ! si je pouvais descendre !

Le lendemain, nous arrivâmes à Serajevos dans l’après-midi. Le jour s’était tranquillement passé. Je fermais les yeux pour rêver de la pousta revue, un sentiment de douceur m’envahissait à l’idée que, dans une huitaine de jours, je rentrerais au cœur de l’Alföld, là où j’étais né, où j’avais été jeune, où toute herbe, tout arbre parlait ma langue. L’Orient revu n’était qu’un rêve, la réalité viendrait ensuite plus riche en rêves que le rêve même.

Dès notre arrivée, H… alla voir un de ses amis à la campagne. Il ne devait revenir que le lendemain matin.

Pendant ce temps, je me promenai dans la ville, m’arrêtant devant les curieuses mosquées flanquées de leurs colonnes de bois autour desquelles s’entortillent des rosiers de Jéricho, au bord des rues longues et étroites, devant les bazars qui grimpent la colline.

À plusieurs reprises, je m’assieds les jambes croisées, sous la petite porte d’un Turc ; je déguste une tasse de café, écoutant ce qu’il raconte lentement avec des paroles brèves… mais toujours mes regards se reportent vers l’horizon du nord.

Pourtant je goûte le paysage. Devant de petites cabanes, des mahométans travaillent lentement mais régulièrement ; l’un passe continuellement son fil jaune dans une babouche de maroquin rouge ; l’autre enfonce des clous de cuivre dans une grande selle à haut arçon ; un troisième frappe un plat de métal à coups de marteau. Dans la rue volettent les longues manches retroussées des passants ; des gens silencieux se traînent lentement près de moi. Là-bas s’ouvre la porte d’une école turque, où grouillent des enfants à tête rasée récitant les saints versets du Coran. Mais que me font toutes ces images !

Elles ne peuvent pas me parler de ma jeunesse. Et suis-je venu ici pour autre chose ? J’espérais revivre quelques minutes du passé, évoquer le souvenir de mon ami regretté…

Le soir je me trouve au bord de la rivière, petit torrent de montagne qui coule avec rapidité entre les terrasses des maisons blanches dont les murs, à cette heure du couchant, prennent des teintes bleuâtres et violacées. Parfois, des sons de gouzla s’échappent d’une fenêtre. Je rencontre plusieurs groupes. Ici, des soldats ; plus loin, des ombres blanches de mahométans. Maintenant on annonce du minaret l’heure de la prière. Le soleil vient de disparaître ; la nuit sera longue.

Pourquoi suis-je venu jusqu’ici ? Et la route à Mostar, douze heures de voiture, en plein jour, avec lui, qui ne m’est pas ce qu’il est et n’est non plus le mort.

Pourquoi suis-je venu ici, loin de mon village, puisque j’aurais pu descendre à mi-chemin, rentrer dans mon pays, chez moi, où tous les oiseaux chantent mes souvenirs ?

Je regardais l’eau de la rivière comme si j’en eusse attendu une réponse…

Soudain, un son bien connu…

Cela vient d’une petite maison ; un tsimbalom qu’on accorde. Aussitôt, j’entre dans le cabaret, et je m’attable à la terrasse. Des roses blanches s’effeuillent sur ma tête ; autour de moi, des Bulgares, des Serbes, aux mines recueillies ; en face, l’orchestre de tsiganes que leur vie nomade a amenés là.

Je les écoute.

Maga magyar ! (Vous êtes Hongrois !) s’exclame soudain la cabaretière : je le vois à votre manière d’écouter la musique.

— Vous l’avez deviné.

— Comment venez-vous par ici, dans ce pays auquel le bon Dieu a tourné le dos ? Comme on est mieux chez nous qu’au milieu de tous ces Serbes et de tous ces Turcs !

— Vous dites vrai, on est mieux chez nous… répondis-je. Les paroles de cette femme, la force de cette musique se confondaient, se complétaient et me devenaient insupportables. Oh ! oui, partir, partir…

— Je suis de Kecskemét, continua mon interlocutrice, et j’ai maudit le moment où j’ai quitté ma ville natale. Oh ! je serais si heureuse d’être encore dans notre Bas-Pays, même à Nagy Körös[2] !

Je me rappelle de nouveau qu’au milieu de l’immensité de la pousta je possède une petite maison ; que, près de cette maison, s’étend un village peuplé de gens laborieux dont le bon sens m’a plus d’une fois tiré de l’abattement, dont l’affection et le dévouement ont semé de fleurs ma jeunesse et que j’aime pour ce qu’ils valent réellement.

Pourquoi ne retourné-je pas là où mes souvenirs sont vivants ? pourquoi ne quitté-je pas celui qui ne peut que raviver ce qui s’est évanoui de ma jeunesse ?

Oui, je rentre !

L’action suit la pensée. Le lendemain matin, je laisse un mot d’excuse à mon compagnon de voyage, le soir je suis à Bosna-Brod ; le surlendemain, à midi, j’arrive chez moi, à Szabad Szent Tornya[3], aux confins des Comitats de Békés et de Csongrad.

Je le sais, il m’a pris pour un fou. Si je le suis, du moins, je sais ce qu’est ma folie, mon idée fixe.

Ce qui m’attire vers l’homme, c’est l’essentiel de sa personnalité. Cet « essentiel », chez H… était le même que chez l’ami que j’avais perdu. C’est ce qui un moment avait transformé sa personne en celle du mort, c’est le souvenir de ma jeunesse reflété un instant sur son visage. Oui, ce que j’avais en vain cherché en cet homme, c’était ce caractère personnel de mon ami mort qui renfermait en lui presque toute ma jeunesse. Et ce souvenir que les traits de H… ne purent me refléter qu’un instant, je l’ai enfin trouvé, en rentrant dans ma pousta, au milieu de mes paysans.

Chacun d’eux résume l’espèce entière à laquelle il appartient, et l’espèce c’est moi. En eux, mes souvenirs ; en eux, mes sentiments, mes aspirations, mes souffrances. Ce qu’ils expriment d’un mot, d’un mot peut-être inintelligible à d’autres, évoque en moi l’essence d’une espèce…

Anima speciei…

Le premier jour passé chez moi me mit dans une sorte d’extase.

Je m’en fus dans les champs brodés de fleurs. Tout y rayonne ; le chant de l’alouette, les rayons dorés du soleil, l’atmosphère imbue des senteurs d’acacia, tout cela vibre à l’unisson de l’âme de mon sang.

Et voici l’homme, oui, voici toute ma race.

Un vieux pâtre, seul, dont l’ombre tranquille se repose sur l’infini de l’horizon. Il s’appuie sur un long bâton, et regarde au loin. Dès qu’il m’aperçoit, il ôte son chapeau, vient lentement à moi, me prend la tête à deux mains et m’embrasse sur les deux joues.

Il ne dit pas un mot, ni moi non plus.

Et je sens que j’ai eu raison de rentrer chez moi. Cet homme me donne ce que je cherchais en vain là-bas : mon passé, et en même temps il ouvre une échappée sur mon avenir. Son être irradie le calme, il apporte à mon âme l’équilibre, la foi en la vie, par quelque chose d’inexprimé qu’il essaierait vainement de traduire en paroles.

Cœur à cœur ! C’est le même air que nous respirons depuis notre naissance, son sang est mon sang, sa chair ma chair.

Ce qu’il dit trouve un écho au fond de mon âme. Parle-t-il de son passé, il me rappelle ma jeunesse. Et quand il se tait, la voix éternelle de la nature parle pour lui…

LA POUSTA


Midi. Pas un bruit, pas un mouvement. La pousta, immense et vide, sommeille. Une chaleur intense pèse sur la nature et en arrête momentanément la vie. De toutes parts, l’infini de l’horizon n’est interrompu que par la bascule d’un puits ou par quelque tanya[4] isolée dont le mur sans crépi met une tache sombre sur le fond verdâtre des pâturages desséchés où de grands bœufs blancs, paresseusement couchés, ruminent. Plusieurs troupeaux se reposent ainsi sur différents points, et parfois on entend le son d’une clochette indolemment agitée. Là-bas, une centaine de ces bêtes, haussées de plusieurs mètres au-dessus du sol, semblent marcher sur des échasses, phénomène dû à la vibration trompeuse de l’air qui a transformé l’horizon en une mer d’eau douce.

C’est la fée Morgane, née des jeux du soleil avec l’atmosphère vacillante et la terre verdâtre, qui peuple le vide de multiples et fantaisistes images et y fait surgir les objets les plus disparates, ici un puits, là, un clocher de village ou la cheminée d’une maison. Elle les rapproche, les grossit, les confond, les disperse, les multiplie, toujours pleines d’illusoires espérances pour le voyageur exténué.

N’est-ce pas elle, la douce fallacieuse, qui promet des sources et des lacs à celui qui a soif, des champs de blé et des arbres chargés de fruits à celui que la faim tourmente, des églises à celui que la terre a lassé et dont l’âme aspire à des régions plus hautes ? N’est-ce pas elle qui suggère des rêves, de beaux rêves féeriques à celui que la réalité accable, qui donne la consolation au souffrant, le baume au blessé, le repos sans fin à celui que brise l’infinie lassitude ?

De larges rayons solaires torréfient le sol uni dont la teinte grisâtre prend des nuances jaunes et violacées, tandis que les taches d’eau de pluie éblouissent par l’éclat de leur blancheur. Dans les moissons, les épis prennent des tons plus dorés ; toutes les couleurs s’accentuent, s’échauffent, atteignent un éclat de plus en plus puissant, une exubérance dont le paroxysme affirme la richesse et la magnificence de la nature.

Le soleil baisse. Le crépuscule approche. Rien ne trouble le calme de la pousta. Un léger vent souffle de l’ouest, caressant les calices des fleurs champêtres et mêlant à l’atmosphère un parfum fort et vivifiant.

De magnifiques couleurs se jouent sur le sable. Le thym fleuri met, par endroits, de larges taches violettes sur la terre grise, blanchie par la soude. Çà et là pointent les dentelles touffues des chicorées sauvages. Là encore la jaune aranka[5] couvre une longue bande de terrain. Plus loin, autour de l’abreuvoir, le sol est dénudé, pétri par les pas des troupeaux. Puis s’étale un pré fangeux, espèce de tourbière, que les eaux intérieures inondent tous les printemps. Il n’y pousse que du jonc et de rares lys aquatiques.

Des bœufs traînant lentement leurs ombres longues s’avancent vers l’auge. Le pâtre, grand, majestueux, superbe, les suit. À chaque pas il s’arrête, d’un mouvement rajuste sa bunda[6], redresse sa calotte de peau, s’appuie sur son bâton, et, sa pipe en terre cuite entre les dents, regarde devant lui, les yeux vides, immobile, semblable à quelque statue grandiose par sa simplicité, son silence et dénuée de pensée.

Le monde qui l’entoure lui appartient. Il ne sent personne au-dessus de lui. Où qu’il jette ses regards, il ne voit d’autre âme vivante que lui-même. Son troupeau le connaît, son chien lui est fidèle, sa femme l’aime.

Journaux, politique, luttes, faiblesses, défauts, péchés, il ne sait rien de tout cela. Élevé dans la pousta, il lève les yeux au ciel aux heures d’affliction et les reporte vers la terre quand il songe au pain de chaque jour.

Chacune des étoiles du firmament est à lui, à lui le soleil qui donne la vie, à lui les fleurs de la pousta sans fin ; il règne sur les aigles et les milans parce qu’ici lui seul est l’homme. Lui seul sait ici rire, pleurer. La grandeur simple, le bonheur calme et harmonieux d’une race entière se lisent dans ses yeux limpides. Sa poésie est la poésie du sens naturel : la terre maternelle lui a donné la vie, la terre maternelle fera pousser des fleurs sur sa tombe.

Il vit et mourra comme il a vécu : sans rien savoir de la vie.

Sur une éminence, la seule de la pousta, formée par les décombres d’anciennes cabanes que les eaux printanières ont peu à peu detruites, se trouve sa maison, une chambre et une cuisine ; un banc de bois, un grand lit plein d’édredons, quelques assiettes multicolores, et un grand bahut confectionné pendant les longues soirées d’hiver composent tout l’ameublement. Près de la maison, une petite étable, et, plus loin, un enclos servant à parquer les chevaux.

La femme du pâtre est assise sur le seuil de la maison. Ses candides yeux gris foncé s’abritent sous des sourcils arqués, un fichu blanc cache les bandeaux plats de ses cheveux noirs.

Elle allaite son enfant… Elle ne se dérange pas à mon approche, n’essaie pas de voiler son sein nu, et me regarde en face avec tranquillité ! Tout son être respire la féminité. La pudeur lui est inconnue : elle ignore ce qui pourrait la lui enseigner. Son ainé, un bambin de trois ans, s’accroche craintivement aux plis de sa robe.

Je lui parle de son mari, et lui demande si elle n’est pas inquiète de lui, de lui qu’elle voit si peu.

— Pourquoi ? répond-elle en souriant.

— Ainsi vous êtes seuls pendant tout l’hiver. Que feriez-vous s’il vous arrivait quelque malheur ?

— Dieu nous viendrait en aide !

— À quand le prochain enfant ? M’inviterez-vous comme compère ?

— Oui !

Elle me regarde sans embarras ni sourire. Elle parle gravement de ce qu’elle sent être grave, plus grave que tout au monde.

Je m’éloigne… mais, de loin, je ne puis m’empêcher de me retourner. Elle est toujours assise devant sa porte, allaitant le nourrisson qu’elle tient sur son bras, caressant de sa main libre la tête de son aîné. Les yeux perdus dans le vague, peut-être fredonne-t-elle quelque vieille chanson !

Derrière elle la pousta.

Le tableau est sublime ; sublime est le cadre.

Le soleil déclinant souligne le ciel vert d’eau d’une longue traînée de feu. Son disque, peu à peu, perd ses rayons, se solidifie, prend une forme arrondie, puis s’aplatit à sa partie inférieure, près de disparaître derrière l’horizon.

Du côté opposé, le ciel est gris, d’un gris cendreux, et les tanyas lointaines se noient dans l’effacement du sol assombri.

Soudain un vent violent déchire la pousta, balayant devant lui un épais nuage de poussière qui voile les splendeurs du couchant. Des milliers d’oiseaux de toutes sortes se lèvent, effarés. Là-bas, des masses lourdes se meuvent presque à ras du sol : ce sont des outardes. Au-dessus d’elles tournoient des éperviers qui emplissent l’air de petits cris aigus. Et tout en haut, les ailes déployées, plane majestueusement un aigle immense. Il s’arrête un moment. Puis, rapide comme l’éclair, il s’élance. Quelle fut sa proie ? Qui le saura ? Et il s’en va, ses larges ailes ouvertes, chevauchant un blanc nuage de poussière qui s’épaissit sous son vol.

Un rayon d’adieu perce alors le nuage et le soleil s’enfonce dans un lit de pourpre.

Le vent se calme, la lutte des éléments cesse.

Tout sur la pousta n’est plus qu’une ombre, et, entre l’infini du ciel et l’infini de la terre, l’aigle emporte sa proie, s’élève, s’élève…

On n’entend plus que la musique monotone et plaintive de la pousta, faite du frisson des herbes et du chant des grillons, mêlés à des sons de lointaines cloches, aux pipeaux des bergers et aux vibrations de la vie de la nature.

Déjà l’étoile du soir pointe sur le firmament et des feux de bergers s’allument à tous les coins de l’horizon.

Et un susurrement persiste, léger et triste…

Des pas lourds interrompent soudain ce religieux silence. Un homme se rend en toute hâte à la tanya voisine. Un grand malheur vient d’y arriver. Il revient de Szarvas où il est allé mander un prêtre.

Toute une famille, cinq personnes se meurent. On ne sait pas ce qu’elles ont. Elles vomissent aussitôt tout ce qu’on leur fait prendre.

Vite nous rejoignons ma voiture et nous galopons en ligne droite dans la direction qu’il indique.

Le terrain est inégal, les ravines parfois profondes, les secousses fort violentes.

— Ce n’est rien ! dit mon cocher, sans sembler se départir de son calme : l’essieu n’est pas rompu !

Et il reprend son silence coutumier pour une demi-heure encore.

Nous avançons toujours, pleins d’anxiété, sous la lueur pâle de la lune. Nous allons si vite qu’il me semble par moments que nous ne touchons plus la terre.

En avant !… Tel un météore arraché à quelque corps céleste et jeté dans le vide sans espoir de repos, et qui court, court, éternellement…

Et les étoiles du firmament m’accompagnent dans cette course.

— Je crois qu’ils vont périr ! dit tout à coup le paysan assis sur le siège en vidant sa pipe dont le vent emporta quelques étincelles.

Je tressaille, tiré de ma rêverie. La misère de la vie me rappelle sur la terre.

— Qu’ont-ils donc ?

— Un grand mal, monsieur, un bien grand mal !

Et nous nous taisons de nouveau, accablés de tristes pensées. Enfin, la voiture s’arrête devant une petite tanya dont les deux fenêtres minuscules sont éclairées.

— Ils vivent encore ?

— Qui sait, monsieur ? Il se peut qu’on les veille !

Nous entrons. Au milieu de la chambre, autour d’une grande table, trois ou quatre paysans jouent aux cartes.

Le long des murs, des morts, des agonisants. Étendues sous la fenêtre, deux petites filles s’enlacent convulsivement.

— Elles sont mortes ! me fait remarquer l’un des veilleurs tout en attisant le feu de sa pipe.

Près du grand poêle, un vieillard, le « grand-père », sans connaissance. À côté de lui, son fils, raide déjà.

— Qu’est-il donc arrivé ? demandé-je aux veilleurs.

Mais la réponse m’est donnée par une femme d’une trentaine d’années couchée dans le lit. Elle se dresse sur son séant, appuie sa tête sur son poignet jauni, se penche en avant et me sourit. Malgré ses souffrances surhumaines, elle n’oublie pas les honneurs qu’elle croit devoir à un hôte de marque. Elle tourne vers moi ses yeux glacés et, avec les formes d’un serviteur qui parle à son maître, me dit :

— C’est mon fils, monsieur, qui… avant-hier… a trouvé des… champignons… Nous les avons mangés… hier. Ils élaient vénéneux…

— Le médecin ?

— Le médecin est loin… son temps… cher… Puis, qui serait allé le chercher ?

L’un des veilleurs ouvre enfin la bouche :

— Nous autres aussi, nous n’avons été informés que ce matin. C’est le hasard qui nous a amenés par ici, nous allions aux champs. Il n’y a que cette petite qui soit bien portanle, mais elle n’a pas assez de raison pour nous prévenir.

La petite fille dont il parle dort sur la banquette de bois. Elle peut avoir cinq ans.

Sa pauvre mère souffre atrocement. Elle ne le montre cependant pas, elle continue d’une voix de plus en plus éteinte : — Aujourd’hui… le médecin est venu… vers midi… mais… c’était trop tard… je le sens…

— Mais non ! lui dis-je machinalement, et je lui répète les banalités en usage au chevet des moribonds.

— Je sais, monsieur, que nous n’en avons plus pour longtemps… Si, au moins, le prêtre pouvait venir… Peut-être trouverait-il encore les autres en vie !…

Elle ignore qu’ils ont déjà cessé de souffrir. Je tâche de la rassurer.

— Merci, monsieur… C’est bien comme cela…

Elle continuerait, mais ses forces l’abandonnent. Elle retombe sur ses oreillers et tire la couverture sur sa tête.

Un silence glacial règne dans la pièce. Les veilleurs ne jouent plus, ils se sont assoupis l’un après l’autre.

Soudain, la moribonde se redresse ; elle joint les mains, et, d’une voix éteinte, mais en prononçant clairement chaque mot, fait sa prière. Cela lui coûte de grands efforts. Pourtant, elle arrive jusqu’à l’amen.

Puis elle tombe en arrière, pousse un soupir et meurt.

Nous nous découvrons. L’esprit de la mort traversait la pièce et y apportait un caractère de grandeur et de sublimité.

Quelle simplicité dans la mort !

L’homme ingénu, tout en sentiments, est-il donc toujours plus grand que nous dans les moments décisifs de la vie ?

L’enterrement eut lieu dans l’après-midi du lendemain. Les habitants des tanyas du voisinage se rassemblèrent autour de la maison mortuaire. Chacun avait quitté son travail pour venir rendre les derniers honneurs aux trépassés.

Des groupes se forment, mais la foule est silencieuse. Près du fossé, quelques vieux paysans, en costume de drap noir, le costume des grandes occasions, baissent la tête. Peut-être songent-ils que dans peu d’années le couvercle du cercueil se refermera sur leurs cheveux blancs !

À droite de la porte se tiennent les jeunes gars en gatyas[7] et en chemises de lin blanc, le chapeau orné de « cheveux de l’orpheline[8] ». Leurs bras vigoureux, leurs visages hâlés, leurs yeux brillants attestent le triomphe de l’été aux chaleurs salubres.

Ils se taisent, tout comme les jeunes femmes debout en face d’eux, avec, dans leurs mains, des couronnes de fleurs des champs qu’elles ont tressées le matin en chantant ces longues et mélancoliques chansons dont la fin est toujours la même : le cœur brisé de chagrin mis dans la terre noire…

Les vieilles mères, celles qui ont plus d’expérience, sont occupées à l’intérieur de la maison à faire la toilette des morts. Elles les embaument d’huiles parfumées qu’elles-mêmes ont extraites des fleurs de la pousta ; elles ensevelissent leurs dépouilles de linceuls tissés pendant les soirs d’hiver ; elles préparent pieusement leur couche, la dernière, celle où, muets, sans sentiment et sans pensée, ils attendront la trompette du grand jugement…

Le soleil se cache derrière les nuages. Va-t-il pleuvoir ?

Le battage doit commencer le lendemain matin. Plusieurs terriens, la main au front, regardent le ciel avec anxiété.

Du côté du nord, un petit point noir avance suivi d’une longue queue de poussière.

Le peuple murmure : « C’est le révérend. »

Quelques-uns entrent dans la maison ; d’autres vont au-devant de la voiture.

Maintenant, on sort un à un les cercueils en bois blanc enduits de goudron. Il y en a quatre. Les deux petites filles ont eu place dans le même. On les dépose l’un près de l’autre. Un drap blanc recouvre la tête des cadavres.

Enfin, le révérend est arrivé ; il ôte son chapeau et, gravement, se dirige vers les cercueils. Là, il s’arrête. Il semble dépasser d’une tête tous les assistants.

Ceux-ci forment un cercle autour de lui ; d’un côté les hommes, de l’autre les femmes, comme à l’église.

On relève le suaire. Les visages apparaissent à nu, résignés, les yeux arrondis, vitrifiés, regardant en face l’immensité du ciel.

Le révérend contourne les bottes noires, s’arrête, se recueille et commence l’oraison funèbre. Pendant qu’il parle, sa taille s’allonge, sa voix domine tout autre bruit.

La foule écoule attentivement, chacun semble préoccupé du sort auquel l’expose sa solitude dans la pousta, loin de toute habitation, en été comme en hiver, dans le malheur comme dans la joie, seul avec les étoiles, seul avec les herbes, seul avec la terre, seul avec lui-même.

Et tous ces solitaires sont venus ici pour entendre la parole de Dieu, et prendre congé de ceux qui ne sont plus seuls… Ils s’agenouillent et penchent la tête vers la terre, vers cette bonne mère qui les nourrit de ses produits pendant leur vie, et qui après leur mort couvrira leur tombe de ses fleurs…

Maintenant, on cloue les cercueils. De jeunes gars les chargent sur leurs épaules, précédés des femmes et des jeunes filles, suivis du révérend et des vieux qui avancent lentement, feuilletant leurs grands livres d’heures, entonnant un psaume. Leurs voix profondes emplissent la pousta.

Le convoi avance, les voix faiblissent, le tableau s’efface. Le soleil répand sa lumière avec parcimonie. On ne distingue bientôt plus que le serpentement de plusieurs groupes : d’abord la longue procession des femmes pleurantes, ensuite plusieurs points noirs détachés : les quatre cercueils et l’ombre du pasteur, enfin les vieux, en masse compacte, ferment la marche.

Puis, le soleil se retire aussi, tout se confond avec l’obscurité, il ne reste plus qu’un fil à peine perceptible, puis un point, puis rien. Toutes les lignes en relief sur la steppe s’effacent. Il ne reste plus qu’une vaste surface grise sous la coupole du ciel.

La terre maternelle se couvre d’un voile sombre qui envahit l’immensité de toutes parts.

Au firmament apparaît le croissant pâle de la lune, puis des myriades d’étoiles. Tout est profondément calme, on n’entend pas le moindre murmure, on dirait que la vie est morte… pas une feuille ne bouge… le silence est infini… J’ai l’impression que je suis seul sur la terre.

LA
CONVERSION DE ZSUZSI ZANA


Elle n’est décidément plus jeune. Sous ses paupières se creusent des sillons, signes des années de tempête. Son front pâle, ses joues creuses, ses yeux ternes rendent le fard inutile.

Que faire ? Comment paraître devant lui ? Telle qu’elle est depuis dix longues années ! Dans cet accoutrement, du rouge aux joues, parfumées d’herbes odorantes ! Ne la repoussera-t-il pas ?

Ou bien se montrer à lui telle qu’elle se voit dans la glace, vieille, fatiguée. Il la plaindrait.

Ah ! non, elle ne veut pas être plainte. Ce qu’elle veut, c’est tout autre chose. Mieux vaut se parer.

Et elle se met du musc aux tempes, s’enveloppe la tête d’un fichu de soie, prend ses boucles d’oreilles d’or, s’attache au cou un collier de perles. Sur ses bas rouges elle chausse des bottines de velours, passe sa lourde robe de soie, se serre la taille dans un corsage à brandebourgs dorés. Telle était la viveuse Zsuzsi Zana, depuis qu’elle avait quitté son seigneur[9] pour suivre Adam Gyulay.

C’est ainsi qu’elle s’habillait les jours de semaine comme les jours de fête, pour sauter au cou des hussards aussi bien que pour suivre les gendarmes à Orosháza ou pour traverser au son de la musique la grande rue de Szabad Szent Tornya, entourée de cinq jeunes gens.

Depuis quand portait-elle donc déjà ce costume ? Elle ne s’en souvenait que trop bien. Elle s’accouda à la petite fenêtre et plongea son regard dans la nuit tombante.

Elle songeait.

L’horizon du ciel devenait d’un gris cendreux avec, par endroits, de petits nuages aux bords roses.

On entendait le son d’une cloche lointaine. Devant la maisonnette des troupes d’oies passaient lentement ramenées de la pousta par de jeunes garçons.

Maintenant arrive un cheval lancé à fond de train et monté par un jeune csikós qui chante :

« Pourvu que ma mie ne se détourne pas de moi ! »

Un cri, un mot lancé dans la direction de Zsuzsi Zana, et il disparaît.

Celle-ci ne répond pas. Elle se retire de la fenêtre ornée de pots de fleurs et, sans savoir pourquoi, serre son foulard sur sa gorge.

Trop tard, Zsuzsi Zana ! Tardive est ta pudeur, tardif ton repentir !

Peu à peu la nuit était venue.

Zsuzsi Zana regardait toujours devant elle avec fixité, presque abêtie maintenant. Elle se rappelait le soir, pareil à celui-ci, où elle s’était sauvée de chez son seigneur, se glissant par la petite porte de la cour et rampant le long du fossé qui borde la route devant la maisonnette, allant, allant toujours, comme folle, à lui.

Elle le rejoignit au milieu du village, derrière le clocher.

C’était alors une femme sans expérience, qui ne connaissait pas encore l’homme.

Adam Gyulay l’avait emmenée au cabaret, pas plus loin, et ils y avaient passé toute la nuit au son de la musique des tsiganes.

Et pourtant elle aurait pu se séparer de son seigneur, devenir l’épouse fidèle, aimante de celui qu’elle préférait, partager ses bons comme ses mauvais moments. Elle se sentait capable de laver, de travailler pour lui.

Adam Gyulay s’était réveillé vers midi.

— Zsuzsi, mon âme, retourne à ton seigneur. Attendons, tes parents vivent encore. Tu vois, je suis raisonnable, il me semble que nous faisons fausse route. Toi, tu vivras encore quelques années auprès de ton seigneur, mais je te souhaite bonne chance. Après, quand nous serons libres tous deux, nous nous ferons « croyants » et nous recommencerons la vie ensemble.

La jeune femme le regardait avec étonnement, ne comprenant pas.

— Maintenant, je ne pourrais pas, continuait Adam, Dieu le Père en est témoin. Tu étais une brave femme, travailleuse ; tu le resteras. Et puis, nous attendrons…

Que pouvait faire Zsuzsi Zana ? Elle donna son mouchoir de soie à Adam et retourna à la maison attendre. La maison lui appartenait, son seigneur ne pouvait pas la mettre à la porte. Il supporta la honte, bien qu’on le montrât du doigt.

Et la femme attendait.

Une année se passa. Puis, un matin, Adam Gyulay lui renvoya son fichu de soie. Il se mariait.

Qu’allait-elle faire, la pauvre tête ?

Elle commença par flanquer son seigneur dans la rue.

— Va-t’en travailler ou mendier !

Depuis longtemps déjà elle le détestait et ne le supportait qu’à cause d’Adam.

Puis, le jour même elle acheta une robe de couleur pourpre, des bottes à talons de cuivre, un collier de perles et des chemisettes romaines transparentes. À la lucarne de son grenier elle pendit une faux avec des copeaux au bout[10], prit à son service trois musiciens tsiganes et se mit à faire la noce.

Huit jours après le mariage d’Adam, elle tomba tout d’un coup chez lui et, sans même regarder la jeune épousée, dit à son ancien amant :

— Tu sais, je t’attends toujours. Tu auras beau faire, tu ne m’oublieras pas. Malgré tout, tu peux redevenir mon amant, mais tu n’approcheras de ma couche que si tu quittes pour moi ta femme, tes vieux et tout le monde. Je ne serai que ta maîtresse, mais une maîtresse meilleure, plus fidèle que cette porchère pâlotte, ta femme. Je laverai tes effets, blanchirai ton linge, je te soignerai mieux que ta douce mère… et alors tu goûteras le miel de la vie ; jusqu’ici tu n’as vécu que de pain sec…

Et tournant sur ses talons, elle sortit en se dandinant avec coquetterie, sans même remarquer les larmes de la jeune épousée.

Depuis Adam revint chez elle au moins deux fois l’an.

D’abord, il frappait à la porte, menaçait de l’enfoncer avec sa hache, pour arriver à elle. Plus tard, il se pendait au loquet et la suppliait de le laisser entrer.

Mais Zsuzsi continuait de danser avec le sergent de gendarmerie ou un autre et ne lui répondait même pas.

Elle ne voulait pas le partager. Elle ne s’accommodait pas du double jeu. Les autres hommes ne lui servaient qu’à oublier celui-là. Elle recevait chez elle le premier venu, dansait à ses côtés, prodiguait ses bras, sa bouche, ses yeux, ses sourires ; seul son cœur battait toujours pour lui.

Et ainsi elle dansa, chanta durant les plus belles de ses années.

Ce matin-là, une lettre d’Adam était arrivée. Son nouvel amant, un gaillard de la grande ferme, la lui avait lue. Zsuzsi n’était pas lettrée.

Adam enfin se départait de sa fierté. Il disait dans sa lettre que la vie ne valait rien sans Zsuzsi. À quoi bon femme et enfants ! À quoi bon l’amour de ses vieux ! Il ne pouvait l’oublier : aussi quittait-il tout pour elle. Il viendrait la retrouver ici, à la csarda, apporterait tout ce qu’il possédait, s’installerait chez elle et ils vivraient ensemble à la barbe de tout le monde. Puis, il se séparerait de sa femme pâle et malingre et appartiendrait à sa Zsuzsi, même devant le bon Dieu.

Zsuzsi pendant la lecture de sa lettre avait senti trembler ses genoux ; elle s’était affaissée sur le bord du poêle ; jamais, lui semblait-il, elle ne pourrait se relever. Mais subitement elle avait sursauté. Son gaillard de la grande ferme avait dû décamper au plus vite, tant elle s’était montrée furieuse de le voir encore là. Elle avait aussitôt dépêché la petite servante chez les Gyulay, la chargeant de dire « à son compère Adam » qu’elle l’attendait avec impatience.

Ensuite elle s’était mise pour la première fois depuis tant d’années à faire le ménage.

Et elle fredonnait, chantonnait, tout en travaillant :

« Ce soir j’attends mon chéri à souper… »

Quand elle eut fait reluire toute la pièce, elle lava le plancher. Elle ôta de la lucarne du grenier la faux et les copeaux, congédia les tsiganes.

Et maintenant elle se demande si elle va revêtir la robe dans laquelle elle alla le rejoindre, Adam, la nuit d’alors.

Non, cette robe ne sied plus à son visage. D’ailleurs, elle ne veut pas paraître devant lui dans ce costume dont chaque pli eût été un reproche.

Mieux vaut garder ce crâne corsage pourpre et le rouge au visage.

Que lui dira-t-il ? Que vont-ils devenir ?

Comme le cœur lui bat ! Elle s’attend bien à une volée. Il ne peut en être autrement, elle connaît Adam Gyulay. Il lui arrachera ce dégoûtant costume. Dieu ! qu’elle l’avait toujours exécré ! Il déchirera son fichu voyant, lui crachera au visage pour la laver de son fard… Mais après ? Après, il l’aimera toute sa vie, éternellement.

Son âme en danse rien que d’y songer. Elle sent déjà la force de ses bras robustes, se voit déjà pleine de bleus, les membres meurtris, tombant voluptueusement dans ses bras, baisant la main qui la frappe, le pied qu’il lève sur elle.

Mais le voilà, elle entend son pas. Elle le connaît si bien ! que de fois elle l’avait guetté quand il rentrait chaque soir de la pousta ! Si l’amant d’occasion qu’elle pressait sur son sein chantait à ce moment-là, elle le faisait taire pour ne rien perdre du bruit de ces pas chéris ; si elle était couchée, elle se dressait sur son séant au milieu des édredons moelleux, retenant son haleine pendant qu’il passait devant la maison. Maintenant il referme la porte de la cour. Maintenant, maintenant, il arrive sur le seuil.

La porte s’ouvre… Zsuzsi se lève, pâlit (sous le fard il n’y paraît pas) et s’avance vers lui, plus crâne encore que d’habitude.

— Bonsoir, Adam, alors tu t’es souvenu de moi ? dit-elle, s’attendant à voir cet homme grand et fort s’abattre sur elle, lui broyer le corps et l’âme.

— Chère perle, ma violette, tu m’aimes donc toujours ? Tu me pardonnes tout ? Quelle bonne et brave femme tu es ! Comme tu vas être pour moi une fidèle épouse !

Zsuzsi, d’un mouvement hardi comme en avait la Zsuzsi Zana de la chanson, se jette au cou d’Adam.

— Mon chéri doré, te voilà… Tu m’aimes encore ?

Maintenant, maintenant, peut-être va-t-il la repousser, maintenant…

— Cher, cher agneau !

Et Adam se penche vers elle et veut l’embrasser.

À ce moment, Zsuzsi, sans trop savoir pourquoi, recule. Le sang lui monte aux joues. Il y a cependant bien longtemps qu’elle a oublié de rougir.

Elle va s’asseoir sur la banquette, loin d’Adam, prise subitement de crainte.

C’était pourtant un bon garçon. Il ne lui faisait pas de mal. Lui crut qu’elle jouait. D’un bond, il fut près d’elle, la prit dans ses bras et voulut baiser sa bouche.

— Ne me touche pas, Adam, tu t’en repentirais… fit sourdement Zsuzsi ; elle se réfugia de l’autre côté de la pièce, et instinctivement, se barricada derrière la table.

— Allons, Zsuzsi, ne plaisante pas, je t’aime, toi aussi, nous ferons un couple… dit Adam en se rapprochant d’elle.

— Laisse-moi… ou gare !…

— Petite chatte, on ne te craint pas… ricana Adam qui fit le tour de la table.

— Prends garde ! parce que… Et elle saisit sur la planche à pain un couteau de cuisine.

— Bon, bon, ne t’emporte pas. Allons, j’attendrai. Enfin, Zsuzsi, qu’est-ce qui te prends ? Je ne te fais rien… Allons, viens t’asseoir près de moi… Causons un peu.

Et il recula jusqu’au poêle.

Zsuzsi le fixa un instant sans mot dire, puis, avec un rire convulsif, elle essuya le couteau avec son tablier et s’assit près de lui sur la banquette du poêle.

D’abord ils se turent tous deux. Puis Adam dit :

— Je croyais que tu m’en voulais sérieusement. Voyons, pouvais-je agir autrement ?

Zsuzsi hochait la tête et ne répondait pas.

— J’étais un pauvre diable. Mes parents voulaient à tout prix que je l’épouse, et pourtant elle avait moins d’argent que toi.

— Moins que j’en ai aujourd’hui !

— Oui, moins que toi aujourd’hui. Et puis, tu es devenue fameuse.

— Oh ! oui, fameuse !

— C’est vrai que j’en suis cause, mais enfin je ne pouvais pas choisir ; maintenant c’est autre chose.

— Maintenant !… répéta Zsuzsi, les yeux toujours dans le vide. Son fichu lui brûlait le front ; elle le détacha et le posa sur ses genoux.

— Maintenant je reste avec toi, continua Adam. Le pain commence à se faire rare chez nous. La bénédiction n’était pas sur notre maison. Les vieux nous sont à charge, la femme est maladive, les enfants piaillent. Qu’ils se tirent d’affaire… Toi, tu m’aimes !

— Oui, moi je t’aime… répéta Zsuzsi comme pour se convaincre elle-même ; puis lentement, elle ôta son collier.

— Alors nous serons heureux. Je serai ton sommelier. Ça doit bien marcher chez toi, Zsuzsi. Qu’est-ce que tu paies au propriétaire ?

Zsuzsi ne détourna même pas les yeux.

— Peu de chose… C’était mon amant !

Il la regarda, toujours calme ; rien ne le touchait, il ne la battait pas, ne la grondait pas, ne broyait pas ses membres.

— Tant mieux… conclut-il après un instant de silence. Moi, j’ai un bout de vigne, nous en vendrons ici le moût et le vin.

— Nous aurons tout ce qu’il nous faut, Adam.

Zsuzsi, machinalement, dégrafa son corsage, ôta sa robe de soie.

— Qu’est-ce que tu fais, Zsuzsi ?… Dois-je éteindre la bougie ? ricana l’homme.

— Oh non ! Au contraire, allumes-en une de plus, pour mieux voir. Hein ! qu’en dis-tu, me voilà vieille femme, n’est-ce pas ? Ces deux taches sur mes joues, c’est du rouge. Sans perles au cou, sans boutons aux oreilles, sans tablier rouge, pas un enfant qui ne m’appelle « la mère Zsuzsi ». Nous avons vieilli tous deux, je le vois bien. Retourne chez toi, Adam, console tes vieux, soigne ta femme ; moi je m’en vais me coucher, je suis lasse, j’ai besoin de repos.

Et Adam s’apercevait en effet que ce n’était plus la fière Zsuzsi Zana qu’en allant aux champs il voyait provocante, hautaine, et sans même un regard pour lui.

Celle-ci était courbée, ridée, fanée.

— Mais, Zsuzsi, je peux me séparer de ma femme. Je serai ton mari, ton seigneur. Je veillerai sur ton bien, sur toi, je serai ta « paire » !

— C’est trop tard, Adam, c’est trop tard. Pourquoi veillerais-tu sur moi aujourd’hui ! Je n’ai plus rien à perdre. Mon bien, je saurai l’administrer moi-même, j’en aurai le temps.

— Si c’est comme ça, fit Adam en la dévisageant des pieds à la tête… je m’en retourne. Un bon somme… et puis, demain, nous verrons…

— Ne vous inquiétez de rien. Il souffle un vent d’automne, les feuilles chantent.

— Alors, Dieu soit avec toi, Zsuzsi.

— Il va pleuvoir, compère, il fait nuit. Faut-il vous éclairer ?

— Merci bien… Je connais le chemin.

— Dieu vous bénisse !

— Bien le bonsoir !

Et il partit.

Zsuzsi, sur le seuil de la porte, écoutait ses pas s’éloigner. Elle sentait, comme si avec ce bruit la vie s’en allait d’elle.

Le lendemain, on la vit en robe noire sur la porte de la csarda. Pour la première fois de sa vie, elle demandait des comptes au porcher et se chamaillait avec le pasteur d’oies.

Depuis ce jour, elle se fait appeler « la mère Zsuzsi ». Elle a fermé la csárda, vendu son vin, pris à son service des valets d’écurie. Tous les mercredis et les samedis, elle va à la réunion nazaréenne[11] prier.

DAMNÉ


Vers la fin d’août, les vapeurs des premières nuits brumeuses enveloppent la pousta. Les nuages du firmament infini embrassent l’infini du sol. Il fait chaud, pourtant, et l’humidité de l’atmosphère charrie au loin les moindres sons qui se confondent en une musique muette et plaintive.

Par moments on entend le roucoulement d’un tourtereau. D’où peut venir ce bruit à une heure si tardive ?

Tantôt c’est du levant, tantôt du midi, comme si des oiseaux invisibles s’appelaient dans l’obscurité. Les roucoulements continuent, se rapprochent, deviennent moins fréquents, cessent fout à fait.

La pousta retombe dans le silence. Puis, le roucoulement reprend dans une autre direction. Peu à peu, le bruit devient plus net, d’autres semblables y répondent ; ils se rejoignent, se taisent, pour renaître lorsqu’un appel lointain retentit à nouveau.

Ce sont les csikós[12] de Szahad Szent Tornya qui mènent leurs chevaux au pâturage et se cherchent ainsi dans les ténèbres, imitant le cri du tourtereau en signe de ralliement.

Quand une vingtaine de jeunes gars et une quarantaine de chevaux sont ainsi réunis, on allume l’étoile de la pousta : un grand feu autour duquel les bergers passent la nuit étendus sur leurs subas[13], fumant leurs pipes et chantant des airs populaires.

Tandis qu’après avoir mûri les fruits, l’été meurt et emporte au loin, dans des régions inconnues, les fleurs des champs et le chant des alouettes, voilant d’un épais brouillard la voûte étoilée du ciel, là, dans l’obscurité et le silence, les hommes évoquent un printemps nouveau. L’âme du peuple, la chanson s’éveille pour faire vibrer la pousta d’un bout à l’autre et tressaillir le cœur de la vierge agonisant d’amour. Ce ne sont que délicieuses floraisons, printemps juvéniles, aubes souriantes, réveils pleins de charmes, rêves dorés et sans fin que les douces senteurs des acacias transforment peut-être en réalités…

Cher automne, voilà comment tu nous berces avec tes promesses de renouveau, d’amour, nous persuadant que les premières brumes n’ont pas encore absorbé le germe des fleurs ni remplacé les mirages de la gente fée Morgane !…

Une nuit, je ne parvenais pas à m’endormir. Les mélodies des pâtres arrivaient jusqu’à ma fenêtre ouverte. J’allais les rejoindre.

Misa Lövey dirige le chœur. Il est étalé tout de son long sur son suba ; le feu pétillant éclaire sa face et ses mains brunies par le soleil ; sa voix profonde emplit la pousta. Les autres l’accompagnent. Ils chantent que l’été est passé, que les feuilles jaunissent, que l’étoile ne brillera plus longtemps, que la saison approche des baisers dans la chambre des fileuses, de l’été, de la chaleur du poêle qui mûrira les baisers échangés pendant la moisson, au milieu de l’océan des épis d’or, pour sceller la promesse que la chanson rappelle maintenant à l’immensité brumeuse.

Parmi les csikós chanteurs est accroupi un vieux paysan au visage blême, dont les yeux gris sans expression s’encavent profondément sous sa peau de parchemin. Dans le fouillis des rides amères qui sillonnent ses joues, un terne sourire revient sans cesse sur ses lèvres lâches.

C’est le seul homme âgé de la bande. Il s’appelle Mihály Bús.

Lorsque Misa Lövey eut terminé le dernier couplet, le vieux vida sa pipe dans le creux de sa main et dit : — Cette chanson vous mène au mal, toutes les strophes en sont bonnes pour faire plaisir au diable ; on dirait que c’est Belzehuth qui vous l’a inspirée.

Misa Lövey grommela en lui-même, s’essuya la bouche avec la manche de sa chemise et siffla la chanson qu’il venait de chanter.

— C’est cela, continua le vieux, siffle maintenant. Va, réjouis de ton mieux les puissances infernales. Hé ! Misa Lövey, j’ai été aussi chanteur et pourtant…

— Dites donc, père Bús, vous qui êtes « croyant[14] », pourquoi fumez-vous ? C’est un péché pire que de chanter.

— Chanter pour la gloire de Dieu, ce n’est pas un péché. Ce n’est pas la mélodie, c’est le texte de votre chanson qui est maudit. J’ai chanté aussi à la « réunion[15] », tous les dimanches. Maintenant, je peux fumer.

— C’est interdit aux « croyants en Christ », riposta le jeune gars en ricanant.

— Je ne le suis plus ; on m’a chassé.

— Vraiment ? fis-je. Jusque-là j’avais écouté en silence ce singulier dialogue.

— Oui, monsieur, oui, c’est comme cela. Ma femme a mis dix années entières à me convertir en me montrant par ses paroles, son exemple, ses actions, la vie qu’il me fallait suivre. Elle est croyante depuis vingt ans au moins. Elle m’a appris à distinguer le bien et le mal, et, lentement, m’a amené sur le sentier qui conduit en haut… Pendant dix longues années j’ai été « passant[16] » ; au bout de ce temps on m’a jugé digne d’être reçu. Et dire que dans un moment maudit j’ai compromis à tout jamais mon salut !…

— Ah ! vous vous trompez, peut-être ?

— Non, non, monsieur, c’est certain. Ma femme est l’âme la plus innocente du monde, mais d’une sévérité extrême pour les autres et pour elle-même. Elle ne manquait pas de dénoncer à la réunion le moindre de mes défauts. C’est ce qui fit durer mon noviciat aussi longtemps. Dame ! monsieur, j’aimais le tabac, je fumais, je chiquais, il m’arrivait parfois de boire aussi. Dès que ma Zsuzsi avait le dos tourné, vite je courais à notre champ de maïs et j’allumais ma pipe. Je ne pensais pas que le Seigneur m’en voudrait pour cela. La fumée d’une bouffée de pipe ne montera pas au ciel, me disais-je. Mais ma femme sentait l’odeur du tabac dans mes vêtements ; mon haleine me trahissait quand j’avais bu. La dissimulation ne servait de rien. Ah ! monsieur, en ai-je été assez puni ! Comme ma femme savait s’adresser à mon âme ! comme elle s’entendait à en redresser tous les plis ! Plus d’une fois, elle me rossa. Mais toujours elle me dénonçait à « la réunion ».

Les csikós maintenant écoutaient le vieux, les regards fixés sur sa bouche, curieux d’apprendre son histoire.

Misa Lövey me dit tout bas :

— Sa femme le mène droit à la tombe.

Elle le tourmente tant par ses exhortations qu’il en perd la raison.

— Et alors vous avez été reçu ? demandai-je au vieux Bús, pour qu’il poursuivît son récit.

— Oui, reprit-il en souriant toujours d’une façon singulière, et durant cinq années tout marcha bien : ma femme ne me soupçonnait pas, elle me laissait même aller seul au champ de maïs (et sa figure s’épanouissait béate), jusqu’à ce qu’un jour… voyez-vous, je me suis damné…

— Damné ?

— Oui, répondit-il tranquillement. Et tout en attisant le feu de sa pipe, il continua de sourire.

Misa me fit un signe comme pour dire : « Vous voyez bien qu’il n’a pas la tête en place. »

— Hé ! monsieur, j’ai été jeune aussi. Ma jeunesse a été remplie de fleurs et de chansons comme la leur, continua-t-il en montrant les gars qui l’entouraient. Je croyais alors que la chanson est le comble du bonheur ; maintenant je reconnais qu’elle mène tout droit à la perdition.

— Parbleu ! lui cria Misa Lövey, c’est chez vous qu’on a mis dernièrement les meubles aux enchères publiques, pas chez nous.

— C’est autre chose, cela se rapporte aux biens terrestres. Mais leur biens à eux ne sont pas de ce monde, et il n’existe pas sur la face de la terre un exécuteur qui puisse les saisir. C’est ce que m’apprend quotidiennement ma « servante » Zsuzsi.

— C’est elle aussi qui vous porte à croire toutes les sottises qui se disent à la réunion, répliqua vivement Misa Lövey.

— Comme si ce malheureux paquet de tabac devait nous coûter le ciel ! ajouta-t-il avec indignation.

Puis, pris de pitié, n’ayant plus envie de chanter, il s’allongea sur son suba et fit mine de s’endormir.

— Alors tu sais mon crime, toi ? Hé ! l’ami, fit doucement le vieux Bús, que mon malheur soit pour toi un enseignement. Voici ce qui en est, continua-t-il en se tournant vers moi : Ma femme, — une sainte ! — dans sa bonté incomparable, mit tout en œuvre pour me faire éviter le péché. Elle jetait mon tabac dans la fosse à chaux ; elle ne lâchait jamais la clé de la caisse et ne me donnait pas un kreutzer.

— Comment pouviez-vous souffrir cela, puisque la maison et la terre vous appartiennent ? demanda un jeune csikós.

— Depuis que je la voyais tenir la torche pour éclairer notre voûte tortueuse, je m’en remettais entièrement à elle, sachant bien que c’était la grâce de Dieu qui parlait par sa bouche.

— C’est aussi la grâce de Dieu qui parle en elle, grommela Misa Lövey, quand elle vous insulte si haut qu’on l’entend à deux cents pas jusque chez les Molnár ?

— Oui, c’est Dieu qui l’anime alors, car c’est pour mon bien qu’elle lave ma sale tête, répliqua Mihály Bús toujours souriant.

— Continuez, Bús, votre récit m’intéresse.

— Il est intéressant, monsieur, et instructif surtout. Hé ! vous autres, mon malheur devrait vous servir de leçon. Vous ne savez encore rien du bien et du mal. Si vous connaissiez les joies célestes comme ma Zsuzsi, vous ne chanteriez pas durant des nuits entières. Mais le diable ne dort pas, il veille pour mettre sa main crochue sur l’âme des pauvres gens. La mienne lui appartient désormais… Et cependant ma femme y prenait garde ; elle aurait bien voulu que dans le ciel nous fussions ensemble à nous réjouir. Quoique, ajouta-t-il avec une profonde conviction, là-haut il n’y ait pas de mariage. Chacun vit pour soi, ignorant les faiblesses terrestres. Le comble de délices n’est pas l’amour, lança-t-il à Misa Lövey qui l’écoutait le chapeau sur les yeux.

— Moi, continua Mihály Bús, je pensais qu’en touchant du bout des ongles au miel de la vie je ne me faisais aucun tort. Je me trompais. Au début, j’allais à la dérobée fumer ma pipe dans le fossé derrière le champ de maïs ; mais cela ne dura pas longtemps. Un jour, le tabac vint à me manquer et ma femme me refusait maintenant jusqu’au denier d’aumône, parce que, savez-vous, m’expliqua-t-il, de temps en temps elle me donnait par pitié deux ou trois kreutzers : c’est ce qu’elle appelait le denier d’aumône. Eh bien ! ce jour-là elle refusa net. Alors, dans un moment de malédiction, ah ! monsieur, que l’homme est faible ! Judas a vendu le Seigneur pour trente deniers, moi j’ai vendu le salut de mon âme pour une poignée de tabac. J’ai volé ! Monsieur, j’ai volé, moi l’honnête Mihály Bús que personne n’aurait pu accuser jusque-là d’une mauvaise action. J’ai volé une vingtaine de feuilles de tabac dans le domaine du baron. Et je les fumai avec la plus grande béatitude, pendant deux bonnes semaines. Ah ! si j’avais su que je les paierais si cher un jour ! Ma femme finit par me surprendre. Elle vit avec horreur que je fumais. Tout de suite elle sut que je n’avais pas acheté le tabac. Terrifié, tremblant, je fis des aveux complets.

— Que le bon Dieu vous mette où il voudra ! Alors c’est ça votre crime ? demanda un gamin en train de faire griller un morceau de lard.

— Tu ne le trouves pas assez grand, toi, imprudent jeune homme !… Ma femme, dès qu’elle apprit ce qui s’était passé, fondit en larmes, et depuis, cette pauvre bonne Zsuzsi pleure jusqu’à quatre fois par jour, le matin, à midi, le soir et même la nuit, entre deux sommes. Le lendemain, pour ne pas pécher et se damner elle-même, elle dénonça ma faute à la réunion. On me chassa ; l’instituteur lut à haute voix les saintes paroles de l’Écriture et me voua à la damnation éternelle. Pauvre Zsuzsi ! depuis ce moment, elle ne fait que se lamenter sur moi qui n’aurai pas ma part des réjouissances célestes, pas le moindre rayon de la lumière divine, dont les os brûleront sans fin dans les flammes de la géhenne et dont elle devra se séparer à tout jamais quand sonnera l’hosanna du Jugement.

— Et il n’y a pas d’espoir d’être sauvé ?

— Non, car celui qui, une fois reçu croyant, commet un aussi grave péché n’a plus droit à la grâce ni sur la terre, ni devant le Juge suprême.

— Et maintenant, comment vivez-vous avec votre compagne ?

— La pauvre âme ! quand elle n’est pas à la réunion, elle gémit sur mon sort. Aussi, pendant la journée, je me cache dans le maïs, pour ne pas l’entendre beugler. Je dors ou je fume ma pipe.

— Vous fumez donc, maintenant ?

— Je bois aussi. Puisque je suis damné, que ce ne soit pas pour rien ! De temps en temps je rosse la vieille quand ses plaintes me deviennent par trop insupportables. Elle ne se défend pas, car une bonne « croyante » doit tout souffrir. Ce qui la chagrine, c’est que j’augmente par là le nombre de mes péchés.

— En ce moment-ci, que fait-elle ?

— Elle dort. Mais pour un rien elle se réveille. Et alors elle recommence là où elle s’était interrompue. Elle me décrit les tortures les plus abominables de l’enfer. Eh ! monsieur, je vous assure que, pendant la nuit, ce n’est pas drôle, au milieu du silence. Aujourd’hui encore, j’ai dû me sauver pour ne plus l’entendre. Je suis venu ici, guidé par le feu.

— Tenez, vieux, voilà ma gourde : ne l’épargnez pas, c’est une bonne eau-de-vie de l’année passée, dit Lövey redevenu gai.

— Dieu te punira pour cela, et moi aussi. Mais toi tu es jeune, tu as le temps de faire pénitence. Et puis, — il s’arrêta pour tirer une gorgée, — et puis, ta faute est moins grave, tu n’es pas encore « édifié », tu ne connais pas le chemin du bien.

Le vieux Bús s’essuya la bouche, sortit de sa pipe une pincée de tabac qu’il se fourra sous les gencives et, souriant avec paresse, il se mit à fixer le feu qui s’éteignait.

Misa Lövey se tut encore quelques instants, puis il entonna une chanson. Les autres l’imitèrent. Au premier rayon de l’aube, ils chantaient encore. Les brumes de la nuit semblaient être dissipées par la force de la mélodie.

Un matin ensoleillé nous sourit bientôt. J’avais l’impression que ces jeunes gens soufflaient la vigueur et la virginité de leurs âmes dans l’immensité qui s’éveillait fraîche de rosée et rappelaient à la vie tout ce qui est né pour vivre et qui porte ainsi en soi l’éternité.

Le vieux Bús, la tête baissée, les membres recroquevillés, dormait près du feu éteint.

MIDI


Sous la pluie des rayons solaires du midi brûlant baigne le plus fameux d’entre les lacs de soude du Bas-Pays hongrois : le Gyapáros. Les lumineuses flèches, verticalement, plongent en ses eaux inertes, s’y réfléchissent et inondent d’un éblouissement de clarté l’immensité incandescente.

Déjà les eaux basses de l’extrémité méridionale se confondent avec le vibrant mirage et prennent l’aspect d’une mer infinie.

L’oseraie sommeille en silence, sans le moindre bruit, sans même un tremblement parmi ses tiges frêles. Le midi, suggestif pourtant de vivifiants rêves, en a humé la vie… de même que vers le nord il réalise le plus délicieux des rêves.

C’est un monde d’Arcadie !

Là se baigne la paysannerie de trois comitats.

Voici un jeune gars, tout nu sur le dos d’un cheval qu’il maîtrise d’une main, tenant de l’autre le licou de ses trois poulains. Il entre dans l’eau parmi le clapotement des éclaboussures.

Sur ses membres nus et sculpturaux luisent les reflets huileux qu’y mit la chaleur du bon Dieu.

Pas un muscle qui ne soit à sa place, ainsi que l’a voulu la nature dans sa large bonne humeur. Chaque fibre de chair se trouve ainsi harmonieusement disposée, sans que l’homme ait en rien cherché ce résultat. Ni vélocipède, ni gymnastique, ni entraînement n’ont rien à voir à son « académie ». Aussi est-elle harmonieuse, comme son être, comme le glorieux sourire de ses lèvres. On le sent fier de pouvoir exposer sa nudité sous les rayonnements du jour sans que le rouge de la honte envahisse son visage.

Derrière lui ses deux cadettes en chemise de lin. Oh ! pudeur virginale plus nue dans le lin blanc que la nudité même ! Elles avancent à petits pas, serrant leurs chemises autour des seins sans se douter que ce geste les fait remonter le long des cuisses. Mais elles ne baissent les yeux ni l’une ni l’autre. Et pourtant le gars brun qui sort du milieu du lac tout droit sur le devant d’une charrette dans le vêtement paradisiaque de notre père Adam, les épaules crânement cambrées, c’est l’aimé de la plus jeune. Ils se regardent, se sourient avec fierté, se caressent le corps du front aux chevilles, y soufflant par leur regard la chaleur éternelle qu’expriment les milliards de rayons dansants de ce soleil d’été, se sentant avec une inconscience sublime aussi bien l’un à l’autre, ici, sous les doux jeux des éléments que lorsqu’un jour ils seront devant le prêtre en costume de fête…

Plus loin, un groupe d’enfants tout nus se tenant par la main tourbillonne au milieu des eaux lourdes. Hommes, filles, femmes, vieillards se baignent ici pêle-mêle, tranchant les flots, vivant la vie de toute la puissance de leurs fibres et jetant à l’air frais des baisers de joie. Ils inondent la large immensité du sentiment que chantent les joncs du marais, qu’exhalent les odorantes fleurs d’été, que célèbrent les arbres chargés de fruits, les lourds épis du blé, le gazouillement continu des hirondelles : leur présence est un hymne disant que la vie est belle, belle, que l’éternité réside dans le chardon, dans la fleur, dans l’homme, que tout ce qui vit est beau, et que ce qui est « né » a droit à sa part de l’épanouissement des fleurs, de la maturité des fruits.

Sculpteurs, peintres ! c’est ici qu’il faut venir. Oubliez les modèles pleins d’afféterie des ateliets ; oubliez les muscles mal placés des athlètes de foire ; oubliez ces petites couturières qui rougissent pudiquement en montant sur l’estrade et prétendent avec leurs membres déjà las de baisers vous révéler la beauté immuable, éternelle, marmoréenne de la Vénus Aphrodite !

Quittez l’atmosphère pestilentielle des villes si vous voulez connaître le beau bestial qui est tant humain. Venez ici, dans ce monde de champs et de lacs ; ici où la créature exhibe encore ses grâces virginales aux rayons brillants du soleil, dans ce pays doré, où la créature sent la pureté de l’enveloppe tranquille qui reflète si fidèlement son âme.

Ces gens-là vivent, joyeux d’exister ; pourquoi en rougiraient-ils ?

Cachons ce qui est sale, ce qui est souillé, ce qui gêne l’œil et blesse le cœur. Mais ce que la nature a créé doit être vu, étudié, si l’on désire connaître les lois éternelles du beau.

Venez donc ici, artistes, apôtres du beau, qui modelez et chantez l’harmonie des corps.

Hâtez-vous pour ne pas arriver trop tard ! Car l’odieuse haleine des civilisations pourries a déjà passé sur la race. Peu à peu elle recouvre son âme du linceul grossier que tissent la dissimulation, l’inquiétude et la perte de la primitive inconscience. Elle menace de l’emprisonner, cette race, dans la camisole de force antinaturelle de la fausse pudeur.

L’OFFRANDE DU VILLAGE


L’hiver dernier, mon pauvre serviteur Benedek étant mort à Palerme, les braves gens de Szabad Szent Tornya me firent écrire par le senior du village une lettre où ils me priaient de choisir parmi eux « quelqu’un qui m’accompagnât toujours et partout dans mes lointains et dangereux voyages ».

Cette offre m’émut beaucoup. Je l’acceptai, et à mon retour, six mois plus tard, je pris à mon service István Iványi, désigné par eux pour remplir cette « mission ». C’était un garçon trapu, musculeux, au visage pâle, aux sourcils épais, et dont la puissante moustache ombrait le menton carré et couvrait de petites dents pointues.

Il attachait sur moi ses yeux gris bleu d’un air sombre, résolu, comme quelqu’un que le péril attend, mais qui sait que son devoir est de le braver.

Ses mouvements étaient mesurés, empreints d’une lenteur solennelle.

Dieu sait ! Tout d’abord, je n’arrivais pas à le déchiffrer. M’était-il sympathique ou non ? Pourquoi me regardait-il avec cet air de défi ? Était-ce parce qu’il me voyait entouré d’ennemis, de périls dont il voulait me sauver, fût-ce au prix de sa vie ? Ou bien parce qu’il n’entrait pas de son gré à mon service, et en éprouvait contre moi du ressentiment ? Je ne m’en rendais pas bien compte.

Engagé à midi, il venait trois heures plus tard me retrouver à l’école où je devais passer quelques jours dans la famille de l’instituteur, en attendant la mise en état de ma maison de campagne.

Un complet de drap foncé revêtait son corps anguleux, ajoutant encore à la gravité de sa démarche.

— Maintenant, István, lui dis-je vers le soir pendant qu’il m’accompagnait à travers la pousta, quels sont tes défauts ?

Il est bon de savoir d’avance à quoi s’en tenir. C’est toujours la première question que j’adresse aux gens qui entrent à mon service. J’aime à connaître leur côté faible.

— Je n’en ai pas, répondit-il tranquillement, comme si rien n’eût été plus naturel.

— Comment peux-tu affirmer une chose pareille ?

— Non, je n’en ai pas, répéta-t-il en joignant ses talons dans une altitude militaire.

— Bon, peut-être ne le sais-tu pas. Tout le monde en a, non pas un, mais plusieurs. Tu l’ignores, voilà tout. Encore une chose. Avant de te prendre définitivement, je veux que tu me promettes d’avoir toujours et en toute circonstance confiance en moi. Il y a un défaut que je ne pardonne jamais à personne : le mensonge. Ce que j’exige avant tout, c’est la confiance et la vérité.

— Je dis toujours la vérité, dit István, en continuant de marcher gravement derrière moi.

Le soir, il me prépara tout avec une sollicitude touchante dans sa gaucherie.

Il fallait voir ce lourd garçon marcher sur la pointe des pieds, ouvrir soigneusement ma valise, déposer une à une mes paperasses comme s’il eût touché les ailes d’une libellule.

Quand je fus couché, il alla prendre sa grande fourrure de mouton, l’étendit par terre dans la petite entrée qui précédait ma chambre et se coucha en travers de la porte qu’on ne pouvait ainsi franchir sans lui passer sur le corps.

On le sentait pénétré de sa mission qui consistait à veiller sur moi et sur ma santé débile. C’est ce qu’il faisait avec conviction. Peut-être sentait-il aussi que là-bas, loin du pays natal, c’est en sa personne que tout mon peuple aimé se concentrerait à mes yeux.

Nous étions ensemble depuis trois semaines et pour un monde il ne m’eût pas adressé la parole ; il me parlait quand je l’interrogeais. S’il était question d’un objet quelconque appartenant soit à lui, soit à moi, il y accolait toujours un adjectif possessif pluriel ; ainsi ses bottes devenaient « nos bottes », mon écurie « notre écurie » ; de même pour sa maison, bien que sa plus grande fierté fût d’être propriétaire à Szabad Szent Tornya.

Eh oui ! mon István est propriétaire. Il possède une belle petite maison proprette, entourée d’un jardin d’un demi-arpent avec des cerisiers, des amandiers et des noyers. Dans la grande pièce se trouve un lit à baldaquin dont les rideaux légers ont été lissés par sa douce mère ; c’est elle aussi qui a peint sur l’architrave ces belles tulipes, c’est elle qui, tous les jours, met sur la table de la lavande ou du romarin odoriférant.

C’est sa douce mère qui l’a soigné, lui aussi, comme elle soigne maintenant la maison. Car la maison est une acquisition d’István qui en a amassé le prix avec le labeur de ses mains avant de faire son service à l’armée.

C’est le cœur plein d’anxiété que sa pauvre vieille mère l’a vu entrer dans son nouvel emploi, si brillant, mais si rempli de dangers terribles ! Destiné à courir sur des routes lointaines en voiture, en vaisseau, en chemin de fer et le bon Dieu sait encore en quelles espèces de véhicules dont elle n’a même jamais entendu parler ! Y a-t-il en effet d’anathème pire que le voyage !

En vain István revenait à la petite maisonnette dans son beau costume de hajdú[17] soutaché de 32 mètres de passementerie et orné de soixante-quatre boutons brillants. La vieille femme voyait à peine son fils à travers ses larmes. Elle ne pouvait l’admirer que dans le complet de drap luisant qu’il portait le jour de son entrée à mon service et qu’il avait dû quitter depuis. Mais elle se l’était fait remettre pour le serrer bien soigneusement tout au fond du vieux bahut bleu à grosses tulipes pour qu’avec elle il y eût encore « quelqu’un » qui attendît le retour de son fils.

István devint un très bon serviteur. Jamais une mauvaise parole ne s’échangea entre nous. Mes hôtes l’aimaient ; l’un d’eux, un sculpteur renommé, le modela pendant qu’il chantait, un autre artiste apprit ses chansons. Lorsque, au cœur de l’été, je passai quelques jours au Svábhegy dans la maison de notre grand poète national, celui-ci et sa famille écoutèrent durant des heures ce garçon robuste adossé au mur dans l’attitude d’une chaste pucelle et chantant sans afféterie les nouveaux airs de Szent Tornya. Pourtant il s’en trouvait dans le nombre plus d’un dont l’inconscience naïve mettait de la rougeur aux joues anémiques des dames présentes ; mais István nous les chantait sans se départir de son impassibilité.

C’était un délicieux plaisir d’entendre reproduire ainsi les airs hongrois tels qu’ils avaient été conçus, sans ornement ni sentimentalité fausse, avec une simplicité inconnue des habitants de Budapest.

Un soir, on fut curieux de le voir danser. On lui fit inviter la jeune métayère. Celle-ci, une gaillarde des environs de Bude, dansait le csárdás comme à la capitale, la main droite sur l’épaule du danseur ; chez nous, à Szent Tornya, ce n’est pas l’usage. István, au début, la laissait faire — j’ignore cependant à quoi il attribuait ce manège, — dansait à côté d’elle, droit, révérencieux ; mais il finit par en avoir assez :

— Ôtez donc la main ! grogna-t-il. Et d’un mouvement brusque il se débarrassa de l’enlacement de sa partenaire… et continua de danser.

— Saint Antoine devait être de cette force, remarqua en riant un jeune peintre présent. Peut-être avait-il raison.

Si je lui avais dit : « István, saute par la fenêtre, cela sera bon — à ma santé », nul doute qu’il ne l’eût fait. Cependant je n’étais pas encore parvenu à l’entendre parler à cœur ouvert. Lui adressais-je la parole, il se raidissait militairement ou bien tourmentait quelque chose du bout de ses doigts sans jamais me regarder en face. Je n’étais toujours pas édifié sur son compte.

Il ne retrouvait sa confiance que le soir quand j’écrivais ; alors il entrait doucement chez moi, posait l’une de ses grosses mains sur le dossier de mon fauteuil et me regardait noircir les feuilles de papier l’une après l’autre. Cela semblait l’ébahir, car il ne comprenait pas, sachant à peine lire et incapable de déchiffrer une écriture manuscrite, la mienne moins que toute autre.

Un soir, je lui annonçai que dans quelques semaines nous partirions pour notre voyage d’hiver.

— Qu’en dis-tu ? Ne préfères-tu pas rester ici ? lui demandai-je.

— Cela m’est égal, répondit-il avec son indifférence habituelle.

Le lendemain matin, je lui payai son mois. Il me pria alors de le laisser aller à Orosháza pour voir une de ses sœurs.

Je lui accordai le congé demandé. Moi-même, j’allai au village chez l’un des terriens qui m’avait invité à dîner.

Dans l’après-midi, passant devant la csárda, j’eus l’idée d’y entrer ; les gars du village chantaient à tue-tête ; j’aurais bien voulu apprendre quelque air nouveau…

En ouvrant la porte, qui vois-je au milieu de la petite pièce ? Mon István, chancelant, levant en l’air une bouteille vide qu’il lança au mur avant de m’avoir aperçu.

De l’autre main il tenait un verre plein. Il allait le porter à ses lèvres, mais, me reconnaissant, il l’envoya avec force dans la direction de la fenêtre où il se brisa avec un grand fracas.

Je remarquai alors qu’au lieu de son brillant uniforme de hajdú, il portait l’ancien costume de paysan. Il me regarda un instant de ses deux grands yeux ténébreux, puis il trébucha, tomba dans les bras de ses camarades et entonna une nouvelle chanson.

Tout comme lui, ses camarades avaient revêtu leurs costumes d’apparat en drap noir. Maintenant ils chantaient de leurs voix fortes qui faisaient trembler les murs.

Mais celle d’István, même en ce moment, dominait le chœur fougueux et sauvage. Ils chantaient justement mon air favori. István avait commencé. Pourquoi ? Peut-être pour cacher son mensonge. À quoi bon ! Il savait bien que c’était là le seul défaut que je ne pardonnais jamais à personne. Pourquoi ne m’avait-il pas demandé la permission de s’amuser ? Pourquoi ne m’avait-il pas dit qu’il voulait venir ici pour prendre congé de ses camarades avant de partir pour le grand voyage ?

Ce mensonge me chagrinait, j’avais en horreur ce lieu infect que je ne me sentais pourtant pas le courage de quitter. Je croyais devoir attendre encore autre chose.

Les vêtements noirs des paysans se détachaient sur la blancheur des murs ; derrière les barreaux du kármentô[18] ricanait la cabaretière, attifée d’étoffes voyantes. À une table, je vis un vieil oncle d’István et un de ses cousins, très malade lui-même, qui venait d’enterrer sa femme. Tout ce monde buvait, ivre déjà.

István de nouveau se lève, peu solide. Il tient haut son verre et chante. On eût dit un autre homme. Ce garçon ne semblait avoir rien de commun avec celui qui répondait tranquillement : « Je n’ai pas de défaut. »

Dans les yeux brillants, ensanglantés de celui-ci, on ne lisait que défi, appel du danger, soif de destruction. Les jambes fléchissantes, mais la tête haute, il chante, jure, provoquant l’homme, Dieu, et même moi, son seigneur ! Je ne puis supporter plus longtemps cette vue. Je sors. Ceux de sa famille sont inquiets ; ils veulent l’excuser par de sots prétextes, mais les paroles leur restent dans la gorge, ils balbutient. Je ne les écoute même pas. Au moment où j’ouvre la porte, se fait entendre un nouveau bruit. C’est István qui vient de lancer son verre contre le dernier carreau de la csárda.

Qu’allait-il advenir ? Je résolus d’attendre.

Le lendemain matin, il n’était pas encore rentré. De toute la journée, on ne le vit pas. Ce n’est que le surlendemain qu’il reparut. Le matin, à mon coup de sonnette, il entra dans ma chambre comme si rien ne se fût passé. Un moment, il eut vers moi un regard de bravade, mais comme, sans trop savoir pourquoi, je ne lui fis aucune observation, il vaqua silencieusement à sa besogne.

Et il s’en acquitte avec conscience depuis des semaines et des mois. Un jour, longtemps après, — il commençait à perdre un peu de sa raideur et se montrait beaucoup plus confiant, ses yeux devenaient tout clairs, — je lui demandai pour ainsi dire instinctivement ce qui serait arrivé alors si je l’avais grondé à son retour.

— Alors, dit-il en me regardant encore plus courageusement que jamais, j’aurais tué quelqu’un, moi ou un autre.

Mais il ne dit pas qui il entendait par cet « autre ». Je ne poussai pas plus loin mes investigations.

Depuis, il est toujours avec moi. Jour et nuit, il veille sur mes pas. Un soir d’automne, je ne voulais pas mettre le pardessus qu’il me tendait ; il me gronda en disant que c’était lui qui répondait « de notre santé ». Si j’ai la moindre indisposition, il veille au seuil de ma porte sous la vérandah, ayant toujours un œil, une oreille sur moi.

Et je sais aussi que je n’ai jamais eu et que jamais je n’aurai de serviteur aussi fidèle qu’István Iványi.

COQ ROUGE


La nuit était venue. Dans la rue de Szabad Szent Tornya qui se prolonge jusque dans les vignobles, les banquettes étaient désertées, les veilleuses s’éteignaient les unes après les autres. Une atmosphère suffocante s’emparait de la vie, étouffant le moindre bruit.

Ce n’est que du côté du Gyapáros qu’arrivaient, comme un ronflement entrecoupé, les accords d’un orchestre lointain. À l’auberge du bord du lac, les gars s’amusent chez les Simon.

Sur la lisière du village, dans une maisonnette située au milieu d’un petit vignoble, on veille encore. Dans l’unique pièce est assis un vieillard, près de lui une jeune fille. Le vieillard lit la Bible, la jeune fille penche la tête sur sa couture.

— Ne vient-il pas encore ?… demande le vieux.

— Il tarde à venir ; peut-être l’a-t-on engagé.

— J’en doute. Jamais on ne prend les ouvriers qui s’offrent eux-mêmes. Qui donc a jamais retenu un métayer à la Saint-Pierre et Saint-Paul ? De mon temps, fit le vieux en redressant le buste, c’est à la Fête-Dieu qu’on commençait le travail.

— Mais, parrain, ce n’est pas la faute de Gyuri.

— Ne le défends pas. Il ne sait pas ce qu’il fait. Le Seigneur éclairera son chemmin comme il a marqué le mien de ses rayons glorieux.

Le vieux déposa ses lunettes. Il caressa les longs bandeaux de ses cheveux, ferma le grand livre et, les mains jointes, appuyées sur la table, regarda devant lui. Il pouvait avoir soixante ans. Grand et fort, le torse long, le vieux Mihály Madarász, ancien sergent revenu intact de la campagne d’Italie, après avoir essuyé le feu de sept batailles, était d’une raideur militaire à laquelle il devait probablement sa force qui ne l’abandonnait pas ; il avait toujours eu à lutter, ayant toujours eu la foi et la confiance.

Jusqu’à sa quarantième année, la gloire du régiment en avait fait un héros anonyme ; aujourd’hui le nazarénisme l’enthousiasmait. Car il était nazaréen, « croyant », comme le tiers du village, mais avec cœur et âme, plein d’une ardeur que peu connaissaient dans la contrée. Sa vie, disaient ses coreligionnaires, ressemblait à une blanche colombe. Agissant toujours selon les doctrines de l’Écriture, il pouvait rendre compte de toutes ses actions. Sa sévérilé envers lui-même l’autorisait à juger sévèrement les autres.

— La vie terrestre, disait-il, repose sur trois ou quatre grands principes, et quiconque ne les observe pas ne peut être « mon ami ».

Ceux-là, il ne leur reconnaissait même pas la qualité de « passants ». Madarász était l’un des instituteurs de la réunion ; c’est lui qui, tous les dimanches, commentait l’écriture des livres saints, lui qui disait les plus beaux sermons, lui, enfin, qui était l’apôtre le plus zélé des croyants du village. Tous les autres l’observaient et s’efforçaient de suivre son exemple.

Il faisait beaucoup de bien. La jeune fille assise près de lui, par exemple, il l’avait recueillie toute petite des mains mêmes de sa mère, une pauvre veuve morte sur la paille en lui recommandant son enfant, à lui et au seigneur du village qui vivait en amitié avec ses paysans comme au temps jadis. C’est pourquoi, bien qu’elle se nommât Marcsa Iszlai, on n’appelait l’enfant que Zsiga, comme le jeune seigneur. Ce n’était pas un sobriquet. À l’école, à la mairie, à la ferme, on ne lui connaissait que ce nom-là ; peut-être ne la marierait-on pas sous un autre.

Aujourd’hui, Zsiga était une grande fille brune, aux joues rondes, aux pommettes saillantes, au teint olivâtre. Ses dents blanches criaient dans le carmin des lèvres, et ses yeux gris vert brillaient sous le noir fichu qui la coiffait. Elle se vêtait toujours de blanc ou de noir, ainsi qu’il sied à la filleule du « croyant » Mihály Madarász. Elle était mâle, « un bon gars », tout comme Franczi Misinczky avec laquelle elle avait grandi, se battant toutes deux avec les garçons. Au temps de la moisson, elle jouait avec eux pendant les nuits claires, les renversait par terre les uns après les autres, mais toujours doucement, avec une certaine délicatesse féminine. Les uns la taquinaient en l’appelant « la femme à Zsiga », mais elle leur faisait vite passer l’envie de rire à ses dépens.

— S’il n’a pas obtenu d’ouvrage, il rentrera. Que ferait-il dehors ? dit-elle résolument. Et elle posa son fichu devant elle, montrant ainsi qu’elle était sûre qu’il reviendrait.

— Couche-toi donc, Zsiga, demain tu dois te lever de bonne heure. Notre orge mûrit, et moi je dois aller à la réunion.

— Si je ne dors pas, c’est mon affaire, et non celle de monsieur mon parrain. C’est moi qui sourcillerai sous les rayons jaunes du soleil et non pas vous. J’attends…

— Fillette, fillette, tu ne marches pas en bonne voie. N’as-tu pas su mieux trouver ?

— Que votre fils ?

— Que mon fils ? En quoi l’est-il ? C’est mon sang, ma chair ? Pas même peut-être ! On m’appelait pigeon ramier ; c’est un coq rouge qui a poussé près de moi. Dire qu’à mes côtés il n’a pu devenir un des nôtres ! Tout petit, je l’emmenais à la réunion le dimanche et le mercredi ; à peine la moustache lui venait-elle que je lui expliquais l’Écriture. Rien n’y a fait ; maintenant, il ne vient même plus de notre côté, il ne lit plus que les journaux…

— Vous l’avez mis trop tôt sur le bon chemin. Il n’était pas encore assez mûr pour comprendre vos paroles. Vous non plus, vous ne saviez pas dans votre jeunesse ce que c’est que « le sentier étroit ».

Le vieux ne l’écoutait pas, il déversait ce qu’il avait sur le cœur ; en ce moment le monde extérieur n’existait pas pour lui.

— Soldat, il ne l’a pas été non plus. Je rougis quand je songe qu’il est revenu du régiment. S’il ne croit pas, qu’il fasse au moins son service ; cela lui apprendrait à devenir au moins « passant » dans sa vieillesse. On l’a refusé ! Pourtant il est aussi gaillard que je le suis, sinon bâti comme je l’étais autrefois. Sa poitrine est large, son bras robuste. On lui a dit qu’il avait des pieds d’oie, qu’on n’en pouvait rien faire. Ses pieds ! c’est son cœur qui ne vaut pas plus que celui d’une oie…

— Mon père, vous ne connaissez pas son cœur ! dit Zsiga tranquillement, comme quelqu’un qui a entendu dire cela souvent et souvent y a répondu.

— Fillette, c’est toi qui ne le connais pas ! reprit le vieux avec le même calme. Tu n’es que sa bien-aimée, moi je suis son père. Tout ce qu’il y a de sagesse, d’étincelle divine en lui, c’est de moi qu’il le tient. Toi, tu vas seulement vers lui pour allumer ton bougeoir…

— Je l’aime… vous le savez.

— Un mauvais chrétien, continua le vieux sans s’arrêter aux paroles de Zsiga, est un mauvais sujet, un mauvais ouvrier, qui ne reconnaît ni la règle écrite, ni la règle imprimée, qui ne sait pas obéir, quoiqu’il ne soit pas né pour commander.

— Ce sont les journaux qui en sont la cause…

— Moi aussi je sais lire, peut-être ! Eh bien ! jamais, non, jamais je ne mettrais le nez dans un journal. On n’aime à lire sur le papier que ce qu’on a d’écrit dans le cœur. Moi, je m’adresse à la Bible, lui à « l’ami du peuple ». Comment chacun de nous pourrait-il voir le visage de l’autre dans son cœur ?

— Moi, je ne demande pas ce qu’il lit, ce qu’il ne lit pas ; tout ce que je sais, c’est qu’il m’aime.

— Il aime le sang et la colère de Dieu. C’est les yeux pleins de sang, qu’il est allé réclamer de l’ouvrage à ceux qu’il exècre. Aussi reviendra-t-il comme il est parti. Il en sera bien avancé !…

— Père, le voilà !

On frappait au dehors. Zsiga s’élança dans la cour.

Gyuri Madarász, le fils du vieux, entra le chapeau sur l’oreille, en costume des grands jours. Haut, fort, les traits réguliers, il ressemblait à tous les jeunes gens de sa race, sauf les yeux qui, au lieu de l’expression calme hahiluelle, brillaient, tournaient avec inquiétude, semblant chercher dans la vaste pièce un point pour se reposer.

Il s’assit, ne se découvrit pas, posa sur la table le havre sac qu’il portait en bandoulière et dit alors :

— Donne-moi un verre d’eau, Zsiga.

Celle-ci prit sur l’armoire un verre, une carafe d’eau et une bouteille de vin et mit le tout devant Gyuri.

— Du vin ! Il y en a donc encore ! Bientôt nous n’en aurons même plus.

— Hé ! fils, et qu’est-ce que nous n’aurons plus encore ?

— Notre honneur est aussi épuisé.

— L’honneur de qui ? Pas le mien, à coup sûr !

— Le nôtre aussi, père ! s’écria Gyuri, en frappant du poing sur la table ; puis, sa voix redevint indifférente : C’est du pain que nous n’aurons plus.

— J’ai un arpent de terre derrière la maison, Zsiga le cultive : cela nous suffira bien à nous deux…

— Je ne demande pas qu’on m’entretienne.

— Il y aura toujours bien de la place pour toi, chez nous, dit Zsiga, puisque je serai la fille de ton père à l’automne.

— Tu veux épouser un mendiant, ma sœur ? Attends plutôt un homme qui ait une terre, ou bien cherche un monsieur qui t’achète des rubans rouges pour que tu entres à son service.

— Gyuri, n’écoute pas les autres, reste avec nous, répondit-elle en lui prenant la main. Tu vois cette petite bague, c’est moi qui t’en ai fait cadeau ; j’ai pu aussi te donner plus de dix mouchoirs de soie cet hiver : pourquoi le pain nous manquerait-il ?

— Tais-toi. Est-ce que je sais, moi, comment nous ferons ! Le peuple a faim ; ceux de Bánom et de Csorvás n’ont pas été engagés ; partout, la moisson se fait sans nous. À Orosháza[19], il y a plus de mille ouvriers sans ouvrage. C’est la désolation. Le coq rouge se réveille. Hier il a crié deux fois. Cette nuit on a mis le feu à deux meules de la ferme de Lapos. Il y a encore des allumettes chez le juif — et involontairement il en sortit une du paquet qui gisait sur la table et la mit derrière son oreille — et pour celui qui n’a pas envie de crever de faim, le maïs pousse vite, il peut bien caser quelques betyars[20].

— Que dis-tu, Gyuri ? demanda Zsiga en lui secouant violemment le bras. Le vieux ne disait rien ; de sa main ridée, il caressait le poli de la table et ses yeux bleus étaient fixés sur la lampe qui filait.

Gyuri tressauta.

— Rien, sœurette ! Je me suis présenté en trois endroits. Chez l’un, on avait déjà assez d’ouvriers ; chez l’autre, on voulait bien m’engager, mais comme on nous sait gênés maintenant, on le prend de très haut avec nous : cinq toises cubes de blé, six florins et un ressemelage de bottes, c’est ce qu’on m’a promis pour un engagement jusqu’à l’Assomption.

— Pourquoi n’as-tu pas accepté ? C’est mieux que rien, fit Zsiga, bien qu’elle-même ne pensât pas ainsi.

— La gent des Madarász est orgueilleuse, ma petite, prends garde à ce que tu dis, tu pourrais bien être un jour la femme d’un Madarász, répondit Gyuri én renfonçant son chapeau sur ses yeux. Puis, vidant d’un trait un verre de vin (maintenant il ne touchait même plus à l’eau) : Je me suis tourné sur mes talons et les ai plantés là pour toute réponse. Chez un troisième, on m’a ri au nez. Je suis revenu.

— On dit que l’empereur d’Allemagne va venir ici pour mettre ordre à tout cela, annonça Zsiga pour dire quelque chose.

— Quand ce serait le pape de Rome… je ne marchanderai pas avec lui.

— Et la société ouvrière ?

— Dissoute. Le föispán[21] est venu dans la contrée et pas un de ces imbéciles n’a osé lui dire un mot. Eh bien ! non, non et non. Il faudra voir… Si on nous amène ici des Slovaques et des Bulgares et qu’on en inonde le pays, ce fokos est magyar — et il décrocha du mur une de ces espèces de haches à long manche — il servira à prouver ce qu’est un magyar à ceux qui croient aux saintes écritures slovaques.

À ces mots, le vieux redressa la tête. Il se leva et, par habitude peut-être, ouvrit le grand livre.

— Écoute, dit-il d’une voix pure et profonde. À mon tour de parler. De mon temps, on ne s’occupait que de ce qu’on savait et de ce qu’on croyait. Aujourd’hui, ni foi, ni savoir, mais des journaux et des orateurs… Le pauvre est le serviteur préféré de Dieu, parce qu’il est le moins exposé aux tentations. Bénis ton sort d’être venu au monde collé à la terre. Bénis le Seigneur de t’avoir fait le fils d’un « croyant ». Mais, vous autres, vous ne savez que maudire, acheter des matières explosibles pour faire sauter les bâtiments ; la lueur des meules incendiées est votre lumière… Sors de ma maison, que je n’entende plus parler de toi ! Et ne t’avise de revenir qu’avec un visage repentant. Qu’on ne prononce pas de paroles méchantes sous mon toit ! Que des yeux sanguinolents ne regardent pas la couverture de mon saint livre ! Que des mains ensanglantées ne touchent pas à mon pain ! La tête haute et le cœur humble ont leur place ici… mais l’orgueil et la méchanceté salissent les murs. Que le bon Seigneur Dieu nous ait toujours en sa sainte garde ! Que son nom soit loué… Va-t’en, mon fils, dit-il d’une voix douce mais résolue ; quand tu auras changé, reviens, nous t’attendons !

Là-dessus il se leva et se dirigea vers la porte.

— Père, est-ce votre dernier mot ?

— Pour ce soir, oui. Or, ce que les étoiles entendent sera entendu le matin par l’oiseau qui se réveille, comme nous l’a appris le Rédempteur.

— Alors, que Dieu nous bénisse ! cria Gyuri en saisissant son havresac.

Mais le vieux refermait déjà la porte.

Zsiga s’avança vers Gyuri.

— Écoutez, lui dit-elle, ne partez pas encore. Emmenez-moi. Nous gagnerons bien notre pain honnêtement, quand même il nous faudrait ruisseler de sueur. Mes deux bras valent les vôtres.

— Ta place n’est pas à mon côté. Reste avec mon père. Il a besoin de toi.

— Et moi, n’ai-je pas besoin de toi ? dit Zsiga en le regardant avec tendresse.

— Zsiga, notre aube viendra aussi. Mais maintenant, laisse-moi, insista Gyuri. Puis, après avoir vidé un dernier verre de vin, il se dirigea vers la porte.

— Où allez-vous, à cette heure-ci ?

— Où cela me fait plaisir. Hei ! Je suis de bonne humeur !

— Vous songez à des choses qui ne sont pas bonnes, je le sens, dit Zsiga calme encore.

— Fillette, n’essaie pas d’approfondir les desseins de l’homme ! fit Gyuri en ricanant. Et il se mit à siffler.

— Ne parlez pas ainsi, de grâce ! Restez ici. Couchez-vous dans le lit à plumes. Demain matin, je calmerai mon parrain.

— Tu perdrais ta peine. Il l’a dit : sa réponse aux oiseaux sera la même que sa réponse aux étoiles.

— Gyuri ! cria Zsiga d’une voix qui se faisait aiguë.

— Laisse-moi partir, te dis-je !

— Non ! Et elle se posta en travers de la porte.

— Allons, petite niaise ! Tu ne vas pas me barrer le chemin, peut-être !

— Gyuri, regarde-moi bien en face. Tu te creuses la tête à des méchancetés. Calme-toi, reste ici, avec moi… Je te verserai à boire… tu m’embrasseras les lèvres. Mais ne pars pas, pas aujourd’hui ! Reste avec moi… je me charge de répondre aux oiseaux… de leur répondre pour toi.

— Ni étoile, ni baiser, ni chant d’oiseau ne peuvent me retenir. Place !

Et il voulut la pousser de côté. Mais Zsiga était forte. Ils en vinrent aux mains. Une lutte s’engagea. Tous deux s’essoufflaient, sans prononcer un mot.

Cependant Gyuri avait la tête montée par le vin. Il s’acharnait, fouetté par cette résistance. Saisissant Zsiga par la taille, il la jeta par terre. Elle lâcha prise. D’un bond il s’élança vers la porte, et disparut dans la nuit noire.

La jeune fille, étourdie par la secousse, resta quelques instants immobile. Puis, subitement, elle se leva, rattacha son fichu sur sa poitrine, et se précipita à sa poursuite.

Mais, dans la cour, le vieux l’arrêta.

— Tu ne sortiras pas d’ici, je réponds de ton salut.

— Et moi, je réponds de votre fils : il me faut le rejoindre !

— Fille, je te broyerais plutôt que de te laisser faire un pas. Les fleurs de ma maison sont sous ma garde !

Zsiga ne répondit pas. Elle fit semblant de céder, puis, brusquement, elle sauta de côté, enjamba la haie vive, et une fois dans la rue se mit à courir de toutes ses forces. Arrivée près du moulin à vent, elle s’arrêta sur le petit monticule. Elle aperçut Gyuri avançant à grands pas dans la direction de Kopog. Aussitôt elle reprit sa course affolée. Oui, elle voyait son ombre glisser là-bas parmi les maisons blanches ; maintenant il approchait de la tanya de Zalaï, le riche terrien toujours en mal avec les socialistes. Qu’allait-il faire là ? Elle accéléra encore ses pas.

Elle l’atteignit juste au moment où il tournait près de la grande meule de paille.

— Arrête ! lui cria-t-elle hors d’haleine.

Gyuri, en l’apercevant, fut terrifié ; il hésita un moment, poussa un cri et grimpa rapidement sur l’échelle adossée à la meule.

— Arrête ! arrête ! cria Zsiga, croyant qu’il allait se précipiter de là-haut. Quand elle vit qu’il continuait, toute tremblante, elle monta derrière lui.

— Zsiga, que le Seigneur Dieu te soit clément, j’ai mis le feu à la paille !

À peine avait-il prononcé ces paroles qu’une fumée épaisse sortit du bas de la meule, puis une flamme en surgit.

— Alors, que Dieu nous pardonne à tous deux ! s’exclama Zsiga et, au lieu de redescendre, elle franchit les derniers échelons.

Ils sont là maintenant, l’un près de l’autre, sous le ciel constellé, se regardant en face, prêts à mourir, attendant la mort.

— Descends-tu avec moi ? demande-t-elle.

— Redescends, répond-il, redescends ou je te jette en bas. Et ils recommencent à lutter de nouveau, muets, les dents serrées, contenant leur respiration. Mais ils s’enfoncent de plus en plus dans la paille qui les enveloppe comme dans un nid.

Au-dessous d’eux, les flammes s’élèvent, la fumée les étouffe, ils n’en peuvent plus.

— As-tu encore une allumette ? demande Zsiga d’une voix suffoquée.

Il comprend. Il met le feu en même temps à leurs pieds, à leurs côtés et à leur tête. Ils s’enlacent étroitement, et au milieu d’un long et éternel baiser, se noient en l’océan de flammes…

LE PÂTRE


Tout est calme encore lorsque, laissant derrière moi le dernier poteau du domaine de Szénás, j’atteins la pousta de Csabacsűd.

En haut, des myriades d’étoiles semant une lueur blafarde sur la buée légère qui s’envole vers elles. En bas, la surface obscure et infinie du sol.

Je quitte ma voiture pour ne pas troubler le majestueux repos de la nuit. Du couchant au levant tout sommeille.

Peu à peu, cependant, les étoiles pâlissent ; un souffle zézayant vient doucement caresser les herbes, mettre un frisson dans l’air. Soudain, une voix d’alouette, rien qu’un son d’abord, traverse l’espace, réveille la vie, et se perd ensuite dans le chant de cent et cent autres alouettes, et bientôt, lien mystérieux entre le ciel et la terre, de joyeuses psalmodies sortant des gorges invisibles emplissent l’immensité du vide.

Je m’arrête. La voûte céleste m’apparaît plus gigantesque encore maintenant que les étoiles ne la criblent plus ; la terre s’agrandit sous l’aube sans qu’on y puisse rien distinguer.

Et le chant des alouettes continue… s’élevant toujours. Tout d’un coup, une autre voix se fait entendre dans les prairies humides qui m’entourent. Les millions de microscopiques grenouilles qui les peuplent commencent à se réveiller et leur coassement, d’abord presque imperceptible, se transforme en un doux et continu murmure qui accompagne le concert des alouettes.

Les voix se confondent et montent vers l’étoile du matin pour se répandre dans tous les sens. Le jour naissant invite à revivre.

Maintenant, les objets se dégagent de leur enveloppe brumeuse. Les couleurs aussi se réveillent. Voici la longue aire dont le toit jaune de chaume de maïs est encore d’un ton grisâtre où brillent quelques points dorés.

Un bruit sourd et répété se fait entendre. C’est le coq, l’horloge du pâtre. La porte de la chaumière s’ouvre. Un homme paraît.

Il sourit tranquillement en m’apercevant, vide sa pipe et me tend la main.

— Eh bien ! János, quoi de neuf ?

— Nous avons eu du mal, monsieur ; ce n’est que ce matin que j’ai ramené ma femme de Kondoros. Elle était allée chez la sage-femme et a failli en mourir.

Je le regardai : il souriait doucement.

— Et alors ?… fis-je.

— Elle va déjà bien. Mais c’est un endroit bien abandonné du bon Dieu quand il arrive un malheur. C’était samedi dans l’après-midi ; ce petit veau en est la cause ; nous n’en pouvons plus avec cette bête. Ma femme en a reçu dans le côté un coup de tête qui l’a renversée par terre.

— C’est en hiver que ces choses-là doivent être dangereuses !

— Ma foi, la femme a toujours des transes à l’arrivée de chaque enfant. Kondoros n’est pas près d’ici : c’est à deux heures de marche, en été ; et en hiver, ma foi, on n’y arrive pas plus qu’à Szarvas ou à Orosháza. La femme de Csabacsűd ne devrait avoir d’enfant qu’en été… Pendant les grandes neiges, c’est à peine si nous pouvons aller jusqu’au puits, il faut le déblayer jusqu’à dix fois par jour. Et nous avons eu des hivers où nous ne pouvions pas le dépasser trois semaines durant.

— Et vous vous accoutumez à cette vie monotone ? Vous ne vous ennuyez pas ?

— On trouve toujours quelque chose à faire ; je n’ai jamais manqué de besogne depuis que je suis ici.

— Et vous n’avez pas peur des bêtes féroces ?

— Certes, les loups ne sont pas rares.

Mais les chiens les attaquent plutôt que les renards. Figurez-vous que l’année dernière je sors pour aller à l’écurie, quand j’aperçois une vingtaine de chiens (Dieu sait d’où ils venaient) en escorter un petit rouge (du moins je le croyais), tout comme une noce accompagne la jeune épousée. C’était un renard, ils n’osaient pas l’attaquer. À ma vue, le renard fit un bond et décampa à toutes jambes. Pas un chien ne se lança à sa poursuite.

— Mais votre femme ? elle ne craint pas non plus des bêtes féroces ?

— Elle ne s’éloigne pas beaucoup de la maison ; elle ne peut pas aller bavarder avec la voisine : la tanya la plus proche est à une bonne heure d’ici.

— Vous êtes en effet bien délaissés. Et au temps des grandes eaux, ou pendant les tempêtes, vous n’avez pas peur ?

— De quoi ? Les eaux ont déjà emporté deux fois notre maison. Mais le bon Dieu nous est venu en aide. Les ruines ont formé un monticule, si bien que notre cabane est aujourd’hui surélevée. Il n’y a que le vent qui puisse en emporter la toiture. Le cas échéant, on l’y remettrait.

— Est-ce que vous allez quelquefois dans la maison du Seigneur ?

— Ma femme prie de temps en temps, moi je regarde les étoiles. Nous ne pouvons pas aller à l’église, c’est trop loin. Mais le bon Dieu le sait, il ne nous abandonnera pas pour cela.

Puis, il s’assit pour traire la vache. Le jeune veau approchait sans cesse et lui donnait des coups de tête ; mais il le repoussait d’une tape sur le museau et continuait sa besogne.

Au loin, à cinq minutes de distance de la chaumière, rôdait une génisse qui par moments poussait un mugissement plaintif.

Le pâtre lança ses chiens et le jeune animal retourna vers le troupeau. Mais il s’arrêta bientôt et répéta sa plainte.

— Qu’a-t-il donc ? demandai-je.

— C’est le camarade de ma vache ; ils se sont liés ; j’ai beau lancer les chiens sur lui, il ne bouge pas tant que son amie est là ; il l’attend toujours.

Quand il eut fini de la traire, la vache, suivie de son veau, s’élança dans la pousta. Ils rejoignirent la génisse et se dirigèrent tous trois vers le troupeau.

— Les animaux se lient tout comme nous, dit le pâtre en se lavant les mains dans l’abreuvoir.

— Vous, János, vous n’avez pas beaucoup de monde avec qui vous lier.

— À quoi bon ? Je ne suis pas seul, j’ai ma femme et ma famille.

Je sentais qu’en tout il avait raison, qu’il vivait la vie comme il faut la vivre.

Involontairement je jetai les yeux vers la pousta, qui maintenant sortait de son engourdissement matinal. Vers le couchant s’amoncelaient de grands nuages noirs.

— Nous aurons de la pluie, János ?

— Hôtes du matin s’en vont ; hôtes du soir seuls restent… répondit-il en se dirigeant vers la grange.

Mais l’orage approchait, assombrissant la voûte grise du ciel. Le vent s’acharnait contre la grange, contre la chaumière, contre les meules, contre tout, balayant devant lui des brins de paille arrachés en route. Soudain, il rompit une forte branche de l’unique acacia qui se trouvait là.

— Hé ! János, si le vent emportait la meule ?

Un moment on n’entendit que le sifflement de la tempête qui dominait tout autre bruit ; un nuage de poussière grise enveloppa soudain la chaumière du pâtre d’un voile impénétrable.

János regardait autour de lui, attentif. Il rajusta sa bunda, décrocha du mur une fourche de fer et se dirigea vers la meule. Je le suivis anxieux. Qu’adviendrait-il si l’ouragan détruisait tout ?

Comme s’il eût deviné ma pensée secrète, il dit après un moment de réflexion :

— D’une manière ou d’autre cela sera ; rien n’a jamais été.

Et il s’apprêta à lutter contre la tempête.

LA
PENSIONNAIRE DE KLÁRA SÛLE


Sur les bords du Gyapáros s’alignent des rangées de tentes, et les baigneurs se pressent par centaines dans les longues cabanes de la plage. Ceux qui n’ont pu se nicher dans ces « hôtels » en terre battue cherchent un gite dans les chaumières de la grand’rue de Szabad Szent Tornya. Le village regorge de baigneurs. Il en vient de Gyula, de Szentes et même de Coumanie, paysans pour la plupart ou petits industriels qui, après une cure de six semaines, laissent leurs Maux dans la vase du Gyapáros.

Le soir, les « villégiateurs » se reposent sous les mûriers. Chacun d’eux a apporté avec soi les expériences et le savoir de sa ville ou de son comitat et émerveille hôtes et voisins.

Au milieu de la grand’rue se trouve la maisonnette de Klára Sûle, pieuse « croyante » qui a enterré ses deux époux, le cœur léger, sans boire ni chanter, ainsi qu’il sied à une femme « édifiée dans la religion du Christ ».

Elle aussi avait une pensionnaire, une « dame » venue par le train de l’après-midi. Bien que, selon l’Écriture, la fierté soit un mal, pourquoi le nierions-nous ? Klára Sûle était fière d’héberger une personne qui arrivait « par le chemin de fer ». Le locataire du voisin de droite était venu en voiture de Kondoros ; celui du voisin de gauche, un laboureur de Bánom, avait fait la route à pied, son paquet sur le dos, bien qu’il boitât, le malheureux !

Sa dame, à elle, était une personne « distinguée ». Un fiacre d’Orosháza l’avait déposée devant la porte (le cocher lui avait même fait un siège moelleux avec les couvertures de ses chevaux !). Elle portait un chapeau à plumes et une mantille de perles.

Klára Sûle appela très haut son voisin pour l’aider à porter la lourde malle verte et alla chercher la commère d’à côté pour mettre à l’air les oreillers et les édredons. Ce fut pendant un quart d’heure tout un remue-ménage avec d’empressées allées et venues.

La nouvelle arrivée, une beauté aux joues rouges, un peu fardées, pouvant avoir de trente-cinq à quarante ans, s’était assise dans le fauteuil d’osier de la vérandah, et, les jambes paresseusement étendues, regardait dans le vide.

De temps en temps elle agitait son éventail sur lequel (Klára Sûle l’avait immédiatement remarqué) deux tourtereaux étaient peints. Puis, elle tira de sa ceinture un mouchoir de soie rouge et s’en essuya le front à deux reprises.

— Il fait chaud, madame, lui dit Klára.

— C’était bien pis encore pendant la route de Nagy-Várad jusqu’ici.

— Comment ! madame serait venue de si loin ?

— C’est mon médecin, dit fièrement la pensionnaire, qui m’a recommandé le Gyapáros.

— Comment ! notre petite mare serait renommée aussi loin que ça !

— Mais oui. Dites donc… petite mère, où coucherai-je, et qu’est-ce que je vous paierai ?… Elle appelait « petite mère » Klára Sûle qui avait bien quatre ans de moins qu’elle.

— Madame dormira dans le lit, moi sous la vérandah. Pour le paiement, nous nous arrangerons.

— Alors c’est vous qui me servirez ?

— Et qui donc ? Je n’ai pas autre chose à faire, pourvu que vous me laissiez le temps d’aller à la réunion, oh ! seulement cinq fois par semaine.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Quoi ?

— La réunion ?

— Comment ! vous ne le savez pas ? Et vous venez de Nagy-Várad.

— Ma foi, non.

— Vous ne savez pas non plus ce que c’est que l’église.

— Peut-être que si.

— Alors vous savez aussi ce que c’est que de croire en Christ ?… Maintenant la veuve, laissant tout en l’air, venait s’asseoir sur un petit tabouret aux pieds de sa pensionnaire et lui expliquait les saintes doctrines du nazarénisme.

Soudain, quand elle s’aperçut que la « dame » s’assoupissait, elle lui demanda :

— De quoi souffrez-vous ?

— De rhumatismes à la jambe gauche.

— Alors vous avez bien fait de venir ici.

Dernièrement le maître de poste de Bánfalu, qui ne marchait autrefois qu’avec des béquilles, s’en est retourné en dansant. Le gérant de Sirom…

Et, un quart d’heure durant, elle raconta comment les gens arrivaient au Gyapáros et comment ils repartaient.

Puis elle s’enquit du nom de sa pensionnaire.

— Milly Becker.

— Madame serait encore jeune fille ?

— Mais non…

— Ou veuve ?

— … Oui.

— Comme moi. J’avais deux bons seigneurs. Je les ai enterrés. Pourtant le dernier était « croyant » comme moi-même. Et dire que je n’ai que trente-deux ans. Et vous ?

— Moi, fit Milly Becker un peu embarrassée, trente.

— Tiens, je vous aurais crue plus âgée que cela. C’est le voyage. Vous êtes fatiguée, n’est-ce pas ? Voulez-vous vous reposer ?

— Non. Il faut d’abord emménager. M’aidez-vous ?… Comment vous appelle-t-on, petite mère ?

— Klára Sûle, s’il vous plaît. Je suis née Bertha. Mon premier seigneur s’appelait György Dinák ; le second Iózsef Sûle. C’est ce qui fait qu’on m’appelle Klára Sûle. Mais appelez-moi Klári ; c’est ainsi que m’appelait mon seigneur le second.

Déjà elles vidaient la malle. Tout en plaçant dans l’armoire les objets dépaquetés, Klára ne laissait pas sa langue au repos.

— À quelles choses inutiles vous dépensez votre argent ! Regardez-moi ces bas. Car ce sont bien des bas. Et comme le devant en est percé ! À quoi cela sert-il, madame ?

Milly ne savait trop que répondre.

— Eh bien… c’est plus frais, dit-elle après un moment d’hésitation.

— Plus frais. Alors on va pieds nus. C’est ainsi que marchait Notre-Seigneur Christ.

— Mais on ne peut pas aller nu-pieds le long des rues de Nagy-Varad.

— Ce n’est pas une honte. Votre mignon pied blanc, c’est le bon Dieu qui l’a pétri tout comme vos mains et votre tête.

À cela, Milly Becker ne trouva pas de réponse.

— Et ça, ce prodige du bon Dieu, qu’est-ce que c’est ? On dirait une machine à faire le café.

— C’est avec cela que je frise mes cheveux tous les matins…

— Tiens, tiens, comme ils sont ébouriffés ! Pourquoi ne les laissez-vous pas pousser comme le veut le bon Dieu ?

— Et toi, Klári, pourquoi tresses-tu les tiens ? riposta Milly avec impatience. Maintenant elle tutoyait la veuve.

— Pour qu’ils soient en ordre comme il sied à une vraie « croyante ». N’est-ce pas d’après les abords de sa maison, d’après son pain et sa coiffure, qu’on peut juger la conscience d’une femme ?… Il faut se peigner comme on se lave, avec soin. Moi, je me baigne deux fois par semaine dans le Gyapáros.

— Et à quelle heure y vas-tu ?

— Si vous le désirez, nous pouvons nous y rendre de suite. C’est au coucher du soleil que l’eau est le plus chaude, et qu’elle enlève le mieux les maux aux malades.

— Alors nous pourrions laisser mes affaires comme ça. Seulement, ferme la porte, Klári.

— Je crois bien, répondit celle-ci. Nous pourrons mettre le reste en place ce soir ou demain matin.

Milly se coiffa de son chapeau rouge et tira de la malle des gants de soie. Klári ferma soigneusement la fenêtre et la porte. Puis, elles partirent ensemble pour le Gyapáros.

Le lac bleu s’étalait entre ses bords duvetés de joncs. Au milieu s’agitaient des baigneurs par centaines. D’un côté, les gens « chic » ; au milieu, les paysans ; l’autre côté servait de routoir.

Klári conduisit Milly au milieu.

— Ici, parmi tous ces gens ? Comment ?

— Comme ça, tenez… dit Klári. Et elle ôta l’un après l’autre ses jupons et se trouva bientôt en chemise devant Milly étonnée.

— Oh ! non, jamais !

— Pourquoi pas ? Vous êtes jeune, vous n’avez rien à cacher. Si vous étiez vieille, ce serait de même… Pas un cheval ne vous regarderait.

Mais Milly Becker ne céda pas. Elle n’allait pas se mettre à l’eau en chemise, peut-être ! Elle irait le lendemain à Orosháza acheter un costume de bain.

— Ah ! si ce n’est que cela, allons au « lac rond » : vous trouverez ce qu’il vous faut.

Et Klári remit une à une ses six jupes empesées.

Puis elles se dirigèrent vers le « lac rond » situé à deux cents pas plus loin. C’est une petite mare dont l’eau est encore plus salée, plus vaseuse. Des tentes se dressent tout autour et une longue construction en bois avec une vingtaine de cabines borde tout un côté. Il y a là aussi une cuisine en plein air où l’on vend des saucisses cuites à l’eau.

C’est ici que, des mois durant, les malades passent leurs journées sous le brillant soleil, assis immobiles sur des bancs, au milieu du petit « lac rond ». Voici une grosse charcutière d’Orosháza en costume rouge, abritée sous un grand chapeau de paille, trempant dans l’eau jusqu’à la ceinture. Plus loin un petit homme affreusement desséché, tout ratatiné par la goutte, disparaît presque auprès de sa femme, une masse de graisse, qui tient un grand parasol, et, les joues rouges de colère, fait la leçon à son époux. Pourquoi ? Qui sait ! Au milieu du lac, un homme sans barbe ni moustaches, un acteur ou un prêtre, se tient dans l’eau jusqu’au cou, la tête couverte d’un chapeau de paille retenu par un ruban noué sous le menton. Sa face est également d’un rouge d’écrevisse, ses yeux gonflés ; mais il ne bouge pas ; tous les jours il immerge ainsi pendant une heure son corps débile. Plus loin, sur une longue banquette, un groupe bruyant. Un boutiquier d’Orosházra avec toute sa nichée, une demi-douzaine de mioches tout nus, bouillis au rouge, qui voudraient sortir et piaillent à qui mieux mieux. Vis-à-vis d’eux, à l’ombre d’un immense parasol, s’évente la femme d’un petit propriétaire, vêtue d’une chemise de nuit que le bain quotidien a brunie. Mais tous les jours, paraît-il, elle en change les rubans. Aujourd’hui, c’est le jour du « violet », déclare à ses hôtes la tenancière.

Les rives grouillent d’enfants tapageurs. Un colporteur vend des fichus. Là bas, sur le sable, des pâtres font griller du lard et des joueurs de flûte soufflent dans leurs instruments.

Le lendemain soir, Milly s’installait avec Klári sur l’une des banquettes, toutes deux en jupons (Milly en étrennait un rose), un fichu sur la tête, les jambes dans l’eau.

Elles causaient :

— As-tu pleuré longtemps ton mari, Klára ?

— Lequel ?

— Eh bien ! le dernier, fit Milly à tout hasard.

— Moins que l’autre, parce que j’étais déjà croyante.

— Et une croyante peut rester ainsi seule ?

— Vous l’êtes bien, vous, sans être croyante.

— Moi, c’est autre chose. Et puis, la ville offre tant de distractions.

— J’ai assez de distraction à fréquenter la réunion cinq fois par semaine.

— En ville, bien des choses remplacent le mari, — le théâtre.

— Vous n’alliez pas au théâtre, j’espère ? Comment pouvez-vous mettre les pieds dans un lieu pareil ?

Milly ouvrit de grands yeux et enfonça dans l’eau sa jambe droite :

— Pourquoi pas ?

Puis, elle eut un faux sourire, toussa comme pour prendre une grande résolution et, serrant son mouchoir sur sa joue un peu plus fardée que d’ordinaire, elle parla :

— Nous autres, dans la ville, nous sommes exposées à de bien plus fortes tentations que celle d’aller au théâtre. Que dirais-tu, Klára, si tu avais affaire à une de ces brebis égarées qui non seulement vont au théâtre, qui ne se contentent pas d’aimer la danse, mais qui (elle s’arrêta pour respirer l’air fortement imprégné de l’odeur du chanvre), qui cueille des fleurs à tout moment.

— Je ne comprends pas.

— Qui, chaque jour, boit l’amour dans une autre coupe.

Klára devenait attentive. Elle recula un peu et regarda Milly dans le blanc des yeux, écoutant ses paroles singulières et probablement (elle n’en était pas encore sûre) impies.

— En aimer un, en aimer dix, cent, plus encore, arracher les pétales de toutes les roses ! dit poétiquement Milly Becker, sucer le miel de toutes les fleurs !

— Et il existerait de ces créatures-là ? demanda brusquement Klára qui commençait à deviner le sens de ces paroles fleuries.

— S’il y en a ! Oui, oui, il y en a. Oh ! ce sont de pauvres êtres dignes de pitié que ces malheureuses pécheresses qui ont goûté tant de délices, que…

— Que, dans l’autre monde, interrompit Klára, elles seront punies du feu éternel des géhennes. Oui, elles brûleront, on fera rôtir leurs membres un par un.

— Qui ça ? demanda Milly curieuse­ment.

— Comment ! qui ça ? Les diables, pardi ! Ils frapperont les cœurs des pauvres damnés avec des marteaux jusqu’à ce qu’ils soient trop durs pour qu’aucun mauvais sentiment puisse y renaître.

Ils leur déchireront le visage à coups de fourches chauffées à blanc. Ils leur…

— Klára, j’ai froid : rentrons !

— Ce n’est pas bon, madame ; attendez, je vais vous essuyer les jambes.

Mais pendant cette opération elle parlait toujours.

Tout ce qu’il y a et n’y a pas de terrible dans les livres saints, elle l’exposa à Milly, ici, en plein « lac rond », sous les tendres souffles de ce soir d’été qui mettaient des senteurs de fleurs lointaines dans les relents de la mare vaseuse.

À partir de ce moment, Klára eut des soupçons. Sans savoir pourquoi, il lui semblait que sa pensionnaire avait dû faire fausse route jusque-là. Dieu ! qu’elle se fardait !… tout comme Zsuzsi Zana avant sa conversion. Elle furetait parmi ses affaires (le Seigneur Jésus qui est dans les cieux ne lui comptera peut-être pas cela pour un péché) et, au fond de la malle verte, elle avait trouvé deux boîtes de rouge et une troisième pleine de farine blanche dont elle se poudrait (elle le savait pour l’avoir guettée un jour par le trou de la serrure) le cou, les bras, et même, Dieu pardonne ! la jambe malade.

Klára hochait la tête, mais ne disait rien, n’ayant pas encore de certitude.

Un jour, elle allait à la réunion. Au milieu des vignes elle rencontra une commère qui, gravement, se posta devant elle et la dévisagea.

— Oui, Klára, tu t’es mise en état de péché. Tu trafiques d’une façon qui déplaît au Seigneur. Tu as reçu le loup dans ta bergerie. Ta pensionnaire est coupable, elle pèche.

— Oui, oui, elle n’est pas croyante.

— Non, ce n’est pas là ce que j’entends. Elle est mûre pour la damnation et s’enfonce tous les jours de plus en plus sous ton propre toit.

— Allons donc, vraiment ? demande Klára incrédule, mais inquiète d’entendre sa « sœur » l’accuser si impitoyablement sous le ciel libre du bon Dieu.

— Pendant que tu vas à la réunion, continua l’autre, le pensionnaire de Bezzeghégy, l’instituteur boiteux (mon seigneur l’a vu), va régulièrement chez elle ; et pendant la prière du soir, elle s’enferme avec le fils du boutiquier.

— Allons, vraiment ?

Klára ne croyait pas encore.

— Vas-y voir, pauvre brebis égarée, et tu te convaincras par tes deux yeux, insinua la croyante en élevant sa grande Bible vers le ciel.

Klára hésita un moment ; puis, soudain, comme mue par quelque inspiration, elle tourna sur ses talons et rentra en courant.

Dans la cour, rien de particulier.

Mais la porte est fermée. Oui, fermée et la clé est en dedans.

C’est donc vrai.

Klára frappe ; il se fait d’abord du mouvement, puis rien. Mais Klára n’est pas femme à lâcher la partie ; d’un coup d’épaule elle soulève la porte qui sort de ses gonds.

— Alors, c’est vrai ! alors, c’est vrai !

Oui, c’est vrai, répète-t-elle glorieusement.

Le Seigneur lui envoyait une pécheresse pour qu’il la convertit, la remit en bonne voie. Donc, elle avait une mission, comme les saintes femmes.

Dès lors, elle n’alla plus aux réunions. Elle se fit absoudre par avance, sa « mission » la retenant chez elle.

Elle ne quittait plus Milly Becker. Elle ne reculait devant aucune fatigue. Elle lui révéla jusqu’aux moindres des délices secrets du ciel et lui fit voir les sept portes de feu de l’enfer.

Elle épiait son sommeil et son réveil ; lui déroba (c’était une action agréable au Seigneur) ses boîtes à fard et sa machine à friser, mêla de la cendre à sa pommade, et lava ses bas à jour dans une lessive si forte qu’il n’en resta plus qu’une loque. Elle fit tant et si bien pour convertir sa pensionnaire que celle-ci, un beau matin, trouvant la chose par trop ennuyeuse, partit comme le vent avec sa malle verte vers Nagy-Várad.

CE QUE FEMME PEUT


András Anyos et sa femme Éva, assis devant leur maison, regardaient leurs enfants patauger dans la mare.

Le père se reposait, respirant à pleins poumons l’air qui donne la force. La moisson devait commencer le lendemain et jusqu’à l’Assomption il ne chômerait pas. C’était un homme grand, osseux, aux traits fortement prononcés, la tête dans les épaules, presque sans nuque.

Sa femme, aux formes arrondies, paraissait encore toute jeune ; à la voir on n’eût pas dit que c’était son sixième nourrisson qu’elle pressait sur son sein.

— Je crains que la rouille n’envahisse notre blé ; hier le soleil s’est échauffé subitement, le « diable a battu sa femme » pendant une bonne demi-heure.

— Il aura tout de même son prix, András : nous le vendrons.

— Tu ne t’inquiètes de rien, toi ; nous aurions pu en tirer au moins cinquante kreutzers de plus.

— Bah ! la maison n’en aurait pas été plus blanche ni la cour plus large. La gaieté des enfants non plus n’en aurait pas grandi.

— Non, mais ils auraient eu davantage à se mettre sous la dent.

— Cela ne leur manquera pas. Ils ne mourront pas de faim.

En ce moment, les gamins à demi vêtus accouraient en poussant des cris. Tout en s’habillant, ils continuaient de jouer et de rire.

Anyos et sa femme les contemplaient avec une affection infinie. N’était-ce pas là l’image vivante de leur bonheur ! Quand la petite troupe fut prête, chacun alla vaquer à ses occupations : l’un était porcher, l’autre gardait les oies, le troisième creusait un trou derrière la maison, les deux plus jeunes sarclaient le potager. Le dernier tétait encore.

Et les parents restaient assis, la campagne ensoleillée devant eux. Une immense nappe d’épis dorés se déroulait à perte de vue. Du côté de Bánom, le mirage la reliait au bleu du ciel. Et le silence emplissait tout le pays. Les mouches faisaient seules entendre un sourd bourdonnement correspondant à la vibration de l’air. De l’est à l’ouest régnait un calme pesant.

— Regardez donc, père : est-ce que ce n’est pas Julcsa Mályva qui passe là-bas sur le sentier ?

— Mais si ; que peut-elle bien chercher par ici ? fit András, indifférent.

— Il me semble qu’elle vient de notre côté. Elle n’était pas venue chez nous depuis son mariage.

— Son sort était fortuné, elle ne songeait pas à nous.

— Il l’est toujours. Son seigneur possède onze arpents de bonnes terres, et elle n’était qu’une servante.

— Ne lui envions pas d’avoir été aidée du bon Dieu.

— Moi, j’en suis très contente. Elle nous avait toujours été fidèle.

— Oui, elle nous servait bien, fit Anyos en donnant une tape sur sa pipe.

Cependant la femme s’approchait. Elle vint à pas lents, mesurés, ne prononça pas un mot tant qu’elle ne fut pas tout près d’eux. Elle tendit la main à Éva, souhaita « un tranquille repos ! » à son ancien maître, et recula de quelques pas pour secouer la poussière de sa jupe de soie noire.

— Assieds-toi, Julcsa : tu dois être fatiguée d’être venue du village.

— Merci, mère Éva : je me suis reposée en chemin. Je suis habituée à marcher.

— Il fait chaud.

— Vous aurez un bon temps pour demain. Le blé mûrit.

— Vous ne moissonnez pas encore, chez vous ?

— Chez qui ? Je ne suis pas encore engagée.

— Et le blé de ton seigneur ?

— Mon seigneur m’a mise hier à la porte, dit-elle en souriant. Elle regardait Éva franchement, avec calme, sans la moindre trace de gêne ou d’émotion.

— Comment ? Qu’est-ce qui lui a pris ? demanda Éva avec compassion, mais tout aussi tranquillement, comme une personne que ne regarde pas ce qui se passe chez les autres.

— Je me suis faite nazaréenne : on m’a reçue la semaine passée.

— Ce n’est pas un mal, observa Éva.

— C’est plutôt le salut, reprit Julcsa. J’ai fait vœu à la réunion d’avouer tous mes péchés et de les expier. Si j’ai causé du tort à quelqu’un, je l’en dédommagerai. C’est pour cela que je suis venue chez vous.

Ce disant, elle posa son panier par terre et l’ouvrit sans se presser.

— Voici une couveuse comme celle que je vous ai volée le jour de la Saint-Michel, il y a deux ans. Quand je l’ai prise, elle avait un œuf : voici un poussin à la place…

— Hé ! Julcsa, Julcsa, tu avais dit que…

— Oui, que le milan l’avait mangée. J’ai menti, je le confesse. Voici encore une paire de bas tricotés ; je vous les ai volés une nuit de Noël. Ils sont usés maintenant, je les ai portés à la maison.

— Tu prétendais qu’ils étaient tombés dans le ruisseau pendant la lessive.

— C’était un mensonge. Si vous les trouvez trop mauvais, je vais vous les payer ; combien en demandez-vous ?

— Rien du tout ; ils pourront encore servir, grommela András impatienté.

— Bon ; mais ma confession n’est pas encore terminée.

Elle s’avança de deux pas, et, regardant Éva avec bienveillance, continua :

— J’ai menti encore quand j’ai raconté un soir que j’allais au bal. Ce n’était pas vrai. J’ai passé la nuit au bord du ruisseau.

— Allons, Julcsa, ce n’est pas un péché, dit Éva prise de pitié pour la repentante.

— Non, le mal ne vient pas de là, mais de ce que je n’y étais pas seule. Je suis venue pour vous dire — et involontairement elle resserra son foulard sur son cou, mais toujours calme, souriante, les yeux dans les yeux d’Éva — que, de la Saint-Médard à l’Assomption, j’ai été la maîtresse de votre seigneur.

Anyos poussa un grognement et bondit la main levée.

— Frappez-moi ; les coups de mon mari m’ont fait assez de mal. Je les ai supportés.

— Est-ce vrai, András ? demanda Éva en pressant sur son sein la tête de son enfant.

— Ce qu’elle dit est vrai, répondit András, mais ce que je ressens ne l’est pas moins.

— Alors… fit Éva en se levant. Puis elle réfléchit un instant et se rassit.

— Et l’aimais-tu ? demanda-t-elle d’une voix à peine perceptible.

Julcsa répondit pour lui.

— Je l’ai désiré, dit-elle, parce que j’étais jalouse de toi. Tu étais belle. Ton seigneur possédait trente-deux arpents. Je ne pouvais pas supporter votre bonheur. J’ai voulu en prendre ma part. C’est ce qui m’a fait fauter. Mais c’est aussi ce qui m’a rendue meilleure, ce qui m’a appris à croire en Christ. J’aimais mon seigneur, je l’ai épousé, non pour ses onze arpents, mais parce qu’il était bon, parce qu’une fois il m’avait défendue au bal contre un gars ivre qui voulait m’arracher mon foulard de soie. Je l’ai aimé… c’est ce qui m’a conduite à la prière… Personne ne savait mon secret. Je ne l’avais confié qu’à la vieille mère Bús. C’est la seule à qui j’avais dit comment j’étais tombée avant de connaître la voie du salut. C’est elle qui m’a touché le cœur, qui m’a emmenée à la réunion, qui m’a initiée au nazarénisme. Je suis devenue « passante » à l’insu de mon seigneur… Enfin, j’ai été admise. Dimanche dernier, j’ai confessé tous mes péchés en public ; lundi, j’ai avoué ma faute à mon seigneur…

— Et lui ? demanda Eva oppressée.

— Il m’a battue et m’a mise à la porte, répondit Julcsa d’une voix claire.

— Cesse donc de parler comme une innocente, de regarder ma femme avec des yeux d’agneau, éclata András avec violence, les yeux menaçants. Tu veux me nuire encore comme lorsque tu m’as attiré au bord du ruisseau. Ton foie est faux, ton cœur est faux, ton sang est faux. Tu m’as perverti ; j’ai trompé pour toi celle que j’aime le mieux au monde, cela ne te suffit pas encore, tu veux maintenant l’atteindre aussi. Car ce qui t’exaspère, c’est que je ne t’ai jamais aimée, pas même alors. Non, jamais ! Dieu sait quelle force supérieure m’a jeté dans tes bras, mais ce n’est pas l’amour. Il était plein d’amertume le plaisir que j’ai bu sur tes lèvres ; maudites étaient tes paroles, comme tes baisers, comme tout ce qui vient de toi !

— C’est cela, accablez-moi, maudissez-moi. Je le mérite. Cela me rapproche de l’empire du ciel dont la porte n’est ouverte qu’aux croyants et aux humbles. Toi aussi, mère Éva, salis-moi ; tiens, voici mon visage, crache dessus ! Et, ôtant son foulard, elle tendit la joue à la jeune femme.

Celle-ci, tandis que son mari parlait, ne le quittait pas des yeux, pendue à ses lèvres, épiant anxieusement le sens de ses paroles. Quand Julcsa se pencha vers elle, elle se leva et, sans proférer une parole, entra dans la maison.

— Où vas-tu ? demanda András plein d’angoisse.

Mais elle avait déjà disparu.

András et Julcsa restèrent seuls. Julcsa, posément, sortit du panier la poule et le poussin, les porta dans la cuisine (elle connaissait bien la maison) ; ensuite elle revint prendre les vieux bas et les accrocha au loquet. Cette besogne terminée, elle poussa un soupir de soulagement, s’assit à la place laissée vide par Éva et mit en ordre sa jupe noire aux mille plis.

— Est-ce que tu te trouves plus riche, Julcsa, maintenant que tu as détruit mon bonheur ? demanda amèrement András après un long silence.

— Je suis sur la paille, mais sûre de mon salut, répondit Julcsa avec une conviction profonde.

— Dieu te punira d’avoir brisé ma vie.

— Dieu me bénira, parce que j’ai fait pénitence.

— C’est Julcsa qui parle selon le Seigneur et non pas toi, dit Éva en sortant de la maison, un grand châle sur les épaules, la tête dans un foulard, prête à partir.

— Tu t’en vas ? Tu me quittes ? Tu emportes ma fille ? implora András, comme pétrifié sur son siège.

— Je m’en vais et j’emporte ma fille ; je vais avec toi, Julcsa, pour te réconcilier avec ton seigneur ; mais j’emmène aussi le mien pour donner plus de poids à ma démarche.

Et elle s’appuya tendrement contre son époux.

JEAN LE NAZARÉEN


Quelques jours avant mon départ pour l’Orient, Jean le Nazaréen vint me faire ses adieux.

C’est un homme usé par les labeurs quotidiens de la vie champêtre, et son corps cassé reflète les grandes luttes de l’existence.

Je l’invitai à prendre un siège, il s’assit auprès de moi, ôta son chapeau, ne regardant rien autour de lui. Tapis, tableaux, bronzes, tous les objets qui expriment la vanité éternelle de l’homme ne l’intéressaient pas. Dans mon cabinet de travail Jean ne voyait que moi.

Il me regardait bien en face. Je n’ai jamais vu des yeux plus purs, plus limpides que les siens. Il me semblait que son regard pardonnait même les péchés qu’il ne pourrait comprendre.

Au début, il me parla de choses indifférentes, mais toujours me regardant bien en face, en me fixant. Il me semblait qu’il voulait voir clair dans mon âme et qu’il voulait me comprendre puisqu’il portait dans son cœur le pardon. Une gêne presque inconsciente m’envahit. Je voulais parler d’autre chose, mais c’était malgré tout « l’Essentiel » qui m’attirait vers lui. J’ai pris son bras en l’invitant à faire le tour de mon jardin.

Nous partîmes. C’était lui qui parlait toujours d’une voix claire sans vibration, d’une voix sans nuance, d’une voix monotone.

— Le jardin, monsieur, c’est aussi notre seule passion. Tout est là. Le bon Dieu aime les fleurs puisque la renaissance de la vie terrestre nous les apporte… J’ai vendu tout ce que je possédais pour avoir un arpent de vignes.

— Mais ayant des vignes vous produisez du vin, et pourtant les spiritueux vous sont défendus.

— Tout ce qui est péché peut devenir vertu. L’excès est le vice, le juste milieu est le mérite. Avoir du vin dans sa maison, et malgré cela rester sobre, voilà ce qui plaît à Celui qui s’occupe de nos récoltes.

Puis après un instant de silence il continue :

— Votre jardin est beau, vous avez des oliviers : c’est l’arbre de la souffrance. Et des cyprès aussi : ce sont les premiers que je vois. La tristesse, n’est-ce pas, c’est la tristesse qui vous attire dans la vie ? me demanda-t-il subitement.

— Si j’éprouve le besoin d’une consolation, je tâche de consoler autrui.

— Pourquoi êtes-vous triste ? me questionna-t-il, assombri pour un moment. La tristesse est la destruction de la vie. Dieu ne veut pas qu’elle nous envahisse. Vous n’avez pas le droit d’être triste.

— Pourquoi suis-je triste ? Dites plutôt, Jean, pourquoi vous êtes serein ?

— Je suis serein parce que tout ce que j’ai prouve que je n’ai rien à perdre.

— Alors vous pensez que les biens de Dieu peuvent nous rendre tristes ou gais…

— Ce sont nos actions qui sont nos seuls biens.

Il était convaincu et doux à la fois.

— Mais peut-être je vous fais mal, continua-t-il, je suis trop hardi, vous m’en voulez.

Mais dès qu’il eut prononcé ces paroles, il en lut la réponse dans mes yeux. Alors, d’une voix presque éteinte et toujours monotone, il continua :

— Abandonnez vos travaux, je le sais, vous êtes écrivain. À quoi bon ? Vous vous occupez trop de la vie, vous croyez que vous avez le droit de créer. C’est l’affaire de Dieu, et non la vôtre. Vous nous regardez en face, vous aimez votre gent, vous en exprimez l’âme avec tant d’amour… J’ai lu un de vos livres, — disait-il, puis sans hésitation il poursuivit l’œuvre qu’il avait commencée, ma conversion, — vous avez tort. Ce que vous narrez est indigne d’un chrétien, et surtout de vous-même. Ne vous éloignez pas de nous. Ne cherchez pas à traduire avec des forces humaines les belles œuvres de Dieu. Ne vous créez pas des idoles d’après votre propre image. Car ne croyez pas qu’elles soient dignes d’intérêt pour l’homme. Seigneur, — disait-il d’une voix presque morte en prenant mes mains dans les siennes, — soyez des nôtres. Vous l’êtes, je le sais, par le cœur, et surtout par ce que vous percevez du monde d’ici-bas. Vous êtes un de nos « amis ». Ce sont les êtres humains et non les objets qui vous intéressent. Tâchez de faire de votre vice une vertu. Vous aimez les humbles, soyez des nôtres. Puis il sortit de sa poche un petit bouquin usé : c’était la Bible.

— Je vous apporte l’Écriture, la seule digne d’être lue. Lisez-la, et vous reviendrez à nous ; vous ne saurez dorénavant rien de tout ce qui est absent de notre cœur. Vous serez croyant de tout ce qui fut dit, et ignorant de tout ce qui passe, comme nous le sommes. Vous serez des nôtres.

— Et vous-même, Jean, avez-vous pu oublier ?

— Non, et c’est mon mérite. Je sais que j’ai péché, je sais que la vie est semée de fleurs, je sais des baumes du printemps… Venez au sentier neigeux, venez à nous, Maître. Soyez à nous et vous aurez la joie d’être enseigné par ceux qui n’ont jamais su…

Revenir, apprendre, oublier !

Il me regarda encore une fois dans le blanc des yeux, longuement. Puis il partit.

Je ne l’ai plus jamais revu.

FOINS COUPÉS


La csárda[22] de Zsuzsi Zana est remplie de musiques, de l’envolement des jupes et du tintement des éperons. La jeunesse du village fête le premier dimanche de mai.

Zsuzsi Zana, d’une gaieté bruyante, s’amuse avec son vingtième amant, un jeune gars dégourdi. Chacun tourne autour de sa « paire », celle qu’il mènera bientôt devant le curé, comme il le lui promet tous les dimanches après midi, ou celle qui l’aide à « sucer le miel du bonheur défendu ».

Le csárdás est impétueux, l’entrain aussi. Le tsimbalom chante, le violon gémit dans le grondement de la contrebasse… D’abord, la mélodie se répand avec lenteur, la danse affecte une marche posée. Puis, les accords s’accélèrent, et les talons se rejoignent plus fréquemment. Mais les danseurs restent graves, même dans leur joie débordante. Car ils savent qu’elle est toujours amère, la chanson qui célèbre l’amour et le bonheur. Ils sentent la tristesse de la passion effervescente qu’exprime le déchaînement de cette musique ; ils sentent que le temps est court et l’éternité longue, et pourtant, tantôt l’un, tantôt l’autre, pousse ce cri qui les rassure : « Jamais nous ne mourrons ! »

Là-bas, un gars danse seul. Il se tient devant les tsiganes, le bras levé, mêlant parfois ses cris aux accents de la musique.

Sa belle humeur l’entraîne. Il fait sonner les éperons de ses bottes, brandit ses larges manches en l’air, rabaisse sur ses yeux son chapeau orné de « cheveux de l’orpheline », et, lentement, plein d’une exubérance contenue, danse devant l’orchestre le « pas de recrutement des hussards », marquant le rythme à coups de talon.

Jean Guba, ce danseur effréné, est le gars le plus fort, le plus fier et le plus difficile du village. Il danse seul parce qu’il a trois bien-aimées et qu’il ne faut qu’une danseuse pour le csárdás.

Il caresse de temps en temps sa moustache blonde avec satisfaction. Soudain, il tire de sa poche un billet de cinq florins, le colle au front d’un tsigane, et, se dandinant, va droit aux trois jeunes filles qui se pressent l’une contre l’autre autour du grand poêle. Toutes trois rabaissent leurs fichus sur leurs yeux, se font petites à son approche, se serrent davantage comme si, à trois, elles eussent plus facilement supporté le regard de Jean Guba.

— Hé ! fillettes, dit celui-ci, je vais rentrer ; au petit jour, il faut que j’aille faire du foin près du lac salé… Venez-vous ? Il me faut justement trois faucheuses, hei ! trois faucheuses ! Venez-vous avec moi ? C’est quarante kreutzers pour toute la journée et toute la nuit. Après demain, à midi, nous serons chez nous !

Les trois filles se regardèrent.

Franczi Misinszky, la plus hardie, se décida à répondre :

— J’y vais ! Pourtant, mon père est croyant, il me grondera.

— J’y vais aussi ! dit Mari Csicsó.

— Et moi aussi, ajouta timidement Julcsa Manga, qui n’était cependant pas la plus timide.

— Alors, partons !

Et Jean Guba sort, escorté des trois jeunes filles. Zsuzsi Zana ne s’en aperçut que lorsqu’ils eurent franchi le seuil ; elle leur cria quelque chose, mais sa voix et son rire se perdirent dans les sons de la musique.

Rendez-vous fut pris près du moulin à vent. Ils allèrent échanger leurs costumes de fête contre leurs vêtements de travail.

Quand ils se rejoignirent, l’aube blanchissait à peine. La lune s’était retirée, mais le soleil ne se levait pas encore.

Guba voulut que l’une des jeunes filles s’assit près de lui. Aucune d’elles ne s’y prêta. Puisqu’il jouait uniformément avec toutes les trois, qu’il choisisse lui-même. Elles ne remueraient pas le bout du petit doigt pour lui.

Guba dut se décider à s’asseoir seul sur la botte de foin, tandis que Julcsa, Mari et Franczi restèrent debout, appuyées contre l’un des côtés de la charrette.

En avant ! D’un coup de fouet, il enleva ses trois petits chevaux, qui partirent au galop dans la fraîcheur de l’air.

Guba chantait, accompagné par les jeunes filles. Leurs voix faisaient vibrer l’immensité au réveil. Quand ils traversèrent Orosháza, la ville dormait encore.

À peine si de-ci de-là pointait une lueur dans la noire fenêtre de quelque maison blanche. Au milieu de la grand’rue, le veilleur cria quatre heures. Heure matinale au mois de mai.

Enfin la charrette sort de la ville. La pousta est plongée dans un épais brouillard, un nuage cendreux touche presque le sol. Çà et là, la tache blanche d’une tanya égaie le terne paysage. La chanson recommence :

    Non, c’est fini, non, c’est fini,
    Pour moi d’être servant ;
    Sur mon chapeau, sur mon chapeau,
    Je ne mets une plume de coq,
    Parce que le coq chante au matin,
    Et que ma rose l’entendrait de sa fenêtre.

Là-bas, le soleil apparaît. Sa face vermeille crève l’atmosphère vaporeuse. Une alouette passe en chantant.

Le jour se lève.

— Hé, fillettes ! savez-vous la nouvelle chanson ? demande tout d’un coup Guba après un silence prolongé.

— Non ; comment la saurions-nous ? fit hardiment Franczi Misinszky.

    J’ai un amour et non pas deux,
    Que je n’aie donc qu’une seule amie fidèle.
    Avec elle, j’irai chez le curé,
    Et nous regarderons le Seigneur Dieu en face.

— Qui achète en aura, qui choisit possédera ! cria Franczi en poussant la voiture d’un coup de torse.

— Comment choisirait le fils de l’homme pauvre s’il n’a personne qui guide son cœur ?

— Hé, hé ! c’est le cœur qui doit dicter ; il n’est pas pour cela besoin d’un vieux juge.

Franczi lui répliquait toujours. Les deux autres se cachaient le visage sous leurs fichus et ne disaient rien.

— Et toi, Julcsa Manga, tu te tais ?

— Vous ne voyez donc pas que j’aide Mari Csicso.

— Et toi, Mari Csicso, qui aides-tu ?

— Celui qui en a besoin ! fit celle-ci en relevant la tête et en regardant Guba dans le blanc des yeux.

Guba ne répondit pas. Il fit cingler son fouet et les trois petits chevaux reprirent leur course avec une ardeur nouvelle dans la pousta de plus en plus délaissée.

Peu à peu, les tanyas devenaient plus rares, on ne voyait presque plus de traces de la main humaine. La voiture traversa d’abord une longue oseraie, puis un pâturage infini ravagé par les eaux. Un moment ils en eurent les pieds mouillés.

— Est-ce que vous avez peur ? demanda Guba.

— Nous avons un bon cocher ! répondit Franczi en riant.

Au-dessus des marécages pendait une vapeur lourde. Certains endroits étaient couverts de lys aquatiques. Les joncs reparaissaient. Dans leurs tiges passait un léger murmure. Des oiseaux de toutes dimensions s’envolaient à l’approche de la charrette. Plus loin, ils rencontrèrent des faucheurs. Ceux-ci s’arrêtèrent pour les voir passer. De loin, on entendait les clochettes de quelque troupeau. Puis, tout bruit cessa.

Ayant fait un détour, ils furent soudain frappés de voir le ciel reflété dans la surface polie d’un « lac de soude ». Sur la rive opposée, une longue digue coupait d’une dure ligne blanche la monotonie du bleu transparent.

— Nous sommes arrivés ! dit enfin Guba.

Il descendit le premier. Puis on détela les chevaux, et on se prépara au travail. Les trois jeunes filles relevèrent leurs jupes, montrant leurs mollets nus. Le gars retroussa les manches de sa chemise jusqu’aux épaules, sa gatya jusqu’aux hanches. À demi nu, avec ses larges épaules, ses bras musculeux, il ressemblait, au milieu de ces jeunes filles, à un dieu mythologique descendu de l’Olympe pour conquérir des cœurs de femme.

Ils travaillent sans s’arrêter, mais ils songent à autre chose, respirant le parfum d’amour qui se dégage du foin desséché.

À midi, la température devient excessive. Le soleil commence à se faire brûlant. Un moulin à vent qu’on apercevait à peine se rapproche soudain par l’effet du mirage et semble construit dans l’air ; un troupeau de hœufs paît alentour. On ne perçoit en ce moment pas le plus léger bruit. Julcsa Manga et Mari Csicso sont allées s’abriter de la chaleur derrière la charrette. Mais Franczi continue à se faire griller aux côtés de Guba.

Celui-ci, assis près d’elle, veut l’enlacer par la taille. Franczi, peu endurante, lui répond par un coup de poing dans les côtes. Guba riposte et les voilà aux prises. Franczi est la plus forte des filles du village ; elle arrive même à bout de la plupart des jeunes gars. Aussi, la lutte qui s’engage en riant sur les bords du lac de soude, ne tarde-t-elle pas à s’animer. Leurs échines se courbent, leurs lèvres halètent, leurs visages se rapprochent. Les rayons brillants du soleil font bouillir leur sang qui gronde dans leurs bouches et menace d’une éruption : gars et fille désirent le baiser.

Mais les deux autres sont là !

Ils luttent, rient, s’essoufflent ; enfin, Guba, le puissant Guba, enlève son adversaire et la couche sur un monceau de foin.

— En plein midi, elle ferait mon affaire ! pensa-t-il, en allumant sa pipe.

Puis, il alla s’asseoir à quelques pas des jeunes filles, la tête au-dessus des eaux lourdes du lac de soude qui reflétèrent ses lèvres frissonnantes, ses yeux pleins d’étincelles, ses joues en feu…

L’après-midi, Franczi sentait sa défaite. Guba lui parlait comme auparavant, mais dans sa voix il y avait quelque chose de plus ou de moins que de coutume, quelque chose qui, elle le sentait, lui arrachait le cœur jusqu’aux racines.

Elle aurait voulu pleurer. Mais elle s’acharnait à sa besogne pour que les autres ne vissent pas ce qu’elle se cachait à elle-même.

Le soir, elle s’assit dans la paille auprès de la timide Mari Csicsó ; elle se sentait défaillir.

Maintenant, c’est Julcsa Manga qui se trouvait près de Guba et lui faisait griller son lard.

Un blanc clair de lune inondait la pousta ; toutes les couleurs s’unifiaient, il n’y avait plus qu’un immense espace argenté.

— Je serai à toi, à toi. Embrasse-moi ! Une alouette chantante m’a appris l’amour, un rossignol m’apprendra la fidélité, disait tout bas Julcsa en se penchant sur le feu qui pétillait et dans la fumée duquel Jean Guba voyait bien des choses.

— Tu seras à moi ! Hé ! sœur, il faut d’abord que je te gagne. Ton père est un terrien, il ne te donnera pas pour peu.

— Tu ne t’inquiètes pas de ma fidélité, mais de la volonté de mon père. Tu ne désires pas mon amour, toi qui parles de sa terre ?

Guba sortit du feu un brandon et l’approcha de son visage ; l’expression en était amère.

— M’as-tu demandé, toi, si je serais fidèle ? si je serais ton maître, ton seigneur ? Tu promets ton amour à quelqu’un qui ne t’a pas encore dit s’il voulait te gagner. Connais-tu la marche de mes pensées ? Connais-tu la chambre sept fois scellée de mon cœur ? Sais-tu rien de mes baisers ? Ici même, en pleine clarté lunaire, tu ne saurais parmi les bagues que j’ai aux doigts reconnaître celle que tu m’as donnée !

La jeune fille ne répondit pas. Elle prit la main de Guba et se serra tendrement contre lui.

Guba sentait que la lune n’était ni assez claire ni assez obscure pour qu’il pût distinguer la route qu’il devait suivre.

— Au clair de la lune, elle ferait mon affaire ! pensa-t-il en lui baisant les lèvres.

À l’aube, en se réveillant, il aperçut devant lui Mari Csicsó en train de se laver le visage dans le lac salé. Les yeux frais, l’expression souriante et sereine, elle regardait Jean Guba.

— Tu te lèves déjà ?

— Je vais me mettre à la besogne pour que nous ayons fini avant le soir.

— Tu ne voudrais donc pas passer encore une soirée ensemble ?

— Non… pas à nous quatre !

— Et à nous deux ?

— Encore moins !

— Alors tu repars ?

— Je n’ai plus rien à faire près de vous.

— Et si — demanda Guba qui sentait combien la voix de Mari s’harmonisait avec le chant de l’alouette, combien le soleil levant seyait à ses cheveux blonds, combien ses yeux bleus reflétaient les sentiments que lui-même n’avait que pressentis jusqu’alors, — et si, demanda-t-il, je te donnais de l’ouvrage pour la vie entière ?

— J’accepterais, répondit Mari simplement.

Les deux autres dormaient encore.

LE SAGE DE LA POUSTA


Une après-midi, je traversais en voiture la pousta de Csabacsűd, cahoté tantôt sur les mamelons de soude, tantôt dans les bourbiers. Nous eûmes bien du mal à arriver jusqu’au karám[23]. Le pâtre menait à l’abreuvoir ses bœufs qui, paresseusement, s’affaissaient sur l’auge et se désaltéraient à même.

Tout d’un coup, à la lisière de l’oseraie touffue, j’aperçois le visage souriant d’un faucheur. C’est Misa Franyo, un sourd-muet de Szabad Szent Tornya. J’avais déjà appris qu’il rôdait souvent dans ces parages, guettant le gibier au milieu des marais.

Il me saluait d’un rire franc.

C’était un gars solide et plein de sérénité. Ses yeux gris vert souriaient presque sans cesse ; il regardait les gens en face, avec confiance, et sur ses joues rouges, sur ses traits vigoureux, on eût cru voir le reflet des rayons du soleil.

Il paraissait très content de me rencontrer. Depuis mon retour, nous ne nous étions pas encore vus et cependant nous passions toujours très bien notre temps ensemble, lui à faire des signes durant des heures et moi à le regarder. Il était souple comme un chat et parvenait à se faire comprendre par son adresse à se servir de ses mains.

Ainsi, en deux ou trois tours de mains, en deux ou trois jeux de doigts il me fit savoir comment il était venu ici de Szabad Szent Tornya, combien de temps il lui avait fallu, puis qu’il allait justement s’en retourner à pied.

Je lui fis signe que je le ramènerais dans ma voiture. Il ne s’en défendit pas un instant. Il confia sa faux au pâtre, de sa besace et de son suba se fit un siège sur le devant de la voiture, à mes pieds (il ne se serait pas assis à côté de moi pour tout un monde) et désigna la route au cocher. Nous nous élançâmes dans la pousta, tout droit devant nous, sans autre orientation que le mirage, des chardons pour poteaux indicateurs. Franyo me montrait la hauteur des joncs et la peine qu’il avait eue à les faucher. Puis, levant l’un de ses pieds, il fit une mine triste : il s’était coupé en marchant dans le marais, cela lui faisait mal. Mais il rit aussitôt et, de la main droite, esquissa un mouvement brusque comme pour chasser une mouche.

— Bah ! semblait-il dire, ce n’est pas la peine de s’en occuper.

Puis, se mettant debout, il étendit les deux bras, caressant d’un geste large la pousta de l’est au couchant et se déclarant heureux de posséder toute cette immensité. Eh oui ! tout ce qu’il voit lui appartient, le grand ciel avec toutes ses étoiles, le soleil avec tous ses rayons, la pousta avec toutes ses fleurs, la fée Morgane avec tous ses jeux, tout ce qu’il aime, tout ce qu’il connaît, tout est à lui.

Et dire qu’en l’invitant dans ma voiture, je m’imaginais naïvement atténuer un peu ma mélancolie quotidienne en le consolant !

Franyo, couchant en joue un fusil imaginaire, me fit savoir qu’il chassait. Avec une facilité surprenante il énuméra à l’aide de ses deux mains tous les volatiles qu’il avait tués, depuis le petit vanneau jusqu’à la lourde outarde. Il imitait avec une égale précision le vol des oiseaux aquatiques et le planement des aigles ainsi que leur manière de choir une fois atteints par le plomb. Puis, l’index braqué sur moi, il me demanda si j’étais chasseur. Mais tout de suite, il comprit que non : « Vous avez raison, » et la tristesse de son regard disait que ce métier ne convenait pas à un poitrinaire.

Alors il se mit à me consoler et il commença par l’essentiel. Il montra, en levant son pouce en l’air, qu’il était seul aussi, qu’il ne pouvait pas se marier non plus, étant sourd et muet. Mais, continuait-il en se caressant les joues, cela ne l’empêchait pas d’être en bonne santé. Il tâtait ses biceps : la force ne lui manquait pas non plus, et, avec espièglerie, il indiquait le battement rapide de son cœur qui n’était pas de bois.

— Qu’importe ! répétait le mouvement de sa main. Il redressa encore une fois son pouce et, de l’autre main, exprima que lui aussi, moi aussi nous étions dans la même situation, et, heureux, calme, il continua de sourire.

Nous quittions le pâturage et longions un champ de maïs. Il expliqua que ces terres ne valaient pas grand’chose et, indiquant la direction de Szabad Szent Tornya, il calcula sur ses doigts combien les tiges portaient d’épis chez nous. Comme nous approchions d’une plantation de tabac, il porta un doigt à sa bouche et me regarda avec un sourire interrogateur. Je répondis « non » d’un signe de tête. Il approuva : « Ce n’est pas bon pour les poumons, » signifiait la manière dont il frappa son puissant buste. Désignant ensuite une batteuse à vapeur, il posta la main à son oreille : il ne l’entendait pas fonctionner. « Qu’est-ce que cela fait ? » disait de nouveau ce mouvement qui revenait toujours. Et il donnait à comprendre qu’il n’en aimait pas moins le pain pour cela, car il travaillait et, par conséquent, avait bon appétit. Aujourd’hui il avait beaucoup marché ; sans moi il serait rentré à pied. Seulement lui, et sa main décrivait des zigzags dans le vide : il ne suivait pas les détours des routes, il allait droit au but comme la ligne qu’il venait de tracer énergiquement dans la poussière sur le bord de la voiture.

Puis, il m’édifia sur la productivité des terrains que nous traversions, ajoutant à chacun de ses jugements son « bah ! » habituel. Un moment, je ne le compris pas. Croyant que je lui demandais depuis combien de temps il était sourd-muet, il dessina un s dans l’air. Je savais déjà que son infirmité résultait d’une grande maladie qu’il avait contractée à l’âge de six ans. Mais il promena aussitôt son sourire autour de lui comme pour dire qu’il était content de tout ce qu’il voyait et ne demandait rien de plus au bon Dieu…

Je m’aperçus soudain que nous étions arrivés. Jamais cette route d’une heure et demie ne m’avait paru moins longue. La satisfaction que manifestait en tout mon compagnon de voiture avait fait passer le temps très vite.

Il n’était encore jamais venu chez moi. Je lui fis la proposition de l’y emmener, ce qu’il accepta simplement, naturellement, et nous entrâmes dans mon petit cabinet de travail de style byzantin. Il s’assit en souriant devant ma table et passa tout en revue. Il se plaisait à reconnaître les choses dont il savait l’usage. Il se servit du coupe-papier pour ouvrir un journal qui venait d’arriver et regarda fièrement autour de lui si on le voyait faire. Il savait autrefois écrire, disaient ses gestes, mais il avait oublié. Puis, apercevant sur l’étagère quelques portraits de femmes, il sourit de nouveau, leva le pouce selon sa manière d’exprimer la solitude et me regarda en riant, avec un air de dire : « Ce n’est pas pour nous, cela, monsieur ! »

Dans le jardin, il me révéla avec fierté devant un pommier qu’il savait pratiquer la greffe et qu’il avait déjà mangé du fruit d’un arbre greffé par lui. Ensuite, il me demanda une pomme verte, une poire et une rose, montrant à qui il les destinait. Quand je lui donnai la poire, il joignit les mains, courba le dos et imita la démarche d’une vieille femme : c’était pour sa mère. Avec la pomme verte, il voulait jouer un tour à son petit frère.

— Et la rose ? demandai-je en la lui remettant.

Il leva de nouveau son pouce, hochant négativement la tête, et se désigna lui-même : c’était pour lui ; il la mettrait dans un verre d’eau en rentrant à la maison.

Et, heureux d’être ainsi chargé, il attacha sa besace à son côté et s’éloigna en souriant, brandissant sa rose en l’air.

Voilà donc le vrai sage ; il a trouvé en lui-même ce que tant de gens cherchent en vain dans les autres : le bonheur !

ADIEUX


Un soir, quelques-uns de mes tsiganes favoris de Budapest tombèrent chez moi. Ils avaient voulu me faire une surprise.

Ils se mirent à jouer sous la grande vérandah de ma maison d’où, entre le feuillage des vieux arbres, j’avais vue sur la pousta immense, sur sa mer de blés dont l’extrémité allait rejoindre le ciel plein d’étoiles.

Tout se confondait, ce que je voyais, ce que cachait à mes veux le voile argenté de la nuit, ce que Pali jouait sur son violon, ce que la mélodie reflétait dans mon âme. J’étais ici, chez moi, au berceau de mon enfance où tout point, tout bruit s’ouvre sur un souvenir de ma vie ; ici, au milieu des poustas de l’Alföld, où dans la vie et dans le chant du peuple, dans les lignes et les couleurs du paysage, dans les images mille fois variées du ciel infini et magnifique je me retrouve moi-même, où je reconnais cette vraie partie de mon moi qui est une avec la mélodie que j’entends, une avec le pays que je vois, une avec l’homme dont l’affection m’entoure…

Et pourtant, aujourd’hui que je me sens si bien chez moi, après mes longues pérégrinations, autant que peut le sentir l’exilé qui met pour la première fois le pied sur le sol natal, juste au moment où cette mélodie fait vibrer avec tant de force en mon âme le sentiment du chez soi, soudain un air mélancolique m’arrache douloureusement à ce bien-être et la nostalgie me prend.

Oui, la nostalgie. Le bruissement des platanes me rappelle que leurs feuilles à reflet d’argent tomberont, que le premier vent d’automne les emportera sur ses ailes, au loin, avec les fleurs, avec la mélodie dont il ne restera que le souvenir… qu’il me faudra abandonner la simplicité qui règne ici dans le cœur humain comme dans les lignes du paysage, errer de nouveau dans des contrées lointaines où l’été est éternel, mais où il n’y a pas de printemps, où il n’y a de réveil ni dans la vie des champs ni dans la vie de l’homme.

Au lieu des paroles spontanées que m’adressent mes « pays » après ma longue absence, il n’arrive que des phrases empanachées, vides de sens, sans valeur et impuissantes à éveiller un écho dans mon âme.

L’homme simple et calme, qui vit au jour le jour, jouit du moment, cueille toutes les fleurs de l’existence, qui plonge ses yeux largement ouverts dans l’océan de la lumière éternelle, qui ne craint pas le « passer » parce qu’il se résigne à tout ce qui est, à qui sa naïveté primitive sert de doctrine, dont la main calleuse est mon doux appui, qui avec la force du brûlant rayon solaire rajeunit le cœur déjà fatigué : l’homme de ma race peu à peu s’éloigne de moi, et je me retrouve de nouveau dans le monde des subtilités, de la conscience, de la décadence.

Du point le plus élevé de l’évolution, d’en haut, tout en haut, je vois au milieu de l’abîme, où il n’y a pas de chant, pas de fleur, pas d’amour.

La mélodie continue, éclairant de sa tristesse les sentiers escarpés et inconnus que j’ai encore à parcourir, m’emportant loin d’ici, là où la vie est autre, là où autre est la mort.

Adieu, berceau de ma jeunesse… adieu, féeries de mes rêves… adieu, mon doux chez moi… Adieu… adieu…

  1. Le pays bas de la Hongrie.
  2. Ville en hostilité continuelle avec la ville de Kecskemét.
  3. Szabad Szent Tornya, commune magyare au cœur de l’Alföld, colonisée par les ancêtres de M. de Justh sur leur terre nobiliaire de Szent Tornya. Le nouveau village prit le surnom de Szabad, libre, parce que ses habitants, bien avant l’abolition du servage en Hongrie, jouissaient des droits seigneuriaux. Aujourd’hui, ils sont les fermiers collectifs du domaine de Szent Tornya.
  4. Habitation au milieu des terres.
  5. Mauvaise herbe qui croît dans les prairies et envahit parfois des étendues considérables.
  6. Grande fourrure en peau de mouton que les habitants de la Pousta portent toute l’année, la fourrure en dedans pendant l’hiver et à l’envers pendant les grandes chaleurs.
  7. Ample caleçon qui retombe jusqu’aux mollets et se termine en franges.
  8. Herbes longues des steppes, assez semblables à une chevelure.
  9. La femme hongroise désigne presque toujours son époux du nom de « seigneur » ; par contre, celui-ci, en parlant d’elle, dit souvent « ma servante ».
  10. Enseigne montrant qu’on vend du vin dans la maison.
  11. Nazaréen ou « croyant en Christ », secte religieuse originaire de Suisse et présentant de nombreuses analogies avec celle des quakers. Les adeptes professent la plus grande tempérance et observent à la lettre les doctrines de l’Écriture. Ils sont très nombreux aux environs d’Orosh’áza, Hod mezövásárhély et Makó, c’est-à-dire dans la contrée magyare la plus riche et la plus prospère.
  12. Gardeurs de poulains.
  13. Sorte de houppelande en grosse laine.
  14. Nazaréen.
  15. Les Nazaréens n’ont ni prêtres ni église. Ils se réunissent en un lieu commun qu’ils appellent « réunion » où l’un d’eux lit la Bible à haute voix.
  16. Nom donné aux postulants qui veulent se faire admettre au nazarénisme et qui sont soumis à des épreuves nombreuses et parfois très longues. Ceux qui, ayant traversé ces épreuves, ont été reçus par la réunion, « édifiés », s’intitulent « amis ».
  17. Autrefois, garde du corps ; aujourd’hui, valet de pied dont la livrée, pareille pour la façon à l’uniforme des hussards, reflète dans ses différentes parties les couleurs familiales du maître.
  18. Litt. sauve-dégâts, sorte de cage en bois derrière laquelle se tient le débitant des boissons.
  19. C’est d’Orosháza, immense village de plus de 30 000 habitants, qu’est parti le mouvement dit « agraire » qui agite depuis quelques années les populations rurales de la grande plaine hongroise. C’est surtout dans la défectueuse répartition du sol qu’il faut en chercher la cause primordiale. En effet, la classe moyenne ne représentant qu’une infime fraction, deux catégories de propriétés se trouvent seules en présence : celles de moins de 30 hectares et les grands domaines seigneuriaux. Or, les premières étant cultivées par les terriens eux-mêmes aidés de leur famille, c’est sur les secondes que, faute d’industrie, travaillaient presque exclusivement les paysans prolétaires. La dépression du prix des céréales, l’emploi des machines, la concurrence des ouvriers agricoles venant de contrées trop peuplées rendirent leur situation très critique. L’absence des grands propriétaires et les vexations de certains gérants parfois peu scrupuleux aggravèrent le mécontentement. Il suffit alors à quelques meneurs socialistes d’apparaître. Des « sociétés ouvrières » furent fondées et, à la première occasion, la partie la plus riche de l’Alföld devint le théâtre de scènes sanglantes.
  20. Betyar n’est que très rarement un vil meurtrier, mais presque toujours en réalité un szegény legény (pauvre gars) qui, trop rigoureusement condamné pour un léger délit, se venge de la société. (Jean de Néthy, Ballades et chansons populaires de la Hongrie, 1891.)
  21. Préfet.
  22. Cabaret : de là, csárdás, danse de cabaret.
  23. Bergerie.