Le Livre de la Pousta/Chapitre IX

Traduction par Guillaume Vautier.
Paul Ollendorff (p. 173-196).

LA
PENSIONNAIRE DE KLÁRA SÛLE


Sur les bords du Gyapáros s’alignent des rangées de tentes, et les baigneurs se pressent par centaines dans les longues cabanes de la plage. Ceux qui n’ont pu se nicher dans ces « hôtels » en terre battue cherchent un gite dans les chaumières de la grand’rue de Szabad Szent Tornya. Le village regorge de baigneurs. Il en vient de Gyula, de Szentes et même de Coumanie, paysans pour la plupart ou petits industriels qui, après une cure de six semaines, laissent leurs Maux dans la vase du Gyapáros.

Le soir, les « villégiateurs » se reposent sous les mûriers. Chacun d’eux a apporté avec soi les expériences et le savoir de sa ville ou de son comitat et émerveille hôtes et voisins.

Au milieu de la grand’rue se trouve la maisonnette de Klára Sûle, pieuse « croyante » qui a enterré ses deux époux, le cœur léger, sans boire ni chanter, ainsi qu’il sied à une femme « édifiée dans la religion du Christ ».

Elle aussi avait une pensionnaire, une « dame » venue par le train de l’après-midi. Bien que, selon l’Écriture, la fierté soit un mal, pourquoi le nierions-nous ? Klára Sûle était fière d’héberger une personne qui arrivait « par le chemin de fer ». Le locataire du voisin de droite était venu en voiture de Kondoros ; celui du voisin de gauche, un laboureur de Bánom, avait fait la route à pied, son paquet sur le dos, bien qu’il boitât, le malheureux !

Sa dame, à elle, était une personne « distinguée ». Un fiacre d’Orosháza l’avait déposée devant la porte (le cocher lui avait même fait un siège moelleux avec les couvertures de ses chevaux !). Elle portait un chapeau à plumes et une mantille de perles.

Klára Sûle appela très haut son voisin pour l’aider à porter la lourde malle verte et alla chercher la commère d’à côté pour mettre à l’air les oreillers et les édredons. Ce fut pendant un quart d’heure tout un remue-ménage avec d’empressées allées et venues.

La nouvelle arrivée, une beauté aux joues rouges, un peu fardées, pouvant avoir de trente-cinq à quarante ans, s’était assise dans le fauteuil d’osier de la vérandah, et, les jambes paresseusement étendues, regardait dans le vide.

De temps en temps elle agitait son éventail sur lequel (Klára Sûle l’avait immédiatement remarqué) deux tourtereaux étaient peints. Puis, elle tira de sa ceinture un mouchoir de soie rouge et s’en essuya le front à deux reprises.

— Il fait chaud, madame, lui dit Klára.

— C’était bien pis encore pendant la route de Nagy-Várad jusqu’ici.

— Comment ! madame serait venue de si loin ?

— C’est mon médecin, dit fièrement la pensionnaire, qui m’a recommandé le Gyapáros.

— Comment ! notre petite mare serait renommée aussi loin que ça !

— Mais oui. Dites donc… petite mère, où coucherai-je, et qu’est-ce que je vous paierai ?… Elle appelait « petite mère » Klára Sûle qui avait bien quatre ans de moins qu’elle.

— Madame dormira dans le lit, moi sous la vérandah. Pour le paiement, nous nous arrangerons.

— Alors c’est vous qui me servirez ?

— Et qui donc ? Je n’ai pas autre chose à faire, pourvu que vous me laissiez le temps d’aller à la réunion, oh ! seulement cinq fois par semaine.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Quoi ?

— La réunion ?

— Comment ! vous ne le savez pas ? Et vous venez de Nagy-Várad.

— Ma foi, non.

— Vous ne savez pas non plus ce que c’est que l’église.

— Peut-être que si.

— Alors vous savez aussi ce que c’est que de croire en Christ ?… Maintenant la veuve, laissant tout en l’air, venait s’asseoir sur un petit tabouret aux pieds de sa pensionnaire et lui expliquait les saintes doctrines du nazarénisme.

Soudain, quand elle s’aperçut que la « dame » s’assoupissait, elle lui demanda :

— De quoi souffrez-vous ?

— De rhumatismes à la jambe gauche.

— Alors vous avez bien fait de venir ici.

Dernièrement le maître de poste de Bánfalu, qui ne marchait autrefois qu’avec des béquilles, s’en est retourné en dansant. Le gérant de Sirom…

Et, un quart d’heure durant, elle raconta comment les gens arrivaient au Gyapáros et comment ils repartaient.

Puis elle s’enquit du nom de sa pensionnaire.

— Milly Becker.

— Madame serait encore jeune fille ?

— Mais non…

— Ou veuve ?

— … Oui.

— Comme moi. J’avais deux bons seigneurs. Je les ai enterrés. Pourtant le dernier était « croyant » comme moi-même. Et dire que je n’ai que trente-deux ans. Et vous ?

— Moi, fit Milly Becker un peu embarrassée, trente.

— Tiens, je vous aurais crue plus âgée que cela. C’est le voyage. Vous êtes fatiguée, n’est-ce pas ? Voulez-vous vous reposer ?

— Non. Il faut d’abord emménager. M’aidez-vous ?… Comment vous appelle-t-on, petite mère ?

— Klára Sûle, s’il vous plaît. Je suis née Bertha. Mon premier seigneur s’appelait György Dinák ; le second Iózsef Sûle. C’est ce qui fait qu’on m’appelle Klára Sûle. Mais appelez-moi Klári ; c’est ainsi que m’appelait mon seigneur le second.

Déjà elles vidaient la malle. Tout en plaçant dans l’armoire les objets dépaquetés, Klára ne laissait pas sa langue au repos.

— À quelles choses inutiles vous dépensez votre argent ! Regardez-moi ces bas. Car ce sont bien des bas. Et comme le devant en est percé ! À quoi cela sert-il, madame ?

Milly ne savait trop que répondre.

— Eh bien… c’est plus frais, dit-elle après un moment d’hésitation.

— Plus frais. Alors on va pieds nus. C’est ainsi que marchait Notre-Seigneur Christ.

— Mais on ne peut pas aller nu-pieds le long des rues de Nagy-Varad.

— Ce n’est pas une honte. Votre mignon pied blanc, c’est le bon Dieu qui l’a pétri tout comme vos mains et votre tête.

À cela, Milly Becker ne trouva pas de réponse.

— Et ça, ce prodige du bon Dieu, qu’est-ce que c’est ? On dirait une machine à faire le café.

— C’est avec cela que je frise mes cheveux tous les matins…

— Tiens, tiens, comme ils sont ébouriffés ! Pourquoi ne les laissez-vous pas pousser comme le veut le bon Dieu ?

— Et toi, Klári, pourquoi tresses-tu les tiens ? riposta Milly avec impatience. Maintenant elle tutoyait la veuve.

— Pour qu’ils soient en ordre comme il sied à une vraie « croyante ». N’est-ce pas d’après les abords de sa maison, d’après son pain et sa coiffure, qu’on peut juger la conscience d’une femme ?… Il faut se peigner comme on se lave, avec soin. Moi, je me baigne deux fois par semaine dans le Gyapáros.

— Et à quelle heure y vas-tu ?

— Si vous le désirez, nous pouvons nous y rendre de suite. C’est au coucher du soleil que l’eau est le plus chaude, et qu’elle enlève le mieux les maux aux malades.

— Alors nous pourrions laisser mes affaires comme ça. Seulement, ferme la porte, Klári.

— Je crois bien, répondit celle-ci. Nous pourrons mettre le reste en place ce soir ou demain matin.

Milly se coiffa de son chapeau rouge et tira de la malle des gants de soie. Klári ferma soigneusement la fenêtre et la porte. Puis, elles partirent ensemble pour le Gyapáros.

Le lac bleu s’étalait entre ses bords duvetés de joncs. Au milieu s’agitaient des baigneurs par centaines. D’un côté, les gens « chic » ; au milieu, les paysans ; l’autre côté servait de routoir.

Klári conduisit Milly au milieu.

— Ici, parmi tous ces gens ? Comment ?

— Comme ça, tenez… dit Klári. Et elle ôta l’un après l’autre ses jupons et se trouva bientôt en chemise devant Milly étonnée.

— Oh ! non, jamais !

— Pourquoi pas ? Vous êtes jeune, vous n’avez rien à cacher. Si vous étiez vieille, ce serait de même… Pas un cheval ne vous regarderait.

Mais Milly Becker ne céda pas. Elle n’allait pas se mettre à l’eau en chemise, peut-être ! Elle irait le lendemain à Orosháza acheter un costume de bain.

— Ah ! si ce n’est que cela, allons au « lac rond » : vous trouverez ce qu’il vous faut.

Et Klári remit une à une ses six jupes empesées.

Puis elles se dirigèrent vers le « lac rond » situé à deux cents pas plus loin. C’est une petite mare dont l’eau est encore plus salée, plus vaseuse. Des tentes se dressent tout autour et une longue construction en bois avec une vingtaine de cabines borde tout un côté. Il y a là aussi une cuisine en plein air où l’on vend des saucisses cuites à l’eau.

C’est ici que, des mois durant, les malades passent leurs journées sous le brillant soleil, assis immobiles sur des bancs, au milieu du petit « lac rond ». Voici une grosse charcutière d’Orosháza en costume rouge, abritée sous un grand chapeau de paille, trempant dans l’eau jusqu’à la ceinture. Plus loin un petit homme affreusement desséché, tout ratatiné par la goutte, disparaît presque auprès de sa femme, une masse de graisse, qui tient un grand parasol, et, les joues rouges de colère, fait la leçon à son époux. Pourquoi ? Qui sait ! Au milieu du lac, un homme sans barbe ni moustaches, un acteur ou un prêtre, se tient dans l’eau jusqu’au cou, la tête couverte d’un chapeau de paille retenu par un ruban noué sous le menton. Sa face est également d’un rouge d’écrevisse, ses yeux gonflés ; mais il ne bouge pas ; tous les jours il immerge ainsi pendant une heure son corps débile. Plus loin, sur une longue banquette, un groupe bruyant. Un boutiquier d’Orosházra avec toute sa nichée, une demi-douzaine de mioches tout nus, bouillis au rouge, qui voudraient sortir et piaillent à qui mieux mieux. Vis-à-vis d’eux, à l’ombre d’un immense parasol, s’évente la femme d’un petit propriétaire, vêtue d’une chemise de nuit que le bain quotidien a brunie. Mais tous les jours, paraît-il, elle en change les rubans. Aujourd’hui, c’est le jour du « violet », déclare à ses hôtes la tenancière.

Les rives grouillent d’enfants tapageurs. Un colporteur vend des fichus. Là bas, sur le sable, des pâtres font griller du lard et des joueurs de flûte soufflent dans leurs instruments.

Le lendemain soir, Milly s’installait avec Klári sur l’une des banquettes, toutes deux en jupons (Milly en étrennait un rose), un fichu sur la tête, les jambes dans l’eau.

Elles causaient :

— As-tu pleuré longtemps ton mari, Klára ?

— Lequel ?

— Eh bien ! le dernier, fit Milly à tout hasard.

— Moins que l’autre, parce que j’étais déjà croyante.

— Et une croyante peut rester ainsi seule ?

— Vous l’êtes bien, vous, sans être croyante.

— Moi, c’est autre chose. Et puis, la ville offre tant de distractions.

— J’ai assez de distraction à fréquenter la réunion cinq fois par semaine.

— En ville, bien des choses remplacent le mari, — le théâtre.

— Vous n’alliez pas au théâtre, j’espère ? Comment pouvez-vous mettre les pieds dans un lieu pareil ?

Milly ouvrit de grands yeux et enfonça dans l’eau sa jambe droite :

— Pourquoi pas ?

Puis, elle eut un faux sourire, toussa comme pour prendre une grande résolution et, serrant son mouchoir sur sa joue un peu plus fardée que d’ordinaire, elle parla :

— Nous autres, dans la ville, nous sommes exposées à de bien plus fortes tentations que celle d’aller au théâtre. Que dirais-tu, Klára, si tu avais affaire à une de ces brebis égarées qui non seulement vont au théâtre, qui ne se contentent pas d’aimer la danse, mais qui (elle s’arrêta pour respirer l’air fortement imprégné de l’odeur du chanvre), qui cueille des fleurs à tout moment.

— Je ne comprends pas.

— Qui, chaque jour, boit l’amour dans une autre coupe.

Klára devenait attentive. Elle recula un peu et regarda Milly dans le blanc des yeux, écoutant ses paroles singulières et probablement (elle n’en était pas encore sûre) impies.

— En aimer un, en aimer dix, cent, plus encore, arracher les pétales de toutes les roses ! dit poétiquement Milly Becker, sucer le miel de toutes les fleurs !

— Et il existerait de ces créatures-là ? demanda brusquement Klára qui commençait à deviner le sens de ces paroles fleuries.

— S’il y en a ! Oui, oui, il y en a. Oh ! ce sont de pauvres êtres dignes de pitié que ces malheureuses pécheresses qui ont goûté tant de délices, que…

— Que, dans l’autre monde, interrompit Klára, elles seront punies du feu éternel des géhennes. Oui, elles brûleront, on fera rôtir leurs membres un par un.

— Qui ça ? demanda Milly curieuse­ment.

— Comment ! qui ça ? Les diables, pardi ! Ils frapperont les cœurs des pauvres damnés avec des marteaux jusqu’à ce qu’ils soient trop durs pour qu’aucun mauvais sentiment puisse y renaître.

Ils leur déchireront le visage à coups de fourches chauffées à blanc. Ils leur…

— Klára, j’ai froid : rentrons !

— Ce n’est pas bon, madame ; attendez, je vais vous essuyer les jambes.

Mais pendant cette opération elle parlait toujours.

Tout ce qu’il y a et n’y a pas de terrible dans les livres saints, elle l’exposa à Milly, ici, en plein « lac rond », sous les tendres souffles de ce soir d’été qui mettaient des senteurs de fleurs lointaines dans les relents de la mare vaseuse.

À partir de ce moment, Klára eut des soupçons. Sans savoir pourquoi, il lui semblait que sa pensionnaire avait dû faire fausse route jusque-là. Dieu ! qu’elle se fardait !… tout comme Zsuzsi Zana avant sa conversion. Elle furetait parmi ses affaires (le Seigneur Jésus qui est dans les cieux ne lui comptera peut-être pas cela pour un péché) et, au fond de la malle verte, elle avait trouvé deux boîtes de rouge et une troisième pleine de farine blanche dont elle se poudrait (elle le savait pour l’avoir guettée un jour par le trou de la serrure) le cou, les bras, et même, Dieu pardonne ! la jambe malade.

Klára hochait la tête, mais ne disait rien, n’ayant pas encore de certitude.

Un jour, elle allait à la réunion. Au milieu des vignes elle rencontra une commère qui, gravement, se posta devant elle et la dévisagea.

— Oui, Klára, tu t’es mise en état de péché. Tu trafiques d’une façon qui déplaît au Seigneur. Tu as reçu le loup dans ta bergerie. Ta pensionnaire est coupable, elle pèche.

— Oui, oui, elle n’est pas croyante.

— Non, ce n’est pas là ce que j’entends. Elle est mûre pour la damnation et s’enfonce tous les jours de plus en plus sous ton propre toit.

— Allons donc, vraiment ? demande Klára incrédule, mais inquiète d’entendre sa « sœur » l’accuser si impitoyablement sous le ciel libre du bon Dieu.

— Pendant que tu vas à la réunion, continua l’autre, le pensionnaire de Bezzeghégy, l’instituteur boiteux (mon seigneur l’a vu), va régulièrement chez elle ; et pendant la prière du soir, elle s’enferme avec le fils du boutiquier.

— Allons, vraiment ?

Klára ne croyait pas encore.

— Vas-y voir, pauvre brebis égarée, et tu te convaincras par tes deux yeux, insinua la croyante en élevant sa grande Bible vers le ciel.

Klára hésita un moment ; puis, soudain, comme mue par quelque inspiration, elle tourna sur ses talons et rentra en courant.

Dans la cour, rien de particulier.

Mais la porte est fermée. Oui, fermée et la clé est en dedans.

C’est donc vrai.

Klára frappe ; il se fait d’abord du mouvement, puis rien. Mais Klára n’est pas femme à lâcher la partie ; d’un coup d’épaule elle soulève la porte qui sort de ses gonds.

— Alors, c’est vrai ! alors, c’est vrai !

Oui, c’est vrai, répète-t-elle glorieusement.

Le Seigneur lui envoyait une pécheresse pour qu’il la convertit, la remit en bonne voie. Donc, elle avait une mission, comme les saintes femmes.

Dès lors, elle n’alla plus aux réunions. Elle se fit absoudre par avance, sa « mission » la retenant chez elle.

Elle ne quittait plus Milly Becker. Elle ne reculait devant aucune fatigue. Elle lui révéla jusqu’aux moindres des délices secrets du ciel et lui fit voir les sept portes de feu de l’enfer.

Elle épiait son sommeil et son réveil ; lui déroba (c’était une action agréable au Seigneur) ses boîtes à fard et sa machine à friser, mêla de la cendre à sa pommade, et lava ses bas à jour dans une lessive si forte qu’il n’en resta plus qu’une loque. Elle fit tant et si bien pour convertir sa pensionnaire que celle-ci, un beau matin, trouvant la chose par trop ennuyeuse, partit comme le vent avec sa malle verte vers Nagy-Várad.