Le Livre de la Pousta/Chapitre X

Traduction par Guillaume Vautier.
Paul Ollendorff (p. 199-212).

CE QUE FEMME PEUT


András Anyos et sa femme Éva, assis devant leur maison, regardaient leurs enfants patauger dans la mare.

Le père se reposait, respirant à pleins poumons l’air qui donne la force. La moisson devait commencer le lendemain et jusqu’à l’Assomption il ne chômerait pas. C’était un homme grand, osseux, aux traits fortement prononcés, la tête dans les épaules, presque sans nuque.

Sa femme, aux formes arrondies, paraissait encore toute jeune ; à la voir on n’eût pas dit que c’était son sixième nourrisson qu’elle pressait sur son sein.

— Je crains que la rouille n’envahisse notre blé ; hier le soleil s’est échauffé subitement, le « diable a battu sa femme » pendant une bonne demi-heure.

— Il aura tout de même son prix, András : nous le vendrons.

— Tu ne t’inquiètes de rien, toi ; nous aurions pu en tirer au moins cinquante kreutzers de plus.

— Bah ! la maison n’en aurait pas été plus blanche ni la cour plus large. La gaieté des enfants non plus n’en aurait pas grandi.

— Non, mais ils auraient eu davantage à se mettre sous la dent.

— Cela ne leur manquera pas. Ils ne mourront pas de faim.

En ce moment, les gamins à demi vêtus accouraient en poussant des cris. Tout en s’habillant, ils continuaient de jouer et de rire.

Anyos et sa femme les contemplaient avec une affection infinie. N’était-ce pas là l’image vivante de leur bonheur ! Quand la petite troupe fut prête, chacun alla vaquer à ses occupations : l’un était porcher, l’autre gardait les oies, le troisième creusait un trou derrière la maison, les deux plus jeunes sarclaient le potager. Le dernier tétait encore.

Et les parents restaient assis, la campagne ensoleillée devant eux. Une immense nappe d’épis dorés se déroulait à perte de vue. Du côté de Bánom, le mirage la reliait au bleu du ciel. Et le silence emplissait tout le pays. Les mouches faisaient seules entendre un sourd bourdonnement correspondant à la vibration de l’air. De l’est à l’ouest régnait un calme pesant.

— Regardez donc, père : est-ce que ce n’est pas Julcsa Mályva qui passe là-bas sur le sentier ?

— Mais si ; que peut-elle bien chercher par ici ? fit András, indifférent.

— Il me semble qu’elle vient de notre côté. Elle n’était pas venue chez nous depuis son mariage.

— Son sort était fortuné, elle ne songeait pas à nous.

— Il l’est toujours. Son seigneur possède onze arpents de bonnes terres, et elle n’était qu’une servante.

— Ne lui envions pas d’avoir été aidée du bon Dieu.

— Moi, j’en suis très contente. Elle nous avait toujours été fidèle.

— Oui, elle nous servait bien, fit Anyos en donnant une tape sur sa pipe.

Cependant la femme s’approchait. Elle vint à pas lents, mesurés, ne prononça pas un mot tant qu’elle ne fut pas tout près d’eux. Elle tendit la main à Éva, souhaita « un tranquille repos ! » à son ancien maître, et recula de quelques pas pour secouer la poussière de sa jupe de soie noire.

— Assieds-toi, Julcsa : tu dois être fatiguée d’être venue du village.

— Merci, mère Éva : je me suis reposée en chemin. Je suis habituée à marcher.

— Il fait chaud.

— Vous aurez un bon temps pour demain. Le blé mûrit.

— Vous ne moissonnez pas encore, chez vous ?

— Chez qui ? Je ne suis pas encore engagée.

— Et le blé de ton seigneur ?

— Mon seigneur m’a mise hier à la porte, dit-elle en souriant. Elle regardait Éva franchement, avec calme, sans la moindre trace de gêne ou d’émotion.

— Comment ? Qu’est-ce qui lui a pris ? demanda Éva avec compassion, mais tout aussi tranquillement, comme une personne que ne regarde pas ce qui se passe chez les autres.

— Je me suis faite nazaréenne : on m’a reçue la semaine passée.

— Ce n’est pas un mal, observa Éva.

— C’est plutôt le salut, reprit Julcsa. J’ai fait vœu à la réunion d’avouer tous mes péchés et de les expier. Si j’ai causé du tort à quelqu’un, je l’en dédommagerai. C’est pour cela que je suis venue chez vous.

Ce disant, elle posa son panier par terre et l’ouvrit sans se presser.

— Voici une couveuse comme celle que je vous ai volée le jour de la Saint-Michel, il y a deux ans. Quand je l’ai prise, elle avait un œuf : voici un poussin à la place…

— Hé ! Julcsa, Julcsa, tu avais dit que…

— Oui, que le milan l’avait mangée. J’ai menti, je le confesse. Voici encore une paire de bas tricotés ; je vous les ai volés une nuit de Noël. Ils sont usés maintenant, je les ai portés à la maison.

— Tu prétendais qu’ils étaient tombés dans le ruisseau pendant la lessive.

— C’était un mensonge. Si vous les trouvez trop mauvais, je vais vous les payer ; combien en demandez-vous ?

— Rien du tout ; ils pourront encore servir, grommela András impatienté.

— Bon ; mais ma confession n’est pas encore terminée.

Elle s’avança de deux pas, et, regardant Éva avec bienveillance, continua :

— J’ai menti encore quand j’ai raconté un soir que j’allais au bal. Ce n’était pas vrai. J’ai passé la nuit au bord du ruisseau.

— Allons, Julcsa, ce n’est pas un péché, dit Éva prise de pitié pour la repentante.

— Non, le mal ne vient pas de là, mais de ce que je n’y étais pas seule. Je suis venue pour vous dire — et involontairement elle resserra son foulard sur son cou, mais toujours calme, souriante, les yeux dans les yeux d’Éva — que, de la Saint-Médard à l’Assomption, j’ai été la maîtresse de votre seigneur.

Anyos poussa un grognement et bondit la main levée.

— Frappez-moi ; les coups de mon mari m’ont fait assez de mal. Je les ai supportés.

— Est-ce vrai, András ? demanda Éva en pressant sur son sein la tête de son enfant.

— Ce qu’elle dit est vrai, répondit András, mais ce que je ressens ne l’est pas moins.

— Alors… fit Éva en se levant. Puis elle réfléchit un instant et se rassit.

— Et l’aimais-tu ? demanda-t-elle d’une voix à peine perceptible.

Julcsa répondit pour lui.

— Je l’ai désiré, dit-elle, parce que j’étais jalouse de toi. Tu étais belle. Ton seigneur possédait trente-deux arpents. Je ne pouvais pas supporter votre bonheur. J’ai voulu en prendre ma part. C’est ce qui m’a fait fauter. Mais c’est aussi ce qui m’a rendue meilleure, ce qui m’a appris à croire en Christ. J’aimais mon seigneur, je l’ai épousé, non pour ses onze arpents, mais parce qu’il était bon, parce qu’une fois il m’avait défendue au bal contre un gars ivre qui voulait m’arracher mon foulard de soie. Je l’ai aimé… c’est ce qui m’a conduite à la prière… Personne ne savait mon secret. Je ne l’avais confié qu’à la vieille mère Bús. C’est la seule à qui j’avais dit comment j’étais tombée avant de connaître la voie du salut. C’est elle qui m’a touché le cœur, qui m’a emmenée à la réunion, qui m’a initiée au nazarénisme. Je suis devenue « passante » à l’insu de mon seigneur… Enfin, j’ai été admise. Dimanche dernier, j’ai confessé tous mes péchés en public ; lundi, j’ai avoué ma faute à mon seigneur…

— Et lui ? demanda Eva oppressée.

— Il m’a battue et m’a mise à la porte, répondit Julcsa d’une voix claire.

— Cesse donc de parler comme une innocente, de regarder ma femme avec des yeux d’agneau, éclata András avec violence, les yeux menaçants. Tu veux me nuire encore comme lorsque tu m’as attiré au bord du ruisseau. Ton foie est faux, ton cœur est faux, ton sang est faux. Tu m’as perverti ; j’ai trompé pour toi celle que j’aime le mieux au monde, cela ne te suffit pas encore, tu veux maintenant l’atteindre aussi. Car ce qui t’exaspère, c’est que je ne t’ai jamais aimée, pas même alors. Non, jamais ! Dieu sait quelle force supérieure m’a jeté dans tes bras, mais ce n’est pas l’amour. Il était plein d’amertume le plaisir que j’ai bu sur tes lèvres ; maudites étaient tes paroles, comme tes baisers, comme tout ce qui vient de toi !

— C’est cela, accablez-moi, maudissez-moi. Je le mérite. Cela me rapproche de l’empire du ciel dont la porte n’est ouverte qu’aux croyants et aux humbles. Toi aussi, mère Éva, salis-moi ; tiens, voici mon visage, crache dessus ! Et, ôtant son foulard, elle tendit la joue à la jeune femme.

Celle-ci, tandis que son mari parlait, ne le quittait pas des yeux, pendue à ses lèvres, épiant anxieusement le sens de ses paroles. Quand Julcsa se pencha vers elle, elle se leva et, sans proférer une parole, entra dans la maison.

— Où vas-tu ? demanda András plein d’angoisse.

Mais elle avait déjà disparu.

András et Julcsa restèrent seuls. Julcsa, posément, sortit du panier la poule et le poussin, les porta dans la cuisine (elle connaissait bien la maison) ; ensuite elle revint prendre les vieux bas et les accrocha au loquet. Cette besogne terminée, elle poussa un soupir de soulagement, s’assit à la place laissée vide par Éva et mit en ordre sa jupe noire aux mille plis.

— Est-ce que tu te trouves plus riche, Julcsa, maintenant que tu as détruit mon bonheur ? demanda amèrement András après un long silence.

— Je suis sur la paille, mais sûre de mon salut, répondit Julcsa avec une conviction profonde.

— Dieu te punira d’avoir brisé ma vie.

— Dieu me bénira, parce que j’ai fait pénitence.

— C’est Julcsa qui parle selon le Seigneur et non pas toi, dit Éva en sortant de la maison, un grand châle sur les épaules, la tête dans un foulard, prête à partir.

— Tu t’en vas ? Tu me quittes ? Tu emportes ma fille ? implora András, comme pétrifié sur son siège.

— Je m’en vais et j’emporte ma fille ; je vais avec toi, Julcsa, pour te réconcilier avec ton seigneur ; mais j’emmène aussi le mien pour donner plus de poids à ma démarche.

Et elle s’appuya tendrement contre son époux.