II

LE NAUFRAGE DES FAUSSES VALEURS


Aujourd’hui que tant de véritables valeurs se sont révélées au monde, les fausses valeurs sont destinées à disparaître, et dans la société nouvelle qui suivra la guerre leur glas funèbre sonnera. Désormais on prendra moins les gens sur parole au sujet de leurs capacités et de leurs mérites, et ceux qui voudront trop se hausser du col seront ramenés par la force de la vérité à la place qu’ils méritent d’occuper.


I


Dans la société d’hier, chacun se croyait capable de gouverner le monde et on assistait parfois à des manifestations d’outrecuidance singulières. La présomption s’étalait insolente, c’était à qui crierait le plus fort ses mérites et, se poussant du coude, essayerait de grimper aux places en vue. Tous les moyens semblaient légitimes pour arriver aux satisfactions vaniteuses, et les honnêtes gens, étonnés, déconcertés, écœurés, laissaient clamer les cabotins sans réagir ; quelques-uns même, plus faibles que les autres, se croyaient obligés d’applaudir pour se mettre à l’unisson.

Ce besoin d’être à l’unisson a-t-il fait commettre à nos contemporains assez de sottises et de lâchetés ! Il était pour une bonne part à la base des fautes que le monde a si chèrement payées. La grande tempête aura heureusement balayé ce peureux désir d’harmonie avec les compromis, les vanités et les convoitises qui gouvernaient le cœur des hommes dans ce commencement de siècle. Combien de gens à la vie droite, adorateurs secrets des choses belles et grandes, cachaient soigneusement l’autel qu’ils desservaient, et avec un sourire niais approuvaient ce que leur conscience condamnait et dont leur intelligence saisissait le vide. Cette inexplicable complaisance a maintenu au pouvoir des hommes indignes de l’occuper, a laissé à des personnalités incapables l’administration d’instituts importants, a abandonné l’école aux mains des sectaires de toutes nuances, a permis à la politique de s’introduire dans l’enceinte sacrée de la charité.

Ces cœurs craintifs auraient plus aisément réagi contre le bien que contre le mal : le mal étant à la mode, il fallait le ménager. Le mot moral les faisait presque rougir de honte ; pour le faire passer, ils s’abaissaient à d’infinies circonlocutions, et, s’ils conseillaient un bon livre, ils s’empressaient d’ajouter : « Par bon, je ne veux pas dire moral. » Ces misérables subterfuges auraient été amusants si la lâcheté n’en avait été le motif.

Or, la peur sous toutes ses formes est une manifestation écœurante et c’est une tare à dénoncer ; hommes et femmes doivent comprendre que le manque de courage moral en temps de paix équivaut à la fuite devant l’ennemi en temps de guerre.

Aujourd’hui, qu’à travers d’effroyables catastrophes les esprits sont entrés en contact avec les plus tragiques réalités et que l’héroïsme a fleuri spontanément dans les cœurs, le besoin d’être à l’unisson avec ce qui est conventionnel, frivole, vaniteux, intéressé, faux et bas disparaîtra des âmes qui auront survécu à l’ouragan. Le culte dans le temple restauré de la vérité les aura rendus avides d’air pur et d’indépendance morale.

Les intelligences, elles aussi se libéreront. L’affolante vanité qui s’était emparée des cerveaux et avait jeté sur le marché intellectuel tant d’œuvres médiocres, rendra, en se dissipant, à des vocations plus humbles, l’essaim des producteurs occasionnels. Du reste, peu importe l’abondance de la production ; ce qu’il faut regagner c’est la liberté du jugement et le sens de l’évaluation. Les mots : esprit, talent, valeur, étaient jetés à profusion sur ceux qui ne les méritaient pas. Les adjectifs se pressaient sur les lèvres et sous la plume avec une effrayante facilité. Le monde et la presse s’étaient faits complices l’un de l’autre pour encourager et prôner sans discernement les esprits dépourvus d’originalité, rampant au ras du sol et incapables d’envolée.

Dans toutes les branches de l’activité humaine : critique des œuvres intellectuelles, évaluation des valeurs sociales, distribution des places, le même phénomène se reproduisait. On donnait de l’importance à tous les éléments médiocres et bien peu s’occupaient de l’essentiel, c’est-à-dire si la personne prônée était capable d’écrire le livre, d’occuper la place, de soutenir des responsabilités. Les enseignes étaient tout, et nul ne se souciait de savoir si les magasins contenaient, derrière l’étalage superficiel, de bonnes et solides marchandises.

Les préoccupations secondaires dominaient les importantes. Les charges les plus considérables étaient données ou maintenues pour des motifs si puérils et absurdes que les habitants des autres planètes, s’ils sont en mesure de nous entendre, ont dû souvent se divertir en écoutant les hommes du XXe siècle expliquer les raisons déterminantes de leurs résolutions et de leurs choix.

Dans les comités ou assemblées publiques, une proposition utile n’était acceptée que si on l’appuyait de faux raisonnements. Après avoir entendu les meilleurs arguments en sa faveur, on s’empressait en général de la repousser. Déjà elle était sur le point de sombrer, mais la providence veillait : un dernier champion défendait la motion, et employait à cet effet les raisonnements les plus dépourvus de sens commun. Les ingénus, les inexpérimentés estimaient que c’était le coup de grâce. Bien au contraire, les gens se ravisaient, disaient : « Il y a du bon là-dedans ! » et la proposition passait, parfois à grande majorité.

Est-ce donc qu’il y a dans l’esprit humain quelque chose d’irrémédiablement faussé qui fait d’instinct préférer aux hommes l’injuste au juste ? L’existence des grandes valeurs morales révélées par la guerre, fait supposer qu’il s’agissait plutôt d’une mauvaise habitude de la pensée et que le mal n’était pas congénital. Il provenait simplement du mépris où l’on tenait la vérité. Celle-ci, une fois remise en honneur, la conscience publique se chargera de protester contre les fausses valeurs dans n’importe quelle branche de l’activité humaine.

Un des traits caractéristiques de notre temps a été comme je l’ai dit, la surabondance des mots qu’on employait en toute occasion. Ils ne comptaient plus comme sens et substance. On distribuait les éloges sans mesure, les coups d’encensoir se précipitaient et l’on donnait des certificats de capacité aux plus ignares et aux plus sots. À côté, bien entendu, le dénigrement ne désarmait pas, mais il s’attachait plus spécialement aux valeurs véritables toujours gênantes pour les médiocres. L’homme trop averti qui discerne et se rend compte était volontiers mis de côté, à moins qu’il n’eût à son actif de forts titres d’immoralité personnelle qui rétablissaient l’équilibre et le rendaient acceptable.

La détestable besogne se faisait inconsciemment, une taie épaisse couvrait les yeux. Les raisonnements les plus absurdes paraissaient logiques : on jugeait à côté de toutes choses, et l’art de brouiller les cartes — j’en ai parlé déjà — semblait à beaucoup de consciences une manœuvre permise.

Cette complaisance excessive pour ceux qui étaient nuisibles à l’intérêt général et même souvent à l’intérêt personnel de chacun a été très caractéristique de notre temps. Les réunions d’actionnaires des banques ou des sociétés industrielles en fournissent la preuve : les plus pitoyables explications et les plus fallacieuses promesses étaient accueillies par des applaudissements, et l’on s’obstinait à maintenir en place ceux-mêmes qui avaient amené la ruine de l’institut. Ce baroque état d’esprit assurait en toutes choses le triomphe des fausses valeurs.

Les exemples en ce genre pourraient se multiplier à l’infini. Les citoyens ne se défendaient plus, ils laissaient les abus s’étendre et les pouvoirs publics mettaient à les défendre une ardeur incompréhensible. Et si parfois justice était faite, ce n’était pas pour éliminer une incapacité, mais parce que la violence d’un parti imposait le placement d’une personnalité, peut-être tout aussi incapable que l’autre, mais à laquelle pour des raisons occultes il fallait trouver une position qui pût satisfaire ses ambitieuses visées.

Le règne des fausses valeurs était devenu prépondérant ; on les respectait, non seulement lorsqu’elles s’imposaient hiérarchiquement, mais par libre choix. Le public approuvait quand même et l’opinion publique ne protestait pas ; elle courbait la tête, et ainsi, bien rarement, la phrase, devenue banale à force d’être répétée, the right man in the right place trouvait son application.


II


Il y a heureusement en toute valeur véritable une force pénétrante qui prévaut contre la mauvaise volonté des hommes et l’artifice de leurs jugements, mais, pour triompher, elle doit être accompagnée d’une volonté persévérante, et surtout d’une confiance dans l’âme humaine qui avait déserté la plupart des cœurs. Car comment avoir confiance dans une société où presque partout le faux avait remplacé le vrai ?

La charité elle-même n’était pas exempte de la tare de l’artifice. Pour plusieurs elle était devenue le gradin pouvant servir à leur ascension sociale ou politique. On a vu en ce genre de bien étonnantes comédies, et il a été plus d’une fois remarqué que les cœurs se fermaient en raison de leur apparente activité philanthropique. On me répondra qu’à force de voir des misères la sensibilité s’émousse, et l’objection a sa part de vérité, mais elle ne sert pas à expliquer entièrement le phénomène dont je parle. Il a sa source première dans le manque de vérité, car malheureusement ce n’est pas la chaleur de l’âme ni la tendre pitié pour le malheur qui ont poussé vers les œuvres sociales la plupart des gens qui s’en occupent : ils ont obéi à de tout autres mobiles, voilà pourquoi leur sensibilité se tarit si promptement.

Il est cependant juste de reconnaître que le contact continuel avec les fausses douleurs et les fausses misères peut refroidir et décourager les cœurs les plus compatissants. Tout ce qu’on connaît de trop près produit facilement un effet de réaction. Le poète tragique Alfieri, auquel on reprochait de ne plus avoir des idées aussi jacobines que dans sa jeunesse, répondit : « C’est qu’alors je connaissais les grands, maintenant je connais les petits ! »

Les quémandeurs de métier devraient donc être considérés comme des criminels, car ils volent les vrais pauvres, non seulement à cause des aumônes qu’ils détournent à leur profit, mais parce qu’ils rendent défiants vis-à-vis des misères véritables ceux qui pourraient les soulager. Alphonse Karr n’a-t-il pas dit que le mendiant était le pire ennemi du pauvre ?

Pour être perspicace, pour savoir discerner le vrai du faux, il est indispensable d’avoir l’habitude de vivre dans la vérité ; or, rien, comme nous l’avons dit, n’était plus rare. Les gens avertis étant peu nombreux, on pouvait comparer la généralité des hommes aux aveugles-nés qui ne voient pas, ne devinent pas, et qui, si on essaye de les tirer de l’erreur où ils se complaisent, s’y refusent, se rebiffent, se fâchent.

Dans la vie publique également le faux régnait sur la surface des choses, y creusait jusque dans les profondeurs, et aucun souffle de sincérité ne la traversait jamais. Sur ce terrain-là, du reste, les considérations secondaires ont toujours primé les essentielles. La théorie acceptée dans ce domaine était qu’en politique, d’inéluctables nécessités forçaient à des transactions, à des combinaisons, à des compromis, qui, pour honteux qu’ils fussent, devenaient excusables. N’en avait-il pas toujours été ainsi ? Ah ! la misérable et fausse raison ! Prise à la lettre, elle aurait arrêté le progrès sous toutes ses formes. Que représente, en effet, l’avenir, sinon l’espérance de nous débarrasser des erreurs et des ignorances du passé ? Si c’est exact dans l’ordre matériel et intellectuel, pourquoi exclure l’ordre moral de cette possibilité d’amélioration ?

J’espère, je crois, je suis persuadée que dans les conditions nouvelles qui suivront la guerre, surtout si l’on arrive à assurer à l’Europe une longue ère de paix, des modifications s’introduiront dans la vie politique des états, de façon à ce que le désir de loyauté qui animera désormais l’âme du monde puisse s’y manifester et que devant le temple restauré de la vérité les fausses valeurs tombent au niveau qu’elles n’auraient jamais dû dépasser.

Espérer que le naufrage sera général et qu’elles s’abîmeront toutes au fond des eaux, serait se tromper grossièrement ; nées du mensonge, elles sont en même temps filles de la superficialité, c’est-à-dire de cette paresse et frivolité d’esprit qui nous empêchent d’aller au fond des choses, de discerner les caractères, de prévoir les effets des causes… Et de cette superficialité la plupart des hommes ne guériront jamais, car elle provient en partie du manque de perspicacité, résultat de la pauvreté intellectuelle. Quelques fausses valeurs resteront donc à la surface des eaux, mais au contact des valeurs réelles qui seules désormais tiendront en main l’archet du violon, le mal qu’elles pourront faire sera limité.

Quand l’humanité ne subira plus le prestige des noms, lorsqu’ils ne sont synonymes d’aucune qualité essentielle, l’heure de sa libération sonnera. Il faudra pour le bon fonctionnement du monde nouveau, des intelligences et des bras ; les noms sont pour la plupart des vessies gonflées de vent, de fausses monnaies, auxquelles, grâce à l’effigie qu’elles portent, on permettait de circuler et qui ne répondaient à aucune valeur réelle. Autant aurait valu une poignée de cendres !

Ces noms en vedette, souvent représentatifs du néant, on en trouvait dans tous les partis politiques et dans toutes les classes sociales. Chaque groupe d’individus en avaient à sa disposition qu’il imposait aux autres, et les gens craintifs, par peur de mécontenter telle ou telle coterie, tel ou tel cercle, consentaient à s’en faire un drapeau, à les proposer pour les plus hautes charges, à envelopper d’éclat leur médiocrité.

Quand la période des réalités tragiques que nous traversons sera terminée, un formidable coup de balai s’imposera de tous côtés ; il en sera, il en a déjà été ainsi pour le monde militaire, et le monde civil devra à son tour suivre l’exemple, ouvrir les fenêtres à la lumière et faire pénétrer partout le bienfaisant oxygène purificateur.

Les réactionnaires — il y en a de toutes teintes — maladivement attachés aux anciens errements et aux vieilles formules, souriront avec un indulgent dédain en écoutant formuler cette espérance : « L’esprit de parti, diront-ils, rendra cette régénération impossible. » Comme si ce n’était pas justement l’esprit de parti qui devra se modifier, cesser d’être une question de personnes pour devenir une question de principes. Il faudra que chacun se résigne à jeter son lest pour ne pas faire naufrage : c’est le lest qui dans toutes les manifestations de la vie amène les catastrophes.

Lorsque les groupes politiques s’en seront débarrassés, on cessera de voir un sportsman diriger les finances de l’état, et un procureur présider à l’instruction publique et les affaires étrangères tomber dans les mains d’un sous-préfet, et les travaux publics dans celles d’un médecin, spectacle auquel dans tous les pays constitutionnels on a eu, parfois, le divertissement d’assister. Personne dans le nouvel état de choses, ne voudra, par dignité, consentir à sortir de sa compétence, ce qui empêchera cette chasse au portefeuille et aux places qui a tant discrédité le système parlementaire.

Le sacrifice du lest, une fois accompli, en tous pays, la confiance dans les gouvernants pourra renaître. Les poitrines se dilateront, car tous ont souffert, fût-ce inconsciemment, de la défiance qu’ils éprouvaient, et cette défiance a tari les meilleures initiatives, arrêté les élans généreux, découragé les activités et les zèles.

Autour de nous, a écrit Guglielmo Ferrero[1] dans l’un de ses premiers livres, se prépare avec une ardeur infinie la grande société de l’avenir, perfectionnement et non destruction de la société actuelle. « Époque et société où tous les individus voudront et pourront vivre. » Ayons donc confiance dans l’avenir ; la confiance peut produire des miracles, la guerre actuelle le prouve de façon éclatante et je suis persuadée que ce sentiment sera l’un des rouages puissants de l’existence meilleure qui se prépare pour les hommes.

Lorsque j’aurai fini d’énumérer à peu près quelques-unes des forces malfaisantes qui sont la cause des épouvantables souffrances qui, en ce moment, accablent l’humanité, je reviendrai sur ce sentiment de la confiance, destiné à contribuer efficacement au renouvellement de la vie et qui naîtra sur la ruine des fausses valeurs.

C’est sur leur tombeau que fleurira la renaissance du XXe siècle.


  1. L’Europa Giovane.