I

LE TEMPLE RESTAURÉ


Des champs de carnage et de désolation, les colonnes d’un temple magnifique commencent à sortir de terre. Bâti en marbre blanc, il aura un unique autel, sur lequel un seul nom sera gravé : Vérité !

Jamais celle-ci, pourtant, n’avait été bafouée, méprisée, impudemment foulée aux pieds comme dans cette dernière période de l’histoire du monde. Mais aujourd’hui son triomphe est certain, toutes les âmes sincères en sont mystérieusement averties. Par l’effet d’une réaction puissante, elle va secouer les chaînes dont elle était couverte, se laver des mensonges dont on l’avait souillée, montrer fièrement son visage au soleil de l’avenir et devenir pour la première fois un objet d’admiration et de respect.

On la verra sortir victorieuse des flots agités de la mer en tempête et se dresser sur la rive dans l’éclat de sa jeune et impérieuse beauté, semblable à cette Vénus, fille de l’onde amère, qui :

Secouait, vierge encore, les larmes de sa mère
Et fécondait le monde en tordant ses cheveux.

Les Grecs disaient la Vérité fille de Saturne et de la Vertu, ce qui aurait dû lui assurer un certain état dans le monde, mais le bon La Fontaine nous a raconté dans quel refuge elle fut forcée de chercher asile. La Bible, la divinise, en proclamant que Dieu est vérité : l’évangile la définit, celle qui affranchit, qui purifie, qui sanctifie… Hélas, nous savons ce que la société, soi-disant chrétienne, a fait de cette grande figure. L’esprit de mensonge a, peu à peu, tellement oblitéré les consciences qu’aujourd’hui les personnes entièrement véridiques se comptent en tous pays.

Jusqu’ici on accusait volontiers de tendances mensongères les peuples du Midi que leur imagination ardente transporte souvent hors des limites du réel. Mais cette légende surannée a été entièrement démentie depuis que le mensonge voulu, pondéré, systématique a été érigé à la hauteur d’un sacerdoce chez les nations disciplinées qui mentent au nom de Dieu, comme si l’on pouvait tromper Dieu.


I


Peut-on se figurer un monde où la vérité aurait cessé d’exister, où elle ne pourrait jamais être invoquée dans un sens absolu ? Un monde où il y aurait plusieurs vérités et où l’on ne saurait jamais laquelle est la vraie ? Ce monde-là ne pourrait durer longtemps, non seulement au point de vue intellectuel et moral — on flotterait constamment dans l’irréel — mais aussi au point de vue matériel et économique. Les échanges deviendraient impossibles ; toutes les relations de peuple à peuple, et même d’individu à individu, ne représenteraient plus qu’une possible trahison ou une possible bataille. Supprimez la vérité, et vous verrez les derniers vestiges de civilisation disparaître peu à peu, l’un après l’autre, des rapports humains.

C’est vers ce résultat que les hommes du XXe siècle marchaient inconsciemment. L’art de brouiller les cartes faisait partie des armes de défense socialement permises, et combien en usaient sans scrupule ! Personne n’était plus amoureux de la vérité ; pour beaucoup d’esprits elle était devenue synonyme de maladresse, presqu’un indice de pauvreté mentale. On disait bien encore : « Un tel est un menteur, une telle est une menteuse ! » avec un léger accent de blâme, mais ce fait reconnu ne créait pas le vide, n’excitait pas la répugnance ; l’indulgence souriante passait outre et ne donnait pas plus d’importance aux accrocs faits à la vérité qu’aux petites grimaces qui défigurent certains jolis visages. Et ainsi, les natures faibles apprenaient à mentir sans scrupule de conscience et sans peur de l’opinion publique qui ne condamnait plus.

On avait coutume de dire : « Nous mentons tous, qui ne ment pas ? Que celui qui est sans péché jette le premier caillou ! » L’affirmation est outrancière, et d’abord, distinguons. Oui, certes, l’habitude d’altérer la vérité était devenue générale dans ces dernières années, cependant quelques hommes et quelques femmes continuaient à la respecter religieusement. Bien entendu, il ne faut pas appeler mensonges[1] ces formules acceptées de regret, d’estime, etc., qui ont cours dans le monde comme la menue monnaie de la politesse ; cependant quelques-uns se font encore mille scrupules à ce sujet et se réfugient dans un silence désobligeant plutôt que d’y avoir recours.

Il y a aussi les cas où, par pitié ou pour ne pas provoquer des maux plus graves, il est impossible de proclamer la vérité à haute voix. Mais ces mensonges, s’il faut leur donner ce vilain nom, ne corrompent pas la vie intérieure de l’âme, n’étant inspirés ni par la peur, ni par la vanité, ni par l’esprit de tromperie ou de rapine ; ils sont simplement de surface et se limitent à ménager les sentiments et à éviter les conflits.

Les dangereuses altérations de la vérité n’avaient en général ni l’altruisme, ni la politesse, pour cause ; les motifs qui les provoquaient étaient d’un tout autre ordre. Une étude sur les différentes catégories de mensonges serait peut-être amusante, mais elle m’entraînerait loin de mon but. Si ces pages rappellent des erreurs passées, elles ne sont pas un réquisitoire ; leur objet est de montrer l’aurore nouvelle qui rougeoie au loin et d’ouvrir les cœurs à l’espérance. Je dois donc me limiter à un aperçu rapide et succinct des causes déterminantes de l’accroissement des mensonges qui, semblables à une pluie de sauterelles, avaient en ces dernières années, fini par obscurcir la vue claire de l’horizon.

L’une des plus importantes de ces causes a été le développement excessif de la vanité qui avait pris des allures gigantesques. Chacun, bien entendu, a toujours eu son petit amour-propre. Aussi loin que l’on remonte, les gens ont aimé à se faire valoir, mais cette possibilité d’attirer l’attention n’existait que pour un nombre restreint de personnes, les autres ne pensaient même pas à jouer un rôle sur la scène du monde. D’où pour la plupart des gens, une moindre nécessité de mentir.

Hier, au contraire, que tous, hommes et femmes, sentaient le besoin de se mettre en évidence, de faire parler d’eux, de se hausser du col, le mensonge s’imposait comme l’une des meilleures armes de combat, d’abord pour s’attribuer des mérites qu’on n’avait pas, ensuite pour dénigrer ceux des autres. Ce que les gens essayaient de se vanter, de se donner de l’importance, de faire parade de leurs relations ! Cela aurait été drôle si ce n’eût été triste. On commençait à rester dans la vérité en racontant ses petits succès, puis on chargeait la dose, on enflait la voix, on mettait des pattes aux histoires pour les faire mieux marcher. De là à l’invention pure, le pas était vite franchi, et comme on le franchissait gaiement !

Les hommes, comme les femmes, excellaient à ce jeu : les premiers avec plus d’effronterie, les secondes avec plus d’adresse. Pas toutes cependant ; il y en avait de bien maladroites dans leurs mensonges vaniteux. Il ne s’agissait pas seulement d’artifices de paroles, d’attitudes, d’intentions ; paraître, semblait être devenu l’objectif de la vie, et la vérité devait à chaque minute couvrir de ses mains son visage meurtri et méprisé.

Cette ronde infernale de mensonges, outre que dans la vanité, trouvait sa base dans la peur. Comment être véridique quand on tremble toujours et que le courage d’affronter les responsabilités manque ? Or, hier, chacun était craintif. Les rares personnes qui exprimaient leurs idées sans réticences, même sur des sujets d’ordre général, éveillaient la stupéfaction et presque le blâme ! « Que de courage vous avez ! » disait-on à ceux qui parlaient ou écrivaient librement en manifestant leur pensée avec sincérité. Aussi le monde était-il devenu singulièrement ennuyeux, terne et banal.

Phénomène étrange à une époque comme la nôtre, dans les pays les plus libres, l’homme s’était lui-même reforgé des chaînes et il cachait soigneusement sa pensée comme aux époques de proscription. Cela n’empêchait pas la médisance et la calomnie de suivre leur cours : mais s’il s’agissait d’affirmer publiquement une opinion, les voix baissaient, les propos devenaient incertains et souvent sur les lèvres prudentes le blâme se changeait presque en éloge. Fatalement aux cœurs peureux le mensonge tacite ou parlé devient indispensable, et dans une société vaniteuse et craintive la vérité finissait par s’étioler et mourir. Comme une plante à laquelle manqueraient l’air, le soleil et l’eau, toute vitalité l’avait abandonnée. Si quelques-uns l’adoraient encore en secret, ils ne possédaient pas la force nécessaire pour en imposer le respect aux autres consciences.

En ces jours-là, il n’était pas facile de lui rester constamment fidèle ; les cœurs les plus vaillants avaient leurs heures de lâcheté et on les voyait pactiser indirectement avec le mensonge. Pour ne pas blesser, pour ne pas se créer d’ennemis, pour ne pas affliger autrui, ils couvraient leurs propres oublis et négligences de prétextes plausibles et gracieux qui étaient autant d’accrocs faits à la vérité. Or, les petites déchirures répétées finissent par réduire l’étoffe la plus solide ; le manque de sincérité, pour bien intentionné qu’il soit, ressemble aux vermoulures dont on ne peut arrêter les dégâts. Le pratiquer est mal, en prendre son parti est pire.

Si l’on n’a pas la force d’être constamment en état de veille pour faire face à tous ses devoirs et si l’on manque du courage nécessaire pour porter la responsabilité de ses manquements, il faudrait au moins dans sa conscience avoir honte des moindres faussetés tacites ou parlées. Le jour où l’homme arrive à altérer la vérité sans en souffrir, le divorce s’accomplit entre elle et lui, et une grande lumière s’éteint dans son âme. Sans le culte de la vérité celui du vrai Dieu devient impossible, et il ne reste plus au cœur humain qu’à adorer de fausses divinités.

En effet, nous avons vu de tous côtés, en ces dernières années, des autels s’élever aux dieux faux et mensongers, et des foules se presser à l’entour. Leurs enseignes mêmes étaient inexactes ; la lâcheté s’appelait prudence, la vanité se cachait sous des titres pompeux, les appétits sensuels prenaient celui de droit à la vie, et ainsi de suite pour tous leurs succédanés. En certains pays, l’art d’empoisonner les esprits était désigné sous le nom de culture, la cruauté s’appelait force, la rapine devenait un apport de civilisation, les plus bas calculs habileté.

Ces attentats continuels contre la vérité, dont notre société se rendait coupable, avaient un double inconvénient. Ils n’éloignaient pas seulement l’âme de la lumière, ils empestaient l’atmosphère et la rendaient si opaque que nos yeux ne savaient plus discerner nettement ce qui se passait autour de nous. La réalité échappait, on voyait double ou en raccourci. Sans cet aveuglement singulier, les épouvantables catastrophes qui ensanglantent le monde auraient pu être évitées, mais nous étions tellement habitués au mensonge, que si quelque brutal arrogant laissait échapper la vérité menaçante, nous bouchions nos oreilles.

Du reste, chacun aimait trop la vie commode pour perdre son temps à la recherche d’une réalité souvent gênante, et, afin de ne pas voir, on couvrait avec obstination ses yeux de sa main, laissant avec insouciance croître et prospérer autour de soi la grande armée des gens de proie et des brouilleurs de cartes.


II


En énumérant les ennemis de la vérité, j’ai cité jusqu’ici les plus médiocres et les plus inoffensifs, ceux qui trompent surtout pour se grandir eux-mêmes ou pour échapper aux conséquences de leurs oublis, de leurs négligences, de leur incurie. Il faut y joindre la nombreuse cohorte des gros pécheurs qui ont des fautes à cacher, de ces fautes dont le monde du XXe siècle, pour éclectique qu’il fût, n’admettait pas l’aveu. En pareils cas, les mensonges sont forcés et c’est l’acte, auquel ils servent de rempart, qui est le vrai responsable.

Outre les mensonges parlés il y avait les mensonges vécus. — Ceux-là demanderaient un volume. — La dissimulation prônait les formes les plus répugnantes. Si l’on est obligé de cacher qu’on trompe son meilleur ami, poser pour la loyauté est une aggravation de la faute, rend le personnage plus odieux, en ajoutant la laide hypocrisie à la feinte forcée.

Arrivons maintenant à la catégorie des odieux menteurs, de ceux qui volontairement cachaient ou travestissaient la vérité pour nuire aux autres ou servir leurs propres passions, leurs trahisons, leurs rapines ou leurs crimes. Chaque action mauvaise engendrant une nuée de mensonges et la criminalité s’étant étendue, notre ciel était couvert d’ombres épaisses à travers lesquelles on ne discernait plus la face de Dieu.

Cette obscurité rendait difficile toute vie spirituelle et ceux qui parvenaient à l’atteindre le faisaient par soubresauts et au prix d’efforts angoissants, parfois supérieurs à leurs forces. L’atmosphère était tellement saturée d’éléments mensongers et trompeurs, que lorsqu’un courant sain et frais passait dans l’air, dissipant les miasmes agglomérés, le soulagement était intense. Quelques personnalités franches, propres et rares produisaient cet effet rafraîchissant, donnaient l’impression d’un bain froid dans une eau cristalline.

Mais ces rencontres étaient rares, car les mensonges n’altéraient pas seulement les paroles, mais les actes, les pensées et toutes les manifestations de la vie vécue. La vérité ne semblait plus exister nulle part, ses statues étaient partout renversées et lorsqu’on disait de quelqu’un « il ment, » l’accusation, comme je l’ai dit, avait presque perdu sa signification injurieuse. Et ainsi, peu à peu, cette tare générale, qui détruisait chez l’homme toute possibilité d’aimer, de respecter et de croire, enveloppait les consciences d’une boue épaisse et en étouffait les battements et les révoltes.

Comment sauver le monde de cette lèpre qui en minait les forces vives ? Comment lui apprendre à haïr le mensonge, à désirer de respirer la vérité à pleins poumons ? Un homme et un système s’en sont chargés. Par des paroles et des actes, dont devaient jaillir des torrents de sang, le miracle s’est produit. L’horreur du mensonge est apparue à tous les yeux et un frisson d’indignation a soulevé les consciences humaines. Elles ont compris soudainement que sans la vérité il ne pouvait y avoir de sécurité nulle part ; que sans elle toute civilisation était menacée, qu’elle seule détenait dans ses mains les lettres de noblesse de l’homme et que pour en assurer le triomphe aucun sacrifice ne devait sembler trop lourd.

En effet, entendez les combattants d’aujourd’hui (exception faite de ceux qui forcément sont enchaînés au Père de l’obscurité), ils ne parlent pas comme les combattants d’autrefois, de victoires, de pays délivrés ou conquis, de puissance ou de richesses augmentées, mais bien de l’ère nouvelle, qui sera la conséquence de ces combats épiques et où pourra vivre et se développer une humanité plus heureuse, plus noble, plus compréhensive, plus vraie… Et dans les yeux des hommes qui parlent ainsi, s’allume une flamme qui ressemble à un beau lever de soleil.

La phrase, le soleil de l’avenir, a été trop exploitée par les socialistes et ridiculisée par les pamphlétaires et les humoristes pour qu’on ose s’en servir encore. Et pourtant c’est bien le soleil de l’avenir que perçoivent à l’orient et à l’occident ceux qui donnent avec un élan si généreux leur vie sur les champs de bataille. Le trait caractéristique de cette épouvantable tuerie, c’est que les aspirations pour lesquelles on combat dépassent de beaucoup ses finalités directes et apparentes.

Vouloir libérer le sol de la patrie, aider la cause de la liberté et de la justice, cela s’est fait et cela s’est vu ; mais être convaincu qu’on marche ensemble vers le but idéal d’une paix heureuse, après laquelle le besoin de mysticisme, qui travaille secrètement tant d’âmes, pourra enfin se satisfaire et où la vie spirituelle regagnera ses droits, voilà le caractère original et palpitant de cette féroce guerre, et jamais pareil exemple n’avait été donné au monde !

L’humanité entière est intéressée dans la lutte, même ceux qui n’ont pas pris encore ou ne prendront jamais les armes en main. La partie qui se joue, avant d’être territoriale ou économique, est morale et marquera une époque spéciale dans l’histoire de l’humanité. Il y aura désormais les principes d’avant ou d’après la guerre, l’idéal d’avant ou d’après la guerre, la façon d’évaluer d’avant ou d’après la guerre. Dans ce renouvellement de toutes choses, les disparus seront nombreux ; au grand soleil de la vérité, sous le souffle purifiant d’une atmosphère purifiée, que de chutes au fond de l’eau ! Fausses consciences, fausses valeurs, faux courages, faux amours et fausses pitiés…, toutes choses dont pas une n’est regrettable.

Paul Sabatier appelle le passé « l’éblouissante série des tentatives humaines pour conquérir la vérité. » Celle d’aujourd’hui représente le plus gigantesque effort qui ait jamais été tenté pour assurer aux hommes une vie plus haute, plus droite, plus claire… Et dans ce monde nouveau, un temple magnifique sera élevé à la vérité et elle n’aura pas seulement pour adorateurs ceux « en qui il y a de la divinité, » selon la belle expression de Mirabeau, mais tous les cœurs qui, en ces heures tragiques, ont compris l’horreur du mensonge et éprouvé le besoin ardent de se reposer enfin dans ce qui est vrai, lumineux, immortel…

Évidemment le mensonge ne sera pas entièrement banni de la vie, il faudrait pour cela détruire le mal dans toutes ses manifestations, mais il sera désormais méprisé comme un déshonneur par les âmes hautes et les cœurs droits. Et ceux que leur faiblesse forcera encore à y recourir, en éprouveront une honte douloureuse ; leur conscience éveillée leur en montrera la lâche vulgarité, et devant le temple de la vérité, fermé pour eux, ils pleureront comme des exilés devant les frontières closes de la patrie perdue.


  1. Voir dans Âmes Dormantes le chapitre : « Le culte de la Vérité. »