Le Livre de l’espérance/Préface

Payot (p. ix-xii).


PRÉFACE


En ces heures cruelles où l’humanité est courbée sous d’inénarrables douleurs, et où ceux qui ne sont pas soutenus par l’ardeur du combat, regardent autour d’eux, éperdus, se demandant avec angoisse quand prendra fin la sanglante mêlée, tous sentent instinctivement qu’une fois la lutte terminée, il y aura quelque chose de changé dans le monde.

Si la cause des adversaires du droit devait triompher, l’Europe serait bientôt réduite à n’être plus qu’une armée disciplinée de soldats et d’employés esclaves, et une grande lumière se serait éteinte sur le monde : celle de l’esprit et de la civilisation latines ! À cette perspective, le cœur se soulève d’angoisse, les yeux se troublent et aucune vision d’avenir n’est possible. On ne peut admettre l’existence d’une humanité soumise à une pareille épreuve, étouffée sous le joug impitoyable de la force qui prime le droit.

Si, au contraire, c’est la cause de la liberté, de la justice, du respect des nationalités qui triomphe, si l’idée arrive à dominer le mécanisme, si l’esprit de rapine est jugé par la conscience publique comme un affreux brigandage, notre Europe ravagée se reconstituera sur de nouvelles bases, non seulement au point de vue politique, mais moral.

Il est impossible, à l’heure actuelle, même approximativement, de dire quelles seront ces bases, et le rôle de prophète serait aussi prématuré que présomptueux. Cependant, dès aujourd’hui, on peut se rendre compte des faux points de vue qui seront balayés par la rafale et des grandes idées qui surnageront sur les eaux tumultueuses.

On peut aussi — sans vouloir empiéter sur les événements qui donnent des leçons si formidables à la conscience de l’homme et dont aucune voix humaine, fût-ce la plus éloquente, ne peut égaler l’efficacité — indiquer les travers qui ont déformé l’esprit de la plupart de nos contemporains, déformation à laquelle personne n’a complètement échappé et qui rendait difficile l’épanouissement de la vie spirituelle.

Phénomène admirable et annonciateur, en cette heure où les faits seuls parlent et s’imposent : batailles, incendies, meurtres, rapines et viols, sans oublier les affreux cataclysmes qui, en certains pays, ont détruit des populations entières, les cœurs sont saisis d’un besoin intense de spiritualité. Au commencement de la guerre, on ne pensait qu’aux événements, eux seuls intéressaient, les réflexions semblaient superflues, la grande voix du canon couvrait le bruit de toutes les autres manifestations de vie. Aujourd’hui un travail mental s’est fait, on tend l’oreille pour écouter d’autres accents, non qu’on se distraie de ce qui se passe aux frontières ou à l’orient de l’Europe, ni partout où les hommes s’égorgent entre eux, souffrent et meurent, mais l’intelligence de ceux qui ne sont pas emportés dans le tumulte de l’action réclame un aliment. Elle voudrait sentir que malgré l’état catastrophique actuel, les idées remuent encore dans les cerveaux, prêtes à vivifier le monde dès qu’il pourra échapper à la hantise des faits sanglants.

Il y a des instincts irréductibles. Si sombre que soit la nuit, l’homme pense déjà au jour prochain ; si grande que soit sa détresse, il rêve de joies compensatrices, et, malgré le froid et le gel, il aspire au soleil qui réchauffe, il cherche du regard, à travers les ténèbres encore profondes, les montagnes dont bientôt l’aurore dorera les cimes neigeuses.


DORA MELEGARI


Rome, Janvier-Décembre 1915.