Le Livre de désir : histoire cruelle/02/02

Mercure de France (p. 105-154).


TROISIÈME JOURNÉE

CHAPITRE ix


Tout cela n’est autre chose
qu’une intempérance, une maladie,
un dérèglement de l’esprit,
un dessèchement du cœur,
une misérable captivité qui ne
nous laisse pas le loisir de
penser à nous.
Bossuet.


Au réveil, les nouvelles de France n’ont guère dissipé mon amère torpeur. Je n’ai pas reçu un ami, visité un musée, jusqu’à ce que baisse le jour… Alors, je suis allé demander à L… qu’il poursuive son récit.

« Jean, me dit-il, essaya de lutter… Il voulut, à des heures qu’il se ménageait, parcourir la ville, oublier le plaisir, du moins s’en distraire… Il cherchait dans la foule, sur nos rues, une sorte de liberté…

C’est à Rome, je ne sais quelle confiance en l’amour : il rassure le plus timide, confond tous les visages, adoucit le regard même de Dorietta… Le jeune homme considère au passage les grands yeux étonnés des Transtevérines dont la bouche est un peu marquée. Et il erre d’église en église, y trouvant de l’encens et des marbres vifs, du luxe, de l’ombre, pour disperser ensuite au soleil son désir d’émotion, de miracle et de gloire…

Les opinions particulières se perdent. On voit des prêtres qui, sans péril, promènent tout le jour leurs séminaristes. Et les moines n’observent plus la règle stricte du silence… Jean entendait les femmes qui, pour se le désigner, le nommaient, par un vieil usage romain, « Consul de beauté ». Et d’abord un peu gêné par tant d’amitié brutale, il jouissait de laisser sous leurs cils, pour le rêve du soir, ce visage qui l’empêtrait jusque dans l’amour, cette part de lui-même qui le limitait encore dans l’émoi des caresses… Avec quelle indifférence, il coudoyait des passants que rien ne hâte ! Leurs remarques l’associaient, sans qu’il en prît soin, à la beauté du jour, à l’universel plaisir… Il leur mêlait Dorietta, l’oubliait avec eux, et ne retenait que leur promenade, leur façon d’errer et de rire, leurs saluts et leurs retours de tête, ce mouvement onduleux des places et de la rue, qui soutient notre désir et fait plus agile la pensée.


« Quand j’étais petit, me disait Jean avec cet adorable front sérieux des garçons qui sourient, j’aimais caresser du bout du doigt ma lèvre ; et si je réfléchis seul, il m’advient encore de m’y risquer… Ne fût-ce qu’un parfum m’apporterait une volupté plus forte. Mais c’est un léger plaisir qui m’aide à rêver, le contentement donné à cet incessant besoin d’imagination amoureuse qu’il faut bien conduire jusque dans la méditation. »

L’amusant transport de l’enfance sur des journées de flânerie ! Quand il ne veut que du précis, Jean sait donc qu’il lui faut encore se confondre, s’alanguir, chercher le nom de l’indistinct.


I


Rome est le lieu, monsieur, où passent avec langueur tous ceux qui veulent se soumettre, ces abbés Lacordaire, ces amoureux de vingt ans et ces jeunes hérétiques à la recherche d’une vérité plus aiguë. À force d’ouïr les beaux chants des églises, de se faire humbles pour accueillir la saison sur leurs délicats visages, ils ne désirent plus se composer l’âme que de prestiges. Ils les savent emprunter au mystère, et ne craignent plus les apports d’un pays si doux. Ils ne disent pas que rien ne dure, car leur esprit d’ordre répugne à combiner des débris. Mais ils discourent sans insistance, et consentent à l’usure. L’unité de l’église les assemble et maintient leur vie dans un demi-ton qui leur plaît… Rome amoureuse, religieuse disperse leurs regards, leurs oublis, tout ce qu’ils laissent derrière soi, leurs curiosités et leurs vœux. Elle n’admet que le culte, un peu d’action régulière, pour que des gestes figurent enfin la vérité sur le vraisemblable et le convenu.

Ainsi Jean dérive le plus réel, l’habitude, l’obsession sur ce qui glisse, murmure… Un jeune homme très réaliste, un peu libertin ne néglige pas les appels les plus sourds. Car ils laissent supposer de secrètes voluptés, plus de visages sur l’inconnu.


J’ai bien compris qu’il fallait à Jean un muet compagnon de rêverie, une sorte d’idéal à poursuivre dans ses courses. Et je lui indiquai près d’ici, au no 20 de la via Monte Brianzo, la maison où, dans la compagnie de La Mennais, Lacordaire séjourna à vingt ans.

Celui-là n’était rien qui ne le pût toucher. Même goût de la philosophie, et cette éloquence subite que l’occasion soutient. Il avait eu la romantique enfance, ce désir de gloire qui flatte notre littérature. Il plaignait l’abandon des jeunes hommes dans Paris et ces promenades sur les banlieues de province où trop d’inquiétude et de vigueur les trouble. — Jean connaissait à Nancy, que plusieurs de ses parents habitaient, cette cathédrale construite à l’image des églises romaines, où Lacordaire dominicain inaugura ses conférences par des mots qui d’abord étonnent et puis désenchantent : « … Mes frères, je vous apporte le bonheur !… »


Le Bonheur ! Mot vague, but illusoire !… Comme par son charme, les promenades de Jean aussitôt s’ordonnèrent. Il fut à chercher les diverses adresses du Père dans Rome ; et d’abord, près San Nicolo in Carcere, le couvent — il appartient aujourd’hui à la Croix-Rouge italienne, — où l’abbé était descendu avant qu’il se fît moine, six semaines après la mort de sa mère. Près du Corso, Jean s’enquit de l’Albergo Cesari que le Père habitait s’il visitait la Cour de Rome. Mais une inscription posée par la jeunesse libre-penseuse en déshonore la façade.

Jean s’arrêta surtout à Saint-Eusèbe… Au cours d’une retraite chez les Jésuites, Lacordaire y avait projeté d’appauvrir encore sa vie, de la confier, plus simplement à l’invisible.


II


Cette chapelle était, d’intérieur, blanche, ronde, parée de moulures ; un oratoire où, les siècles derniers, Christine, reine de Suède, les épouses des Stuarts exilés, la comtesse d’Albany eussent prié… Je crois que Jean en aimait l’insignifiance, l’hospitalité de salon ; et qu’y étant allé un jour malade, dolent, avec le besoin d’être secouru, il y recherchait la discrétion des parfums qui subsistent dans toutes les églises du monde. Indéfiniment, que le soleil baisse ou se lève, ils soutiennent la sérénité du repos. À leur contact, l’air est aussi doux que l’insensible passage de l’heure. Et l’obligation où l’on est de conserver dans un lieu saint une certaine tenue, empêchait que cédant au sommeil, Jean s’y reconnût accablé.

Il y trouvait de l’aise pour songer à Dorietta. Les mendiants qui murmurent à la porte, ne le distrayaient même pas. Et quand sur le dossier des bancs, il eût lu la prière qu’on déclame en un italien sonore à la Mère des Douleurs : « Deh, Madre nostro amorosa. Vedite quanti pericoli nell’anima e nel corpore circondono… », il les reconnut bien, les périls de l’âme et du corps… Il les savait plus âpres que la misère, toute l’aventure et aussi tout le confort de l’espace, cette insinuante volupté !… Et il se souvenait d’une sicilienne de Pergolèse que des inconnues mal voilées lui chantaient dans les rues : « Ogni pena più spetata soffriria qu’est’alma afflita e desolata se godesse la speranza di potersi consolar… »

Toute peine ; toute souffrance ! Le pouvoir de consoler… Ce sont presque les mots de Juliette à sa nourrice, le matin, quand elle a quitté Roméo, et le dissimule à son père, à sa mère… Jean rêve que Dorietta, sur le ton des Litanies, balbutie de douces paroles… Il se prête à leur caresse avec la sensualité d’un culte qui vêt de soies et de perles la Reine du Ciel. Dans cette église mondaine que les Jésuites desservent, il n’imagine plus qu’une feinte confiance, des génuflexions. Et il admet un acte détestable, presque sacrilège… Jean supposa qu’il écoutait la confession de Dorietta.

Ah ! l’inouï plaisir d’épandre sur l’espace, de rendre à l’ombre cette histoire d’amour qui l’obsède ! de confondre le visage de son amie, le voiler sous les cheveux d’une pénitente !…

Jean s’assied près l’unique confessional. Au murmure des voix, il se rappelle le jeune prêtre espagnol dont il a fait son ami, et qui refuserait à Dorietta de l’absoudre… Il lui plaît de devenir un obstacle qui la limite. Il s’enchante que l’église, la plus forte organisation de l’inconnu sur ces lieux, la diminue. Il tressaille, s’il l’entend qui mêle leur amour, contre la bouche grillée, à l’impureté de l’air… Rien n’empêchait qu’il l’imagine. Ne lui avait-il pas interdit le plus léger parfum, de peur qu’elle l’étourdisse avant même qu’il lui eût pris un baiser ? Ne savait-il pas aussi les détours plus sensuels de la voix qu’on ne comprend et qui se replie, semble une plainte, dégrade toute patience, tout soupir. Ainsi, quand Dorrietta repose, il l’avait surprise plus d’un soir parmi des étoffes qui s’affalent. Il l’avait admirée dévêtue, caressant les grains d’ambre de son cou.

Et Jean qui ne respecte rien, retombait aux noms de toutes ces femmes à qui Lacordaire disait ses projets et ses vœux, Mme Swetchine plus subtile qu’une néo-grecque, Mme de Prailly qui lui vantait les parfums d’Hyères, et la comtesse de la Tour du Pin pour qui il aima Versailles ; car à vingt ans, elle s’en remit sur sa direction… Lèvres dont la tendresse élève la foi, les plus capables peut-être de rapprocher l’âme de l’inconnu parce qu’en l’énervant, elles l’y perdent.


Jean entourait Dorietta de variété et de rythme… Sans doute, il se répétait ces versets de David que j’ai retrouvés dans ses papiers : « De mon cœur est sortie, dit la Reine, la bonne parole… Ô roi, tu l’emportes de beauté sur les fils des hommes ; et la grâce est répandue sur ta bouche… » Mais voici ce qui est répondu à cette princesse : « La reine s’est tenue à sa droite en vêtement tout brodé d’or… Après elle, des vierges furent menées jusqu’au roi : elles furent introduites dans le sanctuaire royal. »

Dialogue plus beau, monsieur, que tous les chants d’église, et sensible même à ceux qui ne croient point ! À la voix triomphante d’une jeune femme sûre d’elle-même, le chœur des hommes s’oppose, soutenu par les orgues et la fatalité. Il dit le droit au changement, l’éternel mouvement. Il remet de l’hésitation jusque dans l’âme la plus fière, et réduit les caresses, la flatterie de la parole. Pour moi, je ne suis jamais entré dans une église romaine, sans me pénétrer d’une atmosphère mystique. J’y respire les joies, les pleurs des femmes, des épouses ; les délices des jeunes hommes et leurs repentirs. Ce n’est pas, comme dans vos chapelles gothiques, le Dies Iræ, le sentiment de la faute ; mais, au milieu du luxe, tant de conscience de soi qu’on reconnaît partout l’analogue, de la condescendance jusqu’à vouloir partager l’universelle noblesse…

Ainsi Jean traîne son amie sur des décors. Il l’entoure de compagnes, de rivales. Il lui cherche des gestes qui la soumettent. Car il l’aime, mais ne veut pas qu’elle règne.


III


Peut-on, monsieur, calmer de telles fièvres ? Tout, même le silence, enivre… Leur immobilité accable. J’en ai vu qui fermaient les yeux, et, de vertige, ne les voulaient pas rouvrir… « Tes beaux yeux sont las, pauvre amante ! — Reste longtemps sans les rouvrir, — dans cette pose nonchalante — où t’a surprise le plaisir… »

Jean ne sait plus par quels soins extrêmes de l’âme, se réserver. Et comme les derniers aveux de sa faiblesse, ces objets dont on s’éprend d’un tel amour sur le ciel parce qu’ils y paraissent seuls et tremblants, un arbre qui s’effile, une ombre qui s’efface, il a copié ces lignes du Père : « Je suis toujours étonné de l’empire qu’exerce sur vous la vue de la beauté extérieure, et du peu de force que vous avez pour fermer les yeux. Je vous plains bien de votre faiblesse, et je l’admire comme un grand phénomène dont je n’ai pas le secret… »

Il ignorait donc, Lacordaire, qu’on écoute des voix en se froissant de douleur la tempe sous la main ! Il ne supposait pas que pour s’obliger à garder le silence, on en vient aux meurtrissures !… Comment les peut-on assembler, l’apaisement et la divine insistance ?… Autour de Dorietta, dans les brumes croissantes du soir il ne s’est ordonné que l’église, son unité, sa froideur, un dépôt, administratif du ciel…

Jean a pris la Via delle Sette Sale, tortueuse, humide, derrière Saint-Martin des Monts où le Poussin, dans des paysages composés par le Guaspre, a peint des figures humaines…

Jean n’est pas loin du couvent des Frères Mineurs, où leur ordre s’est réfugié quand ils quittèrent la Trinité. Ils conservent le Cénotaphe de Michel-Ange. Mais Jean se détourne d’une tombe vide et il préfère se réfugier en l’église voisine, San Pietro in Vincoli.

Saint-Pierre dans les chaînes… Les Lois… Le Législateur… Jean y cherche le visage du fameux Moïse qui lui révélera le calme et la bonne mesure… La statue ne lui a semblé qu’une œuvre d’architecte, un corps solide sur deux fortes jambes, une barbe et des draperies ornementales… Il en vient à l’ironie. Puisqu’on a fondé une Congrégation des Chaînes de Saint-Pierre, Jean persuadera Dorietta qu’elle s’en mette. Elle portera de petites chaînes en bracelet.

Gagné par le grand silence indifférent, Jean réduit l’humain à quelques épreuves… Il songe comme Saint-Pierre, une première fois s’évada. Un Ange le conduisit jusqu’au mur de ville, et le laissa seul dans l’obscurité. Ainsi, le miracle qui vaudrait l’univers, le déserte. Notre pauvre cœur n’y sait rien de durable et de rare.

« Je suis toujours, me disait Jean, ce petit garçon qui, le dimanche, répétait avec inconscience, comme un salut, ce bel hosannah : « Élevons nos cœurs vers le Seigneur ! » … Je ne connais pas même Jésus, et pour mon cœur, il n’y faut pas d’image précise. Je ne retiens que ce mouvement : il suffit à m’insérer dans toute la journée. »

… Il aimait ces gestes futiles qui n’ont pas d’objets précis, mais réunissent jusqu’à les mêler nos plus profondes habitudes et l’inconnu. « Allez et marchez » disait le Christ au paralytique devant la Belle Porte du Temple ; et le malade, relevé, s’éloignait. — Jean, lorsqu’il sortait de l’église, faisait l’aumône. Nulle action ne l’émouvait plus. Une main se tend, saisit, emporte : pour qui ? vers quoi ? Il ne le savait pas… Morceaux de pain, friandises, cigarettes que fume un enfant… »



CHAPITRE x


Rome et mon âme me suffisaient.
Lamartine.


« Sur les fins d’après-midi, quand le coucher du soleil ne laisse plus distinguer les yeux des jeunes femmes, mais persuade qu’ils sont plus brillants, Jean retournait à San Pietro in Vincoli… À force de précautions, il se réservait par-dessus la volupté, une sorte de fragile domaine, et s’y maintenait quelques heures, comme un métaphysicien croit dominer le monde. En divers lieux de Rome, il put saisir ces apparences d’intellectuel bonheur.


I

Saint-Pierre dans les Liens, basilique toute nue, plus froide que Saint-Eusèbe ; de vieilles colonnes régulières, en partageant l’espace, donnaient à Jean de l’assurance. Il s’y retirait de la foule, et plusieurs fois y conduisit son ami l’Orientaliste.

Jean le menait à la tombe d’un philosophe qu’ils eussent pu aimer, un homme du Nord, fils de pêcheurs sur le Rhin, comme les della Rovere à Savone qui, si longtemps, ont possédé l’église… Nicolas de Cues, cardinal, a composé un sage et mystérieux volume, la « Docte Ignorance »…

Sur ce titre, Jean aimait égarer son camarade, témoigner, en le lui vantant, qu’entre eux deux ne persistait aucun accord de l’esprit, « car lui-même n’admettait pas d’érudition, simplement, de la paresse, tout subir. »


En vérité, monsieur, Jean connaissait, sans qu’il l’avoue, les systèmes du Cusan. Il avait lu comme la Vie nous cache Dieu ; mais aussi qu’à tendrement agir, nous pouvons dès ici-bas le rejoindre, nous fondre à ses Vertus.

Quand il est las de pressentir et d’attendre il ne saura jamais quel appel, dans ces églises qui tiennent en suspens tous ses émois de jeune garçon, Jean retrouve donc sous des termes logiques, placides, le droit au repos, la confiance, de quoi s’abandonner à de secrets murmures… Il laissait tomber la voix même de son ami. Et, au fond de son cœur enivré par l’espace, le vide, elle n’était pas plus qu’un bruissement de feuilles sur toute la campagne où règne la saison.


Maître Eckhardt, un grand mystique d’Allemagne, qui fut l’initiateur de Nicolas de Cues, jugeait la science, de Dieu un éternel retour de Jésus en nos âmes. Et il célébrait un quotidien Noël… Au cloître du Museo Nazionale, Jean, lui aussi, m’avait laissé entendre un cantique : « Nous venons tous pleins d’espérance, — saluer avec révérence, — l’enfant né dans cet humble lieu… » Mais il ne se proposait plus que l’attente, une paisible conquête des jours. Il soupçonnait qu’à user de délicatesse, il pourrait surprendre dans le silence un ordre qui l’adopte et l’entraîne, le berce.

Et il fréquentait les quartiers déserts de Rome, sa plus lointaine colline, que le Tibre, en la contournant, isole… L’Aventin ne porte que des vignes, quelques églises, le couvent presque ruiné de Sainte-Sabine. Il est, comme dit Virgile, le « Mont des Oiseaux »… À s’y promener loin de Dorietta, peut-être Jean entendra-t-il sur les heures du jour, ces notes légères, ces cris qui ne sont ni la tristesse ni la joie, mais dégagent, mieux que le plus noble effort.


II


Le couvent de Sainte-Sabine, monsieur, n’a plus cette pacifique richesse que je lui connus encore avant que le Roi occupe Rome. Deux cloîtres, de grands jardins, un palais qui porta les armes des Savelli, entourent l’église. Mais le promenoir où le jeune Chassériau peignit le portrait de Lacordaire, n’est plus que la cour d’un lazaret… Dans cette sérénité, l’État n’a su mettre que des malades.

Toujours les Dominicains ont préféré la Procure de Viterbe, ou, près du Panthéon, Santa-Maria sopra Minerva… À peine si quelques Pères veillent encore sur leur église construite des débris d’un temple de Diane. Et le curieux l’aborde dans le même silence où l’avait trouvée Stendhal vers 1820, quand une vieille femme aveugle en était seule gardienne… Comme, en effet, les écarts de la ville ne s’entourent que du plus général ! On n’y sent rien qui distraie l’âme, l’emmène ; tout au plus la pureté de l’air.

Et nous demeurons repliés sur nous-mêmes…

Dans une cour, entre des briques, parmi les herbes folles, les moines montrent un oranger qu’ils disent planté par Saint-Dominique. — Jean qui eût méprisé l’arbre de Mme de Beaumont, parce qu’il ne devinait à son entour que des plaintes et le désordre, s’arrêtait devant la relique. Elle lui semblait une sorte de « mai » consacré où pourraient onduler la chaleur, son désir. Presque au centre du sanctuaire, il retrouvait enclose une plante tenace, comme sur l’Acropole d’Athènes, un olivier soigné à la mémoire de Pallas, dans une atmosphère que les dieux ont quittée… L’oranger de Saint-Dominique offrait la branche où l’esprit se pose et, humblement, écoute, sans le troubler, l’univers…

Jean que surchargeait l’abondance, souhaitait encore des royaumes plus simples, plus vastes… Jadis, dans la Grèce qu’il aimait, les Sages eussent conté qu’il cherchait à surprendre des secrets divins, et qu’à certaines heures, dédaigneux de l’amour, il s’employait aux muettes complaisances de Diane.

Sur ces lieux, Jean ne voulait que des paroles insignifiantes : elles n’auraient de suite que dans le mystère d’un cœur facile à émouvoir.

« J’ai pris le goût, me disait-il, des lectures ecclésiastiques, lettres de direction à des jeunes gens épris du divin Maître, qui se condamnent à tant de mesure parce qu’ils cherchent l’inexprimable… Leur langage est réservé : son moindre excès se perd dans la défaillance des imaginations… Je voudrais connaître les jeunes femmes avec qui ils causent. Car c’est l’indicible qu’ils balbutient, presque l’amour qui s’intimide.

« La grande paix serait de promener un ami silencieux : jamais on ne domine mieux le monde. Ce semblant d’affection isole notre cœur, limite nos espoirs. Quand nous prend un besoin de tendresse, nous songeons au service qui fonda notre amitié… Dorietta exige qu’on l’amuse. Mais lui, il me prendrait toute ma mémoire. Il se chargerait du passé. Et je le laisserais faire le vide en moi pour acquérir plus de résonnance… »

À la Villa Borghèse, monsieur, j’ai souvent remarqué une toile de Merisi de Caravage, un jeune David pâle, vêtu de noir et qui surgit des ténèbres. Il n’a pas de fantaisie que dans ses yeux fiévreux. Un béret et une plume de paon témoignent sa jeunesse et son enfantillage. Pourquoi Jean n’avait-il pris garde à ce baladin de la mélancolie, soutenant l’énorme chef de Goliath, comme s’il eût cueilli l’univers ? Un compagnon, ses bravades nous aident à porter l’existence, où conquérir nous laisse trop seul… Jean lui eût remis tout le savoir, le souvenir. Il n’eût gardé que l’allégresse sur de l’indifférence, comme la vie s’est posée sur la mort.


Sans doute, il m’a conté que plus d’un soir, il avait erré en compagnie d’un camarade, sous la pluie, dans la brume et l’odeur du pétrole d’« auto ». — Mais, au sortir du collège, on rêve de chemins plus nobles que des flaques d’eau ne souillent pas. Nul ne sait encore oublier, négliger, faire part à deux… On ne voudrait que marcher seul, en maître… « Si je vous dis parfois, ajoutait Jean, ce que je pense de Rome, c’est qu’à coup sûr, vous ne m’entendez pas sans réserve. Vos étonnements, votre patience m’isolent… Je crois un instant détenir mieux que vous, la Ville, toute la Vie.


« Si j’écoute la chanson de Dorietta, je mets en œuvre auprès d’elle la plus extrême politesse. Alors, au lieu de se défendre dans une atmosphère trop chaude, elle se rassure. Elle consent que je déroule ses tresses… Et quand elle croit me dominer, nous atteignons le désordre de la passion qui emmêle sa chevelure et nos soupirs… Puis la fatigue l’accable, et moi, je possède toute la nuit… »


III


Il n’est pas, monsieur, plus d’orgueil. Jean admettait que Dorietta prît avec lui un léger ton de protection. Il se croyait assez de réserve intellectuelle pour s’y dérober. — Si l’on aime une jeune femme qu’un autre conduit, la musique crée à son entour un mouvement qui n’humilie pas, presque le pouvoir de l’envelopper… Mais Jean savait mieux que la musique : l’espace même qui la supporte.

Rarement agile dans ses gestes, il l’est du moins à combiner ses pensées. Il imagine son amie jusque dans les bras d’un autre. Et pourtant, il sait bien qu’il en demeure le maître.


Dorietta voudrait qu’il rêve son seul visage. Elle emploie l’intrigue à ce bien peu qu’est le succès. — Dans ses habiletés, son insistance, Jean reconnaît les efforts continus de la Raison… Il leur préfère si délibérément des attitudes que cette petite volonté ne l’entraîne plus… Il s’en remet à elle de veiller à leurs plaisirs…

Jean peut suivre du regard le vêtement blanc de Dorietta si cru, si dur : il l’adoucit au mauve des horizons, et, en plein jour, sous la grande richesse de la lumière. Puisqu’il ne concerte rien, ne doit-il pas tout composer comme la Fable ? Dorietta trouve en lui de la bonté, un paresseux qui s’enchante de laisser surgir presque la fiction.


Dans les jardins de Sainte-Sabine, vers le Tibre, le Père Lacordaire semait des graines envoyées par la princesse Borghèse, belle-mère de cette jeune femme qui prit la fièvre sous les pins… Jean se fût mal résolu à tant d’activité…

Il aimait le sourire presque rituel du moine, qui plaît aux jeunes gens capables de préférer la tristesse à la sympathie… C’est bien la fin de nos pensées, la dispersion des troubles qui agitent l’âme, un peu moins encore que les paroles incohérentes où s’abandonnent les impulsifs. Le sourire réunit notre cœur à l’accueil de l’air. Il met de la fragilité sur nos ignorances…


Jean fut tout heureux ce soir-là… Il se croyait une conscience du monde légère, agrandie et cependant riche d’amour. Et parce qu’à son âge, le moindre contentement incite à l’action, il voulut marcher.

… Je l’ai rencontré, passant au Corso sans qu’il ait vu ma voiture. Il allait, rapide, sifflant même des lèvres. Et les jeunes Italiennes se retournaient à tant de gaieté. Enfin, il atteignit dans l’obscurité, la place du Peuple déserte. Il m’a confié que nulle surprise ne lui causa jamais un tel mal… Ah ! Berceau de la nuit que borde la fadeur de deux églises, d’un jardin qui finit, de la campagne qui commence ! Vous décomposez trop vite une âme qui ne veut que l’équilibre, accoupler son désir et le possible de la conquête…


Jean, rentré à son hôtel, ne lut point, ne causa pas. Mais, de son lit, il entendait le murmure des voisins. Et sur les lèvres, il devinait l’inquiétude, l’inévitable baiser… »



CHAPITRE XI


…Vos yeux, vos tristes yeux…
Racine.


« Les journées qui suivirent, laissèrent à Jean une période de calme et de puérilité.

Cette fièvre nonchalante que tant de désirs disjoignent, un monastère, plus de paix, un refuge propre aux novices l’endormaient. Et retrouverait-il l’équilibre de l’âme aux approches de cette arrière-saison, où devant la nature encore bonne et gaie, on ne laisse pas de prendre quelques précautions ?


I


Dorietta voulut connaître un séjour tranquille dont l’air plus pur et la fraîcheur renommée dans Rome lui avaient fait Jean moins nerveux, plus aimable ; contempler près de lui la brume rose qui dort sur la Ville, les teintes jaunes de la terre et des eaux où gisent le servage, l’ardeur. Et Jean la mena sur l’Aventin.


Quand nous découvrons l’amour, ses jeux si précis, nous ne gardons du monde que de vagues impressions, je ne sais quelle chaleur, quelle lumière… Nous nous connaissons dans l’âme une sécurité, mille délicatesses qui ne se nomment pas plus que les traits du visage et les rides aux paumes de nos mains. Jean transformait en confiance une sorte de mollesse native ; et dans cette atmosphère qu’il jugeait sereine, il ne redoutait plus que Dorietta pas­sât.

Lorsqu’ils vinrent à Sainte-Sabine, l’Église était fermée. Jean sourit qu’elle ne les reçût pas, comme si un sanctuaire lui ménageait son secret. Du parvis, il indiqua simplement à Dorietta le buste de la Sainte placé dans une niche sur la porte : buste d’impératrice ro­maine, transformé, adouci, innocenté ; à peu près une princesse…

Ils s’en furent jusqu’à l’esplanade voisine, absurde petite place ornée de pylônes à ses angles ; de cuirasses, de drapeaux sculptés. Il ne reste que d’y répandre du sable pour en faire un lieu de repos, où descendre de sa voiture. Piranèse l’a décorée, comme le Cardinal de Polignac dressait des estrades sur la Piazza Navone, quand il y donnait des joutes en l’honneur du roi de France. — Dorietta songeait à ces chars de triomphe qui, les jours de Carnaval, parcourent magnifiquement le Corso. Elle n’entrevoyait que l’allégresse, des fêtes.

Mais les éternels clochers, le Prieuré de Malte, de noirs cyprès l’entourent ; et Jean continue de savoir mieux qu’elle les enveloppements de la vie. — Il connaissait les vues de Rome qu’a gravées le Piranèse, solennelles, désertes : leur noblesse se compose d’un peu de proportion sur les plus humbles ruines.

Si l’on a réduit l’espace à de l’ordre, de la symétrie, on peut imaginer l’infini, et lui faire supporter ce qu’il surgit d’émotion, d’inouï tremblement. Les rêves, à l’entour du moindre visage, s’élancent ; conquièrent et lui rapportent toute l’attente. — Jean ne veut pas que Dorietta l’enivre, l’oblige à mépriser rien. Il usera son amour en la douceur, à la patience des choses…


II


D’une allée qui descend près l’église du Prieuré, Dorietta et Jean pouvaient voir l’atmosphère bleue de la campagne romaine. Par-dessus les murs bas des jardins que dépassent les fourrés d’eucalyptus, d’orangers, souriait une mansuétude qui atteint jusqu’aux Monts de la Sabine…

Sans doute, Dorietta joignit sa main au poing de Jean qu’il laissait à l’abandon. Et debout près de lui, se reculant un peu, elle devait avoir un avide regard… Elle admirait le spectacle de la plaine avec un semblant d’ironie. Car elle se croyait assurée de distraire bientôt sur sa seule tête l’allégresse qu’il conseillait à Jean ; de recueillir ses prières… Elle se pencha sur lui avec réserve, puisqu’elle savait comme ce grand garçon sentimental admettait peu qu’on l’obsède. Et, prenant pour plus d’humilité le tutoiement qu’excuse la langue italienne :

« Que je suis heureuse, murmurait-elle, de te plaire !… Je jouis du bruissement de ma robe dans le silence où il me faisait peur ; et je ne me regarde plus pour connaître si je suis belle. Quand la joie bourdonne, je demeure sans inquiétudes, car je sais bien à qui la dire… Dans la solitude qui me troublait plus qu’aucune rencontre, je n’ai point de honte… Je puis enfin ne pas être timide. Et j’ai l’âme légère, comme les soirs de jeûne, en allant à l’église. »

Ainsi elle répétait d’incessantes phrases d’amour. Mais lui, il ne l’écoutait guère. Il n’entendait que le son de sa voix, cette promesse sourde du plaisir qu’il pouvait confondre avec le beau paysage. — Dorietta avait ces petits cris de jeune femme contente et presque sensuelle qui déchirent l’air pour le troubler, — s’imposer, comme la cigale s’entête à divertir la prairie.


Jean se souvenait de soirs passés en Grèce, à quinze ans, fatigué, malade, soigné par des jeunes filles. Il y avait composé sa paresse des plus belles offres du monde, et, sans envie, sentait errer autour de lui la générosité, la beauté, la gloire…

… Dorietta fut suprise qu’il la voulût encore envelopper des lointains, et qu’il ne lui parlât pas de l’éclat du jour uniquement pour lui dire, en madrigal, comme il ne vaut point ses yeux. Qu’était donc cette habitude de ne l’accepter jamais seule, mais de la cerner, de la perdre en des enchantements ? La coquetterie qu’elle met en œuvre lui paraît plus raisonnable que tant d’immobilité, de monotonie. Elle redoute des maléfices et n’ose plus que prier.

Quand ils s’en retournent et qu’ils passent devant Saint-Alexis, elle y fait entrer Jean. Sainte Françoise, patronne de Rome guérie par miracle de maladie, est venue dans cette église remercier Dieu : Dorietta espère que des supplications arracheront son cœur à l’agoisse, son ami à la magie, et il faut bien le dire, leurs deux jeunes corps à trop d’errements et de promenades…

III


Rien ne vaut de sortir vers cinq heures, pour errer dans le brouillard qui tombe. Alors la lumière de quelques globes électriques se dépose comme des perles, de troubles regards sur la brume où le jour laisse encore sa clarté. À peine si les dalles humides réfléchissent quelques lueurs : c’est toute une reconnaissance d’amour, de tendres visages que le plaisir rosit… Je ne sais rien pour me faire plus supportable la volupté, mieux évoquer les heures de mon adolescence.


Quand Dorietta et Jean redescendent vers la Ville que saint Pierre appelait Babylone, du même nom que Racine l’opulente Bagdad, qui donc leur dira la parole de l’apôtre aux Romains : « Mes bien-aimés, ne vous effrayez pas du feu ardent qui vous dévore… »

… Ils pouvaient voir devant eux, par delà le cimetière des Juifs, les ruines vives du Palatin. Des terrasses s’étalent à ses flancs et leurs balustrades dessinent la flânerie.

Mais au bas de la montée, un moulin mécanique mêlait son bruit au chant d’un orgue… Trop de tristesse et d’émoi pour atteindre les bords du Tibre !… Le fleuve délite ses quais, ravale leurs sables et en dépit des amarres, ne laisse point aux barques de repos.


Près la vieille église grecque de Santa Maria in Cosmedin, devant le temple consacré à la Madone du Soleil, Jean n’a point voulu quitter Dorietta pour un soir, avec des mots qui lui déplaisent. Car de la sentir souffrante eût vaincu ce qu’il se ménageait d’apparente liberté. — À une vendeuse en plein air il acheta deux roses blanches, un bouquet de narcisses. Peut-être que demeurée seule, elle y plongerait son visage…

Lui, volontairement, il n’imaginait sur ces parfums que les serres en bordure du parc où il avait joué enfant, les fleurs que sa mère choisissait, qu’il cueillait dans les bois en aspirant la prime-saison…


Au vrai, sans qu’il le sût bien, Jean ne désirait qu’une sorte de chasteté, de pureté. Elle le garderait de trop admirer, de se soumettre… Il lui fallait de l’indifférence, une tendre simplicité d’âme, presque le dégoût.

… C’est pourquoi il passa la soirée dans un café, parmi le va-et-vient des clients et des garçons. »



Je me souviens… Sur les quais de Florence, où je passais avec une jeune femme, un enfant m’a dit : « Ta dame est la plus belle !… » Il m’a semblé que tout saluait ma compagne, et portait notre amitié.

Les esprits qu’ont formés le plaisir et notre extrême civilisation, ne dédaignent pas les plus vulgaires rencontres. Ils savent qu’aux plus jolies choses, il faut, pour les servir, l’humilité.

Mais la jeune femme me méprisa de lui rapporter un bas compliment. Elle n’y distingua pas mon soin de la faire adopter par tout le calme univers.

… Et pourtant, la volupté traîne sur le monde : chacune s’y fie…