Le Livre de désir : histoire cruelle/02/01

Mercure de France (p. 75-103).


DEUXIÈME JOURNÉE


CHAPITRE VI


Ah ! mon fils ! c’est l’amour, c’est l’amour insensé ! Qui t’a jusqu’à ce point cruellement blessé !
A. Chénier.


Je me suis assis vers une heure, dans Saint-Pierre, sur la base d’un pilier… Toujours, il y flotte de l’obscurité, de l’encens, et leur capuce pèse à la gorge des frères qui prient.

Au sortir, l’aspect froid de la place blanche, verte, semble tout clarifier. Le regard atteint sur la droite jusqu’à la vigne Mattei, entre les colonnades. Et je me repris à vouloir du repos, de l’ordre.


Mais L… m’accueillit par des paroles troublantes :

« Comme le poids de l’attente, monsieur, insiste sur l’horizon qu’on s’est efforcé de maintenir si pur, si paisible ! Le cœur s’affole et perd toute maîtrise de soi… Quand Dorietta passait, les ondulations de sa robe n’étaient plus pour Jean de la grâce où à peine s’immisce la poussière. Il voyait dans sa traîne la draperie, la promesse d’une défaillance. Il imaginait comment la soutenir et sur quoi l’appuyer.

Tant d’obsession m’inquiétait… Lassé peut-être de mon empressement, il m’avait avec négligence parlé de son amie, conté leurs après-midi aux Jardins Borghèse. Je l’ai vu plus d’un soir, nerveux, s’accouder à la fenêtre où vous êtes, chercher à se calmer par le spectacle du Tibre qu’à votre âge on trouve vite accablant ; puis s’en prendre à de bien pauvres détails, caresser, sur la tablette où il se pose, ce moulage en plâtre d’une main.

Son camarade, plongé dans les manuscrits orientaux du Vatican, ne lui était pas un secours. Je lui fis connaître divers jeunes gens de la société romaine : leurs préoccupations ne différaient pas assez des siennes pour l’en distraire. Les archéologues de l’École française lui parurent sur la vie de tels spécialistes qu’il déclara préférer, devant le palais Farnèse où leur pays les loge, le marché du Campo di Fiore. « Là du moins, disait-il, on trouve au milieu de vieilles soies, mille objets à revendre, fatigués par l’usage, retombant au quelconque et à l’inconnu. »

Un jour enfin, comme s’il m’eût demandé protection, il m’offrit de l’accompagner. Et, longtemps, nous avons erré sur les premières terrasses du Pincio, devant une ancienne église de France, le couvent de Saint-François cédé aux Dames du Sacré-Cœur, et la Villa Médicis… Nous pouvions contempler la ville depuis cette allée ombreuse qu’on nomme la « Trinité des Monts ».


I


Nous y fûmes par l’escalier d’Espagne dont le marbre, sous le soleil encore haut, gardait un pénible éclat. Ses deux cents marches, dans Athènes, eussent porté des processions. Mais les Cardinaux romains ne donnent plus de fêtes. Il n’y passe que des étrangers, les vendeuses de fleurs, tout le commun de la vie. - - Jean, par respect pour ce qu’il croyait déjà la faiblesse de mon âge, s’arrêtait, se retournait vers la Via Condotti qui s’en va au Tibre, étroite et garnie de chapelets comme un bazar d’Orient.

Il souriait au souvenir d’enfantillages qui l’avaient amusé sur les bancs d’église, à cet égrènement si simple des jours. Mais l’odeur forte des mimosas, des roses lui remettait l’inquiétude au visage, lui rendait ce souci de la volupté qui convainc de fermer les yeux.

« Je sais bien, murmurait-il, comme tous ces parfums ne valent pas plus qu’une musique de commande. Ils me font souvenir des orchestres de brasseries qui, les soirs, me dégoûtaient le cœur… » Ainsi, dans l’obsession, il continuait de discerner le vulgaire.

Si nous faisons de la vie un débat intellectuel ; si nous y mêlons l’orgueil et un grand soin de l’esprit, quelle difficulté à y insérer l’amour !… Le jour d’une chanson, il faut que des bruits plus obscurs enlacent notre voix : sinon, la volupté l’étouffe.


II


« J’ai connu, disait Jean, d’autres terrasses en bordure de la vie, où, dans un désir imprécis de conquête, je souffrais la solitude…

« Rives du Rhin, vieux remparts de Bonn, d’où le regard file au long du fleuve, mené sur la lande plate, par des cantiques et des fugues, l’été, l’impatience de quinze ans…

« Garigues de Provence, sèches et désertes, faisant aux pères du jeune Mirabeau un sang si vif que, libre enfin, il les en injuria…

« Et, si je visitais mon ami, promenades de Pau, sous un climat trop doux qui détend les visages, laisse bruire chaque feuille des arbres, d’ardeur ou d’abandon…

« Partout un chemin qui suit la perspective !… Mais rien, ici, ne m’est docile. Et devant l’inconnu, je ne sais plus que m’arrêter, timide. Dorietta m’a distrait, m’isole, me pénètre de lâcheté.

« Le mieux que j’obtienne des choses, c’est d’imaginer qu’elles la fatiguent, l’endorment. Alors son sommeil m’attire, son sommeil que je souhaite troubler… Je m’enveloppe de mélancolie romaine comme d’un manteau, pour veiller Dorietta, et dans le silence, j’amoindris autour d’elle, la réalité des paysages… »

On voyait les dômes des églises dans un désordre de maisons et de cours ; au loin la façade régulière du Vatican et les lignes des montagnes. Il en montait peu de bruit ; et la bigarrure des toits se confondait sous la lumière. On ne cherchait même pas un arbre près duquel goûter l’ombre et le murmure d’une fontaine. Ce n’était que l’ennuyeux spectacle de l’inutile.


III


… Sur ces terrasses, l’idéal du jeune homme dès qu’il souhaite la beauté sur le monde, vous accourez du Nord pour clamer votre joie. Mais bientôt, si vous êtes sensibles à la mesure, accablés de soleil, vous rêvez la fraîcheur de quelque salon clos où dormir. Après le voyage, l’amour, vous ressemblez à Télémaque, lorsque échappé de la tempête, au plus se réjouit-il parmi les nymphes de Calypso, de porter délicatement une belle tunique…


Comme Jean avoue son attente…

« Toute curiosité meurt… Je désire le vague et l’ignorance… Je ne veux pas que tes doigts heurtent rien. En hésitant je les promènerai dans un brouillard qui m’adoucisse même le bonheur…

« Dans la crypte de Lourdes, j’ai lu en ex-voto, trois beaux mots dont je voudrais charmer l’avenir : « À Notre-Dame de Lourdes, — Reconnaissance — Confiance — Abandon. » C’était l’incantation pleine de grâces, de jeunes femmes grecques, les Ursulines du Sacré-Cœur de Lutra, dans l’île de Tinos…

Devant ce rocher, Albert de La Ferronnays, qui passait des après-midi de malade sur un pont de bateau, admira sa cathédrale. Il eût voulu y séjourner. La belle prudence, et comme de peu se compose la vie…

« La même année, sa sœur Olga, leur père étant ambassadeur à Rome, fit au couvent du Sacré-Cœur sa première communion. Sans doute, elle chanta le Veni Creator et supplia le Seigneur qu’il lui emplisse le cœur. Le soir venu, sa compagne Pauline écrivit deux phrases que j’ai apprises : « Enfin, nous sommes sorties, et quand la porte s’est refermée sur nous, il m’a semblé que nous nous retrouvions dans un monde effrayant, agité. Tout ce qu’il y a de doux ici-bas restait derrière ces murs.


« Sur des marches où j’hésite, il n’est plus que l’effroi de ces petites filles. Elles mêlaient aux grands mots timides des prêtres : « Tout passe ! », les vers d’amour de Silvio Pellico : « Dio amore ! mio Diletto… Le cœur de mes délices a battu sur mon cœur… » À douze ans, elles soupirent la passion, et leur enfance m’opprime de volupté… »




CHAPITRE VII


— Oserais-tu contempler la Mort ?
— Je ne l’ai pas encore vue.
— Elle n’a pas de forme.
— Est-ce la Mort que le Silence ?
Byron.

« La plainte de Jean, monsieur, cette abusive volupté qui le laisse si timide, énervent son profil ; réduisent la terrasse aux malaises de l’aurore, quand on s’éveille dans la brume…

Vers 1885, mes camarades et moi, nous sortions de détresses analogues, par une boutade, quelque insolence, ce que nous nommions de l’énergie et de la volonté. Les plus délicats goûtaient peut-être ce charme douloureux de suivre le visage d’une amie qui se défait sur le soir et donne à tant d’éparse mélancolie de la grâce et de l’unité.

Mais Jean n’avait pas un cœur si simple… L’amoureuse nonchalance composait son attitude. Il l’eût voulu étendre sur la Ville comme la Mort, qui s’accroche à nos ruines, et fait la banlieue, nos places si fiévreuses.


I


Près le Pincio vint s’abattre, défigurée par la fatigue, Mme de Beaumont que les amis de Chateaubriand surnommaient « l’Hirondelle ». — Un instant, elle rêva dans le Colisée qui fut à Rome sa seule visite. Mais, comme d’instinct, elle ressaisit sa direction… Elle regagna, place d’Espagne, son appartement, une petite cour plantée d’un oranger qu’alors Jean aurait aperçu de la Trinité…

Il n’aimait pas les agonies d’oiseau. — Quand le désordre intervient chez une maîtresse sous des yeux de vingt ans, il peut n’affleurer qu’un défaut de toilette. Une tendre curiosité suffit à le réparer. Et nous voilà émus à plaisir… Mais l’odieux que la lutte, de la sentimentalité transforment la dernière heure en accident ! Les effrois d’une mourante ne prolongent que le vertige. Ils ne nous font pas pressentir une plus sûre paresse.


Perclus de douceur, de lassitude, Jean mêlait aux ressauts du désir l’ondulement sourd de la crainte… Derrière lui, dans l’église, il n’eût encore trouvé que d’aussi violentes images, des protestations et la défaillance, le cadavre de Jésus qui retombe de la Croix sur la Vierge évanouie.


II


Jean connaissait la tradition qui mène le Poussin étudier cette fresque de Daniel de Volterre… J’ai désigné l’emplacement de sa maison, à deux pas. Et nous lui prêtions, ce me semble, le visage attristé de l’Hercule qu’il dessina pour les jardins de Vaux : vous le retrouverez à Versailles.

Fixé à Rome dans l’espérance d’y mourir, le Poussin en aima les solitudes : landes, recoins ombreux où, sur la pente d’un val, les forêts ne semblent qu’un long repos laissé par la méditation… Comme à l’entour du moindre geste, l’espace aussitôt s’organise ! Ces retraites où l’homme séjourne, se fondent à l’univers par une telle douceur que toute sauvagerie s’en efface. Poussin y peignait l’heureuse éducation de Jupiter, Narcisse étendu près de l’onde où il se mire et la Nymphe Écho redisant ses chansons. Mieux que Dorietta, d’aussi simples échanges combinent à l’air léger la politesse humaine. Sur la contrée, la vie flotte aisément. Elle n’est que de la belle tenue. Et, après tout, s’il s’agit de mourir, la nudité des murs, dans l’ombre, nous prépare en paix au caveau.


Poussin veilli ne suivait même plus jusqu’au Ponte Molle la rive du Tibre où parfois les vents effeuillent un arbre et le tordent pour le soumettre à l’incessant courant de l’air… Mais il se promenait devant l’église de la Trinité, discutant un tableau, conseillant ses élèves. Il leur enseignait de masquer le tumulte de la vie par des groupements bien établis. Il répétait qu’on ne peut figurer la mort même, son néant : mais au plus, ses approches et comme il l’avait essayé pour complaire à Monseigneur Barberini, une femme éplorée, des soldats qui s’étonnent, un mourant, Germanicus, qui renonce…


Jean adoptera-t-il donc des gestes convenus qui modèrent, auxquels s’en remettre ?… Pour un garçon avide qui n’a pas vingt ans, c’est un calmant, un remède, je ne sais quel secours sur le vide où l’inquiétude s’épuise…

III


Il était un peu plus de quatre heures. La porte de l’église s’ouvrait pour le Salut. Et tous les errants de la ville montaient vers les jardins du Pincio ; car à l’approche du soir on y fait de la musique.

L’allure de la promenade, les parfums émouvaient l’humble science que Jean gardait du plaisir. Et l’esprit plus libre, il percevait sur le ciel de jolies couleurs, ces transparents nuages que les vierges ont pouvoir d’attirer, quand elles troublent l’espace de leurs assomptions… En vérité, c’est Dorietta qui joue de ce bleu, de ce rose, pour que son visage ait plus de magnificence. Elle charme Jean… Je le devine qui s’abandonne, désire obscurément.

De belles femmes, de jeunes hommes et des enfants qui portent la veste napolitaine, se groupaient sur les degrés, s’appuyaient aux rampes… Par une ancienne convention, ils se proposent comme modèles aux artistes qui délaissent l’atelier quand la lumière y manque et viennent suivre la chute du jour. Ces gens demi-déguisés, la souplesse qu’ils gagnent à poser nus et les gestes habiles dont ils insèrent leur métier jusque dans la vie, donnaient le goût d’un art précis, de phrases menues et sans portée.

Au lieu de la lassitude, de l’oppression et du désir, la fantaisie s’offrait… Jean l’a compris ; mais il s’est révolté : « Voilà donc la comédie ! » disait-il avec une légère honte… »



CHAPITRE VIII


Le goût du grand sommeil m’envahit… Dormir… Pauvre cœur !
Amiel.


« J’ai fait entrer Jean au parc de la Villa Médicis… Là, du moins, j’espérais calmer son inquiétude, le soustraire pour un temps à ces trop vastes perspectives d’où il ne dégageait qu’un obsédant visage.

Sur ce lieu clos, les fins de journée évitent ces misérables et langoureux soirs où l’on a tant scruté l’inconnu, que fatigue, détresse, solitude composent un besoin de sentiments allègres que le baiser enchanterait. Des arbres et quelques fabriques n’y laissent libre qu’un parterre. Le regard s’arrête aux bosquets sans rien pouvoir conquérir ; et leur tranquillité fait de la vie moins l’entreprise de l’amour qu’un arrangement.

Dans des pavillons, épars, nul ne soupçonne de naissantes images du plaisir, les ébauches des sculpteurs… À discerner leurs loges sous les charmilles, on évoque ces oratoires des séminaires où de jeunes diacres viennent chanter les cantiques. Les élèves de la Villa redisent comme une légende les soirées musicales auxquelles Ingres, leur ancien directeur, s’était plu, quand Fanny Mendelsohn jouait les Lieder de son frère… Tout n’est ici que variations sur une plus profonde volupté. Ainsi, nos sœurs à dix-huit ans, nous interprétaient avec bien de la mesure les chants les plus passionnés.


Que de fois j’accompagnai des jeunes femmes à leur visite de l’Ecole !… De suite, on leur montrait le portrait de chaque pensionnaire, suspendu aux murs de la Salle commune.

Elles s’étonnaient à la vue d’une table qui n’était pas desservie : rien ne valait leur frémissement à traverser ce réfectoire. Mais, avec de jolis rires elles cherchaient les images d’un musicien, d’un peintre. Et, si la toile était haut placée, elles suppliaient qu’on la leur descende. Elles rêvaient la gloire sur de jeunes visages, elles se livraient en sécurité, à tout un jeu d’admiration, à une gracile comédie qui vaut bien l’amour.

Je cherchai à évoquer autour de Jean ce divertissement qui promène l’esprit entre l’inconnu et l’irréel… J’aurais voulu lui simplifier la vie. Je lui souhaitais la gaieté des Faunes qui portent des raisins dans leurs bras… Il ne faut jamais cueillir qu’une part légère de l’abondance, comme sur les plus beaux mots que l’homme prononce : Amours, Désirs, Pleurs, capables de dire toute son histoire, il brode encore la plaisanterie…


Jean se dérobait :

« Je connais, me dit-il, vos jolies visiteuses… Elles ont de la curiosité et le plus mobile visage parce qu’elles recherchent comme se fait la beauté, et les soins qu’il y faut prendre. Elles s’ingénient à varier les heures. Elles réduisent tout en mille grâces. Elles ne veulent que goûter dans les jardins.

« Dans mon enfance, un prêtre me parlait de cet arbre franciscain dont Lorenzo Sebastiani a décoré l’église de San Guiliano à Venise. Un saint assis dans les branches, prêche de douces sottises. Et les feuilles régulièrement groupées, ne remuent même pas. Quelques-unes pourtant retombent sur un cardinal, un moine en extase… Il est toujours sur l’horizon un arbre immobile à l’abri duquel contempler la plaine…

« Je ne voudrais pas en entendre plus ce soir…

« Quel geste pourrait ajouter au silence ? Sur ses genoux ayant joint les mains, Dorietta perdrait tout caprice. Elle ne témoignerait que la souplesse du corps… »

On en vient parfois, monsieur, à chercher un certain dégoût de l’esprit, comme le bain de fraîcheur que le soir assure… Aux derniers rayons du soleil, deux ou trois pins projetaient des ombres si longues que leur silhouette paraissait une déclivité du terrain. Et leurs troncs élançaient un moment le regard sur les pelouses…

Molles dérives, repos, indifférence… Jean sait que Dorietta lui réserve autant de mélancolie sur ses lèvres. Comme dans la chambre, elle lui restreindra le cœur !… »


En sortant du Palais L., j’ai regardé vers Saint-Pierre et le pont Saint-Ange. Pourquoi, sous un ciel d’orage, leur reflet dans l’eau est-il si calme ? Les troubles, les colères, toutes ces belles passions désirées, n’en est-il plus de possible ? Le fleuve souillé, mat, rejoint l’apaisement de vieux visages dont on soupçonne la vie infâme… Ma vue hésite, à tant d’ombres veules et je ne puis plus moi-même que consentir, m’abandonner…