Le Livre d’un père/Le Petit Ménage du Père







VIII

LE PETIT MÉNAGE DU PÈRE




Un petit doigt frappe à ma porte ;
J’en connais le son argentin :
« Entrez !… » je sais que l’on m’apporte
Mon bonheur de chaque matin.

Les voilà ! toujours les premières
À remplir ce joyeux devoir…
On entend là-bas les grands frères
S’ébattre en leur bruyant dortoir.

Mais en avril comme en décembre,
Toujours, épiant mon réveil,
Les deux sœurs entrent dans ma chambre,
Plus exactes que le soleil.


Et, si noire que soit la brume,
À leur sourire familier,
Une vive clarté s’allume
Dans mon cœur, dans mon atelier.

Ma nuit, ma triste nuit s’envole ;
Leur voix douce m’a raffermi
Avec cette simple parole :
« Père, avez-vous un peu dormi ?

Longtemps je les garde embrassées :
Et quels bons rires entre nous !
Mais voilà mes deux empressées
Qui s’échappent de mes genoux.

Car on veut tout remettre en place,
Livres, papiers, tout l’attirail,
Pour que l’ordre et la bonne grâce
Ornent ma table de travail.

L’encrier, garni de ses plumes,
M’invite et prend un air charmant ;
Sur mes rayons les gros volumes
S’alignent par enchantement.

Sus les bronzes de l’étagère,
Sur les cadres d’or du trumeau,
Comme une hirondelle légère
On fait voltiger le plumeau.

La bruyère, en sa porcelaine,
Le tapis et ses larges fleurs,

Le blason du coussin de laine,
Tout reprend de vives couleurs.
 
Et tandis qu’on passe et repasse,
Sur mes genoux, en fredonnant,
On revient, et vite on embrasse
Le front du père rayonnant.

Moi, j’ai vu fuir, sous ces doigts d’ange,
Les spectres de ma longue nuit ;
Mon esprit goûte un calme étrange
Dans la chambrette qui reluit.

Il ne reste en mon âme entière
Plus une crainte et plus un deuil,
Pas plus qu’un seul grain de poussière
Sur le bois de mon vieux fauteuil.

Durant tout ce petit ménage
Qu’on achève avec tant d’amour,
Le poète a repris courage
Pour son labeur de chaque jour.

Avec mes douces visiteuses,
Chez moi, le soleil et l’espoir,
La verve et les rimes heureuses,
Tout revient pour jusqu’à ce soir.

Il m’est resté de leur passage,
— À moi qui me sentais si vieux,
Avec la fermeté d’un sage,
Les ardeurs d’un jeune amoureux.


J’ai retrouvé toute ma flamme
Et toute ma sérénité…
Et je bénis, du fond de l’âme,
Les Muses qui m’ont visité.


Juin 1876