Le Livre d’un père/Inquiétudes







IX

INQUIÉTUDES




Vous dont je devrai compte à l’âme de mon père,
Enfants par qui je crains tour à tour et j’espère,
J’ai tenté bien des fois de percer l’avenir
Pour vous y suivre encore et vous y soutenir ;
Je songe avec terreur à ce juge suprême
Qui doit vous voir à l’œuvre et me juger moi-même.
Comme j’accepterais mon fardeau redoublé
Si moi seul, moi tout seul, j’en étais accablé !
Comme énergiquement j’achèverais ma tâche,
Certain, sous mes douleurs, de n’être jamais lâche,
Si vous m’étiez montrés, après ces temps mauvais,
Dignes de votre aïeul, tels que je vous rêvais :
Si vous aviez atteint le seul but où je vise,
Et plus haut que mes vers inscrit notre devise ;

Et si Dieu, dès ce monde, en surcroît de l’honneur,
Voulait vous accorder quelque peu de bonheur !
 
Qu’importe que ma fin soit souriante ou triste !
C’est pour ces jeunes fleurs que le vieil arbre existe,
Que la fleur soit donc belle et le fruit généreux :
L’arbre qui les portait sera jugé sur eux.

C’est ainsi, chers enfants, dont l’aspect me rassure,
Que vous serez ma gloire ou bien ma flétrissure.
Étant sortis de moi, vous me devez au moins
D’attester tout mon cœur et d’être mes témoins.
Exerçant sur mon nom la censure et l’envie,
Bien des gens ne sauront de moi que votre vie,
Et si vous n’êtes bons, je serai cru pervers ;
De mensonge et d’orgueil on taxera mes vers,
Et, les effaçant tous, d’un seul coup de faiblesse,
Vous ferez un plomb vil de l’or que je vous laisse.

Ne me démentez pas ! l’honneur est à ce prix.
Tâchez de valoir mieux que mes meilleurs écrits ;
Et que l’on reconnaisse, en vous regardant vivre,
Que mon cœur sentait bien ce que disait mon livre ;
Que j’avais dans le sang, que j’observai toujours
La fière loyauté qui règne en mes discours ;
Que, si vous marchez droit, c’est en suivant ma trace,
Que ce n’est point hasard, mais vertu de ma race.

Ayez donc devant vous, comme image du bien,
Votre père, toujours, ainsi que j’eus le mien ;
Qu’il soit mort ou proscrit, vivez en sa présence :
L’aïeul vous parlera dans votre conscience.

Avant de vous fier à ce qui semble d’or,
Consultez son honneur, comme je fais encor.

Ce n’est pas moi, c’est lui que je pose en modèle !
J’ai tâché seulement d’être une ombre fidèle,
De marcher sur sa voie et vers son but sacré ;
Je ne l’atteindrai point, mais j’en approcherai !
Au mépris du succès, du bien-être éphémère,
J’écris d’après mon cœur et le cœur de ma mère.
Mes modestes héros ne sont pas pris ailleurs.
Si mon poème est bon, vos aïeux sont meilleurs.
Heureux quand, par moments, réchauffé de leurs flammes,
J’ai su parer mes vers des beautés de leurs âmes.
Du tronc qui nous porta soyez les dignes fruits ;
Qu’on me retrouve en vous plus pur que je ne suis,
Que, dans vos actions, mon âme reparaisse
Libre enfin de toute ombre et de toute faiblesse.
Polissez nuit et jour sous la main du devoir
L’acier de votre vie où je veux me revoir,
Afin qu’à tous les yeux la clarté dont il brille
Illumine mon œuvre, honneur de la famille.

Ah ! comme avec douceur aux trois quarts du chemin
Mon vieux corps fatigué se coucherait demain ;
Que l’éternel repos aurait pour moi de charmes,
Si je vous laissais tous vaillants et tous en armes !
Si, de là-bas, dans l’ombre où dorment les aïeux,
Je vous savais aimés, purs, honorés, joyeux !
Si je voyais déjà poindre vos destinées
Dans ce feuillage obscur des premières années ;
Si les fruits grossissants, peints de vives couleurs,
Etaient prêts à tenir les promesses des fleurs !

Mais je pars, le cœur plein de doute et de murmures,
Avant que la vendange et la moisson soient mûres !
Le triste laboureur, loin du champ bien aimé,
Ne récoltera pas ce qu’il avait semé.
Et qui sait, après lui, si la foudre et la grêle,
Si les chasseurs, foulant ses blés, sa vigne frêle,
Laisseront sur le sol, dans les greniers en feu,
Quelque chose à cueillir ou pour l’homme ou pour Dieu !

Puisse, un jour, récoltant l’or de ces jeunes plantes,
Au gré du vieux semeur bien douces mais trop lentes,
La patrie hériter de ma chère moisson !
Amis, si vous gardez ma suprême leçon,
Si je vous vois, comblant ma plus haute espérance,
Chérir, comme je fais, notre mère la France,
Prêts à la bien servir en temps calme ou troublé,
Je puis vivre ou mourir, mais fier, mais consolé.
 
Pourquoi douter ? pourquoi, rassasié d’orages,
Ne pas forcer ton âme à de meilleurs présages ?
La vie est sombre, ayons un radieux trépas !
Croyons à de beaux jours que nous ne verrons pas,
Et qui feront mûrir, dans l’héritage en fête,
Cette verte moisson qui si fort t’inquiète !
Fions-nous au bon sol, au bon grain, au soleil…
Et dans les bras de Dieu dormons notre sommeil.


Février 1875.