Le Livre d’un père/Le Bon Cheval gris







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LE BON CHEVAL GRIS




Bon cheval gris, si doux, si sage,
Toi qui portais, quatre à la fois,
Mes chers petits et leur bagage,
Tandis qu’à pied, le long du bois,
Je suivais l’heureux équipage…
Bon cheval gris, si doux, si sage,
Tu mérites plus d’une page
Dans nos histoires d’autrefois.

Bien loin, bien loin par les vallées,
Sur les hauts plateaux verdoyants,
Que d’heures gaîment écoulées
À l’air vif, sous les cieux brillants,
Et combien d’étapes doublées
Grâce à tes pieds sûrs et vaillants !

Lorsqu’ils trottaient dans la bruyère,
Comme jadis les quatre preux,
Sur la monture coutumière
Aucun n’était las ou peureux.
Celui qui demeurait à terre
Se suspendait à ta crinière,
Dans les sentiers durs et pierreux.

Quand tu croyais reprendre haleine
Sur un gazon fin et luisant,
À l’ombre, au bord de la fontaine
Où l’on goûtait en s’amusant,
Quelque aîné, désobéissant,
Pour faire, tout seul et sans gêne,
Un temps de galop dans la plaine,
Sautait sur ton dos complaisant ;
Ou bien, durant une heure entière,
Chantant, riant d’un rire fou,
Toute la blonde fourmilière,
Qui par devant, qui par derrière,
Grimpait de tes pieds à ton cou.

Aussi que de mains empressées,
Au retour du bon cheval gris,
T’apportaient le foin par brassées,
Et t’offraient, à l’envi dressées,
Ta part de sucre et de pain bis !

Mais Dieu sait tout ce qu’il endure
De tous ces démons d’écoliers !
Et jamais une égratignure
N’attrista leurs jeux familiers,

Le grand galop sur la verdure,
Le trot à travers les halliers…
Car tu réglais ta souple allure
Sur l’âge de tes cavaliers.

Tu souffrais, sans te troubler guère,
Leurs bonds et leurs cris argentins ;
Tu semblais, indulgent compère
De ces mille tours enfantins,
T’en réjouir à ta manière,
Et comprendre l’émoi du père
Au milieu de tous ces lutins.

Et lui, le distrait, le poète,
Écuyer des plus maladroits,
Par ton esprit, ô noble bête !
Combien l’as-tu sauvé de fois,
Quand, vers l’azur levant la tête,
Sans voir les périlleux endroits,
Sur ton dos il était en quête
D’une rime, au tournant du bois !

Les soirs où je fais ton histoire,
C’est à grand’peine, on peut m’en croire,
Que de pleurer je me défends.
Va ! tu méritais la victoire
Sur ces vains coureurs triomphants ;
Si je pouvais donner la gloire,
J’éterniserais ta mémoire,
Bon vieil ami de mes enfants !

Te voilà mort, mon vieux fidèle !
Au néant on t’a condamné ;
Mais à Dieu mon cœur en appelle.
Je suis sûr qu’il t’avait donné
Une part de l’âme éternelle.

Car la bonté ne périt pas,
Et l’être en qui Dieu l’a placée
L’emporte au delà du trépas.
Elle vit comme la pensée.

Aimez-la, mes petits chéris,
Dans la plus humble créature ;
Aimez-la chez les grands esprits,
C’est leur essence la plus pure ;
C’est la fleur, le joyau sans prix,
C’est la perle de la nature.

Aimez-la dans ce bon cheval,
Qui la possédait sans mélange ;
Dans le chien, ce héros étrange
Qui meurt pour un maître brutal :
Elle met le pauvre animal
Au niveau de l’homme et de l’ange.

Oui, bon gris nous te reverrons
Sur des montagnes bien plus belles,
Où nous aurons de grandes ailes,
De vives clartés sur nos fronts ;
Et, joyeux, nous galoperons
Sur des bruyères immortelles.

Et là viendront nous entourer,
Et courir en troupe légère,
Ceux qui furent bons sur la terre,
Ces chiens qui nous ont fait pleurer,
Ceux de Lamartine et d’Homère.


Octobre 1874.