Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 17-24).

ROSCOE


Paraître de l’humanité
La tutélaire déité,
Se dévouer à son service,
Puis vers un but qui vous grandisse
Tourner ce qu’on se sent d’ardeur,
Tout ce qu’on a de sève au cœur,
Afin de planer sur la foule,
Ce troupeau rampant qui s’écoule,
Et d’attacher au pied du Temps
Son nom, qu’un éternel printemps
Doit couronner : — oui, c’est là vivre. —
Que d’hommes sains pour un homme ivre !

Thomson.


Un des endroits qui attirent tout d’abord le voyageur, à Liverpool, c’est l’Athénée. Il est établi sur un plan judicieux et libéral ; il renferme une bonne bibliothèque, une salle de lecture spacieuse, et c’est le grand refuge littéraire de l’endroit. Allez-y à l’heure que vous voudrez, vous êtes sûr de le trouver rempli de personnages au regard sérieux profondément absorbés dans l’étude des journaux.

Comme je visitais un jour ce temple de la science, mon attention se porta, par une espèce d’attraction, sur une personne qui venait d’entrer dans la salle. C’était un homme de haute stature et d’un âge assez avancé ; sa taille pouvait avoir été jadis imposante, mais elle avait été depuis un peu courbée par le temps, — par les soucis peut-être. Sa contenance était noble, romaine ; sa tête aurait charmé un peintre ; et bien que de légères rides indiquassent que la pensée, cette dévastatrice, avait étreint son front, cependant l’œil rayonnait encore du feu qui embrase les âmes poétiques. Dans l’ensemble il y avait quelque chose qui annonçait un être d’un ordre autre que celui de la race bruyante qui l’entourait.

Je m’enquis de son nom : j’appris que c’était Roscoe. Un sentiment involontaire de vénération me fit reculer. C’était alors un écrivain célèbre ; un de ces hommes dont la voix avait retenti jusqu’au bout du monde, avec l’esprit desquels j’avais été en communion, même dans les solitudes de l’Amérique. Accoutumés, comme nous le sommes dans notre pays, à ne connaître les écrivains européens que par leurs ouvrages, nous ne pouvons les concevoir tendant, comme d’autres hommes, à un but mesquin ou honteux, et coudoyant la foule des esprits vulgaires dans les sentiers poudreux de la vie. Ils passent devant nos imaginations comme des êtres supérieurs, plongés dans un océan de lumière, émanation de leur génie, le front entouré d’une auréole de gloire littéraire.

Trouver l’élégant historien des Médicis mêlé à cette foule inquiète, à ces fils du négoce, choqua donc un peu d’abord mes idées poétiques ; mais c’est précisément des circonstances et de la situation mêmes dans lesquelles il a été placé que dérivent surtout ses droits à l’admiration. Il est intéressant de noter qu’il est des esprits qui semblent presque se créer eux-mêmes, se redressant après la chute, surmontant mille obstacles, et ne se laissant détourner par rien de leur voie solitaire. On dirait que la nature prend plaisir à se jouer des efforts de l’art pour amener à maturité ceux qu’elle a disgraciés, et qu’elle tire gloire de la vigueur et de l’exubérance qui frappent dans ses beaux ouvrages. Elle livre aux vents, qui les dispersent, des semences de génie ; partie peut mourir, qui tombe sur les terrains pierreux du monde, ou bien qui est étouffée par les épines et les ronces hâtives de l’adversité : le reste finit toujours par prendre racine, même dans les crevasses du rocher, par se faire, à force de lutter, une place au soleil, et par répandre sur leur stérile lieu de naissance toutes les beautés de la végétation.

C’est l’histoire de Roscoe. Né dans un lieu évidemment peu propice au développement du talent littéraire ; au centre même d’un monde commercial ; sans fortune, sans liens de famille ni de patronage ; poussé par lui-même, soutenu par lui-même, instruit presque par lui-même, il a triomphé de tous les obstacles, et, son chemin parcouru, sa réputation faite, devenu l’une des gloires de son pays, il a consacré toutes les forces de son talent et toute son influence au progrès et à l’embellissement de sa ville natale.

Je l’avoue, c’est ce dernier trait de son caractère qui l’a rendu du plus haut intérêt à mes yeux, et qui m’a porté surtout à le signaler à mes concitoyens. Éminent comme il l’est par ses mérites littéraires, il est unique entre les nombreux écrivains distingués de cette nation amie des lettres. Car ils ne vivent, en général, que pour leur renommée ou pour leurs plaisirs. Leur histoire privée ne renferme aucune leçon pour le monde, ou bien elle n’offre qu’un triste exemple de l’inconséquence et de la fragilité humaines. Les meilleurs sont portés à se dégager du bruit, de la vulgarité de la vie active ; à se laisser aller au bonheur égoïste que procure l’aisance dans les lettres ; jouissances nobles et pures, mais qu’on goûte tout seul.

Roscoe, lui, n’a revendiqué aucun des priviléges reconnus du talent. Il ne s’est pas enfermé à double tour dans le jardin de la pensée, dans l’élysée de l’imagination ; il s’est engagé dans les grandes routes, les rues fréquentées de la vie. Il a établi des berceaux en marge du chemin, pour le soulagement du pèlerin et de l’étranger, et fait couler une eau pure de fontaines où le travailleur peut, se détournant de la poussière et de la chaleur du jour, se désaltérer aux ondes vivifiantes du savoir. Il y a dans sa vie « une beauté de tous les jours » que le monde peut méditer et qui peut le rendre meilleur. Elle n’offre pas de ces exemples grandioses et presque inutiles, parce qu’ils sont inimitables, de perfection surhumaine ; elle présente un tableau de vertus actives, simples et imitables, qui sont à la portée de tout homme, mais qui, malheureusement, ne sont pas généralement pratiquées, sans quoi ce monde serait un paradis.

Mais c’est sa vie privée qui est particulièrement digne d’attirer l’attention de notre pays, si jeune, si affairé, où la littérature et les arts élégants doivent grandir côte à côte avec ces plantes plus grossières qui s’appellent les nécessités de chaque jour ; où ils ne peuvent s’attendre à être cultivés avec cette dévotion exclusive pour laquelle il faut du temps et de l’opulence, ni compter sur l’émulation que font naître de hauts patronages, eux à qui ne restent que les moments enlevés aux intérêts matériels par les hommes intelligents et animés de l’amour du bien public.

Il a montré ce que, dans ses heures de loisir, un grand esprit pouvait faire pour un lieu donné ; quelle profonde empreinte il peut laisser sur les objets qui l’entourent. Semblable à son Laurent de Médicis, sur lequel il semble avoir fixé les yeux comme sur un pur modèle que nous a légué le passé, il a entrelacé l’histoire de sa vie à l’histoire de sa ville natale, et a fait des fondements de sa renommée les monuments de ses vertus. Quelque part que vous alliez, à Liverpool, vous apercevez les traces de ses pas dans tout ce qui est élégant et libéral. Il a trouvé les flots de la richesse coulant seulement dans les canaux du négoce ; il en a détourné de petits ruisseaux pour arroser et faire fructifier le champ de la littérature. Par son exemple, par ses constants efforts, il a effectué cette union des poursuites commerciales et intellectuelles qu’il recommande avec tant d’éloquence dans l’un de ses derniers écrits[1] ; et il a prouvé par la pratique qu’une merveilleuse harmonie pouvait régner entre elles, à l’avantage de toutes deux. Les grandes institutions littéraires et scientifiques qui font tant d’honneur à Liverpool, et qui donnent une si puissante impulsion à l’esprit public, ont toutes été chaudement patronnées par Roscoe. Pour la plupart, en outre, c’est à lui qu’on est redevable de l’idée première ; et si nous considérons l’accroissement rapide de l’opulence et de la grandeur de cette ville, qui promet de rivaliser en importance commerciale avec la métropole, nous verrons qu’en éveillant au cœur de ses habitants ces désirs de progrès intellectuel il a rendu un grand service à la cause de la littérature anglaise.

En Amérique, on ne connaît Roscoe que comme auteur ; — à Liverpool, on parle du banquier, et l’on me dit qu’il avait été malheureux en affaires. Je ne le plaignis pas, comme je le vis faire à quelques personnes riches : je ne le pus. Je le regardai comme bien au-dessus de la portée de ma pitié. Ceux qui vivent seulement pour le monde, et dans le monde, peuvent être abattus par les coups de l’adversité ; mais un homme tel que Roscoe, des revers de fortune ne peuvent rien sur lui. Ils n’ont pour effet que de lui faire déployer toutes les ressources de son esprit ; de le renfermer dans la sphère plus haute de ses propres pensées, dont les meilleurs négligent parfois la société, portés qu’ils sont à courir au dehors chercher de moins dignes compagnons. Il ne dépend pas du monde qui l’entoure. Il vit avec le passé et la postérité ; avec le passé, dans une douce communion, au milieu d’une studieuse retraite ; avec la postérité, dans ses généreuses aspirations vers la renommée que dispense l’avenir. Pour un esprit de cette trempe la solitude est le suprême bonheur. C’est alors qu’il est visité par ces méditations sublimes qui sont l’aliment naturel des grandes âmes, et que le ciel laisse tomber, comme une manne, sur le désert de ce monde.

Pendant que mes sentiments à l’égard de Roscoe avaient encore toute leur fraîcheur, j’eus la bonne fortune de recueillir sur lui de plus amples informations. Je chevauchais, en compagnie d’un gentleman, dans le but de voir les environs de Liverpool, quand il se détourna et franchit une barrière. Après avoir parcouru une légère distance sur des terrains d’agrément, nous atteignîmes une maison spacieuse, bâtie en pierres de taille, dans le style grec. Elle n’était pas du goût le plus pur ; néanmoins elle avait un air d’élégance, et la situation en était délicieuse. Sur un plan incliné fuyait une belle pelouse garnie de bouquets d’arbres, disposés de manière à former une suite de paysages très-divers au milieu de cette douce et fertile campagne. On voyait la Mersey faisant serpenter sa large et tranquille nappe d’eau à travers d’immenses prairies verdoyantes ; magnifique horizon que bordaient les montagnes du pays de Galles, dont les nuages et la distance adoucissaient les tons.

C’était, aux jours de sa prospérité, la résidence favorite de Roscoe. Elle avait été le siége d’une élégante hospitalité, une retraite littéraire. La maison était alors silencieuse et déserte. Je vis les fenêtres du cabinet d’étude, qui dominait le beau paysage dont je parlais tout à l’heure. Les fenêtres étaient fermées, — la bibliothèque n’y était plus. Deux ou trois individus assez laids erraient autour de l’emplacement, et mon imagination les transforma en serviteurs de la loi. C’était comme si, visitant quelque fontaine classique dont les ondes pures jaillissaient autrefois au milieu d’un bois sacré, je l’avais trouvée tarie et couverte de poussière, parsemée de lézards et de crapauds couvant sur les marbres brisés.

Je m’informai de ce qu’était devenue la bibliothèque de Roscoe, qui consistait seulement en quelques livres étrangers, de la plupart desquels il avait tiré des matériaux pour ses histoires italiennes. Elle avait passé sous le maillet du commissaire-priseur : elle s’était dispersée. Les bonnes gens du voisinage s’étaient élancés sur cette proie comme à la suite d’un naufrage on se précipite sur les débris d’un noble vaisseau jeté à la côte. Si une pareille scène admettait le mélange du comique, nous pourrions trouver quelque chose d’assez grotesque à cette étrange irruption dans les domaines du savoir : des pygmées fouillant dans l’arsenal d’un géant et se disputant la possession d’armes qu’ils ne pourraient brandir. Nous pourrions nous représenter un groupe de spéculateurs délibérant, le calcul sur le front, au-dessus de la curieuse reliure et des marges enluminées de quelque vieil écrivain ; et l’air de curiosité intense, mais trompée, de quelque heureux acheteur cherchant à comprendre quelque chose de ces livres dont il s’était assuré la possession, mais qui pour lui étaient lettres closes.

C’est un grand incident dans l’histoire des infortunes de Roscoe, et qui ne peut manquer d’intéresser les esprits studieux, que sa séparation d’avec ses livres tant aimés. Ce fut un coup violent, un chagrin assez profond pour éveiller sa muse jusqu’alors endormie. Il n’y a que celui qui étudie qui sache combien, dans l’adversité, nous deviennent chers ces compagnons muets, et pourtant bien éloquents, de nos pensées pures et de nos heures d’innocence. Alors que tout ce qui nous entoure de mondain est pour nous sans valeur, seuls ils conservent invariablement leur prix. Quand les amis se refroidissent, que le commerce des intimes languit et s’exhale en fades politesses, en lieux communs, seuls ils gardent l’air qu’ils avaient dans des jours plus heureux, et nous consolent par cette véritable amitié qui ne trompa jamais l’espérance, qui ne délaissa jamais la douleur.

Je ne veux censurer personne, mais, à coup sûr, si les habitants de Liverpool avaient été aussi pénétrés qu’il convenait de ce qu’ils devaient à Roscoe et de ce qu’ils se devaient à eux-mêmes, sa bibliothèque n’aurait jamais été vendue. Certainement on peut donner pour leur justification des raisons excellentes aux yeux du monde, qu’il serait difficile de combattre au moyen d’arguments qui sembleraient de pure fantaisie. Quoi qu’il en soit, c’était, à mon avis, une de ces occasions comme il s’en présente rarement, de ranimer un noble esprit luttant contre le malheur, par une des marques les plus délicates, mais les plus significatives, de la sympathie publique. Du reste, je sais qu’il est difficile d’estimer à sa juste portée un homme de génie que l’on a journellement sous les yeux. Pour nous, alors, il reste dans la foule et se confond avec elle. Ses grandes qualités perdent leur nouveauté ; les éléments communs qui forment la base, même des plus grands caractères, nous deviennent trop familiers. Il est des concitoyens de Roscoe qui peuvent ne voir en lui que le négociant, d’autres que l’homme politique ; tous le trouvent occupé de la même manière qu’eux-mêmes, et, peut-être, dépassé par eux sous certains rapports, au point de vue matériel. Cette simplicité de caractère dégagée de toute ostentation et cette amabilité qui ajoutent une grâce inexprimable à la supériorité réelle peuvent même lui faire perdre dans l’opinion de quelques esprits grossiers, qui ne savent pas que le vrai mérite n’éblouit jamais et qu’il est sans prétention. Mais l’homme de lettres qui parle de Liverpool en parle comme de la résidence de Roscoe. Le voyageur intelligent qui le visite s’enquiert où l’on peut voir Roscoe. C’est le fanal littéraire de l’endroit ; il en indique l’existence au savant éloigné. Comme la colonne de Pompée, à Alexandrie, il est seul debout, drapé dans sa majesté.

Voilà le sonnet auquel il est fait allusion dans le précédent article, et que Roscoe adressait à ses livres en les quittant. Si quelque chose peut ajouter à l’effet produit par la pureté de sentiment et l’élévation de pensée qui s’y révèlent, c’est la conviction que ce n’est pas là un caprice de sa fantaisie, mais que les vers ont été écrits par lui sous la dictée de son cœur :

À MES LIVRES :

S’il faut qu’à des amis on fasse ses adieux,
On se révolte, et puis on rit à l’espérance ;
On se revoit assis, causant aux mêmes lieux :
Cela vous gaze un peu les peines de l’absence.

Séparons-nous de même, interprètes pieux
De la sagesse antique, au temps de l’opulence
Qui séchiez la fatigue à mon front soucieux,
Et des heures pour moi talonniez l’indolence.
 
Je vous quitte à regret, mais non désespéré.
L’esprit vole à l’esprit, par l’amour attiré. —
Oui, vous serez un jour rendus à ma tendresse :

Bientôt, demain peut-être, à jamais réunis,
Nous nous abîmerons dans une sainte ivresse,
Au sein même de Dieu confondus et bénis.


  1. Discours à l’occasion de l’ouverture de l’Institut de Liverpool.