Le Livre d’esquisses/La Traversée


Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 10-17).

LA TRAVERSÉE.

Je vous verrai poindre, vaisseaux,
Tout au loin sur les eaux ;
Je chercherai qui vous savez défendre,
À quelles fins vous pouvez tendre.
L’un s’apprête au départ ; il va, pour commercer,
Vers de lointains climats tout brûlant s’élancer.
L’autre demeure au port ; il doit d’une descente
Garantir son pays. Sous sa charge opulente
Un troisième revient triomphant, abattu…

Mais, ô ma fantaisie, où donc t’égares-tu ?
(Vieux poëme.)

Pour un Américain qui veut visiter l’Europe le long voyage qu’il a à faire est une excellente préparation. L’absence momentanée de scènes et d’occupations mondaines rend l’esprit singulièrement apte à recevoir de nouvelles et de vives impressions. La vaste étendue d’eau qui sépare les hémisphères est comme une page blanche dans l’existence. Il n’y a pas là de transition graduée comme en Europe, où la physionomie d’un pays et le caractère de ses habitants se confondent, presque sans qu’on s’en aperçoive, avec ceux d’une autre contrée. Du moment où vous perdez de vue la terre que vous avez laissée, c’est le vide, toujours le vide, jusqu’à ce que vous fouliez le rivage opposé, que vous soyez soudain emporté dans le mouvement d’un autre monde fécond en surprises.

Il y a, quand on voyage par terre, une continuité d’aspect, une succession de personnes et d’incidents étroitement liés, qui prolongent l’histoire de la vie, qui atténuent l’effet de l’absence et de la séparation. Nous traînons, il est vrai, « une chaîne qui va s’allongeant toujours » à chaque pas de notre pèlerinage ; mais la chaîne n’est pas rompue, nous pouvons la remonter anneau par anneau, nous sentons que le dernier chaînon nous rattache toujours à notre home[1]. Mais la mer, l’immensité, ces voyages brisent tous les liens. Nous songeons, alors, que nous sommes entraînés loin du sûr mouillage de la vie tranquille ; que, lancés sur un terrain mouvant, nous allons Dieu sait où. Alors, entre nous et nos homes, s’interpose un abîme, non pas purement imaginaire, mais réel ; — un abîme ouvert aux tempêtes, aux craintes, aux incertitudes, qui rend la distance palpable et le retour douteux.

Voilà ce que j’éprouvai, du moins. Quand je vis la dernière ligne bleue de ma terre natale s’effacer comme un nuage à l’horizon, il me sembla que je venais de fermer un des volumes du monde, que j’en avais fini avec son contenu, et qu’il m’était laissé du temps pour méditer avant d’en ouvrir un autre. Et puis cette terre qui s’évanouissait maintenant à ma vue, qui renfermait tout ce que j’avais de plus cher au monde, — quelles révolutions pouvaient s’y accomplir, quels changements pouvaient s’opérer en moi, jusqu’à ce que je la dusse revoir ! Qui peut dire, lorsqu’il part, quand il va errer au loin, où le pousseront peut-être les courants capricieux de l’existence ; quand il pourra revenir ; ou si même le bonheur de revoir les lieux où s’écoula son enfance sera jamais son partage ?

J’ai dit que la mer c’était le vide, toujours le vide ; je devrais corriger l’expression. Pour qui a coutume de rêver debout et aime à se perdre dans ses rêveries, un voyage sur mer est fécond en sujets de méditation ; mais ce sont alors les merveilles de l’océan et de l’air qui en font l’objet, et elles tendent à détourner notre esprit des thèmes mondains. Je trouvais du bonheur à me pencher nonchalamment sur la barre d’appui du gaillard d’arrière, ou à grimper au grand mât, par un temps bien calme, et à songer des heures durant, bercé sur le sein assoupi d’une mer d’été ; à fixer mes regards sur les nuages dorés qui s’amoncelaient et qui penchaient leur tête au-dessus de l’horizon, à les transformer en féeriques royaumes, à les peupler de créatures de mon invention ; — à suivre de l’œil les molles ondulations des vagues, qui roulaient leurs masses d’argent comme pour aller mourir sur ces heureux rivages.

J’éprouvais une délicieuse sensation, mélange de sécurité, de crainte et de respect, à regarder de cette hauteur vertigineuse les monstres de l’océan et leurs jeux étranges. Des bandes de marsouins plongeaient lourdement à l’avant du vaisseau ; le dauphin gladiateur élevait avec peine ses formes colossales au-dessus de la surface ; ou le requin vorace, semblable à un spectre, passait comme une flèche à travers les eaux bleues. Mon imagination évoquait tout ce que j’avais lu ou entendu dire sur ce monde des eaux qui était au-dessous de moi, sur cette multitude de poissons qui errent dans ses insondables vallées, sur les monstres informes dont les retraites sont aux fondements mêmes de la terre, et sur ces terribles fantômes qui grossissent les récits des pêcheurs et des matelots.

Parfois une voile glissant au loin sur la mer, à l’horizon, était un autre thème de spéculations sans but. Quel intérêt présente ce fragment d’un monde, brûlant de se réunir à la grande masse de vie ! Quel glorieux monument de l’invention humaine que d’avoir ainsi triomphé des flots et des vents ; d’avoir, d’un bout du monde à l’autre, établi cette communion, cet échange de bienfaits, fait pénétrer dans les stériles régions du nord tout le luxe méridional, répandu les lumières de la science et les découvertes de la civilisation ; d’avoir ainsi relié ces membres épars de la race humaine, entre lesquels la nature semblait avoir élevé d’insurmontables barrières !

Un jour nous découvrîmes, flottant à une certaine distance, un objet informe. En mer tout ce qui rompt la monotonie de cette masse d’eau qui vous entoure est sûr d’attirer l’attention. Il se trouva que c’était le mât d’un vaisseau qui devait avoir été complétement détruit, car on y voyait encore des lambeaux de mouchoirs avec lesquels s’étaient attachés quelques-uns des hommes de l’équipage pour empêcher qu’ils ne fussent balayés par les vagues. Rien ne pouvait mettre sur la trace du nom de ce vaisseau. Le débris avait évidemment été chassé pendant bien des mois ; un amas de coquillages y adhérait, et de longues herbes marines pendaient sur les côtés. Mais où est l’équipage ? pensai-je. Il y a longtemps que la lutte a cessé ; — ils ont été engloutis au milieu des mugissements de la tempête, — leurs os blanchissent au fond des grottes de l’océan. Le silence et l’oubli se sont refermés sur eux comme les vagues, et personne ne peut dire comment ils ont fini. Que de soupirs ont suivi ce vaisseau ! que de prières ardentes se sont envolées vers Dieu du foyer solitaire ! Combien de fois une maîtresse, une femme, une mère, ont-elles avidement parcouru les nouvelles du jour pour y trouver quelque menu renseignement sur cet aventurier, sur ce fils de l’océan ! Comme l’horizon s’est assombri ! — comme l’attente s’est changée en anxiété ! — l’anxiété en crainte — et la crainte en désespoir ! Hélas ! elles n’auront pas même d’eux un souvenir pour tromper leur douleur. Tout ce que l’on saura jamais au sujet de ce vaisseau, c’est qu’un jour il quitta le port, « et qu’on n’en entendit plus jamais parler ! »

La vue de ce débris amena, comme c’est l’usage, une foule d’anecdotes lugubres. Elles se déroulèrent principalement dans la soirée, lorsque le temps fut devenu sombre et menaçant, de beau qu’il avait été jusque-là, et eut signalé un de ces orages soudains qui, sur mer, rompent parfois la sérénité d’un voyage en été. Assis en cercle dans la chambre, autour d’une lampe fumeuse dont la clarté blafarde rendait l’obscurité plus effrayante encore, on ouït chacun faire son petit récit de naufrage et de sinistre. Il en est un très-court dont nous gratifia le capitaine et qui me frappa.

« Une fois, nous dit-il, je faisais voile vers les côtes de Terre-Neuve avec un solide et beau vaisseau, quand un de ces épais brouillards qui règnent dans ces parages vint à peu près nous mettre dans l’impossibilité d’y voir devant nous en plein jour ; la nuit, le temps était si couvert que nous ne pouvions distinguer un objet à une distance double de la longueur du vaisseau. Je fis entretenir de la lumière au grand mât, et j’ordonnai qu’on ne perdît pas de vue l’avant, afin de pouvoir découvrir les bateaux pêcheurs, qui sont ordinairement à l’ancre sur les côtes. Le vent soufflait violemment, et nous fendions rapidement les eaux. Tout à coup l’homme de garde donne l’alarme et crie : « Une voile à l’avant ! » — Ces mots étaient à peine prononcés que nous étions déjà sur eux. C’était un petit schooner, à l’ancre, le flanc dirigé vers nous. Tout l’équipage dormait, et l’on avait négligé d’éclairer. Nous le heurtâmes en plein. Notre vaisseau était si fort, si grand, si lourd, qu’ils furent coulés ; nous leur passâmes sur le corps et poursuivîmes notre course précipitée. Comme il craquait et s’enfonçait au-dessous de nous, j’entrevis deux ou trois malheureux à demi nus qui s’élançaient hors de la chambre. Ils ne sautèrent de leurs lits que pour être engloutis tout hurlants par les vagues. J’entendis leur cri de détresse se mêler au vent… La rafale qui l’apportait à nos oreilles nous empêcha d’en entendre davantage ; mais ce cri, je ne l’oublierai jamais !… Comme nous étions lancés, il s’écoula du temps avant que nous pussions retourner sur nos pas. Nous revînmes, autant du moins que nous pouvions le conjecturer, à l’endroit où le bateau se trouvait naguère à l’ancre. Pendant quelques heures nous croisâmes dans un épais brouillard. Nous tirâmes le canon pour annoncer du secours, nous écoutâmes si les cris de quelques survivants se feraient entendre ; mais tout resta silencieux. — Nous n’en vîmes, nous n’en entendîmes jamais davantage. »

Ces récits, je l’avoue, mirent pour le moment un terme à toutes mes belles imaginations. L’orage s’accrut avec la nuit ; la mer, qu’il fouettait, était profondément agitée. Il y avait quelque chose d’effrayant et d’indomptable dans ce bruit monotone des lames qui venaient se briser contre le navire. L’abîme répondait à l’abîme. Parfois la masse de nuages noirs suspendus sur nos têtes semblait se déchirer pour livrer passage à l’éclair, qui jetait sur l’écume des flots sa lueur tremblotante et rendait deux fois plus terrible l’obscurité qui la remplaçait bientôt. Le tonnerre mugissait sur l’espace désolé des eaux, et les vagues, grosses comme des montagnes, en répétaient les échos prolongés. Quand je voyais le vaisseau vaciller et plonger dans ces gouffres pleins de rugissements, il me semblait miraculeux qu’il retrouvât l’équilibre, qu’il continuât à flotter. Ses vergues trempaient dans l’eau ; l’avant était presque enseveli sous les vagues. Quelquefois une lame menaçante paraissait près de nous recouvrir, et il n’y avait qu’un mouvement adroit imprimé au gouvernail qui pût nous préserver du choc.

Quand je me retirai dans ma cabine, cette scène imposante m’y suivit. Le sifflement du vent dans les agrès retentissait comme une plainte funèbre ; le craquement des mâts, la tension des cloisons en travers du vaisseau, qui gémissaient avec effort, pendant que celui-ci fendait une mer houleuse, était chose effrayante. Comme j’entendais les flots se briser contre les flancs du navire, comme leurs mugissements se répercutaient dans mon oreille, il me sembla que, cherchant sa proie, la Mort faisait rage autour de cette prison flottante. Un clou parti, deux planches disjointes…, et elle entrait.

Un beau jour, cependant, avec une mer tranquille et une brise favorable, eut bientôt mis en fuite toutes ces sinistres pensées. Il est impossible de résister à la vivifiante influence d’un beau temps, d’un bon vent, en mer. Quand le navire met toutes voiles dehors et qu’elles sont gonflées par le vent, quand il file gaiement sur les flots qui ondulent, qu’il paraît majestueux et beau ! — comme il semble régner en maître sur l’océan ! Je pourrais remplir un volume avec les rêveries qu’inspire un voyage sur mer, car, avec moi, c’est presque une rêverie continuelle. — Mais il est temps de prendre terre.

Ce fut par une belle matinée pleine de soleil que le cri perçant de : « Terre ! » descendit du grand mât. On ne peut, à moins qu’on ne l’ait éprouvé, se faire une idée de la foule de sensations délicieuses qui se pressent dans le sein d’un Américain lorsque l’Europe apparaît pour la première fois à ses yeux. Le nom seul éveille en lui tout un monde de pensées : c’est la terre promise, qui renferme tout ce dont il a entendu parler dans son enfance, ou ce qui fit le sujet des méditations de ses studieuses années.

Depuis ce moment jusqu’à celui de l’abord ce ne fut qu’agitation fébrile. Les vaisseaux de guerre qui, semblables à des gardiens géants, rôdaient le long de la côte ; les promontoires de l’Irlande, qui s’avançaient dans le canal ; les montagnes du pays de Galles, qui se perdaient dans les nuages, étaient autant d’objets du plus vif intérêt. Comme nous remontions la Mersey, j’examinais la rive avec un télescope. Mes yeux se fixaient avec bonheur sur de jolies chaumières avec leurs arbustes coquets et leurs pelouses verdoyantes. Je voyais une abbaye en ruine dont le lierre recouvrait les débris, et la flèche conique d’une église de village se dressait au front d’une colline prochaine. — Tout indiquait que c’était l’Angleterre.

Le vent et la marée nous furent si favorables que le vaisseau put se rendre droit à la jetée. Elle était couverte de monde. Les uns étaient de simples curieux ; les autres attendaient avec impatience des amis ou des parents. Je pouvais distinguer le marchand à qui le navire était consigné ; je le reconnus : le calcul était écrit sur son front, il avait l’air affairé. Les mains enfoncées dans ses poches, il sifflait d’un air pensif et se promenait de long en large dans l’étroit espace que lui avait accordé la foule par déférence pour son importance temporaire. C’étaient des cris de joie, des saluts fréquemment échangés entre ceux de la rive et ceux du vaisseau, quand des amis venaient à se reconnaître. Je remarquai surtout une jeune femme humblement vêtue, mais d’une figure intéressante. Elle se penchait avidement au premier rang de la foule ; ses yeux coururent le long du vaisseau quand il approcha de la rive, afin de retrouver un visage longtemps désiré. Elle paraissait désappointée, agitée, quand j’entendis une faible voix l’appeler par son nom. — C’était celle d’un pauvre marin qui, malade pendant tout le voyage, avait à bord excité la sympathie de tous. Quand le temps était beau, ses camarades lui avaient, à l’ombre, étendu sur le pont un matelas ; mais depuis quelque temps sa maladie s’était tellement aggravée qu’il n’avait pas quitté son hamac, et qu’il ne vivait plus que du désir de voir une dernière fois sa femme avant de mourir. On l’avait hissé sur le pont quand nous remontâmes la rivière ; il était maintenant appuyé contre les haubans, si pâle, si changé, si effrayant, qu’on ne pouvait s’étonner que l’œil même de l’affection ne l’eût pas reconnu. Mais, au son de voix, son regard à elle embrassa ses traits ; elle y lut aussitôt tout un livre de douleurs ; elle joignit les mains, poussa un cri étouffé, et se tordit dans une silencieuse agonie.

Tout était désordre, agitation, tumulte. Les connaissances se saluaient, — les amis se félicitaient, — les commerçants s’entretenaient d’affaires ; moi seul étais oisif et solitaire. Il n’y avait pas pour moi de main à serrer, d’acclamations à essuyer. Je foulais la terre de mes aïeux, mais je sentais que pour elle j’étais un étranger.


  1. Manque d’équivalent en français. Intérieur ne soutient pas la comparaison, car le home ce n’est pas seulement le foyer, le vrai foyer, c’est le foyer dans la patrie. (Note du traducteur.)