Le Libéralisme/De la liberté religieuse

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CHAPITRE X

DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE

Déclaration des Droits de l’homme de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public. »

Déclaration des Droits de l’homme de 1793 : «… Le libre exercice des cultes ne peut être interdit. La nécessité d’énoncer ces droits suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme. »

La liberté religieuse a été pleinement reconnue et proclamée par les deux Déclarations révolutionnaires.

Cette liberté sera toujours pourtant la plus attaquée, la plus menacée et la plus désagréable au gouvernement. Il y a à cela deux raisons particulièrement importantes. La première est qu’une religion, sans être un État dans l’État, si elle n’a pas d’armée, est bien réellement, il faut le reconnaître, un gouvernement. C’est le gouvernement d’un certain nombre d’âmes par une doctrine et par les représentants autorisés, ou choisis, ou éclatants, de cette doctrine. Jamais un gouvernement ne verra cela d’un très bon œil. Gouverner, faire obéir des soldats, des policiers, des douaniers, des agents du fisc, des magistrats ; et avoir à côté de soi des hommes qui goavernent aussi, qui, à la vérité, n’ont pas un soldat, ni un douanier, ni un publicain, ni un policier, ni un magistrat ; mais qui se font obéir moralement d’un certain nombre d’hommes et qui même partagent avec le gouvernement ses soldats, policiers et autres, puisque, à certains égards, ils se font obéir de ceux-ci mêmes ; cela peut très difficilement se souffrir.

Rien ne limite l’Etat comme une Eglise ; car il est incontestable qu’elle limite le gouvernement lui-même, puisqu’elle partage avec lui.

Aussi, au fond, tout gouvernement est antireligieux, malgré les apparences quelquefois contraires. Les Romains, qui aimaient toutes les religions, ont détesté le christianisme furieusement, parce qu’il était une vraie religion, parce qu’il disait à l’Etat : « Ceci est à vous, les corps. Ceci est, non pas à moi, mais à eux, les âmes, et à moi s’ils me le donnent librement, » C’était une vraie religion. Toute religion qui ne dit pas cela est une décoration de l’Etat, quelque chose comme un maître des cérémonies et un ministre des pompes, non pas une religion. Elle ne proclame pas la liberté de la conscience morale et le droit qu’a l’homme d’avoir une âme à lui, une doctrine morale à lui et d’associer cette âme librement à d’autres âmes libres et de communier librement dans cette doctrine morale avec ceux qui la professent. Le christianisme était enfin une religion, dont le socratisme et le stoïcisme — peu aimés également des gouvernements civils de leur temps — n’avaient donné que des esquisses.

Les Romains, en conséquence, détestèrent le christianisme jusqu’à ce qu’ils furent forcés de le subir.

L’Etat anglais, l’Etat prussien, l’Etat russe détestèrent le christianisme sous une forme ou sous une autre, jusqu’à ce qu’ils l’eurent, plus ou moins réellement, absorbes en eux, en faisant du chef de l’Etat le chef de la religion ; et l’on peut dire qu’ils le détestèrent à tel point qu’ils voulurent l’absorber pour l’empêcher de leur nuire, ou pour pouvoir croire qu’il ne leur nuisait plus.

L’Etat français a détesté le christianisme sous toutes ses formes connues. Il l’a détesté sous forme de protestantisme, parce qu’il voyait bien que tout autant, et à cette époque plus encore, que le catholicisme, la nouvelle religion, malgré certaines alliances avec certains chefs d’Etat, était en son fond et avant tout, ou après tout, une protestation, non seulement contre Rome, mais contre tout ce qui tendait à confisquer la liberté des âmes, contre tout ce qui prétendait gouverner les esprits, et qu’au fond du protestantisme il y avait la liberté de penser, la liberté de parler, la liberté d’écrire et la liberté de croire autre chose que ce que le Roi croyait et voulait qu’on crût.

L’Etat français a détesté le jansénisme comme le protestantisme, et pour les mêmes raisons, sentant admirablement que le jansénisme, sinon comme croyances, du moins comme tour d’esprit, était un protestantisme encore, une religion détachée à la fois de Rome et de Versailles, une religion libre, une religion qui exerçait un attrait et comme un charme sur tous les esprits libres, et qui leur donnait comme un centre.

L’Etat français a détesté le catholicisme lui-même à tel point que, comme l’Etat anglais, l’Etat prussien et l’Etat russe, il a voulu l’absorber en lui et faire des prêtres catholiques de simples fonctionnaires attachés à lui et dépendant de lui, de simples officiers de morale. Il a fait sur lui et pour les mêmes raisons, la même opération qu’il avait faite sur la magistrature. Il l’a fait rentrer dans l’Etat. Quand l’Etat fait de ces conquêtes, ce n’est pas qu’il aime ce qu’il conquiert, c’est qu’il ne peut pas le souffrir et qu’il dévore ce qui le gêne.

L’Etat est toujours antireligieux, même quand il administre la religion, surtout quand il l’administre ; car il ne l’administre que pour la supprimer comme religion véritable. Tâchons de ne jamais exagérer, mais disons cependant que l’Etat a quelque tendance à ne pas aimer beaucoup même la morale. Il aime une moralité générale et une bonne moralité douce et modérée qui allège la rude tâche qu’il a de traquer les meurtriers et les voleurs ; assurément. Mais il n’aime pas beaucoup une morale austère et rigoureuse, ardente et agissante, qui a le caractère d’une foi. Il y a quinze ans, M. Paul Desjardins essaya de fonder une petite association de progrès moral, d’épuration, d’édification. C’était une manière de secte vaguement protestante, quoiqu’elle ne se réclamât point du protestantisme, comme il s’en fonde une par jour en Amérique. Un républicain absolutiste de mes amis me disait : « C’est dangereux, cette machine que fonde Desjardins.

— En quoi, Seigneur ?

— Mais en ce que, remarque donc, une religion peut en sortir, et non pas une religion émoussée, usée, aveulie, comme les religions que nous voyons vivre ou plutôt végéter autour de nous, mais une religion neuve, une religion naissante, c’est-à-dire adulte, car les religions ont ceci de particulier qu’elles ne sont jamais plus adultes que quand elles sont naissantes, une religion vivace et vigoureuse.

— Eh bien ?

— Eh bien, elle créera des embarras au gouvernement.

— Pourquoi ?

— Je le parierais, qu’elle créera des embarras au gouvernement. Tout ce qui a une forte vie morale a une volonté ; tout ce qui a une volonté crée des embarras au gouvernement. »

C’était un bon républicain ; c’était un despotiste. A son point de vue il raisonnait très bien. Tout ce qui a une forte vie morale crée des embarras au gouvernement. Un gouvernement ne peut pas aimer ni quelqu’un ni quelque chose doué d’une forte vie morale. Il ne peut pas aimer la moralité. D’où il suit que ceci précisément qui fait la force d’une nation fait la terreur du gouvernement et lui est en défiance, et c’est une plaisante antinomie.

Mais pourquoi en est-il ainsi ? Mais encore et toujours parce que le gouvernement fait ce qui ne le regarde pas, ce qui l’amène à faire tout de travers ce qu’il fait en dehors de sa fonction naturelle, et à le faire d’une façon nuisible aux individus, à la nation et à lui-même. Il est un organe de police et de défense ; il s’avise d’être un organe de pensée, d’enseignement, de moralisation, d’édification, que sais-je ? Tout cela il le fait mal ; mais il y a pis : n’aimant pas ceux qui veulent le faire à sa place parce qu’il le fait à la leur, et il le fait mal et il n’aime pas ceux qui le font bien ou le feraient bien ; et en définitive personne ne le fait, et il est assez content que personne ne le fasse ; ou tout le monde le fait, chacun à moitié, et c’est une confusion et une malfaçon universelle.

Remarquez, par exemple, dans ce cas particulier de la religion, remarquez que chez nous il y a deux clergés. Il y a un clergé d’Etat et un clergé libre. Il y a le clergé séculier, nommé (partiellement) par l’Etat, et payé par lui. Il y a un clergé régulier composé des membres des congrégations. Le gouvernement n’aime ni l’un ni l’autre. Mais il considère le premier comme le sien, l’autre comme un intrus. Il en résulte qu’il commande au sien et qu’il combat l’intrus, qu’il tient en main le premier et qu’il persécute le second, qu’il opprime le premier et qu’il crosse le second et qu’en définitive il les oppose l’un à l’autre en les malmenant tous les deux ; toutes les formes possibles de la guerre religieuse et de l’anarchie religieuse dans le même pays. Le gouvernement, en cette affaire, fait mal ce qu’il fait, empêche les autres de le faire bien, et se trouve l’ennemi et de ceux qu’il tient pour ses ennemis et de ceux qu’il considère comme ses agents. C’est complet. Pourquoi cette bouffonnerie ? Parce que le gouvernement se mêle de ce qui ne le regarde pas.

Il y a une autre raison, comme j’ai dit, pourquoi la liberté religieuse est de toutes les libertés la plus désagréable au gouvernement. C’est que le chef d’une religion peut être un étranger, ce qui est grave, je le reconnais, et ce qui paraît au gouvernement quelque chose de formidable. « Comment ! ces gens qui sont nés pour m’obéir, m’obéissent à la vérité ; mais non pas en tout. Ils obéissent, pour ce qui est de leur conduite morale, à un homme qui n’est pas moi, et qui, ce qui est effrayant, est an étranger ! »

Je crois qu’il ne faut pas s’effrayer autant que cela. Je suppose que l’influence d’Herbert Spencer eût été assez grande pour que sa doctrine devint une religion ; je suppose que cette religion eût été adoptée en France et que, par conséquent, nous fussions un certain nombre de Français à avoir pour chef religieux un Anglais. En quoi cela nous empècherait-il d’être des Français très patriotes et des citoyens très obéissants à notre gouvernement ? Ces choses-là n’ont aucun rapport ou du moins ont des rapports trop éloignés pour qu’il soit très intelligent d’en tenir compte. Voit-on que les Américains catholiques soient moins attachés à leur patrie et moins fiers d’être Américains parce qu’ils se rattachent à un cardinal italien comme à leur chef spirituel ? Voit-on, remarquez ceci, que les Allemands catholiques, parce qu’ils se rattachent à un cardinal italien comme à leur chef spirituel, soient moins patriotes allemands et nous détestent moins que ne font leurs compatriotes protestants ? Point du tout. Ils sont catholiques, ils relèvent du Pape ; ils nous savent catholiques ; mais ils nous détestent cordialement comme l’ennemi héréditaire.

Il n’y aurait qu’un cas où le fait d’être, dans un pays, un grand nombre à avoir pour chef spirituel un étranger serait, à mon avis, assez grave. Ce serait le cas où ce chef spirituel étranger serait en même temps un chef d’Etat. Je suppose que le chef spirituel des catholiques français fût l’empereur allemand. Il est bien certain qu’il serait inquiétant que la majorité des Français obéît spirituellement et donnât avec ferveur une partie de son âme à l’homme que nous serions et qu’ils seraient appelés à combattre les armes à la main. Je suppose que le Pape fût roi d’Italie. Il ne serait pas très rassurant qu’un homme vénéré d’une grande partie de la nation française comme chef spirituel, fût un souverain temporel avec lequel nous pourrions entrer en guerre. C’était un argument et même l’argument favori, et même le seul argument, mais il était bon, des adversaires du pouvoir temporel des Papes. Napoléon III avait pour dessein de faire de l’Italie une confédération sous la présidence du Souverain Pontife. C’était une idée stupide, comme, du reste, toutes les idées de Napoléon III. Il ne faut pas qu’un chef spirituel soit souverain temporel (si ce n’est d’un très petit Etat, et le Pape serait souverain de Monaco ou même de Grèce, je n’y verrais aucun inconvénient), il ne faut pas qu’un chef spirituel soit souverain temporel, parce qu’alors tout gouvernement d’un pays où il règne comme chef spirituel peut très légitimement craindre de ne pouvoir pas, à un moment donné, lutter contre lui comme souverain temporel. Mais, sauf ce cas, il n’y a aucun inconvénient à ce que j’aie comme directeur de conscience et comme directeur d’esprit un chef d’école philosophique qui se trouve être un étranger.

— Comment donc ! va dire mon gouvernement ; mais vous allez avoir des opinions sur l’immortalité de l’âme qui pourront n’être pas les miennes.

— Qu’est-ce que cela vous fait ? Encore une fois et toujours, si vous vous croyez lésé dans vos droits, c’est que vous vous en attribuez qui ne vous appartiennent pas du tout ; si vous vous croyez atteint dans votre autorité, c’est que vous en revendiquez une qui n’est pas du tout la vôtre ; si vous vous sentez gêné, c’est par suite de l’imprudence qui consiste à vous mêler de ce qui ne vous regarde pas. Persuadez-vous que vous n’êtes créé et mis au monde que pour assurer la bonne police et la défense, et vous n’aurez pas l’idée ridicule, et gênante pour vous autant que pour moi, que je mets des bornes à votre autorité légitime en croyant à l’immortalité de l’àme quand vous n’y croyez pas.

Donc ce qui est la vérité même et le bon sens et le bon ordre, parce qu’il est l’absence de conflits, c’est la religion libre et les Eglises libres dans l’Etat… qui sera libre si cela lui fait plaisir ; c’est la séparation des Eglises et de l’Etat, l’Etat ne s’occupant plus des Eglises ni pour les payer, ni pour les régenter ni pour les combattre, et ne s’en occupant plus qu’au point de vue de la police, du bon ordre et de l’exercice régulier du culte. Une Eglise, pour l’Etat, doit être comme un théâtre. Il ne le subventionne pas, il ne le régente pas, il ne le censure pas (du moins c’est ainsi à mon avis qu’il devrait agir). Il ne s’en inquiète que s’il y a trop de bruit dedans et surtout aux abords. Il ne s’en inquiète que si quelqu’un veut empêcher les acteurs de jouer ou les spectateurs d’entrer ou de sortir. Tout cela, étant de police et d’ordre public, le regarde. Ce qui s’y pense et ce qui s’y dit ne le regarde aucunement. Il n’est pas auteur dramatique. De même il n’est pas théologien ni philosophe. C’est précisément à vouloir être philosophe, théologien et même auteur dramatique qu’il me met, moi, sous le joug, et qu’il se met, lui, dans une foule d’embarras inextricables, où il s’épuise et où il fait le plus souvent la plus piteuse figure du monde.

La séparation absolue des Eglises et de l’Etat, les Eglises payées par leurs fidèles, administrées par leurs fidèles, gouvernées par ceux qui ont la confiance de leurs fidèles, c’est la seule solution libérale, c’est la seule solution rationnelle, c’est la seule solution pratique.

Je ferai remarquer que cette solution implique la liberté d’association, la plus large liberté d’association. En 1902 les représentants les plus autorisés du « parti radical » français s’étant réunis en vue des élections et pour déterminer les points essentiels de leur doctrine, rédigèrent un programme d’où j’extrais ce paragraphe : « Il [le groupe radical] veut la suprématie absolue du pouvoir civil, et il entend idéaliser par l’abolition des congrégations et par la sécularisation des biens de main-morte, et par la suppression du budget des cultes cette formule libérale décisive : les Eglises libres dans l’État libre et souverain. » — Cela paraît d’abord un galimatias et proprement un tohubohu. « État libre et souverain » ; « Eglises libres et État souverain » ; « formule libérale » et « suprématie absolue de l’État » ; il est probable qu’un Herbert Spencer chercherait là-dedans la clarté française et se plaindrait de ne l’y trouver qu’avec un certain mélange. Mais allons au fond, c’est-à-dire aux faits.

Quels sont les faits que réclame, en son « libéralisme décisif », le parti radical français ? 1° Suprématie absolue du pouvoir civil. Sur quoi ? Sur les Eglises, sans doute, puisque c’est de cela qu’il s’agit ; 2° abolition des congrégations ; 3° sécularisation des biens appartenant aux religieux ; 4° suppression du budget des cultes.

En d’autres termes, l’État dira aux Eglises : « Je ne vous paye plus. — Je supprime les congrégations religieuses et je confisque leurs biens, — J’interdis à de nouvelles congrégations de se former. — Maintenant vous êtes libres sous la suprématie absolue de l’Etat. »

C’est-à-dire : Article I : il n’y aura plus d’Eglises sous aucune forme. — Article II : elles seront libres.

Car il n’y a pas d’autre façon d’exister pour une Eglise que d’être payée par l’Etat ou d’être une congrégation qui a des biens et qui en vit. Si, d’une part, on ne la paye pas et si d’autre part on ne lui permet pas de se former en association qui reçoive des dons et qui en vive, tout simplement on décrète qu’elle n’existera pas. Il est même inutile d’ajouter « qui reçoive des dons et qui en vive ». Si d’une part on ne paye point les Eglises et si d’autre part on leur interdit de se former en associations, on décrète qu’elles n’existeront pas. Et en effet, qu’il n’y ait plus d’Eglises en France, c’est bien ce que veut le parti radical, et c’est ce qu’il dit, en style obscur, je ne sais pourquoi ; mais c’est ce qu’il dit. Il est antireligieux et c’est son droit ; et il est absolutiste et c’est son habitude depuis un siècle et demi. Il dérive du Contrat social.

La solution libérale, la « formule libérale décisive » est, naturellement, un peu différente. Les Déclarations des Droits de l’homme et du citoyen réclament et proclament : 1° la liberté de s’assembler paisiblement, d’où nous avons vu que la liberté d’association découle nécessairement, puisque la liberté d’association n’est que la liberté de réunion prolongée et répétée ; 2° le libre exercice des cultes religieux. Ces principes étant posés, si l’on ne paye pas les Eglises, ce que, non seulement j’accepte, mais je demande, il faut leur permettre d’exister par elles-mêmes ; et si on leur permet d’exister par elles-mêmes, elles ne peuvent être que des associations, des congrégations, des agrégations, des groupements comme on voudra les appeler ; mais, sous quelque titre qu’elles se donnent ou qu’on leur donne, ce seront toujours des congrégations.

Et c’est ce que sait très bien le parti radical qui, d’abord veut supprimer les Eglises d’Etat, et puis, se trouvant en face de ces mêmes Eglises devenues libres, leur dira : « Mais vous êtes des congrégations ! Je vous supprime. » C’est ce que ne permettent pas les textes des Déclarations des droits et les principes libéraux. D’après les textes des Déclarations et les principes libéraux, les citoyens qui ont une commune doctrine religieuse « se réunissent paisiblement « , ils « exercent leurs cultes », donc ils se réunissent paisiblement plusieurs fois, souventes fois, indéfiniment ; ils payent les frais du culte ; donc ils ont une caisse, un budget d’Eglise. Voilà une association religieuse, qui est active et possédante ; voilà une congrégation.

Cette congrégation, doit-on permettre qu’elle se développe sur toute la surface du territoire ? Mais, évidemment. D’abord, où fixerez-vous la limite ? Direz-vous : « Nous permettons une église par village, ou par canton ou par arrondissement, ou par département, ou par province ; mais, entre ces différentes églises, nous n’admettrons aucun lien, aucuns rapports, aucune connexion » ? C’est bien arbitraire, c’est même le comble de l’arbitraire, et remarquez que c’est se mêler de l’administration des églises ; c’est entrer chez elles ; c’est rétablir la suprématie de l’Etat, c’est retomber dansla « formule libérale décisive », c’est-à-dire dans la formule despotique.

De plus, il est trop évident qu’il est de l’essence même d’une Eglise comme d’une doctrine philosophique quelconque, d’opérer sa propagande par vastes étendues de territoire. Vous, francs-maçons, vous vous savez très nombreux, je suppose, à Lyon, très peu nombreux, quasi nuls, à Lesneven. Ce vous est une raison, non pas de vous cantonner à Lyon, mais de semer un noyau à Lesneven, et c’est tout à fait votre droit, si la liberté de penser est un droit, d’agir ainsi, et c’est votre devoir d’hommes convaincus, et, si votre doctrine est la bonne, c’est l’intérêt même de l’humanité. De même Calvin chérissait d’une dilection particulière ses petites « églises des îles » (Oléron, Ré, etc.). Une Eglise libre de France ne peut donc exister réellement que si elle rayonne sur tout le territoire, les paroisses riches venant au secours des paroisses pauvres, les collèges de fidèles qui sont importants soutenant les collèges de fidèles moins nombreux et plus pauvres, venant à leur secours pour rémunérer leurs pasteurs et entretenir leurs temples, etc. Or ceci, c’est une association, une congrégation au premier chef. Une Eglise, qu’elle soit celle de saint Paul, de Calvin ou d’Auguste Comte, ne peut qu’exister ainsi, ou être payée par l’Etat, ou n’exister point. Vous voulez qu’elle n’existe point. Bien ; vous êtes des absolutistes antireligieux. Ne la payez point et interdisez les congrégations. Vous êtes logiques. Je n’ai rien à vous dire, si ce n’est qu’il ne faut pas parler en même temps de « formule libérale décisive ». Vous voulez qu’elle soit payée par l’Etat. Soit ; vous êtes étatistes. Vous voulez domestiquer l’Eglise en la payant, vous êtes dans la doctrine de Voltaire et de Napoléon Ier ; vous êtes logiques. Seulement dans ce cas on a un salarié qui ne veut jamais être un serviteur, et à côté de lui il se forme une autre Eglise qui est rivale de la vôtre et votre ennemie à vous, et vous êtes mal servi d’un côté, attaqué de l’autre, souvent même des deux, et tout cela fait bien des difficultés et des embarras.

Enfin il y a un troisième parti, qui est de ne pas vous occuper de ces gens-là, parce que ce n’est pas votre affaire, et que quand vous en faites votre affaire vous vous y entendez fort mal ; qui est de ne vous en occuper qu’au point de vue de la police et du bon ordre matériel. Dans ce cas-là une Eglise sera nécessairement une congrégation. Une Eglise sera très analogue à une compagnie de chemins de fer. Elle aura de grandes lignes et elle commencera par là, et elle constituera un grand réseau ; puis, dans les pays trop pauvres pour se donner même de petites lignes, elle en établira, son intérêt étant de servir tout le pays et de faire communiquer entre elles toutes les parties du pays. Elle aura un budget, un corps d’employés, des chefs de ces employés, une hiérarchie, un règlement, une discipline, des propriétés.

Ici une difficulté grave. Ces propriétés sont d’une espèce particulière. Elles ne sont ni propriétés de l’Etat, ni propriétés individuelles ; elles sont propriétés d’une corporation qui ne meurt pas, qui par conséquent ne transmet pas et qui par conséquent ne paye point à l’Etat les droits de mutation, de donation, etc. Perte pour l’Etat. C’est la question des biens de mainmorte. Elle n’est pas très difficile à résoudre. Pour que l’Etat ne perde point sur les biens de cette sorte, il n’y a qu’à savoir ce qu’une propriété particulière, transmise de père en fils, ou de donateur à donataire, rapporte en moyenne, en cinquante ans, à l’Etat. Ce qu’elle rapporte à l’Etat, ce qui est très facile à savoir, vous exigez, et c’est bien votre droit, vous exigez que la propriété de mainmorte le rapporte pareillement à l’Etat, et vous frappez le bien de mainmorte d’un impôt établi sur cette base. Cela fait, votre droit s’arrête et je ne sais pas de quoi vous auriez à vous plaindre.

Dans la doctrine libérale, une Eglise est une agrégation libre de citoyens se réunissant et s’associant pour prier Dieu, s’entretenir d’idées morales, s’exciter au bien, secourir les pauvres ; ayant, s’il lui plaît, une organisation, une hiérarchie, une discipline, ayant un budget et des propriétés ; pour ce qui est de ses réunions et de l’exercice de son culte, elle est soumise aux règlements de police urbaine et de police villageoise ; pour ce qui est de ses propriétés, elle paye à l’Etat un impôt qui doit être égal à celui que les autres payent.

— Mais il est dur de voir une église se construire. Il est dur de voir passer dans la rue des hommes habillés d’une robe noire ou brune !

— Je reconnais que c’est atroce ; mais ceci est une affaire de sentiment où l’Etat ne peut pas entrer, non plus qu’il ne peut guère empêcher les femmes de porter des toilettes de mauvais goût, pourvu que la pudeur soit sauve.