Le Libéralisme/De la liberté d’enseignement

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CHAPITRE XI

DE LA LIBERTÉ d’ENSEIGNEMENT

Il n’y a absolument rien dans la Déclaration de 1789 ni dans la Déclaration de 1793 relativement à la liberté de l’enseignement. À s’en tenir à ces deux déclarations, la liberté de l’enseignement ne serait pas un droit de l’homme. C’est que les Révolutionnaires ont été partagés sur cette question.

Disons d’abord qu’ils pouvaient oublier d’inscrire la liberté d’enseignement dans leur liste de droits de l’homme ; car naturellement ils y inscrivaient surtout les droits qui avaient été méconnus par l’ancien régime ; et sous l’ancien régime l’enseignement était absolument libre. Il n’était pas venu à l’esprit d’un Louis XIV de faire de l’enseignement une chose d’État. L’État croyait sans doute qu’il avait assez de choses d’État sur les bras. L’enseignement sous l’ancien régime était donné soit par des corporations, Jésuites, Oratoriens, etc., soit par des maîtres libres et isolés. La liberté d’enseignement n’était limitée que par les limites imposées à la liberté religieuse. Ainsi un pasteur protestant n’avait pas la liberté d’enseigner parce qu’il n’avait pas la liberté de prêcher, parce qu’il n’avait pas la liberté d’être. Il est évident que là où la liberté religieuse n’existe pas, la liberté d’enseignement ne peut pas être complète, et c’est bien précisément pour cela qu’il faut que liberté d’enseignement et liberté religieuse soient absolues. Mais, en soi, la liberté d’enseignement sous l’ancien régime était pleinement reconnue ; l’enseignement n’était pas une chose d’Etat ; et de fait l’enseignement était donné de la façon la plus libre, la plus variée, la plus autonome, presque de la façon la plus individuelle qu’il soit possible. On peut supposer que les Révolutionnaires ont simplement négligé d’inscrire dans leurs déclarations un droit qui n’était pas en question.

Mais surtout, comme je l’ai dit tout de suite, les Révolutionnaires ont été partagés sur cette affaire. Lesuns, Robespierre, Saint-Just, Lepeletier de Saint-Fargeau, et d’autres plus obscurs, étaient des élèves de Jean-Jacques Rousseau, c’est-à-dire purs despotistes, et despotistes surtout dans les choses de conscience, dans les choses d’âme et d’esprit, dans les choses, par conséquent, de religion et d’enseignement, ce qui est la façon la plus ecclésiastique, c’est-à-dire la plus effroyable, d’être despotiste. C’étaient des papes, c’étaient des Calvin, ce qui est exactement la même chose.

Aussi Lepeletier de Saint-Fargeau rédigea et Robespierre présenta à la Convention un projet de loi sur l’enseignement, inspiré des idées de Saint-Just, demandant que tous les enfants de France fussent élevés ensemble, séparés soigneusement de leurs parents, dans des maisons nationales où ils demeureraient enfermés pendant six ou sept ans et élevés par des professeurs nommés par l’Etat. C’étaient les écoles-casernes de Napoléon Ier.

Mais il est à remarquer que la plupart, cependant, des Révolutionnaires ont été libéraux dans cette question. Mirabeau était libéral radical : « Si l’Etat était chargé de surveiller (même de surveiller !) les écoles publiques, l’enseignement y serait subordonné à ses vues, lesquelles ne sont pas toujours conformes à l’intérêt du peuple. Le corps enseignant ne dépendra donc pas de l’Etat… On peut s’en rapporter à l’intérêt des maîtres, à l’émulation des élèves, à la surveillance des parents, à la censure publique, sauf dans le développement des sciences spéciales comme la médecine, la chirurgie, la pharmacie, où le législateur a des abus criminels à prévoir. »

En un mot, indépendance de l’enseignement, non surveillance, même, de l’Etat ; droit de police de l’Etat, exercé là comme ailleurs.

Talleyrand, sans aller aussi loin, parlait exactement dans le même sens : « Il sera libre à tout particulier, en se soumettant aux lois générales sur l’enseignement public, de former des établissements d’instruction ; il sera tenu d’en instruire la municipalité et de publier le règlement. »

Condorcet, dans son rapport à l’Assemblée législative, affirme que la liberté de l’enseignement est « la conséquence nécessaire des droits de la famille et des droits de la vérité », il la « soustrait aux prises de toute autorité publique » et il célèbre les bienfaits de la concurrence qui « stimule le zèle des institutions officielles » et d’où résulte, « pour les écoles nationales, l’invincible nécessité de se tenir au niveau des institutions privées. »

Daunou disait à la Convention ; « Vous ne devez porter aucune atteinte ni à la liberté des établissements particuliers d’instruction, ni aux droits plus sacrés encore de l’éducation domestique. »

Lakanal défendait à la tribune de la Convention, le 26 juin 1793, les articles 40 et 41 d’un projet de loi dressé par le Comité d’instruction publique sous la présidence de Sieyès. Ces articles étaient ainsi rédigés : « Article 40 : la loi ne peut porter aucune atteinte au droit qu’ont les citoyens d’ouvrir des cours ou écoles particulières et libres sur toutes les parties de l’instruction et de les diriger comme bon leur semble. — Article 41 : la nation accorde des récompenses aux instituteurs et professeurs tant nationaux que libres. »

Danton repoussa le projet de Lepeletier de Saint-Fargeau et de Robespierre, et tout en acceptant l’idée d’écoles nationales, revendiqua pour les pères de famille le droit de ne pas y envoyer leurs enfants, et c’est grâce à lui que l’article fondamental de la loi fut rédigé et voté ainsi : « La Convention nationale déclare qu’il y aura des établissements nationaux où les enfants seront élevés et instruits en commun, et que les familles qui voudront conserver leurs enfants dans la maison paternelle auront la faculté de les envoyer recevoir l’instruction publique dans des classes particulières instituées à cet effet. »

Grégroire disait à la Convention dans son rapport du 31 août 1795 : « Robespierre voulait ravir aux pères, qui ont reçu leur mission de la nature, le droit sacré d’élever leurs enfants. Ce qui dans Lepeletier n’était qu’une erreur était un crime dans Robespierre. Sous prétexte de nous rendre Spartiates, il faisait de nous des ilotes. »

Enfin et surtout la Convention, si elle n’a pas mis la liberté d’enseignement dans sa Déclaration des Droits de l’homme, l’a inscrite formellement dans sa constitution, dans la Constitution de l’an III, votée le 22 août 1795. Article 300 : « Les citoyens ont le droit de former des établissements particuliers d’éducation et d’instruction, ainsi que des sociétés libres pour concourir au progrès des sciences, des lettres et des arts. »

On voit qu’il y a dans tout cela trois conceptions différentes. La première absolutiste : l’Etat donne l’instruction ; lui seul la donne ; le droit des parents à élever leurs enfants n’existe pas. — La seconde libérale : l’Etat ne donne pas l’instruction. Les parents ont le droit d’élever leurs enfants. Ils les élèvent ou les font élever par qui ils veulent. — La troisième mixte : l’Etat donne l’instruction. D’autres que lui la donnent aussi. Les parents ont la liberté de choisir.

C’est exactement comme en choses religieuses : 1° clergé d’Etat et nul autre ; 2° point de clergé d’Etat ; clergés libres autant qu’il pourra s’en former ; 3° clergé d’Etat et aussi clergés libres.

De l’enseignement d’Etat seul, sont partisans Robespierre, Saint-Just, Lepeletier de Saint-Fargeau, Napoléon Ier. De l’enseignement libre sont partisans Mirabeau, Talleyrand, etc. De l’enseignement d’Etat avec concurrence libre de l’enseignement libre sont partisans Condorcet, Danton et la grande majorité des Révolutionnaires ; et la Constitution de l’an III.

Remarquez qu’entre la seconde conception et la troisième il y a infiniment moins de différence qu’entre la première et les deux autres. La seconde et la troisième reconnaissent le droit, laissent aux pères de famille la liberté de faire élever les enfants à leur gré, puisque la troisième leur permet de choisir entre l’enseignement d’Etat et l’enseignement libre. Il n’y a que la première qui soit despotique.

La différence entre la seconde et la troisième, c’est que la seconde, supprimant l’Etat comme professeur, non seulement laisse les citoyens absolument libres, mais ne les engage même pas, ne les incite même pas, par une prime, soit d’économie, soit de faveurs, soit d’approbation et de protection gouvernementale, à mettre leurs enfants dans les établissements d’Etat, puisqu’il n’y en a pas.

La troisième, encore libérale, du reste, puisqu’elle reconnaît le droit et le laisse debout, use d’un singulier procédé. Elle permet aux pères de famille de confier leurs enfants à d’autres qu’à l’Etat ; mais sur ceux qui agiront ainsi, elle met un impôt. En effet, comme citoyens, comme contribuables, les pères de famille paieront les professeurs de l’Etat, et de plus, comme pères de famille, confiant leurs enfants à M. X…, ils paieront M. X… Ils paieront deux fois. C’est comme si de Paris à Bordeaux il y avait deux chemins de fer, l’un par Chartres, l’autre par Orléans, exploités par deux compagnies différentes, et que j’eusse le droit de me rendre à Bordeaux par Orléans, mais à la condition de payer ma place à la Compagnie d’Orléans et aussi à la Compagnie de Chartres. Dans ce cas la Compagnie de Chartres ne ferait pas autre chose que lever sur moi un impôt, sans aucune espèce de droit ni de raison. Plus qu’un impôt ; car un impôt n’est pas autre chose qu’une rémunération donnée à l’Etat pour un service qu’il rend ; et dans le cas susdit la Compagnie de Chartres ne m’en rendrait aucun. Ce qu’elle lèverait sur moi ce ne serait donc pas un impôt, mais un tribut, comme un vainqueur impose à un vaincu l’obligation d’en payer un. C’est exactement ce que fait l’État en faisant payer ses professeurs par des gens qui en ont d’autres. Elle les taxe d’une contribution de guerre. C’est un peu barbare.

C’est cependant le régime le plus libéral qu’admettent en France les gouvernements du xixe et du xxe siècle jusqu’aujourd’hui. Après tout, comme je l’ai dit, il reconnaît le droit. Il reconnaît le droit tout en le blâmant, il reconnaît le droit tout en le combattant ; il le reconnaît tout en le faisant acheter ; il reconnaît le droit : mais il lui fait payer « un droit » ; il reconnaît la liberté : mais il lui fait payer l’amende.

C’est beaucoup trop libéral pour la plupart des « républicains de gouvernement », c’est-à-dire des républicains de despotisme. Ils veulent arriver à ceci que l’État seul dispense l’instruction. Leurs raisons sont les suivantes.

Il ne faut pas deux Frances, il ne faut pas deux pays ; il faut ce maintenir l’unité morale du pays ». L’État seul, en donnant aux enfants les idées de M. le Ministre de l’instruction publique à l’exclusion de toutes autres, maintiendra l’unité morale du pays.

C’est le raisonnement de Louis XIV lors de la Révocation de l’Edit de Nantes ; et l’histoire est si bien un perpétuel recommencement, avec changement d’étiquettes, qu’au moment où j’écris ceci il y a des dragonnades républicaines dans la Bretagne.

C’est le raisonnement du gouvernement du 24 mai 1873. Il prétendait qu’à la vérité l’ordre matériel n’était point troublé, mais que « l’ordre moral » était dans un état pitoyable et qu’il appartenait au gouvernement de le rétablir. C’est une idée étrange qu’un gouvernement moderne se considère comme personne morale, comme gouvernement de moralité, comme gouvernement dames et d’esprits, comme souverain pontife, comme pape. Cette idée ecclésiastique, que Comte eût appelée un résidu théologique et qui parfaitement en est un, peut se ramener à cette affirmation bizarre : « Je suis nommé par des catholiques, des protestants, des juifs, des libres penseurs, des idéalistes, des matérialistes, des athées et des sceptiques. Ils me nomment pour maintenir l’ordre à l’intérieur et la sécurité à l’extérieur. Et il faut bien qu’ils ne me nomment que pour cela, puisqu’ils ne sont d’accord que sur cela, et puisque, s’il s’agissait d’autre chose, ils ne constitueraient pas un seul gouvernement, mais ils en constitueraient vingt. Je suis donc nommé par des catholiques, des protestants, des juifs, des libres penseurs, des idéalistes, des matérialistes, des athées et des sceptiques, qui ne me nomment que pour maintenir l’ordre à l’intérieur et la sécurité à l’ extérieur. En conséquence je consacre la meilleure partie de ma force à imposer à la nation les idées philosophiques de M. le Ministre de l’instruction publique. »

Si ce n’était pas un sophisme très volontaire, ce serait une aberration.

Un mot d’un très spirituel écrivain met joliment en lumière cette exorbitante prétention. M. Paul Hervieu, répondant à un referendum sur la question du monopole de l’enseignement, écrivait, ironiquement ou sérieusement, je n’en sais rien du tout, mais précisément et en mettant bien le doigt sur le point essentiel et en posant nettement la question, ce qui est la seule chose qui importe à qui raisonne ; « Je pense que l’État, qui détermine notre filiation, qui impose le service militaire, qui fixe les obligations du mariage, qui ne tient notre mort pour valable que selon ses règles, qui nous assujettit à toutes les lois civiles, fiscales, commerciales, etc., je pense que cet État ne violerait pas davantage la liberté individuelle en nous enseignant à vivre d’accord avec lui et d’accord entre nous. »

C’est bien cela ; et que cette consultation soit donnée par parodie des raisonnements des absolutistes, pour s’en moquer, ou sérieusement, pour les appuyer, c’est exactement la façon d’argumenter des absolutistes. Ils nous disent : « Pour les nécessités de la police, de la défense, de la justice, de la permanence matérielle de la société, vous subissez mille gênes. Un peu plus ou un peu moins, qu’est-ce que cela vous fait ? Subissez-en mille autres qui n’intéresseront en rien ni la police, ni la défense, ni la justice, ni la permanence matérielle de la société.

— Mais alors, pourquoi ?

— Pour me faire plaisir. Pour vivre d’accord avec moi. Pour être démocrates quand vous êtes aristocrates, matérialistes quand vous êtes spiritualistes, protestants quand vous êtes catholiques, athées quand vous êtes déistes. Cela vous paraît excessif ? Vous vous soumettez bien au service militaire ! »

Les absolutistes ont d’autres raisons. Il en est qui, en réclamant pour le gouvernement le monopole de renseignement, prétendent défendre, assurer et sauver la liberté elle-même. Ils raisonnent ainsi : « Nous possédons la liberté, nous seuls, et les méthodes d’affranchissement de l’âme humaine. Tous les autres, nés ou à naître, ne peuvent qu’asservir les esprits et les maintenir dans l’esclavage. Donc ce sont les droits de la liberté que nous réclamons et revendiquons. Nous ne nous emparons des esprits et nous n’empêchons les autres de s’en emparer que pour les affranchir. Donc la liberté est chez nous, en nous. La liberté c’est nous. Et par conséquent, quand nous établissons notre despotisme spirituel, c’est la liberté même que nous établissons. »

Voilà l’explication de cette parole de M. Anatole France : « Nous réclamons la liberté véritable, celle qui n'admet pas de liberté contre elle. »

C’est ainsi encore que M. Ferdinand Buisson, dans une interview, qu’il a confirmée depuis en la développant, disait : « Vous me parlez de liberté ! Ce que je veux, c’est ceci : la liberté pour l’homme libre. Point de liberté pour l’homme qui n’en veut pas, prêtre ou religieux, qui a juré de ne croire et de penser qu’en obéissance à un autre que lui. »

Cela, c’est un papisme d’un autre genre que le précédent ; mais c’est encore un papisme caractérisé. C’est l’infaillibilisme. C’est le fait de proclamer qu’on a en soi la vérité, toute la vérité, la seule vérité, et que personne autre ne peut l’avoir.

— « Non pas, vont me répondre les absolutistes. Vous faites une confusion grave et peut-être volontaire. Il ne s’agit pas de vérité, mais de liberté. Nous ne prétendons pas avoir en nous la vérité, comme font les catholiques, comme font les inquisiteurs ; nous prétendons avoir en nous la liberté, l’esprit de liberté, l’esprit d’affranchissement et les méthodes d’affranchissement des esprits et des âmes. Nous n’imposons pas un dogme, nous conduisons les esprits à l’état de parfaite liberté de choix où ils pourront se faire à eux-mêmes le dogme qu’ils voudront. — Et dès lors nous disons : nous seuls avons le droit, au nom de la liberté même, de refuser la liberté d’enseigner à tous ceux qui enseignent dans un autre esprit, à tous ceux qui repoussent la liberté de penser, à tous ceux qui pour dogme essentiel ont précisément cette idée qu’il ne faut pas penser librement. Et donc la liberté véritable ne reconnaît pas de liberté contre elle. »

Je répondrai que c’est une simple transposition qui n’est en vérité que dans les mots. Le despotisme que les catholiques prétendaient exercer au nom de la vérité, vous prétendez l’exercer au nom de la liberté ; et au fond c’est exactement la même chose. Il faut savoir un peu ce qu’il y a au fond de ce mot de liberté que vous employez. Vous enseignerez bien quelque chose, n’est-ce pas ? Vous ne vous bornerez point, n’est-ce pas, à dire : « Cherchez ! cherchez en pleine liberté d’esprit ! » auquel cas je reconnaîtrais que votre raisonnement au moins se tiendrait debout. Vous enseignerez quelque chose. Or de trois choses l’une, et je n’en vois pas, en bien cherchant, une quatrième.

1° Ou, sans imposer jamais aucune doctrine, vous donnerez des méthodes de recherches de la vérité. Mais ces méthodes mêmes, elles seront pénétrées d’un certain esprit qui ne sera pas une doctrine, soit, mais qui sera un enseignement, qui sera un maniement et un dressage de l’esprit. Mais, c’est déjà une réalité, cela ; c’est déjà quelque chose de très réel, de très important, d’ essentiel, et c’est de cela que vous prétendez avoir le monopole ; et vous prétendez que personne autre n’ait le droit de manier et de dresser les intelligences avec d’autres méthodes pénétrées d’un autre esprit ! Vous voyez bien qu’il y a déjà là une mainmise sur les intelligences avec interdiction à tous autres que vous d’y mettre la main. Vous voyez bien que, sous prétexte de liberté, vous faites exactement ce que faisaient les catholiques quand ils prétendaient imposer leur vérité.

— Nous n’imposons pas notre vérité.

— Oh ! en tous cas, vous vous imposez, et c’est beaucoup et, vous le savez bien, c’est le tout.

2° Ou bien, sans imposer jamais aucune doctrine, vous enseignerez la liberté de penser et, bien naturellement, vous défendrez, vous préconiserez, vous exalterez la liberté de penser.

— Certes !

— C’est-à-dire quoi ? C’est-à-dire que vous attaquerez ceux qui sont d’un autre avis. Je ne sais pas d’autre moyen de prouver que j’ai raison, sinon que de prouver que celui qui dit le contraire de ce que je dis a tort. Vous attaquerez donc continuellement le catholicisme, et généralement tous ceux qui ne croient pas que la raison suffise à tout et qui ont recours à la foi, parmi lesquels il y a des protestants, des juifs et des philosophes. De sorte qu’au nom de la liberté, et n’enseignant du reste, je le reconnais, que la liberté, vous attaquerez quotidiennement des gens à qui vous aurez défendu, au nom de la liberté, de dire un mot et d’enseigner quoi que ce soit ! Vous voyez bien que vous faites exactement la même chose que ce que faisaient les catholiques en enseignant leur vérité et en interdisant aux autres de démontrer qu’ils pouvaient en avoir une.

3° Ou bien encore, et ce sera le cas le plus fréquent, la libre pensée en vos mains sera ce qu’elle est. Elle sera une doctrine. Elle sera un système d’idées donnant une explication de l’homme et du monde. Elle sera, Cartésianisme, Kantisme, Comtisme ou Spencerisme, un dogme tout comme un autre, fondé sur la libre recherche, mais aboutissant à une affirmation, à peine adoucie par le : « Du reste, à votre tour, cherchez vous-même. » Elle sera un enseignement proprement dit ; elle sera un dogme librement proposé, mais un dogme ; elle sera une religion libre, comme la religion protestante, par exemple, mais elle sera parfaitement une religion. Et cette religion vous l’enseignerez après avoir défendu à tout autre que vous d’en enseigner une autre. Et vous aurez cette hypocrisie ou cette démence d’enseigner une religion qui se dira libre, mais qui aura pris cette précaution de faire interdire par l’Etat, de faire interdire par le tyran, qu’aucune autre religion soit enseignée ! Je ne crois pas qu’on puisse être plus catholique du moyen âge que cela. Et encore les catholiques du moyen âge avaient la sincérité de ne pas parler de liberté.

Qui ne voit que, comme diraient les bonnes gens, et en effet ici la parole est au gros bon sens, parce que c’est du bon sens le plus vulgaire qu’on se moque, qui ne voit qu’un enseignement est toujours un enseignement, que, de quelque biais qu’il se présente et de quelque nom spécieux qu’il se couvre, il est toujours une influence directe d’un esprit sur d’autres esprits et une pénétration d’un certain nombre d’esprits par l’esprit qui les gouverne ; que, par conséquent, quelque caractère que vous prétendiez garder ou conserver à votre enseignement, si vous enseignez seuls vous possédez seuls ; et que ce monopole de possession, si fastueusement, si sincèrement peut-être que vous lui mettiez l’étiquette de liberté, est une tyrannie absolue.

Voilà les idées et voilà les prétentions des absolutistes en fait d’enseignement. Elles sont exactement celles de catholiques retournés, et, du reste, le tempérament français est tellement catholique que je ne vois en France presque absolument que des catholiques à l’endroit ou des catholiques à l’envers.

Les procédés même, et cela est bien naturel, car le nombre des procédés n’est pas illimité et il nous faut bien revenir à ceux qui furent autrefois ceux de nos adversaires, quand nous avons exactement l’esprit qui fut autrefois celui de nos adversaires ; les procédés, même, employés ou proposés par les absolutistes sont exactement ceux des catholiques d’autrefois. Les catholiques d’autrefois exigeaient de certains fonctionnaires un billet de confession pour savoir s’ils étaient bons catholiques. « Ah ! le bon billet qu’a La Châtre ! » Les absolutistes d’aujourd’hui, quand ils ne vont pas jusqu’à vouloir tout simplement que les seuls professeurs d’Etat enseignent, songent à ceci : « Nous interdirons l’enseignement à tout prêtre ou religieux. Cela va de soi. C’est : « la liberté seulement pour l’homme libre. » Mais il se pourrait bien que cela ne fit que blanchir et que quelque laïque, se proposant d’enseigner, fût absolument dans les mêmes idées que le R. P. Tournemine ou le cher frère Archangias… »

Evidemment, et cela montre qu’il est impossible de faire au despotisme sa part. Tant qu’on n’aura pas interdit l’enseignement à tout homme qui ne sera pas au moins protestant… je me trompe, et interdire l’enseignement ne suffirait point, car ils pourraient toujours le donner subrepticement… tant qu’on n’aura pas déporté ou exilé tous les Français qui ne seront pas au moins protestants, on n’aura absolument rien fait pour « l’unité morale » de la France… Le raisonnement des absolutistes continue :

«… Il se pourrait bien qu’un laïque se proposant d’enseigner fût aussi jésuite que le jésuite le plus jésuite du monde. Que faire contre lui ? On lui demandera un billet de confession. En dehors de ses examens de capacité pédagogique, on lui fera subir un examen « d’aptitude pédagogique ». On s’assurera par cet examen « si ses tendancessont en harmonie avec le caractère laïque, républicain et démocratique de la société moderne » et s’il est apte à donner une éducation « rationnelle, critique et sociale ». — Voilà le projet élaboré par la Société Condorcet, fondée par des professeurs éminents de l’Université française.

« Etes-vous chrétien ?

— Oui, je le suis.

— Qu’est-ce qu’un chrétien ?… »

C’est l’examen pour la première communion.

« Etes-vous laïque ?

— Oui, je le suis.

— Qu’est-ce qu’un laïque ?

— C’est un homme qui n’est pas religieux et qui n’a pas les idées des religieux.

— Etes-vous républicain ?

— Oui, je le suis.

— Qu’est-ce qu’un républicain ?

— C’est un homme qui a horreur des monarchistes, des bonapartistes, des républicains plébiscitaires et des républicains libéraux.

— Vous avez cette horreur ?

— Je l’ai.

— Etes-vous démocrate ?

— Je le suis.

— Qu’est-ce qu’un démocrate ?

— C’est un homme qui veut établir l’égalité absolue parmi les hommes.

— Vous voulez établir cette égalité ? — Je veux l’établir.

— Qu’est-ce qu’une éducation rationnelle ?

— C’est une éducation qui ne se fonde que sur la raison et qui élimine la foi.

— Vous voulez donner cette éducation ?

— Je veux la donner.

— Qu’est-ce qu’une éducation critique ?

— C’est une éducation qui examine librement toutes les choses qu’elle enseigne.

— Vous voulez donner cette éducation ?

— Je veux la donner.

— Qu’est-ce qu’une éducation sociale ?

— Je... je ne sais trop... »

Ce candidat, malgré quelques lacunes, est déclaré admis avec indulgence du jury.

Voilà l’examen d’aptitude pédagogique d’après le projet de loi de la Société Condorcet. Jamais les catholiques n’ont exigé de billet de confession plus détaillé.

Je vais plus loin. Le billet de confession est net, précis, palpable, matériel. On s’est confessé. Constat. C’est tout. On est en règle. L’examen de tendances, comme le procès de tendances, permet de condamner qui l’on veut. Il sera établi pour permettre, quand on sera en face d’un homme parfaitement bachelier, licencié, et irréprochable comme moralité, sitôt qu’on flairera le clérical, de le pousser vivement au cours de l’examen et de le refuser ; soit pour réponses contraires à l’esprit républicain, ou pour réponses trop précises et trop évidemment apprises par cœur, sans que le cœur y soit ; ou pour réponses nonchalantes indiquant le seul désir de se débarrasser de cette corvée ; ou pour réponses trop ardentes où l’ironie se trahira ; car, dans les quatre cas, notre homme ne sera évidemment pas apte à donner l’éducation rationnelle, critique, laïque, démocratique et sociale.

Tout cela revient à dire ce que les absolutistes disent sous toutes les formes, alors même qu’ils prétendent dire autre chose : « Nous ne voulons pour enseigner que des gens qui pensent comme nous et qui ne fassent que répéter mot pour mot les formules que M. le Ministre de l’instruction publique leur aura communiquées. Comme nous ne voulons qu’une religion d’Etat, c’est-à-dire un clergé domestiqué entre les mains du gouvernement, de même nous ne voulons qu’un enseignement d’Etat, et tout autre, quel qu’il puisse être, est proscrit. » Il est clair que deux siècles après Louis XIV on avait droit, — j’entends les naïfs qui croient que les hommes changent, — de s’attendre à autre chose, et que cette conception de la société moderne est furieusement réactionnaire.

Elle étonne les esprits droits et ceux qui ont la candeur de croire au progrès. C’est ainsi que M. Gabriel Monod écrivait au mois de juillet 1902 : « Ceux qui, comme moi, sont partisans d’une liberté absolue d’association et en même temps de la séparation de l’Eglise de l’Etat… sont effrayés et navrés de voir les anticléricaux d’aujourd’hui manifester à l’égard de l’Eglise catholique des sentiments et des doctrines identiques à ceux que les catholiques manifestaient naguère à l’égard des protestants et des hérétiques de tout ordre. On lit aujourd’hui dans certains journaux qu’il n’est pas possible de laisser l’Eglise catholique continuer à élever la jeunesse française dans l’erreur ; j’ai même lu « qu’il n’était pas possible d’admettre la liberté de l’erreur ». Comme si la liberté de l’erreur n’était pas l’essence même de la liberté ! Et dire que ceux qui écrivent ces phrases protestent contre le Syllabus, tout en le copiant [littéralement]. Sommes-nous condamnés à être perpétuellement ballottés entre deux intolérances, et le cri de « Vive la liberté » ne sera-t-il jamais que le cri des oppositions persécutées, au lieu d’être la devise des majorités triomphantes ? »

— Il n’en faut aucunement douter, cher Monsieur, et je ne vois pas un gouvernement crier « Vive la liberté ! » ce qui ne peut avoir pour lui que le sens de : « Vive l’opposition ! » — à moins, comme je crois que je le démontrerai plus loin, qu’il ne soit très intelligent ; mais c’est une l’hypothèse où il ne faut point séjourner ; avez-vous remarqué que les hommes les plus intelligents, une fois qu’ils ont réussi, ne sont plus très intelligents ?

Ce grand principe : maintenir l’unité morale du pays, qui est, du reste, la devise de très grands États, comme l’Empire russe et l’Empire ottoman, ne s’applique pas, d’ailleurs, seulement à l’Enseignement public. Il s’applique et il doit s’appliquer, et il ne se peut pas qu’il ne s’applique point à la religion, comme nous l’avons vu déjà, et un gouvernement ne peut pas tolérer plus que Louis XIV qu’il y ait sur la surface du territoire trois religions, plus une antireligion, plus une indifférence en matière de religion, ce qui fait cinq partis spirituels ; et alors où en est l’unité morale ?

Il s’applique, ce principe, et il doit s’appliquer, et il ne se peut pas qu’il ne s’applique point à la liberté de la presse. Je dis qu’il ne se peut pas qu’il ne s’y applique point ; car voyez les contradictions et les difficultés matérielles. Ce collégien que vous élevez dans vos idées, ce collégien à qui vous donnez une éducation laïque, républicaine, démocratique, rationnelle, critique et sociale, ce collégien sort, va chez son père et y trouve des journaux qui ne sont rien de tout cela. Voilà cette jeune âme empoisonnée, ce jeune esprit perverti, ce jeune lévite contaminé.

— Nous ne le laisserons pas sortir !

— Je crois que vous ferez bien. Il ne faut jamais laisser sortir du séminaire. Mais à dix-huit ans, du jour où il aura passé son baccalauréat laïque, républicain, démocratique, rationnel, critique et social, le voilà, du jour au lendemain, jeté dans un pays où la presse est libre et où des journaux, des brochures et des livres attaqueront librement et vertement tout ce que vous lui aurez appris à vénérer et à chérir. Ne craignez-vous pas qu’il ne vous échappe ?

— Oh ! nous lui aurons laissé une telle empreinte !

— Oui, les Jésuites se flattent toujours de laisser sur leurs élèves une empreinte ineffaçable. Seulement ils se trompent souvent. Et quand il n’y aurait que le danger terrible de cette transition brusque entre la pure lumière que vous versez et la région mêlée de lumières et d’ombres où à dix-huit ans votre catéchumène va être jeté ! Vous savez assez que le premier soin du jeune émancipé est de lire précisément tous les livres qu’on lui a défendus au collège. Vous avez charge d’âmes ; vous êtes gardiens de l’unité morale du pays. Si cette unité morale vous l’entretenez soigneusement au collège et d’autre part vous la laissez rompre, ruiner et détruire par la liberté de la pensée, de la parole et de la presse, vous n’aurez rien fait du tout, ou vraiment peu de chose, et vous aurez trahi votre mandat.

Je ne peux pas non plus sans frémir songer aux parents. Cet enfant que vous élèverez selon les principes de l’éducation laïque, républicaine, démocratique, rationnelle, critique et sociale, il aura des parents catholiques. Lui défendrez-vous de les voir, au moins au parloir ? Vous introduisez l’ennemi dans la place et un ennemi qui a toute l’autorité du père, de la mère, de l’oncle, du frère aîné, et toute l’autorité aussi, ne l’oubliez pas, de l’homme qui contredit le professeur. Voilà l’unité morale horriblement menacée et battue en ruine. J’y vois une brèche, comme dit Maeterlinck, par où passerait un troupeau de moutons.

Il n’y aurait qu’un moyen pour sauver « l’unité morale », et je vous le livre complaisamment ; ce serait d’abord d’interdire toute liberté de pensée, de parole et d’écrire à tout homme qui ne serait pas au moins protestant, cela va de soi : « la liberté pour l’homme libre ; » — ce serait ensuite d’interdire à tout homme qui ne serait pas au moins protestant d’avoir des enfants. De cette manière on procéderait par extinction. Ceux qui sont catholiques ou spiritualistes, ou monarchistes, ou bonapartistes, ou républicains plébiscitaires, ou républicains libéraux, survivraient, sans doute ; comme dit le père d’Olivier Twist, on ne peut pourtant pas les tuer ; mais d’une part ils n’auraient aucun moyen au monde de propager dans le pays leurs détestables doctrines, d’autre part ils ne pourraient pas les propager par entretiens de famille, de père en fils. Au bout d’une génération l’unité morale du pays serait faite. Autrement, il faut que vous le sachiez bien et que vous envisagiez cette conséquence et aussi le remède que je vous propose avec une fermeté virile, autrement elle sera toujours à refaire.

Il y a aussi une autre solution. C’est d’abandonner cette idée ecclésiastique, réactionnaire et ridicule de l’unité morale du pays et de l’ordre moral dans le pays et du gouvernement des esprits par le Ministre de l’instruction publique considéré comme étant le grand prêtre Joad. Qu’est-ce que vous êtes ? Encore une fois et toujours, vous êtes un organe de police et de défense. Quand vous sortez de ces attributions, c’est-à-dire de vos fonctions naturelles suffisantes et nécessaires, non seulement vous empiétez, ce qui n’est pas honnête, mais encore vous devenez bête. Je crois qu’on vient de s’en apercevoir. Vous devenez maladroit, gauche, bizarrement accapareur, indiscret, inquisiteur, impuissant et comiquement furieux de votre impuissance. Votre métier est de maintenir l’ordre matériel et de nous défendre, c’est-à-dire d’être à notre tête quand nous avons à nous défendre contre l’étranger. Il n’est pas de fonder des religions. Vous n’y entendez rien. Les religions ne vous regardent pas. Il n’est pas d’enseigner. Vous n’y entendez rien. L’enseignement ne vous regarde pas. Les religions sont des associations de fois, à reflet de répandre et de propager une doctrine religieuse. Les enseignements sont des associations de savoirs et de pensées à l’effet de répandre des lumières, des méthodes et des doctrines. Les bonnes religions, non pas ternes et languissantes, mais vivantes et fécondes, sont celles qui existent par des associations libres qui les soutiennent et qui vivent en elles comme celles-là vivent en celles-ci. Les bons enseignements, non pas timorés et paralysés, non pas « neutres, c’est-à-dire nuls », pour me servir du mot de Jules Simon, qui est presque vrai, mais vivants et féconds et pénétrants, sont ceux qui existent et qui s’exercent par des associations qui les ont créés, qui les soutiennent et dont ils sont l’expression.

Eugène Pelletan a très bien dit cela : « Qu’on rende à la France le droit d’association, et l’on verra centupler sa vie intellectuelle. L’association fera sortir du sol des universités libres ; une généreuse émulation remplacera partout la mise en règle des intelligences ; et ce n’est pas assez encore : il faut appliquer à l’enseignement le droit d’association. Donc, que chacun puisse fonder une école, un collège, une université, opposer méthode à méthode, perfectionnement à perfectionnement sous sa responsabilité personnelle et sous la garantie de l’opinion et des pères de famille. » — Il a dit encore : « Pour ramener complètement la paix dans les âmes, la liberté doit reconnaître à tous les citoyens non seulement le droit de régler souverainement leur foi intérieure ; mais encore et surtout de mettre leur croyance en commun, de fonder une famille spirituelle avec quiconque partagera ou viendra plus tard partager la même conviction ; de faire appel, aujourd’hui, demain, du haut de leur idée, à l’humanité tout entière, de donner ouvertement par la parole leur vérité en communion au dernier passant ; car la plus sainte ambition de l’homme, sa plus grande gloire sous le soleil, c’est d’agir sur l’homme pour l’édifier, pour l’améliorer, le régénérer, l’élever en piété et en connaissance. » — Il a dit encore, répondant d’avance à ceux qui n’admettent pas la liberté de l’erreur : « Il ne saurait y avoir de liberté du vrai où il n’y a pas la liberté du faux ; car c’est précisément cette alternative qui constitue l’essence de la liberté. La vérité n’existe qu’à la condition de l’erreur, comme la vertu qu’à la condition du vice, et la Providence a créé l’homme libre précisément pour faire son choix entre l’un et l’autre et pour avoir le mérite de sa préférence. »

Il disait encore, répondant d’avance à ceux qui assurent que du moment qu’une loi est votée elle est sacrée et qu’on ne peut parler de tyrannie quand on parle de la loi : « La loi a-t-elle tout dit quand elle a dit : je suis la loi ? Personnifie-t-elle par cela même la justice ? N’a-t-elle pas encore quelque autre condition à remplir pour justifier sa prétention et pour commander l’obéissance ? Mais, chaque fois que l’injustice a voulu prendre un nom respectable, elle a pris la forme de la loi pour frapper sa victime. Mais c’est la loi à la main que le vainqueur a toujours proscrit le vaincu, et si l’on prenait tel code de circonstance, rédigé sous prétexte de salut public, on en ferait jaillir le sang comme d’une éponge. »

Il disait encore : « Si le despotisme de race a disparu de la scène, il pourrait bien toutefois avoir laissé après lui un bâtard qui ne demande pas mieux que de recueillir sa succession. Ce bâtard c’est le salut public. Le salut public a naturellement pour mission de sauver le peuple, de le sauver de toute façon, de le sauver tantôt au nom de la liberté, tantôt au nom de l’ordre, peu importe, pourvu qu’il le sauve et qu’il paye convenablement le mérite du sauveur. »

Ainsi parlait Eugène Pelletan dans son beau livre les Droits de l’homme.

Son très digne fils, brillant héritier, soutien et défenseur des traditions paternelles, a tenu le même langage avec autant de fermeté et même d’intransigeance : « La liberté consiste à pouvoir ouvrir des écoles et non pas à les faire rétribuer par le budget. » (Justice, 27 février 1880.) — Il disait encore : « Si le gouvernement, pour combattre les envahisseurs catholiques, emploie les moyens autoritaires, au lieu d’employer les moyens de la liberté, nous serons les premiers à l’attaquer sur ce point. » (Justice, juillet 1880.) — Il disait encore : « Pour notre part, nous combattrions de toutes nos forces une loi qui détruirait, au sujet des ordres religieux, le principe de la Révolution française. » (Justice, 28 janvier 1880.) — Il disait encore : « Faire sonner tous les tambours et toutes les trompettes comme pour une immense croisade contre la théocratie, et aboutir à quoi ? à une nouvelle édition des ordonnances de Charles X, c’est une lourde chute. » (Justice, 8 mars 1880.) — Il disait encore : « Nous croyons que pour combattre sérieusement l’Eglise, il faut d’autres moyens que ceux de l’autorité. » (Justice, 9 août 1880.)

Ainsi ont parlé tous les républicains de principes, tant qu’ils n’ont pas été au pouvoir, quittes à être, quand ils se sont trouvés au gouvernement, éclairés des lumières nouvelles que le pouvoir donne toujours à ceux qui le détiennent et que par conséquent on m’excusera de ne point connaître.

Les partisans de l’enseignement d’Etat répondent avec douleur et effroi : « Mais livrer l’enseignement du pays à l’initiative privée et collective, c’est le livrer au clergé catholique ; c’est le livrer aux Jésuites et aux Oratoriens ! » Je réponds : Et aux protestants et aux francs-maçons et aux juifs. C’est le livrer à tout le monde, à tous ceux qui voudront enseigner et qui tiendront à enseigner, c’est-à-dire qui auront des convictions profondes et une ardeur d’apostolat, et il est probable que c’est cela qu’il faut pour enseigner avec puissance et avec fruit.

— Mais encore faut-il s’organiser, donc s’associer : l’enseignement sera toujours aux mains d’associations catholiques, protestantes, juives, maçonniques, etc. — Evidemment l’enseignement sera toujours aux mains d’associations enseignantes ? Eh bien, associez-vous ! Vous n’êtes ni catholiques, ni protestants, ni juifs, ni maçons. Soit. Moi non plus. Vous m’êtes plutôt agréables. Eh bien, associez-vous, pour donner un enseignement qui ne soit que de l’enseignement. Vous me prendrez pour professeur. Je retiens part.

— Mais cet enseignement qui n’est que de l’enseignement, c’est précisément l’Etat qui le donne, qui peut le donner, qui peut seul le donner, et c’est pour cela que nous avons voulu et que nous voulons un enseignement d’Etat, neutre au milieu de tous les enseignements confessionnels, ou plutôt planant au-dessus de tous les enseignements de partis.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, et je l’ai reconnu dans mon article sur Guizot qui plaidait cette thèse avec éloquence ; il y a du vrai dans ce que vous dites ; seulement ce n’est pas vrai. C’est assez vrai en théorie, encore qu’il y eût beaucoup à dire ; mais en pratique vous savez bien que ce n’est pas vrai du tout ; que c’est vrai pendant quelque temps, peut-être, que cela cesse d’être vrai sitôt que le gouvernement se dégrade et se corrompt, et un gouvernement a tôt fait de se dégrader et de se corrompre. Un gouvernement n’est pas neutre entre les partis, puisqu’il est un parti ; il ne plane pas au-dessus des partis, puisqu’il est un parti, et par conséquent, forcément, dès qu’il se sent menacé, et un gouvernement se sent toujours menacé, il veut que son corps enseignant lui soit une armée, enseigne surtout le dévouement au gouvernement et les idées du gouvernement et les passions du gouvernement. Il veut, non seulement que son corps enseignant soit d’un parti, mais qu’il soit l’état-major même du parti du gouvernement, et il dit avec la douce candeur qui lui est habituelle : « S’il ne me sert pas, à quoi sert-il ? » Ce qui se passe au moment où j’écris en est une preuve suffisante.

Si le gouvernement ne veut d’enseignement que donné par ses professeurs, ce n’est pas sans doute pour mettre dans son corps enseignant la liberté d’enseignement qu’il proscrit ailleurs ; c’est pour, débarrassé d’une concurrence gênante ou d’une contradiction désagréable, faire prêcher par ses professeurs, qui seront forcés de rester chez lui, l’amour du gouvernement despotique et le mépris des droits de l’homme. L’enseignement sera donc toujours jours pénétré de l’esprit de parti, qu’il soit donné par des associations ou qu’il soit donné par l’Etat. Si vous voulez un enseignement exempt d’esprit de parti, associez-vous entre gens exempts d’esprit de parti, et créez un enseignement qui vous ressemble.

— Mais nous n’avons pas l’instinct d’association et nous ne savons pas nous associer.

— Ah ! nous voilà au point. Les pays qui ont l’enseignement d’Etat sont des pays où une masse très considérable, formant, même, la majorité, mais sans volonté, sans initiative, sans énergie, sans idée nette, languissante et amorphe, désire vaguement un enseignement non confessionnel, impartial et modéré, ne sait pas s’organiser et s’associer pour le faire et charge le gouvernement de le créer en s’engageant à le payer pour cela. Seulement il arrive que le gouvernement, aussitôt qu’il a créé cet enseignement, ou presque aussitôt, en fait un instrumentum regni, parce que les gouvernements ont une tendance bien naturelle à faire un instrumentum regni de tout ce qu’ils ont dans la main ; et la masse languissante et amorphe a précisément, au lieu de l’enseignement impartial qu’elle désirait, un enseignement de parti, très net, très accusé, parfois violent, comme celui, en France, des instituteurs, et tout juste le contraire de ce qu’elle désirait. Il est rare que l’on n’ait point justement le contraire de ce qu’on désire quand on fait faire ses affaires par les autres au lieu de les faire soi-même.

C’est ainsi, en France, qu’une partie considérable de la bourgeoisie, au milieu du xviiie siècle, se détacha du catholicisme, du protestantisme, du jansénisme, devint vaguement spiritualiste et déiste, et se proclama philosophe. Il n’y avait rien de plus légitime et il n’y avait pour elle qu’une chose à faire immédiatement : s’associer, s’organiser pour créer un enseignement « philosophique », un enseignement qui ne fût ni catholique, ni protestant, ni janséniste, ni juif. C’est la première chose à quoi un Anglo-Saxon eût songé. Elle, non. Ses guides, Voltaire, Diderot, Rousseau, d’accord sur ce point, ne lui recommandèrent qu’une chose : persuader au gouvernement d’arracher l’enseignement aux catholiques et de le donner lui-même ; persuader au gouvernement d’être « philosophe » ; persuader au gouvernement d’avoir une philosophie d’Etat et de créer un enseignement d’Etat pour la répandre. Car on sait que Voltaire, Diderot et Rousseau sont les apôtres de la liberté.

Qu’arriva-t-il ? Jésuites, Oratoriens et autres furent dépossédés de l’enseignement. Napoléon établit un enseignement d’Etat et la France eut une liberté de moins. Elle en fut enchantée, naturellement. Seulement un siècle après, quand d’une part on supprime l’enseignement libre qui s’est tant mal que bien reconstitué et quand on supprime définitivement la liberté d’enseignement, et quand d’autre part la bourgeoisie se trouve en face d’une Université radicale et socialiste et qui sera de plus en plus radicale et socialiste, sincèrement d’abord, et ensuite pour plaire au gouvernement dont elle dépend, la bourgeoisie fait quelque grimace et est moins satisfaite que du temps de Napoléon Ier, de Louis-Philippe et de Napoléon III. Elle croyait que l’enseignement d’Etat serait toujours à son image, à sa dévotion et à son profit. Pourquoi serait-il à tout cela ? Il est à qui le gouverne, le protège, l’avance, le destitue, le paye et l’a dans sa main. Pour avoir un enseignement à votre image, à votre dévotion et à votre profit, il fallait le faire vous-même.

La solution donc, ici comme en affaires de religion, pour les peuples qui ont de l’initiative, qui ne s’abandonnent pas et qui craignent les déboires que l’abandonnement amène après lui, est dans la liberté. L’Etat n’a rien à voir dans les choses d’enseignement, non plus que dans les choses de religion. Il a seulement à savoir si un collège pratique les règles de l’hygiène, n’est pas un lieu de séquestration et n’est pas un refuge d’immoralité. À ces égards il y peut entrer, comme dans une maison particulière, comme chez moi, comme chez vous. Passé cela, son droit s’arrête. Il n’a rien à voir dans les choses d’enseignement, parce qu’elles ne regardent ni la police ni la défense. Il n’a rien à voir dans les choses d’enseignement, parce qu’il n’est ni un professeur, ni un philosophe, ni un père de famille.

Il n’a rien à voir dans les choses de l’enseignement, parce que, quand il s’en mêle, il est le plus souvent très maladroit et assez souvent ridicule. Comme il est nommé pour faire de la politique et qu’il n’est qu’un homme politique, il ne voit dans l’enseignement que de la politique et n’y fait que de la politique, et toutes ses pensées en cette affaire se ramènent à ce point : « Mon corps enseignant me fera-t-il aimer et me préparera-t-il des électeurs ? » Il est impossible à un gouvernement de voir dans ses fonctionnaires autre chose que des agents électoraux ; il ne peut donc voir dans ses professeurs que des agents électoraux, et Dieu sait quels professeurs peuvent être des professeurs qui sont, qui veulent être ou qu’on veut qui soient des agents électoraux ! Soit obéissants, soit rebelles, ils sont également anxieux, angoissés, nerveux, et point du tout à leur affaire.

Et voyez le grand maître du corps enseignant que peut donner un tel régime. Il est quelquefois un excellent homme ; il est quelquefois même, par rencontre, un homme supérieur. Mais le plus souvent un petit politicien de petite sous-préfecture prend en mains les destinées de l’enseignement d’un grand pays. Il est absolument incapable de voir autre chose dans les questions d’ enseignement, de pédagogie, de haute science et de liante curiosité, que des questions politiques ; il gorgera les programmes d’instruction civique, d’histoire de la Révolution et de morale laïque et indépendante ; il multipliera les chaires de sociologie ; jamais son corps enseignant ne s’occupera assez de politique, pourvu que ce soit de la politique favorable au gouvernement. Il fera apprendre par cœur la Déclaration des Droits de l’homme, qu’il a peu étudiée, mais dont il a beaucoup entendu parler, et s’apercevra après coup que c’est le plus terrible pamphlet contre le gouvernement dont il est et contre le régime qu’il représente qui ait jamais été écrit sur la planète et qu’autant vaudrait faire apprendre par cœur aux jeunes élèves les articles des journaux de l’opposition.

Il sera infiniment gêné dans le maniement de ses fonctionnaires. Les uns, peu favorables au gouvernement, feront strictement leur métier, le feront très bien du reste, le feront d’autant mieux qu’ils se sentiront suspects. Ils lui seront en horreur ; mais comment les frapper ? D’abord ce ne serait pas juste ; mais ceci est peu important ; ensuite les familles seraient mécontentes, ce qui, s’il reste un lambeau d’enseignement libre dans le pays, est assez grave, ce qui, même s’il ne reste dans le pays, en dehors de l’enseignement d’Etat, que l’enseignement domestique, est grave encore ; ce qui, même si l’enseignement domestique lui-même est interdit, a encore l’inconvénient de désobliger des gens qui sont électeurs. Il est difficile de frapper un excellent professeur qui n’est pas dans les idées du gouvernement, encore que, s’il n’est pas dans les idées du gouvernement, à quoi sert-il ?

D’autres professeurs seront dans les idées du gouvernement ; mais ils y seront un peu trop. Ils devanceront, ce qui est encore n’avoir pas « l’esprit de suite ». Sous un gouvernement anticlérical, mais spiritualiste, ils seront athées ; sous un gouvernement radical, ils seront socialistes ; sous un gouvernement qui sera socialiste sans savoir ce que cela veut dire, ils seront collectivistes parce qu’ils sauront, eux, ce que parler veut dire ; sous un gouvernement socialiste, ils seront anarchistes ; sous un gouvernement antimilitariste, ils seront pour la suppression de la patrie. Ceux-là sont les plus gênants. On les aime, on les craint, et, tout en les complimentant parce qu’on les aime, on les frappe parce qu’on les craint. Et s’insurgent immédiatement tous ceux, ou qui revendiquent la liberté absolue du professeur quoique fonctionnaire, ou qui accusent le gouvernement de tirer sur ses troupes et de faire le jeu de ses plus détestables ennemis.

Au milieu de tout cela le petit politicien de petite sous-préfecture est en posture mauvaise et fait figure triste. Il ne peut ni traiter absolument ses professeurs comme ses commissaires de police, ni s’habituer à cette idée qu’il doit les traiter autrement, et que ses professeurs ne sont pas des commissaires de police spirituelle.

Quant au corps enseignant d’un enseignement d’Etat, il se peut qu’il soit très bon, le métier par lui-même étant honorable et attrayant. Seulement il serait meilleur s’il n’était pas corps enseignant d’un enseignement d’Etat, Tout corps enseignant d’un enseignement d’Etat sera infesté de politiciens qui, tout naturellement, songeront à avancer, et qui ne compteront pour avancer que sur la politique, et qui flatteront le gouvernement précisément en cette manie qu’il aura toujours de considérer ses fonctionnaires, quels qu’ils soient, comme des serviteurs, non de l’Etat, mais du pouvoir, et non comme des hommes de confiance du pays, mais comme des agents du ministère. C’est ce qu’on appelle familièrement gratter quelqu’un où cela le démange. Dans un des pays où il y a enseignement d’Etat, je rencontre, dans une rue de la capitale, un professeur assez agréable, assez instruit, parlant assez bien, bref, de moyen mérite : « Je pars.

— Avant la fin des vacances ? Où allez-vous ?

— Chez moi, à cause de l’élection de R…

— C’est dans quinze jours. Vous serez toujours à temps pour voter.

— Oh ! mais la campagne électorale ! R… est très contesté. Il a besoin d’un coup d’épaule. »

Il brandissait la sienne. Evidemment il s’inquiétait beaucoup plus des élections que de ses cours. S’il avait été de l’opposition, les rapports de son recteur eussent porté : « Un peu négligent en son service. Ne s’occupe guère que de politique. » Mais il n’était pas de l’opposition. Il voulait devenir recteur. J’ai le plaisir d’apprendre au lecteur qu’il l’est devenu.

Inutile de dire que dans les pays de ce genre le corps des instituteurs ne peut être qu’une armée d’agents électoraux. Tout les y pousse. Leur propre passion ; car ils sont naturellement au moins les rivaux du curé, par ce seul fait que, sans le curé, l’instituteur serait l’homme le plus influent de la commune (aimeriez-vous mieux que l’instituteur fût subordonné au curé ? — Nullement ! Je voudrais que curé et instituteur fussent indifférents l’un à l’autre) ; leur éducation, qui est irreligieuse et qui dans des cerveaux qui ne sont pas d’une extrême finesse produit naturellement des idées et des tendances antireligieuses ; la nécessité enfin et surtout, le moment arrivant toujours où le préfet qui est leur vrai chef et le recteur de tout à l’heure leur demandent de donner un coup d’épaule à R… qui est très contesté. Dans les pays à enseignement d’Etat le corps enseignant a beaucoup trop de raisons de s’occuper beaucoup plus de politique que d’enseignement.

— « Tant mieux ! » dira un député. Les députés ne raisonnent pas autrement, et quand ils sont candides ne parlent pas d’autre sorte.

Supposez que le corps enseignant soit la création et l’œuvre d’une ou plusieurs associations de citoyens libres. Supposez que par exemple en France la bourgeoisie philosophe ait, vers la fin du xviiie siècle, créé un enseignement laïque tout aussi indépendant des Jésuites, des Oratoriens et des évêques que du gouvernement. Le gouvernement, qui alors ne se mêlait pas du tout d’enseignement, et l’on sait que l’ancien régime était beaucoup plus autoritaire que les gouvernements modernes, n’aurait pas songé, à un moment donné, à créer de toutes pièces un enseignement laïque, et nous aurions en France un corps enseignant laïque, puissant, rival de l’enseignement ecclésiastique, ce qui est un bien ; mais qui ne serait pas entre les mains du gouvernement, qui ne serait pas intoxiqué de politique, qui ne serait pas composé de quelques adversaires du gouvernement paralysés par la suspicion, de beaucoup d’ambitieux portés à se faire les agents du gouvernement pour avancer et d’une grande majorité enfin qui n’étant ni de ceux-ci ni de ceux-là, fait nonchalamment son métier parce qu’elle sait que ce n’est pas le bien faire qui mène d’ordinaire à quelque chose ; un corps enseignant, enfin, qui serait maintenu par ses fondateurs et appuis dans les voies moyennes et particulièrement dans ce à quoi ses fondateurs et appuis tiendraient le plus, dans la pratique scrupuleuse de son métier et dans le culte désintéressé de la science, des lettres, de la philosophie, de l’histoire, des arts, de la vérité et de la beauté. Il aurait quelques inconvénients, je le crois ; mais non point ceux que je viens de dire, qui sont les plus graves qui se puissent.

— Mais nous n’avons pas l’esprit d’association ni l’art de s’associer.

— Les pays où n’existent pas l’esprit d’association ni l’art de s’associer sont les pays où naît tout naturellement et où se développe tout naturellement le despotisme, comme en son terrain.

Et voyez où vous en êtes. Comme il n’existe en France que l’enseignement d’État et l’enseignement ecclésiastique, quand la question de la liberté d’enseignement se pose, elle a l’air de se poser entre eux, et du reste en pratique elle se pose entre eux. Alors ; si, par instinct, vous êtes du côté de la liberté, on vous dit : « Vous êtes donc Jésuite ? » et vous vous dites : « C’est pourtant vrai que je suis Jésuite. Je ne m’en doutais pas. » Et vous êtes ébranlé dans vos convictions libérales par la considération de ceux à qui elles profitent. Et vous sentez que vous ne défendez « les Jésuites » que par respect et amour du principe ; mais vous êtes très fâché que défendre le principe n’aille et ne puisse aller pour le moment qu’à soutenir les Jésuites. El vous êtes dans un état d’esprit très douloureux et très misérable. Pourquoi ? Parce que vous n’avez pas su vous-même aimer la liberté jusqu’à la pratiquer, et n’avez pas fondé un enseignement libre fait à votre image et pénétré de votre esprit. Restez libéraux quand même, alors que le libéralisme ne profite qu’à des gens que vous n’aimez point ; d’abord parce que le libéralisme consiste précisément à respecter le droit chez ses adversaires ; ensuite parce que ces gens que vous n’aimez pas se trouvent pour le moment représenter le principe que vous aimez ; enfin, parce que si vous laissez prescrire le principe, prescrire le droit « imprescriptible », il ne renaîtra jamais et vous ne pourrez jamais l’invoquer ni le pratiquer à votre profit ou à votre gré.

En résumé, trois conceptions : l’Etat seul enseignant ; l’enseignement libre sans aucun enseignement d’Etat ; un enseignement libre à côté d’un enseignement d’Etat. La meilleure est la dernière, et j’espère qu’elle sera, et je souhaite qu’elle soit celle de l’avenir. La seconde est acceptable : elle maintient et elle sauve le droit. La première est détestable, et elle est contraire en soi et par tous ses effets aux principes de 1789 et de 1793.