Le Libéralisme/De la liberté d’association

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CHAPITRE IX

DE LA LIBERTÉ D’ASSOCIATION

Les Déclarations des Droits de 1789 et de 1793 ne disent rien formellement de la liberté d’association. On ne saurait considérer comme ayant trait directement à la liberté d’association ce mot de l’article VII de la Déclaration de 1793 : « Le droit de s’assembler paisiblement, le libre exercice des cultes ne peuvent être interdits. » — Ce mot vise et il consacre le droit de réunion, non pas le droit d’association. La liberté d’association ne figure ni dans la déclaration des Constituants ni dans la déclaration des Conventionnels.

Est-ce un oubli ? Je ne crois pas. Constituants et Conventionnels n’aimaient pas les associations, quelles qu’elles fussent. Ils ont détruit les corporations ouvrières, les jurandes et les maîtrises à cause de cela. Ils ont détruit l’ancienne magistrature à cause de cela. Ils ont détruit l’ancienne noblesse à cause de cela. Ils ont détruit l’ancien clergé à cause de cela. Les Constituants et les Conventionnels n’ont aimé, ils n’ont même compris et conçu que les libertés individuelles. C’est pour cela qu’ils n’ont inscrit dans leurs déclarations que la liberté individuelle, la propriété, la sécurité, la liberté de la pensée, de la parole et de la presse. Les Constituants et les Conventionnels veulent « l’homme » libre, isolément, libre de sa personne, libre propriétaire de son bien, libre disposant de sa pensée, de sa parole, de sa plume, de sa croyance religieuse. C’est tout. L’homme libre de s’associer à d’autres hommes pour faire quelque chose collectivement, les libertés collectives, ils ne semblent pas aimer cela. Ils sont essentiellement antiaristocrates, et les associations leur semblent des aristocraties.

C’est un singulier contresens. Une aristocratie est un groupe de citoyens gouvernant une nation à l’exclusion des autres. Une association est un groupe de citoyens faisant quelque chose en commun, mais ne songeant nullement à gouverner. Il n’y a aucune identité, ni même aucune ressemblance. Autant vaudrait dire que je suis une aristocratie, parce que j’ai une nombreuse famille et que je cultive mes terres avec mes fils et avec mes gendres et leurs enfants. Mais cette identification si fausse est bien, plus ou moins nettement, dans l’esprit des Constituants et des Conventionnels.

Cela est si vrai que cette idée fausse est passée dans la langue. On appelle en France « corps aristocratique » un corps, quel qu’il soit, qui ne dépend pas du gouvernement. L’Eglise est un corps aristocratique. L’Institut est un corps aristocratique. L’administration n’est pas un corps aristocratique. Or c’est précisément elle qu’on pourrait appeler ainsi, car elle a tous les caractères du corps aristocratique : elle a ses traditions, sa permanence, son esprit de suite et même de routine ; elle est, au moins un peu, héréditaire ; et elle gouverne, puisqu’elle a ses procédés d’administration qu’elle n’emprunte pas toujours au gouvernement, et puisqu’elle est un gouvernement dont le gouvernement proprement dit a à tenir compte et qui le contrecarre doucement, mais obstinément, plus d’une fois. Seulement elle dépend, en définitive, du gouvernement proprement dit, et on ne l’appelle pas corps aristocratique. Et on appelle corps aristocratique une corporation qui ne gouverne pas du tout, mais qui existe en dehors du gouvernement central.

Sur cette idée, assez bizarre, les Constituants et les Conventionnels, étant surtout antiaristocrates, ont transporté aux associations une partie de la haine qu’ils avaient contre l’aristocratie véritable. Ils n’ont pas été, on vient de le voir par leur article VII de 1793, jusqu’à proscrire, comme Rousseau, la « réunion » elle-même, et jusqu’à ne pas vouloir que les citoyens délibérassent avant de voter, ce qui est la pure doctrine démocratique ; mais encore ce qu’ils semblent n’avoir pas aimé, c’est la « réunion permanente », c’est-à-dire l’association, et du droit d’association ils n’ont pas fait, je crois même qu’ils se sont bien gardés de faire un droit de l’homme.

J’estime que c’en est un ; c’est-à-dire que je crois que l’Etat empiète, dépasse ses fonctions naturelles quand il refuse ce droit aux individus et quand il veut qu’il n’y ait dans la nation d’autre association que lui-même.

Car, d’abord, l’Association n’est qu’une extension légitime et naturelle de la Réunion. Vous me permettez de me « réunir paisiblement » pour m’occuper d’affaires qui me sont communes avec d’autres citoyens. Me permettrez-vous de me « réunir paisiblement » demain avec les mêmes concitoyens pour la continuation des mêmes affaires ? Oui ? Mais voilà une association. Non ? De quel droit, ou pourquoi ? Ce qui est légitime une fois, ne le serait-il pas deux, trois et quatre ? C’est bien singulier. Pourquoi un citoyen serait-il comme forclos, serait-il comme emmuré dans son individualité ?

Encore une fois et toujours, pourquoi êtes-vous fait ? Pour assurer l’ordre à l’intérieur et la sécurité à l’extérieur. Donc si je m’associais à d’autres citoyens pour attaquer la nation ou même pour la défendre, je m’occuperais de vos affaires, je m’attribuerais votre fonction ; vous me diriez : « Halte-là ! » avec raison. Si je m’associais avec d’autres citoyens pour faire la police, encore que j’agisse en très bon citoyen, vous pourriez vouloir qu’en tant que policier ou gendarme volontaire, je prisse vos ordres et vous obéisse ponctuellement. Fort bien. Voilà votre sphère. Mais en dehors d’elle, vous n’avez rien à me dire.

Je m’associe pour faire de la charité, de la philanthropie, de la bienfaisance. Cela ne vous regarde pas du tout. Vous me direz : « La bienfaisance, je la fais ! » M’est-il permis de croire que vous la faites mal ou que vous ne la faites pas assez ? Est-ce une opinion permise ? M’est-il permis de croire que vous la faites en faveur de vos amis et d’avoir l’intention de la faire en faveur des miens, ou en faveur de tous ? Est-ce une opinion permise, ou est-ce un dessein subversif ? En quoi intéresse l’ordre à l’intérieur et la défense contre l’étranger que je sois bienfaisant à plusieurs au lieu de l’être isolément ?

Je m’associe pour répandre une croyance religieuse. Qu’est-ce que cela vous fait ? Vous avez donc une croyance religieuse, vous ? Si vous en avez une en tant que gouvernement, vous avez tort ; car il n’y a rien de religieux dans la fonction de défendre le pays contre les voleurs du dedans et contre les ennemis du dehors. Vous vous occupez de ce qui ne vous regarde aucunement. Mais si vous avez une croyance religieuse, en quoi m’occuper de la mienne vous empêche-t-il de vous occuper de la vôtre ? Vous payez vos prêtres, avec mon argent, du reste, ce qui est inique, et je paye les miens. Vouloir non seulement que je paye les vôtres, mais encore que je ne paye pas les miens, c’est fantastique d’absurdité d’abord et de despotisme ensuite.

Laissez-moi donc, à moins de déclarer que vous vous appelez Grégoire VII, créer l’Eglise que je veux créer, ce qui ne se peut qu’avec pleine et entière liberté d’association.

Ainsi de suite.

Ici l’objection, l’éternelle et éternellement ridicule objection : « Une association permanente, c’est un État dans l’État. » Certainement une association qui aurait une armée et des forteresses sous le nom de places de sûreté serait un état dans l’État. Mais une association désarmée et pacifique n’est pas un État ; elle est une agrégation d’âmes, elle est une fédération de volontés dans un dessein commun, que l’État n’a aucun droit honnête ni aucune raison d’interdire ni de craindre tant qu’elle ne s’occupe ni de police, ni de justice, ni de guerre offensive ou défensive. C’est une fédération de volontés très légitime et aussi très utile, toujours utile à la nation.

Je dis toujours utile. Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Seul il fait peu de chose, d’abord, et quasi rien. Seul, aussi, il glisse vers l’égoïsme et, soit le découragement, soit l’entêtement orgueilleux et sot qui sont les suites ordinaires, en sens inverse, de l’égoïsme. Aussi même les associations en apparence frivoles et vaines, associations pour le plaisir, pour la conversation, pour les récréations littéraires ou musicales, malgré leur inanité, sont utiles encore en ce sens qu’elles valent mieux que l’isolement. Quant aux associations sérieuses, pour la science, pour l’industrie, pour l’agriculture, pour le commerce, pour la propagation d’une doctrine, d’une philosophie, d’une religion, elles sont la forme normale elle-même de l’activité humaine, et c’est avec grande raison que M. Durkheim a dit que « toute nation où l’esprit d’association s’éteindra est condamnée à périr dans un bref délai ».

L’Etat, certes, est une association ; mais, dans les temps modernes, avec des nations de quarante, de cinquante, de quatre-vingts millions d’hommes, l’Etat est une association qui associe de trop loin les hommes, un réseau qui les enserre de trop loin et de trop haut pour les soutenir. Ajoutez qu’il n’est pas une association choisie par les associés, que par conséquent les associés ne se livrent pas à lui, à ses intérêts et à son développement et à sa gloire de la même ardeur qu’ils se consacrent à une association choisie par eux, créée par eux. Entre l’Etat et l’individu il faut des associations à la fois plus proches de l’associé et qui soient directement son œuvre pour l’enserrer étroitement et obtenir de lui, avec plaisir de sa part, le maximum d’effort libre et d’activité.

Ce n’est que dans l’association que l’homme n’est pas seul (je demande pardon pour le truisme) ; car dans l’Etat il est seul en ce sens qu’il est passif et qu’il donne ce qu’on lui demande, non pas ce qu’il veut donner, ce qu’il tient à donner, ce qu’il prend plaisir à donner, ce qu’il donne passionnément, de son activité, de son ardeur, de son intelligence, de sa force et de son cœur. Mais précisément ce que l’Etat a une tendance naturelle à vouloir, c’est que l’homme soit seul et qu’il n’y ait rien entre l’Etat et l’individu. Il a une défiance naturelle des associations comme de quelque chose qui lui ressemble et qui n’est pas lui, et que par conséquent il considère comme on considère un rival.

Le paralogisme, ou le sophisme, est amusant : de ce que l’Etat est une association, l’Etat conclut ou feint de conclure que les associations sont des Etats. La réciproque n’est pas vraie. L’Etat est une association pour la police et pour la défense, et par conséquent est une association armée, en un mot il est un Etat. Les associations sont des fédérations pour tel ou tel objet particulier, ne sont pas armées, ne doivent pas l’être, seront dissoutes avec beaucoup de raison et de plein droit si elles le sont, sont volontaires et non obligatoires, petites ou grandes, selon les cas, temporaires et non éternelles, et sont des groupes d’où l’on peut sortir et où l’on peut rentrer à son gré ; en un mot n’ont aucun des caractères de l’État, et le mot « État dans l’État » n’a absolument aucun sens.

Il pourrait s’appliquer, non seulement aux associations, mais à quoi que ce soit qui n’est pas l’État lui-même. Savez-vous bien qu’un père de famille au milieu de ses enfants est un État dans l’État ? Certainement ; car il commande, s’il a du caractère, ce qui du reste est rare, il a des agents de sa volonté, des associés à ses desseins, et il est une puissance qui limite l’omnipotence de l’État. Abolissez la famille.

Savez-vous bien qu’un propriétaire est un État dans l’État ? Certainement ; car sur une portion du sol il fait des travaux, des modifications, des changements bons ou mauvais, comme si ce sol lui appartenait ; il administre ; il dispose à son gré d’une partie du territoire ; il est un roi, un roi d’Yvetot, mais un roi. Il est un État. Abolissez la propriété.

Savez-vous bien qu’un individu, célibataire, parfaitement isolé, est un État dans l’État ? Comment donc ? Mais certainement. Cet homme a une volonté ! Cet homme a une initiative ! Cet homme se permet d’avoir une idée. Mais, il limite l’État ! Il y a en dehors de l’État quelqu’un qui a la prétention de rouler son tonneau où il lui plaît, quelqu’un qui a la prétention d’être quelqu’un. Il limite l’État. L’État s’arrête à son seuil. Donc sa maison ou sa chambre est un État dans l’État.

A la vérité, il n’est pas armé ; il n’est pas fédéré avec d’autres ; il n’a pas d’enfants, ni de serviteurs ; il n’a pas de terre qu’il remue à son gré ; mais encore il a une volonté dont il dispose et une chambre où il ne permet pas qu’on gouverne et qu’on déplace les meubles. Il est un très petit État dans l’État. Ce ne devrait pas être permis. Abolissez la liberté individuelle.

Et c’est bien pour cela que les socialistes, qui sont les plus logiques des hommes, sont à peu près aussi ennemis de la famille que de la liberté individuelle, et de la liberté individuelle que de la propriété.

Tout pour l’État, tout par l’État, l’État partout.

Et tout ce qui n’est pas l’État et ne veut pas être absolument confondu en lui et absorbé en lui est accusé d’être et de vouloir être un État dans l’État ou plutôt un État hors de l’État.

Rendons aux mots leur sens exact. Toute association qui ne s’occupe pas des fonctions naturelles de l’État, toute association qui ne prétend point s’occuper ni de police ni de défense, toute association qui n’est pas armée, toute association qui n’a aucun de ces caractères, est légitime tout autant que la liberté individuelle, que la famille, que la propriété ; elle n’empiète nullement sur les droits rationnels et raisonnables de l’État ; elle n’est pas nuisible à la nation, elle lui est souvent utile ; elle lui est toujours utile en ce sens que ce qui serait à sa place vaudrait moins qu’elle ; elle est l’exercice légitime et salutaire d’un droit de l’homme. La Déclaration des droits qui a admis le droit de « réunion » a admis implicitement, peut-être sans le vouloir, le droit d’association ; car l’association n’est que la réunion qui se prolonge et qui se répète, et la Déclaration n’a pas voulu dire sans doute qu’un certain nombre d’hommes auraient le droit « de se réunir paisiblement » ; mais qu’ils n’auraient ce droit qu’une fois en leur vie. — Le droit d’association est un droit de l’homme et du citoyen.