Le Libéralisme/De la liberté de la presse

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CHAPITRE VIII

DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE

Je n’ai, naturellement, rien de plus à dire de la liberté de la presse que ce que j’ai dit de la liberté de la parole. Tout ce qui est en faveur de l’une s’applique à l’autre.

Les Constituants et les Conventionnels les ont continuellement nommées ensemble comme les deux formes connexes de la même liberté. Déclaration de 1789:« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » — Déclaration de 1793 : « Le droit de manifester sa pensée et ses opinions soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière… ne peut être interdit. »

Les Conventionnels sont ici plus radicalement libéraux que les Constituants. Les Constituants prévoient l’abus de la liberté de la presse et laissent la porte ouverte à une loi qui le réprime. Ils donnent et retiennent. Ils font l’article de constitution qui a cent fois été rédigée depuis, pour la joie des railleurs : « Article I : La France a recouvré et la constitution lui garantit toutes les libertés. — Article II : Des lois spéciales l’empêcheront d’en user. »

Les Conventionnels disent, eux, très nettement : « Le droit de manifester sa pensée par la presse est absolu. Il ne peut être interdit. » Ils prennent même ici une précaution excellente. Ils visent, non seulement les empiétements du gouvernement, mais les empiétements du législateur. Une déclaration des droits est une constitution ; c’est quelque chose qui est au-dessus de la loi elle-même ; c’est une loi supérieure ; c’est un acte constitutionnel où sont énumérées les choses auxquelles la loi même ne doit pas toucher. Cela n’est pas suffisamment accusé dans nos deux Déclarations des Droits. Le préambule de la Déclaration de 1789, un peu vague, est celui-ci : « Les représentants du peuple français constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer dansune déclaration solennelle les droits naturels inaliénables et sacrés de l’homme, afin que cette déclaration constamment présente à tous les membres du corps social leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs : afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être constamment comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la constitution et du bonheur de tous. » — Dans ce texte le pouvoir législatif est bien visé, mais en tant que devant être jugé par l’opinion publique, non en tant que devant être impérativement limité par la Déclaration des Droits.

Le préambule de la Déclaration de 1793 n’est pas beaucoup plus précis en ce sens, quoiqu’il soit, à mon avis, plus satisfaisant : « Le peuple français, convaincu que l’oubli et le mépris des droits naturels de l’homme sont les seules causes des malheurs du monde, a résolu d’exposer dans une déclaration solennelle ces droits sacrés et inaliénables, afin que les citoyens, pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie, afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur, le magistrat la règle de ses devoirs, le législateur l’objet de sa mission. »

Il fallait ajouter un mot essentiel ; il fallait écrire : «… l’objet de sa mission et la limite de ses pouvoirs. »

Toutefois, pour ce qui est de la liberté de la parole et de la presse, la Déclaration de 1793 a très bien vu quel était son caractère à son objet : elle a soustrait la liberté de la parole et de la presse au législateur ; elle a posé en principe que la liberté de la parole et de la presse ne pouvait pas être interdite, par qui que ce fût. C’est d’un haut et pur libéralisme, et c’est de très bon sens ; car en cette matière, sitôt qu’on prévoit l’abus et qu’on se réserve ou qu’on réserve à qui que ce soit de le réprimer, ce n’est pas une fissure qu’on laisse au rempart, ce sont les portes qu’on laisse grandes ouvertes. Il est absolument impossible ici de fixer la limite où l’usage devient abus. L’abus c’est le moment où moi puissant, gouvernement ou législateur, je me sentirai blessé ou gêné. C’est l’arbitraire ; car la susceptibilité et la sensibilité du puissant, soit gouvernement, soit législateur, est infinie, indéfinie et indéfinissable.

Les formules qu’on a cherchées depuis, peut-être sincèrement, pour tracer cette limite, se sont trouvées d’une élasticité ridicule et redoutable. La meilleure : « excitation à la haine des citoyens les uns contre les autres », peut s’appliquer à n’importe quel livre et à n’importe quel article de journal ; car toutes les fois qu’on montre des citoyens opprimés ou seulement lésés par d’autres, on excite ceux-là à la haine contre ceux-ci.

Une formule fort bonne encore au premier regard : « provocation à la guerre civile », pourra faire condamner un écrivain qui aura comparé les chefs de son gouvernement à Sylla ou à Jules César.

On a cherché dans Montesquieu une distinction qui certes n’est pas mauvaise, qui est ingénieuse, qui est même fondée en vérité et en raison, mais qui conduit dans la pratique à des conséquences à bien peu près inextricables. On a dit comme lui : « Il n’y a pas de délit d’opinion ». Jusqu’ici, très bien. C’est précisément la vérité. Le délit moral est déjà dans l’opinion ; le délit légal n’est que dans l’acte : « Il n’y a pas de délit d’opinion. Seulement, dès que l’opinion et la manifestation de l’opinion est suivie d’un acte, elles sont connexes à cet acte, elles sont complices de cet acte, et celui qui a eu cette opinion et l’a manifestée est complice de ceux qui l’ont traduite en acte. Je prêche l’insurrection. Je suis coupable moralement, non légalement. On ne me dit rien. Mais il y a insurrection à la suite de mon manifeste. Je suis complice des insurgés et arrêté et puni avec eux, — si l’insurrection a échoué, bien entendu. » Voilà la théorie.

Encore une fois, elle est raisonnable autant qu’ingénieuse, et elle semble juste.

On ne saurait croire combien elle est peu pratique et combien elle devient injuste dans la pratique. L’acte dépasse tellement en portée, en importance et en criminalité la pensée et la manifestation de la pensée qu’il n’y a plus de commune mesure. Je dis, moi, féministe, que la « loi de l’homme » est une oppression de la femme par l’homme, et que la femme est dans un étau ou dans des « tenailles », et que c’est inique, surtout parce que la femme n’ayant pas de recours dans la loi est par cette situation même poussée au crime. Là-dessus une femme tue son mari et déclare que c’est après avoir médité mon article, ou même elle ne le déclare pas ; mais le parquet en est convaincu et l’assure. Me voilà coupable d’assassinat ! Il n’y a pas à dire le contraire ; c’est dans la théorie plus haut rapportée.

Une brigade de journalistes accuse depuis plusieurs mois ou plusieurs années le gouvernement. Une insurrection éclate. Ici il n’est pas hypothétique, il n’est pas imaginaire, il n’est pas à moitié vrai et à moitié faux, il est parfaitement certain que l’insurrection est la conséquence de la campagne des journalistes. Les journalistes sont-ils complices ? Moralement, ils le sont, Légalement, comme cela devient douteux ! Ils peuvent toujours répondre, et en le disant ils peuvent être sincères, ou les uns peuvent l’être et les autres ne l’être point (et faites le départ !) : « Nous avons attaqué le gouvernement pour qu’il s’amendât et précisément pour qu’il évitât l’insurrection. Nous étions, et précisément l’insurrection l’a prouvé, les meilleurs amis du gouvernement.

— Mais vous avez provoqué l’insurrection.

— Point du tout ! Nous avons annoncé l’insurrection comme imminente, pour montrer au gouvernement dans quel abîme il se jetait.

— Mais vous avez dit aux citoyens : « Armez-vous ! »

— Non ! Nous avons dit : « Ils vont s’armer. » Nous signalions le danger au gouvernement.

— Pardon ! C’est bien : « Armez-vous ! » que vous avez dit. »

Voilà où l’on en viendrait ; à se demander si un journaliste a écrit : « Ils vont s’armer » ou s’il a écrit : « Armez-vous ! » et s’il a écrit : « Armez-vous ! » il est fusillé, et s’il a écrit : « Ils vont s’armer », il est acquitté ; et il lui aura suffi d’écrire : « Ils vont s’armer » pour éviter les coups de fusil, et il aura suffi à son confrère d’écrire : « Armez-vous ! » pour être exécuté en plaine de Grenelle ; et tous deux auront accusé le gouvernement et parlé d’insurrection et provoqué l’insurrection autant l’un que l’autre. C’est redoutablement subtil.

Je n’invente rien. Après l’attentat de Louvel en 1820, un ministre dit en plein parlement : « Ce n’est pas un couteau qui a troué la poitrine du duc de Berry ; c’est une idée libérale. » Notez qu’il avait raison. Supprimez l’existence et la manifestation des idées libérales le duc de Berry pourrait, à la rigueur, vivre encore. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a une telle distance entre détester la politique des Bourbons et donner un coup de couteau au duc de Berry qu’il n’y a plus de commune mesure et qu’il n’y a pas de moyen pratique d’établir et de saisir la connexité. Elle existe moralement, ce n’est pas douteux ; la réalité légale n’en peut être ni perçue, ni définie, ni surtout mesurée. Celui qui a dit (c’est, je crois, de Bonald) : « Je déteste les mauvaises doctrines plus que les mauvaises actions », a parfaitement raison ; mais punir les mauvaises doctrines autant que les mauvaises actions, même quand les mauvaises actions ont suivi les mauvaises doctrines, il me semble que c’est impossible. Pourquoi ? Parce qu’il y a loin de la coupe aux lèvres.

L’homme même qui projette le crime et qui dit qu’il le commettra, très souvent ne le commet pas. A plus forte raison ne faut-il pas établir de connexion entre un crime provoqué par les uns et commis par les autres.

Il restera toujours ceci que la conscience est blessée de ce que ceux qui sont moralement les plus coupables, à savoir ceux qui provoquent, soient indemnes, et de ce que ceux qui sont moralement les moins coupables, à savoir ceux qui sont poussés, soient punis. Mais ce qu’il ne faut oublier jamais, c’est que la société qui prétend punir les fautes morales, les péchés, n’a plus aucune limite à ses actes arbitraires. Elle peut tout punir, actes, paroles parlées, paroles écrites, gestes, attitudes, pensées. Elle constitue un abominable gouvernement ecclésiastique et théocratique. Elle s’achemine vers le gouvernement des jésuites en Paraguay.

La parole la plus follement réactionnaire qui ait été prononcée en France depuis trente-deux ans l’a été par le gouvernement du 24 mai 1873. Il a dit qu’il voulait faire régner en France, non seulement l’ordre matériel, mais « l’ordre moral ». Ce n’est pas là du tout la fonction du gouvernement. Quand il la prend (et tous ont une secrète tendance à la prendre), il se fait gouvernement ecclésiastique et théocratique. Il remonte au moyen âge. Il prétend établir, en France ou en Allemagne, le gouvernement pontifical des États de l’Eglise au xive siècle.

Il n’y a, à ces empiétements, qu’une limite qui soit nette et sûre. L’Etat connaît des délits matériels ; il les réprime ; il ne connaît pas des délits moraux ; il n’y a pas de délit d’opinion, ni de délit de parole, ni de délit d’écriture. La liberté de la presse doit être absolue. Il ne doit y avoir aucune loi sur la presse.

— Mais les délits de droit commun commis par la presse : diffamation, calomnie, chantage ?

— Les délits de droit commun commis par la presse seront punis conformément aux lois de droit commun. Il y a dans le code des lois contre la calomnie, contre la diffamation et contre le chantage. Diffamation, calomnie et chantage commis par la voie de la presse seront punis sans qu’on s’occupe de savoir s’ils le sont par la voie de la presse et comme s’ils l’étaient d’une autre façon. Mais de lois sur la presse elle-même, sur le journal, en tant que journal, sur l’écrivain en tant qu’écrivain, sur le journaliste en tant qu’il est journaliste, tout simplement il n’en faut aucune. Tout gouvernement qui demandera des lois pour se défendre contre la presse empiétera, outrepassera ses fonctions. Il aura la prétention de gouverner les âmes comme un Moïse ou un Lycurgue. Sa limite normale est franchie.

Le seul rôle d’un gouvernement est d’assurer l’ordre à l’intérieur et la sécurité à l’extérieur. Aussi, je m’empresse de l’ajouter, tout renseignement donné par un journal en temps de guerre est un crime, puisque ce renseignement peut être utile à l’ennemi. Même en temps de paix, tout renseignement d’ordre militaire doit n’être donné qu’avec et après autorisation du gouvernement. Ici la limite reparaît. Comme par le service militaire le gouvernement empiète sur la liberté individuelle et du reste sur toutes les libertés, pour tout ce qui intéresse la défense il empiète sur la liberté de parole et sur la liberté de la presse ; et c’est, à mon avis, non seulement son droit absolu, mais son devoir. Encore une fois et toujours, le gouvernement est un organe d’ordre intérieur et de défense extérieure. Là est sa « sphère ». Encore une fois et toujours, dans sa sphère il ne saurait avoir trop de force. Hors de sa sphère il ne doit en avoir aucune.