Le Laurier noir/IV/Élégie à Émile Verhaeren

Société de la Revue Le Feu (p. 79-81).

ÉLÉGIE À ÉMILE VERHAEREN


Verhaeren, j’ai suivi de la Seine brumeuse,
Par un matin d’hiver, le cours silencieux
Et, gravi, pour vous voir, la côte sinueuse
Qui mène à la maison des chants mystérieux.

La paix qui couronnait les meubles et les livres
Se transforma, soudain, quand je fus devant vous.
Dans vos yeux que brûlaient une flamme de cuivre
Se reflétait le parc frémissant de Saint-Cloud.


Votre voix, dans l’écho d’un songe fantastique,
Était un lourd beffroi qui sonne le tocsin
Et vous sembliez porter, douloureux et tragique,
Sur votre cœur blessé l’agonie de Louvain.

Ô tous les carillons épouvantés des Flandres
Que je les entendais dans ce recueillement !
Un sceptre s’agitait sur un palais de cendres,
Des corbeaux tournoyaient sous des flaques de sang.

Vous m’avez dit : « Voyez sur ces routes fumantes
Le cortège sans fin d’un peuple humilié,
Ces cités éventrées, ces églises béantes,
Et, sur tous les autels, Rubens crucifié ! »

La journée déployait sa tendresse glacée
Et Paris grelotait dans ses quatre horizons,
Votre cœur, votre voix, vos yeux, votre pensée
Étaient un laurier noir planté dans la maison.

J’ai pressé votre main et retrouvé la porte ;
La Seine caressait les bouquets de Passy
Et, la gloire et la mort me faisant une escorte,
J’offris toute mon âme à tout votre pays.


Ce poids d’éternité, de deuil et de vaillance
Ne pouvait-il suffire aux balances de Dieu ?
Fallait-il, Verhaeren, parfaire l’abondance
En mêlant votre vie aux combats furieux ?

Vous n’êtes plus. L’enfer des machines humaines,
Comme dans la tranchée, a broyé votre corps
Et la nuit qui laboure et repeuple la plaine
Ne laisse aux souvenirs que leurs étoiles d’or.